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Date : 20150429


Dossier : T‑772‑14

Référence : 2015 CF 558

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2015

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ACTION EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ,

RÉELLE CONTRE LE NAVIRE « CMA CGM FLORIDA »

ET PERSONNELLE À L’ÉGARD DE SES PROPRIÉTAIRES, AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT CE NAVIRE, ET AUTRES

ENTRE :

ALLCHEM INDUSTRIES INDUSTRIAL;

HAILIDE AMERICA INC.;

HOUGHTON MIFFIN HARCOURT;

BEL INCORPORATED;

CHAUVET & SONS INC.;

BADIA SPICES, INC.;

OMNI GEAR;

COMERICA BANK;

EASTMAN CHEMICAL COMPANY

demanderesses

et

LE NAVIRE « CMA CGM FLORIDA »;

SES PROPRIÉTAIRES, AFFRÉTEURS

ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CE NAVIRE;

CMA CGM S.A.;

BDP TRANSPORT INC.;

HECNY TRANSPORT (CANADA) LTÉE;

C.H. ROBINSON INTERNATIONAL INC.;

TOPOCEAN CONSOLIDATED SERVICE INC.;

CHINA SHIPPING CONTAINER LINES (HONG KONG) CO., LTD;

BRILLANT GLOBE LOGISTICS INC.;

DSV OCEAN TRANSPORT;

ET SEA GLOBAL SCM LTD

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Les demanderesses sont toutes des propriétaires de diverses marchandises, ou des personnes ayant un droit sur diverses marchandises, que transportait le navire « CMA CGM Florida » lorsqu’il a subi une collision en mer. Par la présente action, les demanderesses souhaitent se faire indemniser des dommages que la collision aurait causés à ces marchandises, ainsi que de toutes contributions d’avarie commune ou de sauvetage auxquelles elles pourraient être tenues.

[2]               Toutes les marchandises en cause ont été chargées sur le navire en Chine ou en Thaïlande, et toutes devaient être déchargées et livrées à divers endroits des États‑Unis. Le transport de marchandises sur le navire en question était organisé par l’intermédiaire de divers transitaires et transporteurs publics. Les défendeurs sont tous ces transitaires et transporteurs, ainsi que les propriétaires du navire lui‑même. Mise à part l’affirmation générale des demanderesses selon laquelle tous les défendeurs [traduction] « exercent une activité commerciale au Canada », rien ne lie au Canada les contrats de transport, le voyage du navire, les demanderesses, les marchandises, ni les faits donnant lieu à l’action. La plupart des défendeurs ont produit des requêtes en suspension d’instance sur la base du forum non conveniens. Ces requêtes, avec le consentement des parties, ont été ajournées.

[3]               La défenderesse requérante Topocean Consolidation Service Inc. (Topocean) a en outre présenté une requête en vue d’obtenir un jugement déclarant invalide la signification de la déclaration. Les demanderesses ont contesté cette requête de Topocean, et ont en outre produit une requête incidente, de bene esse, en prorogation du délai de signification de la déclaration ou en autorisation de sa signification substitutive aux avocats canadiens de Topocean. Pour les motifs dont l’exposé suit, je conclus que la déclaration a été valablement signifiée à Topocean, de sorte que je ne me prononcerai pas sur la requête incidente des demanderesses.

La requête en contestation de la signification

La thèse de Topocean

[4]               Les demanderesses ont pour la première fois tenté de signifier la déclaration le 3 avril 2014, au bureau 800 du 211, boulevard Stewart‑Graham, à Montréal. Cependant, l’huissier les a informées que ces locaux n’étaient pas occupés par Topocean, mais par Garda Sécurité. Les demanderesses ont alors chargé un huissier de signifier la déclaration [traduction] « a/s de Manitoulin Global Forwarding », au 7035 Ordan Drive, à Mississauga (Ontario). Une dénommée Vivian, [traduction« une adulte qui semblait diriger ou gérer » alors cet établissement, a reçu signification le 9 avril 2014.

[5]               Topocean affirme que, s’il est vrai que Manitoulin lui fournit des services [traduction« d’agent » pour certaines expéditions au départ ou à destination du Canada, elle n’était liée à aucun titre aux marchandises transportées à bord du « CMA CGM Florida », ni à aucuns services jamais fournis par Topocean aux demanderesses ou aux destinataires de ces marchandises. Topocean précise en outre que le directeur adjoint de Manitoulin a expédié par service de messagerie, deux jours après l’avoir reçue, la déclaration signifiée aux locaux de celle‑ci à l’intention de Topocean, en adressant son envoi à une personne dénommée « Tammy » ou « Kenny Tam ». Cependant, explique Topocean, Kenny Tam ne travaille plus pour elle, et l’enveloppe n’a pas été reçue ni ne peut être repérée ou retrouvée. Topocean affirme n’avoir été informée de l’instance introduite au Canada qu’environ cinq mois plus tard, auquel moment elle a introduit sans délai la présente requête en contestation de la signification.

[6]               Se fondant sur les éléments de preuve ci‑dessus, Topocean soutient qu’elle ne peut avoir reçu au Canada une signification valable conformément au sous‑alinéa 130(1)a)(ii) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, aux motifs qu’elle n’a pas d’établissements aux adresses de Montréal et de Toronto, et que Manitoulan ne compte pas parmi ses « succursale[s] ou agence[s] ». Topocean ne peut non plus avoir reçu une signification valable conformément à l’article 135 des mêmes Règles, ajoute‑t‑elle, puisqu’elle n’a pas utilisé les services de Manitoulin dans le cadre du transport des marchandises en cause.

La thèse des demanderesses

[7]               Les demanderesses concèdent essentiellement que l’article 135 des Règles ne s’applique pas en l’espèce. Cet article permet la signification au Canada à une personne qui n’est pas nécessairement un [traduction] « agent » du défendeur résidant à l’étranger, mais dont celui‑ci utilise régulièrement les services dans le cours de ses affaires et dont il a utilisé les services relativement à l’opération commerciale donnant lieu à l’instance. Il est tout à fait évident en l’espèce que Topocean n’a pas utilisé les services de Manitoulin relativement au transport des marchandises ni au contrat y afférent.

[8]               Les demanderesses soutiennent cependant que Manitoulin est une « succursale ou agence au Canada » de Topocean, et qu’elles lui ont valablement signifié la déclaration conformément au paragraphe 130(1) des Règles. Elles fondent ce moyen sur le fait qu’elles ont trouvé les adresses de Montréal et de Toronto, où elles ont respectivement tenté et effectué la signification, sur le propre site Web de Topocean, plus précisément à la page intitulée Branch Directory (répertoire des succursales) du site du « Topocean Group » (https://www.topocean.com/BranchDirectory.htm, annexe C de l’affidavit de Me Audrey Préfontaine). Or on peut lire sur cette page :

[traduction]

Topocean Group dispose d’un réseau de succursales et d’agences réparties dans toute la région de l’Asie‑Pacifique. Les agents de Topocean sont des entreprises qui ont fait leurs preuves dans leurs pays respectifs, et la plupart d’entre eux font partie de son réseau depuis plus de cinq ans.

[9]               On trouve aussi à la même page une longue liste d’adresses municipales d’établissements situés un peu partout en Asie, aux États‑Unis, au Canada et au Mexique. L’adresse qui nous intéresse est la suivante :

[traduction]

CANADA

Topocean Canada

a/s de Manitoulin Global Forwarding

Siège social torontois

7035 Ordan Drive

Mississauga (Ontario)

L5T 1T1

Canada

Téléphone : 905‑283‑1600

Télécopieur : 905‑677‑8938

Courriel : globalinfo@topocean.com

[10]           Topocean n’a nié ni l’existence ni l’exactitude de cette page Web.

Analyse

[11]           Les dispositions applicables de l’article 130(1) des Règles sont ainsi libellées :

130. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la signification à personne d’un document à une personne morale s’effectue selon l’un des modes suivants :

130. (1) Subject to subsection (2), personal service of a document on a corporation is effected

a) par remise du document :

(a) by leaving the document

[…]

(…)

(ii) à la personne qui, au moment de la signification, semble être le responsable du siège social ou de la succursale ou agence au Canada où la signification est effectuée;

(ii) with the person apparently in charge, at the time of the service, of the head office or of the branch or agency in Canada where the service is effected;

[…]

(…)

Le paragraphe 130(2) concerne la signification aux administrations municipales et n’est pas pertinent pour la présente analyse.

[12]           Les Règles ne définissent pas les termes « succursale ou agence » aux fins d’application du sous‑alinéa 130(1)a)(ii), et il ne semble pas que notre Cour se soit jamais prononcée sur leur portée exacte. La seule instance concernant l’application de ces termes dont la Cour ait connaissance est l’affaire Iscar Ltd v Karl Hertel GmbH, (1986) 10 CPR (3d) 523, 5 FTR 292. Notre Cour y a conclu qu’une entreprise canadienne agissant comme distributeur exclusif au Canada d’un produit fabriqué par une entreprise étrangère n’était pas une succursale ou agence de celle‑ci. À son avis, l’entreprise canadienne achetait et revendait simplement le produit, même si elle utilisait les compétences et la documentation techniques de l’entreprise étrangère. Elle n’a pas essayé d’autre manière de définir les termes « succursale ou agence ».

[13]           Plusieurs provinces emploient ou ont employé les termes « succursale ou agence » (branch or agency) dans leurs dispositions régissant la signification des actes judiciaires, lesquelles ont donné naissance à une volumineuse jurisprudence. Je remarque cependant que, lorsqu’on les retrouve dans des lois ou règles de procédure provinciales, encore en vigueur ou non, les termes « succursale ou agence » sont souvent suivis d’une disposition précisant quelles personnes seront réputées être des agents d’une société résidant à l’étranger aux fins de signification. Par exemple, l’ancien alinéa 11(2)b) des Rules of Court, 1990, BC Reg 221/90 (règles de procédure) de la Colombie‑Britannique était libellé comme suit :

[traduction]

(2) La signification d’un document s’effectue […]

b) dans le cas d’une personne morale, par remise d’un exemplaire à son président, au président de son conseil d’administration, au maire dans le cas d’une administration municipale, ou à un autre de ses dirigeants, ou à un agent, une succursale ou une agence, sis dans la province, de ladite personne morale, étant précisé que, aux fins de la signification d’un document à une personne morale ayant son établissement principal à l’extérieur de la Colombie‑Britannique, toute personne qui exerce dans cette province une activité commerciale au nom ou pour le compte de cette dernière personne morale est réputée être son agent.

[Non souligné dans l’original.]

[14]           On trouve aussi des règles de procédure semblables, entre autres, en Ontario et au Nouveau‑Brunswick[1]. La plupart des décisions qui interprètent ou appliquent ces dispositions s’intéressent plus à sa nature déterminative qu’à l’interprétation des termes « succursale ou agence ». En effet, comme la disposition déterminative s’applique aux personnes morales dont l’établissement principal est sis à l’extérieur de la province et que la compétence des cours supérieures se fondait traditionnellement sur la présence du défendeur dans la province, la jurisprudence publiée sur la question de savoir si une personne donnée est un « agent » aux fins de signification répond en fait à la question plus fondamentale de savoir si le défendeur étranger est suffisamment « présent » dans la province par l’intermédiaire de cet agent pour que la cour visée ait compétence à son égard, ainsi qu’en témoignent les paragraphes 34 et 36 de Central Trust Co of China et al v Dolphin Steamship Co Ltd, [1950] 2 WWR 516.

[15]           Les Règles des Cours fédérales ne comportent pas de disposition déterminative. En outre, comme il a été statué dans le jugement Santa Maria Shipowning and Trading Co SA c Hawker Industries Ltd, [1976] 2 CF 325, la compétence de la Cour fédérale en matière d’amirauté n’est pas soumise à des limitations territoriales. Elle peut s’exercer à l’égard d’un étranger, dans la mesure où il y a signification à l’étranger ou une signification substitutive. Vu ces distinctions, il convient d’utiliser avec circonspection la jurisprudence des autres cours canadiennes sur la définition des termes « succursale ou agence » aux fins de signification lorsqu’on interprète le sous‑alinéa 131a)(ii) des Règles. Je souligne à ce propos le très intéressant exposé historique et analytique donné par le juge Egbert de la Cour suprême de l’Alberta dans le jugement Alberta Pulpwood Exporting Co c Falls Paper & Power Co, (1954) 11 W.W.R. (N.S.) 97, sur l’applicabilité des jurisprudences anglaise et ontarienne à sa province, étant donnée l’absence dans les Alberta Rules of Court (règles de procédure de l’Alberta) d’une disposition déterminative de la nature décrite ci‑dessus.

[16]           Cela dit, vu que les critères élaborés dans la jurisprudence canadienne en vue de définir l’agent aux fins de signification sont assez rigoureux pour assigner au mandant de cet agent la qualité de résident dans une province pour déterminer la compétence, j’estime qu’une personne qui remplirait ces critères remplirait aussi les conditions auxquelles le sous‑alinéa 130(1)a)(ii) subordonne la signification. Ayant conclu, comme je l’explique plus loin, que Manitoulin remplit les critères élaborés sous le régime des lois provinciales en question, je n’ai pas à préciser les conditions minimales auxquelles une personne doit satisfaire pour constituer une « succursale ou agence » sous le régime des Règles des Cours fédérales.

[17]           La Cour d’appel de l’Ontario, citée avec approbation par la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick dans le jugement Simmental Farms (N.‑B.) Ltd c Maritime Beef Testing Society, (1997) 18 RN‑B (2e) 343, et par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans Central Trust Co of China et al v Dolphin Steamship Co Ltd, précité, a interprété comme suit la disposition déterminative dans son arrêt Murphy v Phoenix Bridge Company et al, 18 PR 495 :

[traduction]

Je pense que ce qu’on entend par une « personne qui exerce une activité commerciale au nom ou pour le compte d’une personne morale » est, au minimum, une personne remplissant la fonction d’agent de la personne morale, qui exerce, dirige ou gère ici, pour cette personne morale, une partie de l’activité commerciale que celle‑ci déclare être la sienne et en vue de laquelle elle a été constituée.

[18]           La même Cour d’appel de l’Ontario a adopté, dans son arrêt Canada Alliance Assurance Co v Canadian Imperial Bank of Commerce, (1974) 3 OR (2d) 70, 44 DLR (3d) 486, le critère à trois volets formulé pour la première fois dans l’arrêt Ingersoll Packing Co Limited v New York Central and Hudson River R.R. Co., (1918) 42 OLR 330, pour définir l’exercice d’une activité commerciale dans une province :

a)      l’activité commerciale est exercée depuis une durée suffisamment longue;

b)      les opérations afférentes à cette activité commerciale sont effectuées dans un établissement fixe;

c)      ces opérations sont effectuées par une personne qui exerce cette activité commerciale pour l’entreprise en question sur le territoire provincial, c’est‑à‑dire son agent.

[19]           La Cour d’appel de l’Ontario décrivait ensuite l’agent dans les termes suivants :

[traduction]

33        À mon sens, le jugement du juge Sidney Smith, de la Cour d’appel, donne la bonne analyse du droit ontarien applicable. Bien que certaines des décisions, comme je le disais, estiment que la règle ontarienne est d’une portée plus large que la règle anglaise, la jurisprudence donne en général à penser que cet élargissement est plus apparent que réel, car, exception faite de l’arrêt Ingersoll, les jugements considérés posent unanimement que le terme « agent » désigne, comme en Angleterre, celui « qui exerce […] ici […] une partie de l’activité commerciale que [la personne morale] déclare être la sienne […] ». En outre, comme on l’a vu plus haut, il semble évident que l’« activité commerciale » exercée par l’agent doit faire « partie intégrante » de l’activité commerciale de la personne morale : Droeske et al. v. Champlain Coach Lines Inc., précité; il ne suffit pas qu’elle soit simplement « accessoire » à une activité commerciale exercée ailleurs : Appel v. Anchor Ins. & Investment Corp. Ltd., précité. Enfin, la personne physique qui reçoit signification doit être une personne « apte à recevoir avis au nom de la personne morale, ou à qui ses fonctions font obligation de porter le document signifié à la connaissance de la personne morale » : Murphy v. Phoenix Bridge Co., précité, à la page 500.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           Du propre aveu de Topocean, Manitoulin remplit effectivement pour elle une fonction d’agent en ce qui concerne les expéditions qui ont un lien avec le Canada, c’est‑à‑dire qui en partent ou y arrivent. Il est acquis aux débats que l’activité commerciale de Topocean consiste à organiser et effectuer le transport de marchandises à l’échelle mondiale. Il est donc clair que Manitoulin exerce au Canada une partie intégrante de l’activité commerciale que Topocean déclare être la sienne. Que Manitoulin n’ait pas agi à ce titre relativement à l’expédition donnant lieu à la présente action n’enlève rien au fait que Topocean exerce par ailleurs une activité commerciale au Canada par son intermédiaire. De plus, les faits de la présente espèce indiquent aussi que Manitoulin considérait manifestement qu’une de ses obligations envers Topocean consistait à porter à sa connaissance la signification qu’elle avait reçue; le directeur de Manitoulin a immédiatement expédié la déclaration à Topocean par service de messagerie. Là encore, il importe peu que l’enveloppe se soit dans ce cas apparemment égarée; le fait pertinent est que Manitoulin estimait être tenue, en tant qu’agent, de la transmettre.

[21]           Aucun élément de preuve directe ne nous apprend depuis combien de temps Topocean exerce une activité commerciale au Canada par l’intermédiaire de Manitoulin. Cependant, la preuve laisse supposer une collaboration de durée suffisante pour remplir le critère : la signification en cause a été effectuée en avril 2014; or, en octobre 2014, au moment de la constitution des dossiers de requête, Manitoulin fournissait encore à Topocean des services d’agent. Topocean cherche elle‑même à inspirer un sentiment de permanence sur son site Web, où elle affirme bien haut que la plupart de ses agents font partie de son réseau depuis plus de cinq ans. S’il est vrai qu’aucun élément de la preuve ne tend à établir que cette qualité enviable s’applique au cas particulier de Manitoulin, Topocean n’a produit non plus aucun élément qui contredirait l’impression que cherche à créer son site Web. Enfin, Manitoulin travaille manifestement à partir d’un établissement fixe, dont Topocean donne elle‑même l’adresse sur son site.

[22]           Il faut souligner le fait que Topocean se présente sur son site Web comme disposant [TRADUCTION] « d’un réseau de succursales et d’agences » sises un peu partout dans le monde, y compris à une adresse précise au Canada, qui est celle de Manitoulin. L’impression produite par le site Web, délibérément sans aucun doute, est qu’on peut contacter Topocean et faire affaire avec elle à n’importe laquelle des adresses qui y sont inscrites, que ce soit celle d’une succursale ou d’une personne morale non liée opérant en tant qu’agent. Cette impression, pour ce qui concerne Manitoulin, n’a pas été contredite par les événements entourant la signification : la responsable apparente des locaux de Manitoulin a bel et bien accepté la signification des actes de procédure destinés à Topocean, et le gestionnaire de Manitoulin a bel et bien pris sans délai des mesures pour lui faire parvenir ces actes. Selon le dossier dont je dispose, mise à part la déclaration non étayée du déposant de Topocean selon laquelle aucune des entreprises de ce groupe [traduction] « n’a d’établissement […] au Canada », Topocean n’a produit aucun élément tendant à contredire l’impression donnée par les affirmations de son site Web ou la nature du rapport juridique qu’elles impliquent, c’est‑à‑dire le fait que Manitoulin est l’agent de Topocean au Canada, où elle exerce une partie de l’activité commerciale de cette dernière.

[23]           J’estime que la signification de la déclaration aux locaux de Manitoulin constituait une signification valable à Topocean conformément au sous‑alinéa 130(1)a)(ii).

La requête en prorogation du délai de signification ou en autorisation de signification substitutive

[24]           Comme j’ai conclu à la validité de la signification effectuée aux bureaux de Manitoulin, il n’est pas nécessaire que j’examine la requête incidente des demanderesses en prorogation du délai de signification ou en autorisation de signification substitutive aux avocats canadiens de Topocean.

[25]           Cependant, pour le cas où j’aurais commis une erreur en déclarant la signification valable, je précise que j’aurais prorogé le délai de signification de la déclaration de telle sorte que les demanderesses pussent la signifier conformément à l’article 137 des Règles et à la Convention du 15 novembre 1965 relative à la signification et la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale (la Convention de La Haye).

[26]           Les critères applicables à la prorogation du délai de signification sont bien connus, et il est évident que les demanderesses les remplissent tous. En prenant des mesures pour signifier la déclaration à Topocean dans le délai que prévoient les Règles des Cours fédérales, et en formant une requête incidente, de bene esse, tendant à faire proroger ce délai en réponse à la requête de Topocean en contestation de la validité de la signification effectuée, les demanderesses ont démontré une intention soutenue de poursuivre l’instance. Tout retard dans leurs efforts de signification valable trouve son explication et sa justification dans la foi qu’elles ont raisonnablement accordée au contenu du propre site Web de Topocean, et qu’a étayée l’acceptation par Manitoulin de la signification effectuée. Je rejette l’argument de Topocean selon lequel les demanderesses seraient les artisans de leur propre malheur, [TRADUCTION] « en raison du magouillage procédural dont elles se [seraient] rendues coupables en omettant au départ de signifier valablement la déclaration aux États‑Unis conformément à l’article 137 des RCF, ainsi que de la Convention de La Haye ». La preuve produite devant moi m’amène à conclure que les avocats des demanderesses ont consulté le site Web de Topocean et se sont appuyés sur son contenu dans leur recherche d’une succursale ou agence au Canada aux fins de signification. Bien qu’elle ait demandé une suspension d’instance en vue de porter l’affaire devant un autre for, Topocean ne conteste pas que les demanderesses aient contre elle une cause d’action raisonnable. Enfin, la prorogation du délai de signification ne porterait pas préjudice à Topocean. Celle‑ci fait grand cas de l’expiration de la prescription d’un an applicable à la présente action et soutient que la prorogation du délai de signification lui porterait préjudice en faisant revivre une action éteinte par cette prescription. Cependant, sous le régime de la United States Carriage of Goods by Sea Act (la COGSA) [la loi américaine sur le transport de marchandises par mer] dont relève le connaissement selon Topocean, on évite la prescription en introduisant l’instance dans un délai d’un an. Or, dans la présente espèce, la déclaration a été délivrée, et l’instance donc introduite, dans le délai de prescription. La COGSA ne fixe aucun délai pour la signification de l’instance, pas plus que ne se trouve automatiquement annulée une déclaration qu’on ne signifie pas dans le délai prévu par les Règles. Par conséquent, même si la signification de la déclaration était invalidée, cette décision n’aurait pas automatiquement pour résultat d’annuler la déclaration ni son effet d’interruption de la prescription, de manière à faire bénéficier Topocean de cette prescription.

[27]           La jurisprudence citée par Topocean sur ce point n’est pas pertinente, puisque dans tous les cas qu’elle concerne, la déclaration avait été délivrée après l’expiration de la prescription. La Cour n’a connaissance d’aucune affaire où la signification aurait été invalidée, ou refusée une prorogation du délai de signification, en raison de l’expiration de la prescription entre le moment de la délivrance de l’acte introductif d’instance et le moment de sa signification effective ou tentative de signification.

[28]           Pour ces motifs, j’aurais, le cas échéant, prorogé le délai de signification de la déclaration de 60 jours à compter de la date de la présente ordonnance.

[29]           J’ajouterai cependant que je n’aurais pas ordonné la signification substitutive aux avocats de Topocean. Si cette dernière avait eu raison de soutenir que Manitoulin n’était pas son agent, les Règles auraient obligé les demanderesses à lui signifier la déclaration aux États‑Unis, conformément à la Convention de La Haye. Dans le cas où un défendeur étranger aurait contesté avec succès la validité de la signification qui le visait, et à moins qu’il ne se soit rendu coupable de manœuvres irrégulières pour éviter une signification valable, le fait d’autoriser ensuite une signification substitutive à ses avocats canadiens serait injuste, rendrait ses efforts inopérants et encouragerait chez les demandeurs le recours à des tactiques douteuses de signification.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête de la défenderesse Topocean est rejetée, et les dépens sont adjugés en faveur des demanderesses.

2.                  La requête incidente des demanderesses est rejetée au motif de son caractère théorique, sans frais.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑772‑14

 

INTITULÉ :

ALLCHEM INDUSTRIES INDUSTRIAL ET AUTRES c LE NAVIRE « CMA CGM FLORIDA » ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 NOVEMBRE 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Vincent Prager

Audrey Préfontaine

 

POUR LES DEMANDERESSEs

 

Andrea Sterling

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Topocean Consolidated Service Inc.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DENTONS CANADA SENCRL

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

BRISSET BISHOP

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

CMA CGM S.A.

BORDEN LADNER GERVAIS

Avocats

Montréal (Québec)

 

China Shipping Container Lines (Hong Kong) Co. Ltd.

PASQUIN VIENS

Avocats

Montréal (Québec)

 

BDP Transport Inc.

STIKEMAN ELLIOTT

Avocats

Montréal (Québec)

 

DSV Ocean Transport

ROBINSON SHEPPARD SHAPIRO SENCRL

Avocats

Montréal (Québec)

 

Topocean Consolidated Service Inc.

GARY H. WAXMAN LAW OFFICE

Avocats

Montréal (Québec)

Hecny Transport (Canada) Ltée

 



[1] Paragraphe 23(3) des Supreme Court of Ontario Rules, RRO 1980, Règl. 540; et paragraphe 6(1) du chap. 9 des Rules of Court of New Brunswick.

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