Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150508


Dossier : T-882-14

Référence : 2015 CF 608

Ottawa, (Ontario), le 8 mai 2015

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

ARLÈNE GALLONE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse conteste la légalité d’une décision de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [CLCC] recommandant le dépôt d’une dénonciation criminelle lui imputant l’infraction visée à l’article 753.3 du Code criminel, LRC 1985, c C-46.

I.                   Faits

[2]               La demanderesse est une jeune femme âgée de 22 ans qui a plaidé coupable à des accusations de vol qualifié, harcèlement criminel, voies de fait sur un agent de la paix et bris de condition le 22 juin 2012, ce qui lui a valu une peine de dix mois et quinze jours d’emprisonnement assortie d’une ordonnance de surveillance de longue durée (OSLD) d’une période de six ans. La demanderesse est assujettie à l’OSLD depuis la fin de son incarcération, soit depuis le 18 janvier 2013, laquelle comprend plusieurs conditions incluant de résider une période de 180 jours dans un centre correctionnel communautaire ou un centre résidentiel communautaire, de ne pas consommer ou avoir en sa possession d’alcool ou de drogue, de ne pas communiquer avec des personnes ayant des antécédents judiciaires ou impliquées dans des activités criminelles et de suivre tout traitement psychiatrique recommandé. Le 24 mai 2013, la CLCC a ajouté la condition de rechercher ou de garder un emploi ou de poursuivre des études.

[3]               Depuis le 18 janvier 2013, la surveillance en communauté de la demanderesse a été suspendue à trois reprises, ce qui a entraîné des périodes d’incarcération supplémentaires pour celle-ci. Les deux premières suspensions ont eu lieu entre le 1er février et le 1er mai 2013 et entre le 7 juin et le 4 septembre 2013. La dernière suspension a eu lieu le 25 novembre 2013, et en raison de nouvelles accusations criminelles, la demanderesse a été incarcérée jusqu’à une décision de la CLCC de janvier 2015.

[4]               Après la suspension du 25 novembre 2013, la procureure de la demanderesse a soumis des représentations écrites à la CLCC et lui a demandé de tenir une audience afin que la CLCC soit en mesure d’évaluer de façon plus adéquate les comportements et capacités intellectuelles de la demanderesse et ses explications concernant les incidents ayant mené à la suspension, ce qui ne fut pas accordé. Comme elle l’a fait lors des deux suspensions précédentes, la CLCC a pris sa décision sur la foi du dossier sans tenir d’audience.

[5]               Le 31 janvier 2014, la CLCC recommandait le dépôt d’une accusation en vertu de l’article 753.3 du Code criminel. Dans sa décision, la CLCC note que les renseignements au dossier sont suffisants pour lui permettre de rendre une décision bien informée, même sans audience. La CLCC a considéré les antécédents judiciaires de la demanderesse, ses évaluations psychiatrique et psychologique, les commentaires de l’équipe de gestion de cas et du surveillant de libération conditionnelle de la demanderesse, le comportement de la demanderesse depuis le début de la surveillance en communauté, les représentations de la demanderesse et son entrevue post-suspension. Malgré la recommandation de l’équipe de gestion de cas que la suspension soit annulée, la CLCC a conclu que le comportement des derniers mois de la demanderesse démontrait qu’elle avait violé ses conditions en toute connaissance de cause et qu’elle présentait un haut risque de récidivisme, et conséquemment, la CLCC n’a pas annulé la suspension et a recommandé le dépôt d’une accusation criminelle.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[6]               La présente affaire soulève les questions en litige suivantes :

1. La demande est-elle théorique? Si oui, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire?

2. Si oui, la CLCC a-t-elle contrevenu à l’équité procédurale et aux principes de justice naturelle en refusant d’entendre la demanderesse viva voce?

[7]               La norme de contrôle applicable à la question d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

III.             Analyse

A.                Caractère théorique de la demande

[8]               Le défendeur soutient que la demande est rendue théorique. En effet, les documents récents appuient sa prétention puisque la demanderesse a été libérée et que les conditions de son OSLD, lesquelles ne font pas l’objet du présent contrôle judiciaire, ont été déterminées par la décision la plus récente de la CLCC datée du 16 janvier 2015. Je suis de cet avis. Comme le souligne la Cour suprême du Canada dans Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles, de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est théorique.

[9]               Tel est le cas dans la présente affaire puisque la Cour ne pourrait accorder aucun remède. La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour juger de l’affaire? Je crois que oui, conformément aux principes de Borowski (voir également Kippax c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 429 au para 7). En effet, les questions posées dans le présent dossier continueront à se poser lors des prochains examens par la CLCC des conditions de surveillance, ou, si cela s’avérait nécessaire, lors d’un examen suite à une suspension de la libération conditionnelle, aussi bien de la demanderesse que d’autres individus en situation similaire. À cet égard, la Cour suprême dans Borowski affirme que:

[I]l peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l'examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique [à la p 360]

B.                 La CLCC a-t-elle contrevenu à l’équité procédurale en refusant d’entendre la demanderesse viva voce?

[10]           Aux fins de la tenue d’une audience, la personne faisant l’objet d’une ordonnance de surveillance de longue durée est assimilée à un délinquant au sens de la Loi (article 99.1 de la Loi). Les paragraphes 140(1) et (2) de la Loi prévoient les circonstances où la CLCC doit tenir une audience et celles où elle a le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience :

140. (1) La Commission tient une audience, dans la langue officielle du Canada que choisit le délinquant, dans les cas suivants, sauf si le délinquant a renoncé par écrit à son droit à une audience ou refuse d’être présent :

 

140. (1) The Board shall conduct the review of the case of an offender by way of a hearing, conducted in whichever of the two official languages of Canada is requested by the offender, unless the offender waives the right to a hearing in writing or refuses to attend the hearing, in the following classes of cases:

 

a) le premier examen du cas qui suit la demande de semi-liberté présentée en vertu du paragraphe 122(1), sauf dans le cas d’une peine d’emprisonnement de moins de deux ans;

 

(a) the first review for day parole pursuant to subsection 122(1), except in respect of an offender serving a sentence of less than two years;

 

b) l’examen prévu au paragraphe 123(1) et chaque réexamen prévu en vertu des paragraphes 123(5) et (5.1);

 

(b) the first review for full parole under subsection 123(1) and subsequent reviews under subsection 123(5) or (5.1);

 

c) les examens ou réexamens prévus à l’article 129 et aux paragraphes 130(1) et 131(1);

 

(c) a review conducted pursuant to section 129 or subsection 130(1) or 131(1);

 

d) les examens qui suivent l’annulation de la libération conditionnelle;

 

(d) a review following a cancellation of parole; and

 

e) les autres examens prévus par règlement.

 

(e) any review of a class specified in the regulations.

 

(2) La Commission peut décider de tenir une audience dans les autres cas non visés au paragraphe (1).

 

(2) The Board may elect to conduct a review of the case of an offender by way of a hearing in any case not referred to in subsection (1).

 

[11]           Jusqu’aux modifications législatives apportées par l’article 527 de la Loi sur l'emploi, la croissance et la prospérité durable, LC 2012, c 19, l’alinéa 140(1)d) de la Loi se lisait comme suit :

d) les examens qui suivent, le cas échéant, la suspension, l’annulation, la cessation ou la révocation de la libération conditionnelle ou d’office;

(d) a review following a suspension, cancellation, termination or revocation of parole or following a suspension, termination or revocation of statutory release; and

[12]           Conséquemment, jusqu’en 2012, la CLCC tenait obligatoirement une audience lors de l’examen suivant la suspension de la libération conditionnelle. Depuis le 1er décembre 2012, conformément au paragraphe 140(2) de la Loi, la CLCC peut décider de tenir une audience lors de l’examen suivant la suspension de la libération conditionnelle, mais elle n’est pas obligée de le faire.

[13]           La demanderesse n’ayant pas déposé d’avis de question constitutionnelle, la Cour ne peut se prononcer ni sur la validité du paragraphe 140(2), ni sur la validité des modifications législatives à l’alinéa 140(1)d) de la Loi (pour une analyse de ce sujet, voir Way c Commission des libérations conditionnelles du Canada, 2014 QCCS 4193). Toutefois, la Cour peut examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la CLCC, qui a décidé en l’espèce de ne pas accorder d’audience viva voce à la demanderesse.

[14]           La Cour doit donc déterminer s’il s’agissait d’une des circonstances où la CLCC pouvait respecter les principes d’équité procédurale en prenant sa décision sur la foi des observations écrites de la demanderesse plutôt qu’à la suite d’une audience.

[15]           Les principes d’équité procédurale gouvernant l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ont été élaborés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]. Une liste non exhaustive de cinq facteurs permettant de déterminer la nature de l’obligation d’équité procédurale est énoncée dans Baker. Le premier facteur est la nature de la décision recherchée, soit la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche d’un processus judiciaire dans le processus prévu, la fonction du décideur et la démarche à suivre pour parvenir à la décision (Baker au para 23). Le deuxième facteur est celui de la nature du régime législatif, soit le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, incluant, par exemple, les procédures d’appel ou les possibilités de présenter d’autres demandes (Baker au para 24). Le troisième facteur est celui de l’importance de la décision pour les personnes visées, soit l’impact sur la vie des personnes et l’étendue des répercussions de la décision (Baker au para 25). Le quatrième facteur est celui des attentes légitimes quant à la procédure à suivre ou au résultat (Baker au para 26). Le cinquième facteur est celui des choix de procédures que l’organisme fait lui-même, en considérant l’expertise de l’organisme et ce que la loi prévoit quant à la possibilité du décideur de choisir ses propres procédures (Baker au para 27).

[16]           Dans le cas présent, il est vrai que la CLCC n’agit pas de façon judiciaire ou quasi judiciaire (Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75 aux paras 25-26) et que le paragraphe 140(2) de la Loi donne à la CLCC la discrétion de tenir une audience ou non. Cependant, les protections procédurales sont plus importantes puisqu’il n’y a aucune procédure d’appel pour les personnes soumises à une ordonnance de surveillance de longue durée et que la décision a un caractère final (articles 99.1 et 147 de la Loi).

[17]           Le critère le plus significatif en l’espèce est l’importance de la décision pour la personne visée. La Cour suprême dans Baker, affirmait « [p]lus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses » (au para 25). En l’espèce, non seulement la demanderesse a-t-elle été incarcérée suite à la suspension d’une OSLD, mais la CLCC a également recommandé le dépôt d’une accusation en vertu de l’article 753.3 du Code criminel. La suspension de la surveillance de longue durée et l’incarcération qui en découle représentent une restriction à la liberté résiduelle de la demanderesse. Cette décision a une incidence significative sur la nature de l’obligation d’équité procédurale due à la demanderesse par la CLCC. Elle représente un facteur important dont doit tenir compte la CLCC dans sa décision d’entendre viva voce un individu.

[18]           Comme l’a affirmé la juge Wilson dans Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, lorsqu’une décision aura un impact sur les droits mentionnés à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, tel le droit à la liberté, une audience sera généralement requise :

Si on considère à juste titre que "le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" porte uniquement sur des questions comme la mort, la liberté physique et le châtiment corporel, il semblerait, du moins à première vue, qu'il s'agisse là de questions d'une importance si fondamentale que l'équité en matière de procédure exigerait immanquablement la tenue d'une audition. Je suis néanmoins disposée à accepter, pour les fins de l'espèce, que des observations écrites peuvent être un substitut adéquat à une audition dans des circonstances appropriées (au para 58)

[19]           De plus, lorsque l’évaluation des capacités physiques ou mentales peut avoir une incidence sur le type de conditions à imposer, une audience serait appropriée. Ici, l’équipe en soin de santé mentale en communauté du Service correctionnel, ainsi que l’intervenante responsable, ont soulevé des préoccupations quant aux capacités cognitives et aux limites intellectuelles de la demanderesse. Rencontrer la demanderesse aurait certainement permis d’évaluer le bien-fondé des préoccupations des intervenants, en plus d’entendre les explications de la demanderesse quant aux événements ayant mené à la suspension, une décision qui restreignait de façon significative sa liberté résiduelle.

[20]           Bien sûr, la nature de l’obligation d’équité procédurale est souple et varie selon les circonstances. Une audience ne sera pas requise dans tous les cas. Cependant, les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker ne doivent pas demeurer dans l’abstrait. Ils doivent être étudiés dans chaque cas afin de garantir que les décisions administratives prises sont adaptées au type de décision et au contexte institutionnel.

[21]           En l’espèce, l’obligation d’équité procédurale était particulièrement onéreuse puisque, comme le souligne la demanderesse, elle a des limitations hautement restrictives lors de ses réincarcérations (dans un pénitencier à sécurité maximale, en isolation 23 heures par jour, avec rien dans sa cellule sauf ses propres vêtements).

[22]           En résumé, je suis d’avis que dans les circonstances de l’affaire, notamment le questionnement quant aux capacités de la demanderesse, les recommandations de l’équipe de gestion de cas et du surveillant de libération conditionnelle que la suspension soit annulée, et l’impact important sur la demanderesse de la décision, non seulement de ne pas annuler la suspension, mais de recommander une dénonciation criminelle, la CLCC devait tenir une audience en personne. Les soumissions de la procureure de la demanderesse et de son équipe de gestion de cas démontraient que la demanderesse pourrait souffrir d’un problème psychiatrique ou psychologique, ce qui pouvait évidemment avoir un effet sur la décision de la CLCC et les conditions à imposer. Dans de telles circonstances, la CLCC n’avait pas les renseignements sûrs, certains et suffisants pour procéder sur dossier.

[23]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La Cour déclare que la décision du 31 janvier 2014 contrevenait aux principes d’équité procédurale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La Cour déclare que la décision du 31 janvier 2014 contrevenait aux principes d’équité procédurale.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-882-14

 

INTITULÉ :

ARLENE GALLONE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 mai 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Nadia Golmier

 

Pour la demanderesse

 

Me Éric Lafrenière

Me Erin Morgan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Nadia Golmier

Avocat(e)

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.