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Date : 20150922


Dossier : IMM-1328-15

Référence : 2015 CF 1103

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 22 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

OLGA GURYEVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse conteste la légalité de la décision par laquelle un agent d’immigration désigné de l’ambassade du Canada à Varsovie [l’agent] a rejeté, le 23 janvier 2015, sa demande de résidence permanente au Canada.

[2]               Le 8 janvier 2013, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs autonomes à l’ambassade du Canada à Moscou. Dans sa demande, la demanderesse déclare qu’elle est céramiste d’art autonome depuis juin 1992. Le 4 février 2014, un agent de l’ambassade du Canada à Moscou a examiné le dossier de la demanderesse, et procédé à une analyse de cas, qui a été versée aux notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration [les notes du STIDI]. Le 17 février 2014, un deuxième agent de l’ambassade du Canada a examiné la demande, et indiqué qu’il était disposé à accepter la demande en attendant de recevoir certains documents manquants, dont une preuve mise à jour de l’emploi autonome de la demanderesse au moyen de documents fiscaux.

[3]               Le 4 septembre 2014, la demanderesse a été avisée que son dossier avait été transféré à l’ambassade du Canada à Varsovie. Le 23 janvier 2015, l’agent a rejeté la demande. Plus particulièrement, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle pouvait subvenir à ses propres besoins principalement grâce à son emploi autonome, et n’était pas convaincu qu’elle contribuerait de manière importante à des activités économiques au Canada.

[4]               S’agit-il d’une décision raisonnable?

[5]               Les principes juridiques applicables ne sont pas en cause en l’espèce. La norme de contrôle de la décision raisonnable exige que la Cour fasse preuve de retenue à l’égard de la décision de l’agent, pourvu qu’elle appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (CSC), au paragraphe 47). Il n’appartient pas à la cour de révision d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] ACS no 12, au paragraphe 59). Il est également bien établi qu’il incombe au demandeur de fournir à l’agent suffisamment de renseignements à l’appui de sa demande, et que les demandeurs « ont l’obligation de fournir à l’appui de leur demande d’admission des documents convaincants » (Kameli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 1045, 2002 CFPI 772, au paragraphe 17; voir aussi : Hamza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 264, 429 FTR 93, au paragraphe 22; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 571, 2011 CF 571, au paragraphe 23).

[6]               Nous devons commencer la présente analyse en citant le paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] :

12. (2) La sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

 

12. (2) A foreign national may be selected as a member of the economic class on the basis of their ability to become economically established in Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[Emphasis added]

[7]               Selon le paragraphe 100(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], la « catégorie des travailleurs autonomes » s’entend, pour l’application du paragraphe 12(2) de la LIPR, d’une « catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada et qui sont des travailleurs autonomes au sens du paragraphe 88(1) [du Règlement] » [non souligné dans l’original].

[8]               Le paragraphe 88(1) du Règlement prévoit ceci :

88. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente section.

« travailleur autonome »

« travailleur autonome » Étranger qui a l’expérience utile et qui a l’intention et est en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada.

 

88. (1) The definitions in this subsection apply in this Division.

“self-employed person”

“self-employed person” means a foreign national who has relevant experience and has the intention and ability to be self-employed in Canada and to make a significant contribution to specified economic activities in Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[Emphasis added]

[9]               D’abord, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte de la conclusion des agents de Moscou. La demanderesse accorde une importance considérable aux notes du STIDI et à la recommandation des agents des visas de l’ambassade du Canada à Moscou qui ont examiné son dossier. En particulier, la demanderesse affirme que les notes montrent qu’elle a beaucoup d’expérience, qu’elle est une artiste [traduction] « de classe mondiale » et qu’elle contribuera de manière importante aux activités culturelles au Canada. Le défendeur rétorque que l’agent n’était pas tenu de suivre les recommandations antérieures des agents des visas de Moscou (Tollerene c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 538, au paragraphe 23 [Tollerene]), et que le dernier agent avait en fait demandé des documents fiscaux, que la demanderesse a omis de produire. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent n’était pas tenu de suivre la recommandation des agents des visas de l’ambassade du Canada à Moscou, mais j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse ne contribuerait pas de manière importante au secteur culturel au Canada est capricieuse et arbitraire.

[10]           L’agent explique que la [traduction] « renommée » de la demanderesse est locale, notant simplement qu’au cours des 13 dernières années, il n’y avait eu que 27 expositions de ses œuvres, dont la plupart avaient eu lieu dans sa ville natale (y compris toutes les expositions présentées depuis décembre 2010). Toutefois, la demanderesse est une artiste reconnue qui a une vaste expérience dans le domaine de la céramique. Ses réalisations artistiques sont bien étayées par les éléments de preuve au dossier, dont des articles et des photos démontrant que ses œuvres sont sans aucun doute très originales et artistiques. Même si les expositions elles‑mêmes étaient locales, Internet peut assurer une visibilité beaucoup plus grande à un artiste. La question est de savoir si l’art de la demanderesse était connu en dehors de sa ville natale. Il y a de nombreux éléments dans le dossier qui indiquent que c’est le cas en l’espèce.

[11]           En effet, les notes du STIDI rédigées par l’agent d’immigration de Moscou, en date du 17 février 2014, disent ceci :

[traduction] Compte tenu de l’ensemble des renseignements fournis dans le portfolio de la personne visée, je suis disposé à accepter sa demande en attendant de recevoir certains documents manquants. Son portfolio indique que son art céramique a été exposé en Allemagne, à Moscou et en République tchèque. Elle figure sur Internet et a obtenu des récompenses sous forme de diplômes pour certaines de ses œuvres. Je suis convaincu que ses réalisations artistiques contribueront au bénéfice culturel du Canada. [Non souligné dans l’original.]

[12]           Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que la demanderesse n’en a pas moins omis de fournir une preuve convaincante de sa capacité de subvenir à ses propres besoins en Russie ou au Canada principalement grâce à la vente de son art. Premièrement, la demanderesse n’a présenté aucune preuve d’emploi autonome au moyen de documents fiscaux. La demanderesse affirme que les artistes autonomes ne sont pas tenus de produire des documents fiscaux, mais l’agent ne trouve pas cette affirmation crédible. Deuxièmement, la demanderesse travaille également comme opératrice de mise en page informatique depuis 2009, ce qui donne à penser qu’elle ne subvient peut‑être pas à ses besoins principalement grâce à son emploi autonome. Troisièmement, le journal des ventes de la demanderesse indique que ses revenus de ventes se situent juste au‑dessus du salaire annuel minimum dans la ville de Voronej (où la demanderesse résidait au moment de sa demande). L’agent note que l’historique de son compte bancaire pour la période de décembre 2006 à décembre 2010 fait état d’un chiffre de ventes de 320 537 roubles, dont un chiffre de ventes de 100 000 roubles en 2010. Aux fins de comparaison, l’agent note que le salaire annuel minimum à Voronej pour l’année 2010 était de 51 000 roubles. Les ventes réalisées dans le marché local de la demanderesse semblent faibles.

[13]           La demanderesse soutient que l’agent a fait une lecture sélective des documents qu’elle a présentés et qu’il n’a pas suffisamment pris en compte l’ensemble des éléments de preuve pertinents en tirant la conclusion qu’elle ne serait pas en mesure de s’établir au Canada en tant qu’artiste. Je suis d’accord. Il est vrai que les deux agents de l’ambassade du Canada à Moscou ont demandé à la demanderesse de fournir des éléments de preuve additionnels, à savoir des documents fiscaux, mais l’affaire ne s’arrête pas là, surtout si l’on reconnaît que l’agent n’était pas lié par les recommandations antérieures. L’agent devait jeter un regard neuf sur la preuve et l’aborder avec un esprit ouvert. Si la demanderesse a omis de produire les documents fiscaux demandés, elle n’en a pas moins produit un certificat d’inspection fiscale attestant l’exécution des obligations d’un contribuable (notes du STIDI, le 27 juin 2014), qui semble corroborer son affirmation voulant que les artistes de sa catégorie ne soient pas tenus de s’inscrire ou de payer de l’impôt sur le revenu en Russie. Cet élément de preuve n’aurait pas dû être carrément écarté par l’agent sans autre forme d’analyse. La réalité pratique des artistes russes et l’existence d’exemptions fiscales constituaient certainement des facteurs pertinents à considérer.

[14]           La demanderesse a également produit une preuve financière de son avoir net (annexe 6A) faisant état d’un actif total d’environ 160 000 $CAN. L’article 11.3 du Guide OP‑8 « Entrepreneurs et travailleurs autonomes » [le Guide OP‑8] indique que l’actif financier d’une personne peut « être une mesure de l’intention et de la capacité de cette personne à s’établir [économiquement] au Canada ». Bien que cette preuve doive être appréciée à la lumière des autres éléments de preuve, elle peut servir à corroborer l’affirmation d’établissement du demandeur, et à démontrer la capacité d’un demandeur de subvenir à ses besoins jusqu’à ce que l’emploi autonome ait été créé (Guide OP‑8, à l’article 11.3). J’estime également que les inférences tirées par l’agent à la suite de son examen de l’historique du compte bancaire de la demanderesse sont hypothétiques et arbitraires. La situation de la demanderesse devrait être comparée à celle des autres artistes autonomes en Russie et à celle de l’ensemble de la population. Les normes canadiennes ne sont pas pertinentes à ce stade de l’analyse. L’agent note que l’historique de compte de la demanderesse indiquait un chiffre de ventes de 100 000 roubles en 2010, comparativement à un salaire annuel minimum de 51 000 roubles dans la ville de Voronej en 2010, mais il conclut que les ventes des œuvres d’art de la demanderesse dans son marché local [traduction] « semblent très faibles ». La façon dont l’agent a apprécié le revenu de la demanderesse semble donc empreinte de parti pris, étant donné que la preuve présentée par la demanderesse faisait état d’un revenu annuel moyen 1,6 fois supérieur au revenu annuel minimum des résidents de la ville de Voronej, ce qui démontrait sa capacité de bien gagner sa vie. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la façon dont l’agent a fait référence à son historique de compte bancaire dans le STIDI équivalait à [traduction] « lancer des chiffres sans procéder à une rationalisation sérieuse ».

[15]           Une autre question préoccupe toutefois la Cour aujourd’hui. L’agent a accordé beaucoup d’importance au fait que la demanderesse travaille à temps partiel comme opératrice de mise en page informatique depuis 2009, mais cet élément n’est certainement pas déterminant quant à sa capacité de s’établir en tant qu’artiste au Canada. Dans la décision Yao c Canada (MCI), 1999 CanLII 8419 (CF), au paragraphe 12, la juge Sharlow a dit ceci :

[12] Je partage l’avis de l’avocate de Mme Yao qu’il y a des failles dans le raisonnement formulé par l’agente des visas. Il n’est pas logique d’évaluer négativement l’aptitude de Mme Yao d’être un écrivain autonome au Canada parce qu’elle avait un emploi en Chine au moment où elle a écrit ses livres et que son agent s’occupait de l’édition et des affaires de l’entreprise en Chine. Il est clair que plusieurs écrivains autonomes au Canada ont aussi des emplois, et qu’ils utilisent des agents pour publier et vendre leurs livres.

[16]           Le simple fait que la demanderesse a un autre emploi depuis 2009 ne devrait donc pas être déterminant en soi. Il s’agit de savoir si la demanderesse peut s’établir en tant qu’artiste autonome au Canada. Selon l’article 11.3 du Guide OP‑8, les demandeurs « doivent aussi prouver qu’ils ont pu subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille grâce à leur talent et qu’ils continueront probablement à le faire au Canada ». Dans ce contexte, le sérieux du plan d’établissement proposé par la demanderesse devait être soigneusement examiné par l’agent, quoique la demanderesse ne soit pas tenue de fournir un plan d’activités officiel (Guide OP‑8, à l’article 11.7). Il s’agit de savoir s’il existe un marché au Canada pour les œuvres d’art produites par la demanderesse. À cet égard, la conclusion de l’agent portant que le projet de la demanderesse d’ouvrir un petit atelier à Vancouver ne contribuerait pas de manière importante aux activités culturelles au pays ne tient pas compte de l’ensemble des éléments de preuve au dossier, dont l’historique de compte bancaire et l’état de l’avoir net de la demanderesse, ainsi que son expérience et son établissement en tant qu’artiste.

[17]           En conclusion, prises globalement, les erreurs ou inférences inappropriées mentionnées ci‑dessus jettent un doute sérieux sur la conclusion tirée par l’agent. D’une manière générale, j’ai l’impression que, pour une raison ou pour une autre, l’agent avait un certain parti pris et cherchait par tous les moyens à rejeter la demande de résidence permanente de la demanderesse. Par conséquent, la présente demande sera accueillie, la décision contestée sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. La présente affaire ne soulève aucune question de portée générale méritant d’être certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 23 janvier 2015 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1328-15

 

INTITULÉ :

OLGA GURYEVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Pietro Iannuzzi, LL.M.

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Anne-Renée Touchette

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mercadente, Di Pace

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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