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Date : 20150417


Dossier : T‑499‑14

Référence : 2015 CF 431

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 17 avril 2015

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

ALIREZA GOMRAVI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]                        La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par monsieur Alireza Gomravi à l’égard de la décision datée du 31 janvier 2014 par laquelle le directeur, Direction des enquêtes, Direction générale de l’intégrité du Programme de passeport, à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], a révoqué son passeport et prononcé contre lui un refus de services de passeport applicable jusqu’au 23 décembre 2015.

[2]                        Les événements qui ont donné lieu à cette décision se sont déroulés en décembre 2010 à l’Aéroport international Atatürk, à Istanbul, en Turquie, au moment où M. Gomravi allait embarquer sur un vol à destination du Canada. Il affirme qu’il voyageait alors avec son associé et ami, monsieur Ebrahim Latifi, dont, selon la conclusion de CIC, une autre personne usurpait l’identité et utilisait le passeport canadien.

[3]                        CIC a révoqué le passeport de M. Gomravi et lui a infligé un refus de services de passeport applicable jusqu’au 23 décembre 2015, après avoir conclu qu’il avait utilisé son passeport canadien en accompagnant, afin de l’aider, une personne non identifiée qui utilisait illégalement le passeport de M. Latifi pour embarquer sur un vol à destination du Canada.

[4]                        Passeport Canada (que remplace maintenant la Direction générale de l’intégrité du Programme de passeport, à CIC) a rendu sur cette affaire le 1er juin 2012 une première décision, que M. Gomravi a attaquée devant la Cour. Madame la juge Mactavish a accueilli la demande de contrôle judiciaire de celui‑ci, ayant conclu qu’on avait porté atteinte à son droit à l’équité procédurale dans le processus de décision. Elle a expliqué que M. Gomravi aurait dû avoir la possibilité de s’exprimer sur des éléments de preuve afférents à des « faits importants », à savoir le courriel de l’Agence des services frontaliers du Canada daté du 27 juin 2011 [le courriel de l’ASFC] et le rapport d’analyse de comparaison faciale [l’analyse faciale]; voir Gomravi c Canada (Procureur général), 2013 CF 1044 [Gomravi 2013].

[5]                        Par lettre datée du 31 octobre 2013, CIC a informé M. Gomravi que le courriel de l’ASFC et l’analyse faciale avaient été versés à son dossier, et qu’il lui était loisible de présenter des observations. CIC a rendu, le 31 janvier 2014, une nouvelle décision, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[6]                        Pour les motifs dont l’exposé suit, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.                Rappel des faits

[7]                        Comme la juge Mactavish l’a constaté dans sa décision, les faits qui ont donné lieu à la révocation du passeport de M. Gomravi sont complexes et embrouillés.

[8]                        M. Gomravi est citoyen canadien. On lui a délivré le 12 mars 2010 un passeport canadien portant le numéro WG916449, valide jusqu’au 12 mars 2015.

[9]                        Il compte parmi ses relations un dénommé Ebrahim Latifi, également citoyen canadien, qu’il a qualifié d’ami et d’associé.

[10]                    Le 19 décembre 2010, M. Gomravi est parti de Calgary pour un voyage d’affaires en Allemagne et en Belgique. Au cours de ce voyage dans lequel devait l’accompagner M. Latifi, il prévoyait de rencontrer une relation d’affaires, M. Mohammed Bassiri, et de dîner chez la sœur de M. Latifi à Liège. Il devait faire le trajet de retour au Canada les 22 et 23 décembre 2010, au départ de l’Allemagne et en transitant par Istanbul (Turquie).

[11]                    Donc, après avoir séjourné en Allemagne et en Belgique, M. Gomravi a pris l’avion en Allemagne et est arrivé à l’aéroport d’Istanbul vers 19 h 50, le 22 décembre 2010. Comme il était en transit, il est resté dans l’aéroport et n’a pas été admis sur le territoire turc.

[12]                    Le lendemain matin 23 décembre 2010, il s’est présenté à 9 h à l’enregistrement pour son vol à destination de Toronto.

[13]                    Les événements qui ont suivi sont au cœur de la présente affaire, et il convient de souligner au départ que M. Gomravi en a proposé de multiples versions.

[14]                    Résumons ces événements. Au comptoir d’enregistrement, le service de sécurité de l’aéroport (administré par la société Gözen) a soupçonné l’homme qui utilisait le passeport de M. Latifi pour embarquer sur le vol à destination de Toronto de n’être pas en fait M. Latifi, mais un imposteur, et l’a par conséquent dirigé vers les autorités turques.

[15]                    Les autorités turques n’ont pas pu confirmer que l’homme utilisant le passeport de M. Latifi fût un imposteur, mais elles lui ont néanmoins interdit d’embarquer sur le vol à destination du Canada et lui ont ordonné de prendre le vol suivant vers l’Allemagne, du fait qu’il était un voyageur en transit venant de ce pays.

[16]                    Le 26 mai 2011, monsieur B. Harrison, enquêteur en chef de la Direction des enquêtes à Passeport Canada, a avisé M. Gomravi par lettre qu’il faisait l’objet d’une enquête, étant soupçonné d’avoir essayé d’aider à entrer au Canada une personne non munie des documents requis. De juillet à octobre 2011, M. Gomravi et CIC ont échangé des courriels et des lettres dans lesquels M. Gomravi présentait des observations et CIC y répondait.

[17]                    Le 1er juin 2012, CIC a révoqué et déclaré nul le passeport de M. Gomravi en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 [le DPC]. CIC a alors aussi décidé, en vertu de l’article 10.2 du DPC, de lui infliger un refus de services de passeport applicable jusqu’au 23 décembre 2015.

[18]                    M. Gomravi a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du 1er juin 2012, que la Cour, en la personne de la juge Mactavish, a annulée le 16 octobre 2013.

[19]                    D’octobre 2013 à janvier 2015, M. Gomravi a formulé des observations à CIC et CIC a répondu à celles-ci. M. Gomravi s’était en effet vu accorder la possibilité de présenter des observations sur les éléments détenus par CIC, à savoir le courriel de l’ASFC et le rapport d’analyse faciale dont il a été question plus haut.

III.             La décision faisant l’objet du contrôle

[20]                    Le 31 janvier 2014, CIC a révoqué le passeport de M. Gomravi et prononcé contre lui un refus de services de passeport applicable jusqu’au 23 décembre 2015.

[21]                    CIC a déclaré disposer d’éléments suffisants pour conclure que, selon la prépondérance des probabilités, M. Gomravi avait utilisé le passeport numéro WG916449, délivré à son nom, pour accompagner, afin de l’aider à entrer illégalement au Canada, une personne non munie des documents requis, et qu’il aurait dû savoir que, ce faisant, il tentait d’organiser l’entrée de cette personne au Canada, ou l’aidait ou encourageait à tenter d’y entrer, en violation de l’article 117 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], lu en corrélation avec son article 135.

[22]                    CIC a fondé sa décision sur la preuve documentaire suivante :

                un courriel daté du 23 décembre 2010 adressé par l’agent de Gözen responsable de la sécurité à l’Aéroport international Atatürk (Istanbul) à l’agent de liaison de l’ASFC en Syrie [le courriel de Gözen], l’informant que son service avait intercepté un voyageur utilisant, avec l’aide de M. Gomravi, un passeport canadien délivré à une autre personne pour tenter d’embarquer sur un vol à destination de Toronto;

                plusieurs documents visuels joints au courriel de Gözen, notamment des reproductions du passeport canadien utilisé par l’imposteur allégué, une autre représentant le passeport numéro WG916449 de M. Gomravi, et une photographie de l’imposteur allégué prise à l’aéroport;

                le rapport de l’analyse faciale effectuée par CIC à partir de la photographie de l’imposteur allégué et de celle du titulaire légitime du passeport;

                le courriel de l’ASFC daté du 27 juin 2011, où celle‑ci informait CIC qu’elle n’était pas certaine que le voyageur ayant utilisé le passeport canadien en fût le titulaire légitime et qu’elle le soupçonnait d’être un imposteur, et où elle ajoutait qu’on avait permis au suspect de retourner en Allemagne en raison de son statut de voyageur en transit venant de ce pays et qu’elle ne pouvait pas conclure qu’il fût effectivement un imposteur;

                une lettre en date du 13 décembre 2013 où l’avocat de M. Gomravi expliquait qu’il n’y avait pas eu usurpation d’identité, la personne en question étant bien M. Latifi, et que M. Gomravi avait nié connaître ce dernier devant les agents de sécurité de Gözen parce qu’il était alors en colère contre lui.

IV.             Les questions en litige

1)      L’alinéa 10(2)b) du DPC confère‑t‑il à CIC compétence pour révoquer le passeport de M. Gomravi alors que celui‑ci n’a été ni accusé ni déclaré coupable d’un acte criminel?

2)      CIC a‑t‑il rendu sa décision sans tenir compte des éléments dont il disposait?

3)      CIC a‑t‑il manqué à l’équité procédurale?

V.                La norme de contrôle

[23]                    Les questions de compétence et d’équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte; voir Dias c Canada (Procureur général), 2014 CF 64, conf. par 2014 CAF 195, au paragraphe 11 [Dias]; et Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404, au paragraphe 70. 

[24]                    Cependant, la décision prise par CIC de révoquer le passeport du demandeur et de lui refuser des services de passeport doit être contrôlée suivant la norme de la raisonnabilité; voir Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, aux paragraphes 57 à 59 [Kamel]; et Villamil c Canada (Procureur général), 2013 CF 686, au paragraphe 30.

VI.             Les thèses des parties

[25]                    Selon M. Gomravi, la décision de CIC est déraisonnable, au motif que n’a pas été établie la présence des éléments constitutifs de l’infraction énoncés à l’article 117 de la LIPR, lu en corrélation avec son article 135. Aucun élément, soutient le demandeur, ne prouve qu’il n’ait jamais utilisé son passeport à une quelconque autre fin que d’embarquer sur son vol, ou qu’il s’en soit servi pour aider ou encourager l’imposteur allégué.

[26]                    M. Gomravi prétend de plus qu’aucun élément de preuve n’établit l’existence d’un « imposteur ».

[27]                    Il ajoute que ni lui ni l’imposteur allégué n’ont été déclarés coupables d’une quelconque infraction liée à une usurpation d’identité ou à l’usage illégal d’un passeport.

[28]                    D’après M. Gomravi, CIC a porté atteinte à ses droits procéduraux en omettant de lui communiquer le courriel de l’ASFC, élément crucial et péremptoire prouvant que les autorités turques avaient vérifié l’absence d’usurpation d’identité.

[29]                    M. Gomravi fait en outre valoir que CIC était tenu de demander aux autorités allemandes des renseignements sur l’admission en Allemagne de M. Latifi ou de l’imposteur allégué au retour d’Istanbul et qu’il avait omis de le faire.

[30]                    Enfin, M. Gomravi soutient que CIC a agi de mauvaise foi et a fait preuve de discrimination à son égard.

[31]                    Le défendeur rappelle que l’alinéa 10(2)b) du DPC et l’article 117 de la LIPR répriment l’utilisation directe ou indirecte d’un passeport pour aider ou encourager une personne à entrer au Canada sans les documents requis. Par conséquent, raisonne‑t‑il, même s’il s’est servi de son passeport pour son propre voyage et ne l’a pas modifié, copié ou soumis à un autre usage abusif de cette nature, M. Gomravi l’a utilisé en déclarant être l’ami d’un imposteur, aidant ainsi ce dernier dans sa tentative d’entrer au Canada sans les documents exigés.

[32]                    Le défendeur soutient que la décision attaquée était raisonnable eu égard aux circonstances, étant donné que CIC disposait de preuves de l’existence d’un imposteur et que M. Gomravi voyageait avec lui.

[33]                    Le défendeur avance que M. Gomravi n’est pas crédible, au motif qu’il a proposé plusieurs versions des événements. Par exemple, le demandeur a d’abord nié connaître l’homme qui voyageait avec le passeport de M. Latifi, pour ensuite affirmer qu’il le connaissait, expliquant sa dénégation antérieure par un mouvement de colère contre son associé.

[34]                    Le défendeur soutient, en se fondant sur la décision Vithiyanthan c Canada, [2000] 3 CF 576 [Vithiyanthan], que le pouvoir de révoquer un passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du DPC n’est pas subordonné à la condition préalable d’une procédure pénale, et encore moins d’une condamnation pénale. L’interprétation proposée dans Vithiyanthan doit l’emporter, explique‑t‑il, [traduction] « car elle est confirmée par le libellé de la disposition applicable, lu selon les principes fondamentaux de l’interprétation des lois ».

[35]                    Le défendeur fait également valoir que CIC disposait d’éléments tendant à prouver l’existence d’un imposteur. Le fait que l’ASFC n’eût pas pu confirmer que la personne ayant utilisé le passeport fût un imposteur n’établit pas l’inexistence d’un imposteur.

[36]                    Par conséquent, selon le défendeur, les conclusions de CIC se fondaient sur les éléments dont il disposait et n’avaient rien d’abusif ou d’arbitraire.

[37]                    Le défendeur prétend également que la décision de refuser des services de passeport à M. Gomravi pour une période de cinq ans était raisonnable.

[38]                    Les exigences de l’équité procédurale ont satisfaites dans la présente espèce, affirme également le défendeur, puisqu’on a mis M. Gomravi au courant des allégations pesant contre lui et qu’on lui a donné la possibilité de participer à l’enquête; voir Kamel, au paragraphe 68; et Abdi c Canada (Procureur général), 2012 CF 642, au paragraphe 21. En effet, M. Gomravi a obtenu communication aussi bien du courriel de l’ASFC que de l’analyse faciale visés dans la décision de la juge Mactavish, et le dossier qu’il a reçu contenait en outre les éléments de preuve produits dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Latifi.

[39]                    Le défendeur fait enfin valoir que CIC n’était nullement tenu de s’informer des déplacements de l’imposteur auprès d’autorités étrangères une fois qu’on lui eut interdit d’embarquer sur le vol à destination de Toronto; voir Sathasivam c Canada (Procureur général), 2013 CF 419, au paragraphe 28.

VII.          Analyse

[40]                    Pour les motifs dont l’exposé suit, je conclus que CIC n’était pas incompétent pour révoquer le passeport de M. Gomravi, que ce ministère n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son appréciation de la preuve et que M. Gomravi a bénéficié de l’équité procédurale à laquelle il avait droit.

A.                La question de la compétence

[41]                    L’alinéa 10(2)b) du DPC est libellé comme suit :

Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86

10. (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que ceux qu’il invoque pour refuser d’en délivrer un.

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

[…]

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

[…]

Canadian Passport Order, SI/81‑86

10. (1) Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for the greater certainty, the Minister may revoke a passport on the same grounds on which he or she may refuse to issue a passport.

(2) In addition, the Minister may revoke the passport of a person who

[…]

(b) uses the passport to assist him in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

 

[Non souligné dans l’original.]

[42]                    La jurisprudence de la Cour diverge sur l’interprétation à donner au terme « commise » de l’alinéa 10(2)b), certaines décisions posant la nécessité d’une « déclaration de culpabilité » et d’autres la simple condition d’une « perpétration » de l’acte en cause.

[43]                    Dans la décision Vithiyanthan, la juge Simpson a conclu que l’alinéa 10b) (maintenant l’alinéa 10(2)b)) n’exigeait pas qu’une accusation eût été portée ou une déclaration de culpabilité obtenue pour que CIC eût le droit de révoquer un passeport (Vithiyanthan, au paragraphe 23). Elle fondait ce raisonnement sur l’emploi du terme « commise » (Vithiyanthan, au paragraphe 11). Ayant constaté la différence entre le libellé de l’alinéa 10b) et celui d’autres dispositions du DPC, la juge en déduisait que leurs objets étaient différents. Elle a attiré l’attention sur le fait que l’alinéa 10a) du DPC (maintenant l’alinéa 10(2)a) visait les personnes accusées d’une infraction, alors que son article 9 s’appliquait à la fois aux personnes accusées (alinéas 9b) et c)) et à celles qui avaient été déclarées coupables (alinéa 9e)).

[44]                    Plus récemment, un autre juge de la Cour, le juge Phelan, analysant la compétence de CIC sous le régime de l’alinéa 10(2)b) du DPC, a ouvert la voie à l’interprétation qui pose la nécessité d’une déclaration de culpabilité; voir Dias, aux paragraphes 14 à 16. Quelques mois plus tard, le juge Zinn s’est dit d’avis, dans Siska c Passeport Canada, 2014 CF 298 [Siska], que le pouvoir de révoquer un passeport ou de refuser des services de passeport est subordonné à la condition préalable d’une déclaration de culpabilité; voir Siska, au paragraphe 18.

[45]                    Dans une décision postérieure, soit Desmond De Hoedt c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 829 [Desmond De Hoedt], la juge McVeigh, se fondant sur Mbala c Canada (Procureur général), 2014 CF 107, et prenant en compte R c Appulonappa, 2014 BCCA 163, autorisation de pourvoi devant la CSC accordée, [2014] CSCR no 283, a statué que CIC avait compétence pour conclure que le demandeur avait commis l’infraction visée par l’article 117 de la LIPR; voir Desmond De Hoedt, au paragraphe 29. Elle fondait sa conclusion sur la différence des termes employés dans le DPC et, invoquant Vithiyanthan, elle a fait observer que l’alinéa 10(2)b) semblait exister « parce que certains pays étrangers n’ont pas les mêmes voies de justice que le Canada et [que], grâce à cette disposition, nous n’avons pas à nous fonder sur les systèmes judiciaires des pays étrangers pour déclarer une personne coupable d’une infraction équivalente ».

[46]                    La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge Phelan dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Dias, 2014 FCA 195. Le juge Stratas a exprimé son adhésion au résultat de cette décision et s’est déclaré d’avis « que les faits sur lesquels le directeur s’[était] appuyé ne pouvaient pas mener à sa conclusion selon laquelle M. Dias avait commis l’infraction prévue à l’article 117 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ». Cependant, la Cour d’appel fédérale est restée muette sur la question de savoir si le pouvoir de révocation des passeports que l’alinéa 10(2)b) confère à CIC est ou non subordonné à une déclaration de culpabilité.

[47]                    Le 20 février 2015, le juge Fothergill s’est prononcé sur ce même point au nom de la Cour. Après examen de la jurisprudence applicable de cette dernière, il a conclu à l’ambiguïté du libellé de l’alinéa 10(2)b) du DPC et résolu cette ambiguïté en faveur de la demanderesse.

[48]                    Un examen attentif du DPC et de la jurisprudence de la Cour me convainc que l’alinéa 10(2)b) dudit DPC n’est pas ambigu, que le terme « commise » qui y est employé indique que la perpétration de l’infraction constitue une condition suffisante de son application et que celle‑ci n’est donc pas subordonnée à une déclaration de culpabilité.

[49]                    Par conséquent, CIC avait compétence pour révoquer le passeport de M. Gomravi et lui refuser des services de passeport au motif qu’il avait enfreint l’article 117 de la LIPR, lu en corrélation avec son article 135, en utilisant son passeport pour « commettre » une infraction qui aurait constitué un acte criminel si elle avait été commise au Canada.

B.                 La raisonnabilité de la décision attaquée

[50]                    En ce qui concerne la raisonnabilité de la décision contrôlée, la Cour s’interrogera sur la « justification » de celle‑ci, ainsi que sur « la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel », et n’interviendra que si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »; voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[51]                    M. Gomravi a enfreint l’article 117 de la LIPR et est tombé sous le coup de l’alinéa 10(2)b) du DPC en utilisant son passeport pour organiser l’entrée au Canada d’un imposteur, ou pour l’inciter, l’aider ou l’encourager à y entrer, en sachant que son entrée contrevenait ou contreviendrait à la LIPR ou en ne se souciant pas de ce fait. Le demandeur conteste cette conclusion au motif que rien ne prouve qu’il aurait utilisé le passeport délivré à son nom pour aider ou encourager qui que ce soit et, en outre, que rien ne prouve, en fait, qu’il y eut un imposteur.

[52]                    Le récit donné par M. Gomravi des faits survenus le 23 décembre 2010 à l’aéroport d’Istanbul comporte – c’est le moins qu’on puisse dire – des contradictions et des incohérences.

[53]                    Par exemple, M. Gomravi a adressé à l’enquêteur, monsieur Hubbard, une lettre datée du 31 décembre 2013 où il écrivait : [traduction] « comme l’imposteur me l’a dit, son nom est Ebrahim Latifi » (dossier certifié du tribunal [DCT], au paragraphe 35). Or il affirmait dans la même lettre : [traduction] « Je ne connaissais pas le tiers. Je ne savais pas non plus son nom » (DCT, au paragraphe 52).

[54]                    À l’audience, M. Gomravi a déclaré en réponse à une question de la Cour sur le courriel de l’ASFC – alors qu’il n’avait jamais soufflé mot de ce fait auparavant – que M. Latifi, détenu depuis la veille au soir, était arrivé au comptoir d’enregistrement sous la garde de la police turque.

[55]                    Il serait inutile d’examiner une à une les contradictions de M. Gomravi. La Cour est convaincue que CIC disposait d’éléments de preuve suffisants pour conclure qu’il y avait un imposteur et que le demandeur avait utilisé son passeport pour commettre un acte criminel visé par l’article 117 de la LIPR.

[56]                    L’analyse faciale comparant la photographie de M. Latifi qui accompagnait sa demande de passeport de 2011 et le cliché pris à l’aéroport d’Istanbul en décembre 2010 démontre à l’évidence que ces deux photographies représentent des personnes différentes. M. Gomravi a exprimé des doutes sur l’authenticité de cet élément de preuve, mais n’en a produit lui‑même aucun à l’appui de ses allégations, et je ne vois aucune raison de douter de la fiabilité du document en question.

[57]                    J’estime raisonnable la conclusion de CIC selon laquelle, [traduction] « bien que la police aéroportuaire turque n’ait pas pu confirmer que le voyageur en question fût un imposteur, il est révélateur qu’elle ait décidé de le renvoyer en Allemagne plutôt que de l’autoriser à partir pour le Canada », compte tenu notamment du fait qu’il était en transit et n’avait pas été admis sur le territoire turc. 

[58]                    Par conséquent, vu les éléments de preuve recensés ci‑dessus et les autres éléments de preuve produits dans la présente instance, je conclus que CIC n’a pas commis d’erreur susceptible e contrôle en ce qui concerne l’existence d’un imposteur.

[59]                    En ce qui concerne l’allégation de M. Gomravi selon laquelle rien ne prouve qu’il a utilisé le passeport délivré à son nom pour aider ou encourager quiconque à commettre une infraction, je citerai le passage suivant du dossier du service de sécurité :

[traduction]

Les deux hommes avaient réservé des itinéraires identiques […] Ils avaient obtenu leurs billets exactement au même prix. L’imposteur n’avait pas de bagages de soute, alors que GOMRAVI en avait deux pièces […] GOMRAVI a demandé au comptoir de CGY le siège voisin (31 A) de celui de l’imposteur (31 B) […] Les deux hommes ont fait la queue ensemble, et se sont fait enregistrer en même temps par le même agent de Turkish Airlines.

[60]                    En outre, CIC a relevé les faits suivants dans sa décision :

[traduction]

Selon les renseignements communiqués par les agents de sécurité de Gözen concernant l’interrogatoire auquel ils ont soumis l’imposteur présumé, il voyageait sans bagages de soute, il ne parlait bien ni l’anglais ni le français, il a donné des réponses contradictoires au sujet de son lieu de résidence, il n’a pu fournir d’autres documents pour confirmer son identité, il n’a pu répondre aux questions qu’on lui a posées sur les visas et les timbres du passeport canadien, et il s’est montré incapable de reproduire la signature figurant sur ce même passeport.

[61]                    En conséquence, je suis aussi d’avis que CIC disposait de preuves suffisantes pour conclure que M. Gomravi avait essayé d’organiser l’entrée au Canada d’un imposteur, ou l’avait incité, aidé ou encouragé à tenter d’y entrer.

C.                 La question de l’équité procédurale

[62]                    La Cour définissait comme suit, au paragraphe 72 de Kamel, les obligations d’équité procédurale de Passeport Canada (le prédécesseur du service dont la décision est ici attaquée) en matière d’enquête : « Il suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée » (voir aussi Slaeman c Canada (Procureur général), 2012 CF 641, au paragraphe 23 [Slaeman]).

[63]                    Dans la décision Gomravi 2013, la juge Mactavish a statué que CIC était tenu de communiquer tous les faits importants à M. Gomravi, ayant explicitement en vue le courriel de l’ASFC et l’analyse faciale. Or CIC a informé M. Gomravi par lettre datée du 31 octobre 2013 que ces deux documents avaient été versés à son dossier, et il lui a donné la possibilité de présenter des observations. Par conséquent, CIC a remédié aux manquements qu’avait relevés la juge Mactavish dans Gomravi 2013, et sa seconde enquête n’a pas porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale.

[64]                    En réponse à une demande de M. Gomravi, CIC l’a informé, le 31 octobre 2013, que [traduction] « Passeport Canada n’[avait] pas en sa possession les éléments de preuve originale communiqués par la police ou les autorités turques à l’agent d’intégrité des mouvements migratoires ». Je réponds à l’allégation formulée par M. Gomravi à ce sujet que CIC n’était pas tenu de recueillir des renseignements auprès d’autorités étrangères. En fait, le demandeur avait droit à tous les renseignements recueillis qui étaient pertinents à la décision à rendre, et ce sont là les renseignements qu’on lui a fournis (voir Slaeman, au paragraphe 37). Les éléments de preuve communiqués à M. Gomravi étaient ceux sur lesquels CIC a fondé sa décision, et ils se révèlent suffisants pour étayer celle‑ci.

[65]                    M. Gomravi a formulé de nombreuses allégations selon lesquelles CIC aurait agi de mauvaise foi et aurait fait preuve de discrimination à son égard. Étant donné la gravité de ces accusations et l’absence au dossier d’éléments de preuve à leur soutien, et afin de dissuader M. Gomravi et les demandeurs futurs de soulever des allégations aussi gratuites et aussi peu fondées, la Cour accordera au défendeur des dépens de 2 500 $.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.             La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.             Le demandeur paiera au défendeur des dépens de 2 500,00 $.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑499‑14

 

INTITULÉ :

ALIREZA GOMRAVI c CANADA (CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST‑LOUIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Alireza Gomravi

 

LE DEMANDEUR

 

Robert Drummond

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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