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Date : 20150417


Dossier : IMM-5986-13

Référence : 2015 CF 491

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 17 avril 2015

En présence de monsieur le juge Diner

Dossier : IMM-5986-13

ENTRE :

ABIEYUWA V. BRODRICK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Vue d’ensemble

[1]               Âgée de 36 ans, la demanderesse est une femme originaire du Nigeria qui cherche à échapper à la violence conjugale que lui fait subir son mari. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugiée ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR] au motif qu’elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Nigeria. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la SPR conformément à l’alinéa 111(1)a), ce qui constitue le fondement du présent contrôle judiciaire.

II.                Les faits

[2]               Mme Brodrick exploitait une petite entreprise au Nigeria dans le cadre de laquelle elle achetait et vendait des vêtements pour hommes. En janvier 2010, elle a rencontré pour la première fois son futur mari. C’était un homme riche et il dépensait sans compter pour Mme Brodrick. Ils se sont épousés en mars 2011. Six mois plus tard, la belle-mère de la demanderesse a emménagé avec eux dans leur maison de Benin City et leur couple a commencé à battre de l’aile.

[3]               La belle-mère de la demanderesse était hostile; elle vérifiait constamment si la demanderesse était enceinte et la soumettait à du harcèlement verbal. La demanderesse est devenue enceinte à deux reprises en 2011, mais a fait des fausses couches, ce que sa belle-mère lui a reproché. C’est à cette époque que le mari de Mme Brodrick a commencé à la battre et à l’agresser sexuellement. Après qu'elle eut tenté de s’enfuir pour se réfugier chez son père, qui habitait à environ une heure et demie de distance, ce dernier l’a ramenée chez elle parce qu’il ne croyait pas au divorce. La demanderesse a également tenté de se réfugier chez une amie en avril 2012, mais son mari l’a retrouvée et a harcelé son amie jusqu’à ce qu’elle rentre avec lui.

[4]               En août 2012, alors qu’elle était enceinte, la demanderesse a été sauvagement agressée par son mari et par sa belle-mère; elle a perdu l’enfant par suite des blessures qu'elle a subies. Son mari a refusé de la conduire à l’hôpital.

[5]               Mme Brodrick a de nouveau été agressée en novembre 2012 après que son mari l’eut accusée d’avoir une aventure. Il l’a frappée jusqu’à ce qu’elle s'évanouisse. Avec l’aide d’une voisine, elle s’est rendue par la suite au poste de police pour signaler l’incident. La police a refusé d’ouvrir une enquête, disant que, dans le domaine des relations conjugales [traduction] « aujourd’hui c’est la guerre, mais demain ce sera la paix ». C’est alors que la demanderesse a quitté le pays avec l’aide d’un passeur. La demanderesse est arrivée au Canada le 19 janvier 2013, date à laquelle elle a demandé l’asile.

III.             Les décisions

[6]               Le 19 avril 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile de Mme Brodrick. La question déterminante était celle de savoir si elle disposait d’une PRI à Abuja, la capitale du Nigeria. La SPR s'est fondée sur un rapport d’information sur le pays d’origine du Home Office du Royaume‑Uni [le rapport du Royaume‑Uni], suivant lequel [traduction] « en raison de l’immensité du territoire et de l’ampleur de sa population, il serait extrêmement difficile pour son mari ou pour les autres membres de sa famille de retrouver une femme qui aurait échappé à une mutilation des organes génitaux féminins ou à un mariage forcé ou qui est victime de violence conjugale ».

[7]               La SPR a également conclu qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve convaincant démontrant que le mari de la demanderesse ou les membres de la famille du mari de la demanderesse avaient fait des recherches à l’extérieur de Benin City pour la retrouver ou qu’ils étaient en mesure de la retrouver à Abuja. La SPR a également relevé l’existence d’une maison de refuge pour femmes battues et d’autres ressources gouvernementales, telles que des services de counselling, qui pouvaient venir en aide à la demanderesse à Abuja.

[8]               La SPR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse déménage parce que le territoire de la capitale fédérale où Abuja est situé est constitué à peu près en parts égales de chrétiens et de musulmans, de sorte que son identité de chrétienne ne compromettrait pas sa sécurité. De plus, la Commission a conclu que l’expérience qu’elle avait acquise comme propriétaire d’une petite entreprise lui permettrait de gagner sa vie une fois réinstallée.

[9]               La SAR a procédé au contrôle de la décision de la SPR le 19 août 2013 en appliquant la norme de la décision raisonnable. Elle a souligné que la SPR n’avait pas mis en doute la crédibilité de Mme Brodrick (dossier de la demande [DD], à la page 20).

[10]           Pour interpréter les paragraphes 110(1), 110(2) et 111(1) de la LIPR, la SAR a reconnu que la norme qu’elle devait appliquer pour contrôler la décision de la SPR n’avait pas été précisée dans la Loi. Elle s’est donc fondée principalement sur l’arrêt Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399 [Newton], pour dégager les facteurs dont un tribunal d’appel devrait tenir compte pour décider quelle norme de contrôle il convient d’appliquer dans le cas d’un tribunal de première instance. Parmi les facteurs proposés par le juge Slatter, au paragraphe 43 de l’arrêt Newton, mentionnons les suivants :

a)         les rôles respectifs du tribunal de première instance et du tribunal d’appel, suivant l’interprétation de la Loi habilitante;

b)         la nature de la question en litige;

c)         l’interprétation de la loi dans son ensemble;

d)         l’expertise et la position avantageuse du tribunal de première instance, en comparaison avec celles du tribunal d’appel;

e)         la nécessité de limiter le nombre, la durée et le coût des appels.

f)         la préservation de l’économie et de l’intégrité des procédures du tribunal de première instance;

g)         d’autres facteurs qui sont pertinents dans le contexte particulier de l’affaire.

[11]           Après avoir examiné chacun des facteurs énumérés dans l’arrêt Newton, la SAR a conclu :

Conformément à cette déférence, les conclusions de fait ainsi que les conclusions de fait et de droit doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable. Il est considéré que la SPR et la SAR ont toutes les deux des connaissances spécialisées. Par conséquent, les erreurs de droit relevant de l’expertise ou du mandat des tribunaux ainsi que les questions de droit ayant une portée plus générale pour le système judiciaire doivent être examinées suivant la norme de la décision correcte.

(DD, aux pages 19 et 20)

[12]           La SAR a résumé l’analyse que la SPR avait faite de la preuve documentaire concernant la PRI de Mme Brodrick et notamment la mention qu’elle avait faite du rapport du Royaume‑Uni susmentionné ainsi que d’autres éléments de preuve faisant état de l’existence d’une maison de refuge pour les victimes de violence conjugale et d’autres services à Abuja. La demanderesse fait valoir devant notre Cour que la preuve documentaire indique que ces maisons de refuge pour femmes battues ne sont plus en activité et que rien ne permet de penser que d’autres ont été ouvertes pour les remplacer (DD, à la page 101).

[13]           La SAR a conclu :

Il y a lieu de faire preuve de déférence envers la SPR pour déterminer si la décision est raisonnable. J’estime que, même si la SPR n’a pas précisément fait référence aux éléments soulevés par l’appelante, sa décision est étayée par la preuve, et les questions soulevées par cette partie de la documentation ont été suffisamment abordées dans le cadre du témoignage de vive voix ainsi que dans les motifs.

(DD, à la page 21)

[14]           Les motifs ne permettent pas de savoir avec certitude jusqu’à quel point la SAR a examiné en profondeur la preuve documentaire sur laquelle la SPR s’est fondée pour analyser la question de la PRI, étant donné que la SAR s’est surtout contentée de résumer les motifs de la SPR plutôt que de citer elle-même la preuve documentaire ou de procéder à sa propre analyse.

IV.             Analyse

[15]           Avant d’examiner le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour doit examiner la question de la norme de contrôle choisie par la SAR pour examiner la décision de la SPR. En premier lieu, la Cour doit décider s’il y a lieu de faire preuve de déférence en ce qui concerne la norme retenue par la SAR. En d’autres termes, le choix de la norme revient-il en dernière analyse à la Cour (en l'occurrence de décider si la norme applicable est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable) ou incombe-t‑il plutôt à la SAR de choisir sa propre norme (en l’occurrence celle de la décision raisonnable) dès lors que ce choix appartient aux issues raisonnables?

[16]           Si, après avoir décidé s'il convient de contrôler le choix que la SAR a fait quant à sa norme de contrôle selon la norme de la décision correcte ou selon la norme la décision raisonnable, la Cour doit, si elle est retient cette dernière norme, déterminer si la démarche retenue par la SAR faisait partie des solutions raisonnables. Une décision raisonnable est une solution acceptable et logique qui est à la fois justifiable, transparente et intelligible (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[17]           En résumé, la norme de contrôle retenue par la SAR nous amène à nous poser deux questions essentielles :

1)      Quelle est la norme de contrôle que la Cour devrait appliquer pour contrôler le choix, par la SAR, de la norme de contrôle qu'elle a utilisée pour examiner la décision de la SPR?

2)      Si la réponse à cette question est la norme de la décision raisonnable, la décision de la SAR d’évaluer les questions mixtes de fait et de droit que renfermait la décision de la SPR selon la norme de la décision raisonnable faisait-elle partie des solutions raisonnables qui s’offraient à elle?

[18]           Ces deux questions ont donné lieu à diverses réponses de la part de la Cour fédérale, ainsi qu’à plusieurs questions certifiées qui ont été soumises à la Cour d’appel fédérale (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica]; Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975; Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 913 [Spasoja]; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858 [Yetna]; Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063 [Akuffo]; Nnah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 77). Des juridictions supérieures trancheront un jour de façon définitive et contraignante la question de la position institutionnelle de la SAR sur la norme de contrôle applicable, mais, en attendant, je dois me prononcer sur la question qui m’est soumise et, pour ce faire, il me faut juger les questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[19]           J’estime que, pour répondre à la première question, la Cour devrait procéder au contrôle de la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable. Sur la seconde question, j’estime que, compte tenu du rôle que la LIPR fait jouer à la SAR, la décision de cette dernière d'examiner les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR selon la norme de la décision raisonnable n’était pas raisonnable. Je vais revenir à tour de rôle sur le fondement de mes conclusions.

A.                Norme de contrôle des décisions de la SAR appliquée par la Cour

[20]           À mon avis, la Cour devrait appliquer la norme de la décision raisonnable au choix de la norme de contrôle fait par la SAR.

[21]           Dans le jugement Huruglica, le juge Phelan a estimé que la Cour devait appliquer la norme de contrôle de la décision correcte, étant donné que la question présentait un intérêt général pour le système juridique et « débord[ait] largement le domaine de spécialisation de la SAR, même si elle dépend[ait] de l’interprétation de la LIPR, la loi constitutive de la SAR » (Huruglica, aux paragraphes 26 et 30). D’autres juges de la Cour ont trouvé ce raisonnement convaincant (Yetna, aux paragraphes 14 et 15; Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245, au paragraphe 10 [Bahta]), dont le juge Roy, qui a ajouté que cette question pouvait également être qualifiée de question de délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents, ce qui militait encore plus en faveur du choix de la norme de contrôle de la décision correcte (Spasoja, au paragraphe 8).

[22]           La juge Gagné s’est dissociée de la démarche proposée dans le jugement Huruglica dans le jugement Akuffo, dans lequel elle a déclaré ce qui suit :

[20]      En d’autres mots, chaque critère doit être respecté pour que la Cour applique la norme de la décision correcte à l’égard d’une décision d’un tribunal administratif qui interprète sa propre loi constitutive : i) la question de droit doit revêtir une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et ii) la question de droit doit être étrangère au domaine d’expertise du décideur. Je suis d’accord avec le juge Phelan pour dire que « [l]a détermination de la norme de contrôle que la SAR doit appliquer à l’égard d’une décision de la SPR déborde du cadre de ses compétences spécialisées et de son expérience », mais la première partie du critère doit néanmoins être respectée pour que la norme de la décision correcte s’applique.

[23]           Cette approche contraire, qui est celle que je préfère, consiste à procéder au contrôle judiciaire de la décision de la SAR en appliquant la norme de la décision raisonnable. Le raisonnement et la jurisprudence appuyant cette attitude de retenue ont été clarifiés par mes collègues (Akuffo, aux paragraphes 18 à 26; Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, aux paragraphes 18 à 29). Il n’est donc pas nécessaire que je m’y attarde longuement en l’espèce.

[24]           Je doute que la norme retenue par la SAR entre dans l’une des quatre catégories de questions auxquelles la norme de la décision correcte continue à s’appliquer, à savoir : (i) les questions constitutionnelles, (ii) les questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, (iii) les questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents, (iv) les questions touchant véritablement à la compétence (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30 [Alberta Teachers]).

[25]           D’ailleurs, dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 [Commission des droits de la personne], la Cour suprême a confirmé à l’unanimité la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne qui estimait qu’il avait compétence pour adjuger des dépens malgré le fait que sa loi habilitante ne comportait pas de texte l’y autorisant expressément. L'intimé soutenait que le tribunal n’avait pas de connaissances particulières spécialisées en matière de dépens, ce à quoi les juges Lebel et Cromwell ont répondu ce qui suit :

[25]      L’intimé prétend qu’un tribunal des droits de la personne ne possède pas d’expertise particulière en la matière. Toutefois, il faut se garder de retomber dans le formalisme antérieur qui accolait une « étiquette limitative de compétence, comme celle d’“interprétation législative” ou de “droits de la personne”, à ce qui est en réalité une fonction confiée [à un tribunal administratif] et exercée correctement [par lui] en vertu de la loi habilitante » [...] La détermination des dépenses engagées par la plaignante à cause de l’acte discriminatoire dont elle a été victime demeure inextricablement liée au mandat du Tribunal et à sa compétence spécialisée qui lui permettent de tirer des conclusions de fait au chapitre de la discrimination [...]  En tant qu’organisme administratif couramment appelé à tirer de telles conclusions de fait, le Tribunal se trouve bien placé pour examiner des questions se rapportant à l’indemnité dont il convient d’ordonner le versement en application du par. 53(2). De plus, on ne saurait affirmer que la décision d’un tribunal d’accorder ou non un type particulier d’indemnité, en l’occurrence des dépens, revêt une importance capitale pour le système juridique canadien dans son ensemble ni qu’elle est étrangère au domaine d’expertise du décideur […]

[...]

[27]      En résumé, la question de savoir si le Tribunal peut adjuger des dépens dans le cadre de l’indemnisation qu’il ordonne ne représente ni une question de compétence ni une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, étrangère au domaine d’expertise du Tribunal au sens de l’arrêt Dunsmuir. La décision du Tribunal d’adjuger des dépens à la plaignante, après que celle-ci eut obtenu gain de cause, est par conséquent susceptible de contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[26]           J’ai du mal à comprendre pourquoi l’interprétation que le tribunal des droits de la personne faisait de sa loi habilitante ambiguë relativement à une réparation serait assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, alors que l’interprétation que la SAR ferait de sa loi habilitante ambiguë relativement à la norme de contrôle applicable serait jugée selon la norme de la décision correcte. Considérer que le choix de la norme de contrôle déborde le cadre de la compétence du décideur donne lieu à un étiquetage limitatif de compétence contre lequel la Cour suprême nous a mis en garde dans le passage précité de l’arrêt Commission des droits de la personne susmentionné (Alberta Teachers, au paragraphe 34).

[27]           Enfin, je souligne que, bien que la Cour suprême du Canada ait récemment assujetti une question de droit d’un tribunal administratif à la norme de contrôle de la décision correcte dans l’affaire Tervita Corp. c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3 [Tervita], le libellé de la loi habilitante dans cette affaire exigeait une telle démarche parce que la décision du tribunal de la concurrence devait être contrôlée comme il s’agissait d’un jugement de la Cour fédérale selon le paragraphe 13(1) de la Loi sur le tribunal de la concurrence, LRC 1985, c 19 (2e suppl.) (Tervita, aux paragraphes 38 et 39). Par conséquent, la présomption suivant laquelle la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée applicable avait été réfutée (Tervita, au paragraphe 35).

[28]           On ne trouve pas de libellé semblable en ce qui concerne la SAR dans la LIPR. Il convient de signaler, par ailleurs, que même en tenant compte du libellé de la loi, la juge Abella a exprimé une opinion dissidente de celle de la majorité dans l’arrêt Tervita au sujet du choix de la norme de la décision correcte comme norme de contrôle en concluant que « [...] nonobstant le libellé de la loi —, dès lors qu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique (Tervita, aux paragraphes 170 et 171). À mon avis, ces propos font ressortir l’importance accordée à la présomption selon laquelle c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, et la rigueur des exigences auxquelles il faut satisfaire pour réfuter cette présomption.

[29]           Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, je suis d’avis que la Cour devrait appliquer la norme de la décision raisonnable pour contrôler le choix que la SAR a fait de sa norme de contrôle.

B.                 La norme de contrôle de la SAR

[30]           Pour déterminer si le choix que la SAR a fait de sa norme de contrôle était raisonnable, la Cour doit examiner si cette conclusion appartient aux options acceptables et défendables. Cette série d'options dépend du contexte et peut varier d’une vaste gamme de solutions à une seule interprétation raisonnable (McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, au paragraphe 38; Attaran c Canada (Procureur général), 2015 CAF 37, au paragraphe 48).

[31]           La Cour fédérale a laissé entendre que la SAR devait faire preuve de retenue dans son analyse des décisions de la SPR en se bornant, lorsqu'elle analyse les décisions de ce tribunal inférieur, à rechercher uniquement les erreurs manifestes et dominantes commises dans ses conclusions factuelles (Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702, au paragraphe 28;  Spasoja, au paragraphe 40).

[32]           Toutefois, je suis d’accord avec certains de mes collègues pour conclure que la SAR a commis une erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable à la décision de la SPR (Huruglica, aux paragraphes 54 et 55; Yetna, au paragraphe 16; Khachaturian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 30 [Khachatourian]; Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, au paragraphe 10; Akuffo, au paragraphe 39).

[33]           La SAR commet une erreur donnant lieu à révision en appliquant la norme de contrôle de la décision raisonnable à la SPR parce que la SAR n’est pas un organisme judiciaire. Le législateur ne peut pas avoir eu l’intention de conférer les mêmes pouvoirs à la fois à la SAR et à la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire, car sinon la SAR et la Cour fédérale feraient double emploi (Bahta, au paragraphe 11). Imposé un cadre judiciaire, n’est pas, comme le juge Phelan l’a expliqué dans le jugement Huruglica, compatible avec les principes de droit administratif à la base des fonctions de la SAR, pas plus qu’il n'est compatible avec les dispositions de la LIPR, en particulier l’alinéa 111(1)b), qui permet à la SAR de substituer ses propres conclusions de fait dans le cadre de son examen (Huruglica, aux paragraphes 44 à 47).

[34]           À mon avis, l’économie de la LIPR, l’objet de la loi et l’intention du législateur obligent la SAR à procéder à davantage qu’à un contrôle du caractère raisonnable lorsqu’elle examine les conclusions factuelles de la SPR (voir, par ex., le principe d’interprétation législatif expliqué dans l’arrêt Imperial Oil c Jacques, 2014 CSC 66, au paragraphe 47). Il ne s’ensuit pas nécessairement que la SAR doit procéder à un appel de novo. D’ailleurs, je trouve fort utiles les indications données par le juge Phelan dans le jugement Huruglica sur la façon dont la SAR devrait procéder à son appel :

[54]      Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

[55]      Lorsque la SAR effectue son examen, elle peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion, mais elle ne doit pas se borner, comme doit le faire une cour d’appel, à intervenir sur les faits uniquement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ».

[35]           Compte tenu du fait que l’erreur donnant lieu à révision qu’a commise la SAR en adoptant la norme de contrôle de la décision raisonnable scelle le sort de la présente demande (Khachatourian, au paragraphe 39; Diarra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1009, au paragraphe 29), il n’est pas nécessaire que je décide, à ce stade‑ci, si la démarche hybride proposée par le juge Phelan serait la seule option raisonnable dont la SAR disposerait suivant la bonne interprétation de la LIPR.

[36]           Au lieu de procéder au contrôle de la décision de la SPR selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, la SPR aurait dû en l’espèce procéder à son propre examen de la preuve documentaire. L’analyse que la SAR aurait faite de cette preuve aurait pu notamment influencer son opinion quant à savoir s’il existait des maisons de refuge pour femmes battues adéquates à Abuja, étant donné que cette constatation aurait confirmé la conclusion de la SPR suivant laquelle la demanderesse disposait d’une PRI dans cette ville. En tout état de cause, même si la SAR avait examiné la preuve documentaire, celle‑ci n’étayait pas sa conclusion que la maison de refuge pour femmes battues d'Abuja qui, selon la demanderesse, avait fermé ses portes ne correspondait pas à celle mentionnée par la SPR dans sa décision.

[37]           J’accueille donc la présente demande et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il réexamine l’appel.

[38]           Comme diverses questions concernant la norme de contrôle de la SAR ont déjà été certifiées en vue d’être tranchées par la Cour d’appel fédérale, il ne serait pas utile de proposer une autre question à ce moment‑ci.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      Aucune question n’est certifiée;

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5986-13

 

INTITULÉ :

ABIEYUWA V. BRODRICK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (OntariO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JANVIER 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Mercy Dadepo

 

pour la demanderesse

 

Suzanne M. Bruce

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mercy Dadepo

Avocate

North York (Ontario)

 

PoUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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