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Date : 20150409


Dossier : IMM-7164-14

Référence : 2015 CF 434

Montréal (Québec), le 9 avril 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

JUNIOR ENRIQUE MIRANDA MEJIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[L]'article 97 ne doit pas être interprété d'une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l'article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l'accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait-il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l'espèce, la Commission ne s'est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

(Comme spécifié par le juge Donald J. Rennie dans Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 143 au para 14 [Lovato])

II.                Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejetant la demande de statut de réfugié du demandeur en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.             Faits

[2]               Le demandeur est un commerçant et citoyen du Honduras.

[3]               Depuis le mois de février 2015, le demandeur exploitait un magasin de services de réparation de téléphones cellulaires dans la ville de Sigualtepeque, au Honduras.

[4]               Entre le 10 et le 22 mars 2014, le demandeur a été victime de menaces de mort et d’extorsion d’un « impôt de guerre » par des membres des Maras 18.

[5]               Le 21 mars 2014, le demandeur a discuté avec des commerçants de son quartier afin de former une association dans le but de résister aux Maras 18. À l’issue de ces discussions, le demandeur s’est présenté au poste de police accompagné d’un autre membre de l’association des commerçants, afin de porter plainte contre les Maras 18.

[6]               Le 9 avril 2014, un groupe des Maras 18 se sont présentés au magasin du demandeur cherchant à le tuer. Le demandeur était alors absent.

[7]               Craignant pour sa vie, le demandeur a quitté le Honduras le 20 avril 2014 et a présenté une demande d’asile à la frontière américano-canadienne le 3 juillet 2014.

[8]               Une audience a été tenue devant la SPR le 3 septembre 2014.

IV.             Décision contrôlée

[9]               Dans une décision datée du 19 septembre 2014, la SPR a conclu que le demandeur n’est pas une « personne à protéger » aux termes du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR en raison de son manque de crédibilité et de la nature généralisée du risque auquel il est exposé.

A.                Crédibilité du demandeur

[10]           La SPR accepte que le demandeur exploitait un magasin de réparation de téléphones cellulaires entre février 2014 et avril 2014 et qu’il a été extorqué à trois reprises par les Maras 18 entre les 10 et 22 mars 2014.

[11]           Toutefois, la SPR rejette la prétention du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque personnalisé prévu à l’article 97 de la LIPR pour avoir créé une association de commerçants contre les Maras 18.

[12]           Plus précisément, la SPR détermine que :

[A]u fur et à mesure que le demandeur était confronté avec des questions, il inventait des réponses et s’enlisait davantage dans des contradictions. Le tribunal ne croit donc pas que les Maras 18 sont venus le chercher le 9 avril 2014 parce qu’ils se sont rendu compte qu’il avait proposé de créer une association afin de regrouper des commerçants contre les Maras 18 en allant chercher la protection policière.

(Décision de la SPR, au para 13)

B.                 Risque généralisé

[13]           La SPR détermine que le demandeur est personnellement exposé à un risque prospectif d’extorsion. Or, la SPR conclut qu’il s’agit d’un risque généralisé qui s’apparente au même risque que celui auquel sont généralement exposés les commerçants honduriens.

V.                Provisions législatives

[14]           Les articles suivants de la LIPR s’appliquent à la détermination du statut de réfugié du demandeur :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             Questions en litige

[15]           La demande présente les questions suivantes en litige :

a)      Est-ce que les conclusions de crédibilité de la SPR sont raisonnables?

b)      Est-ce que les conclusions de la SPR concernant le risque généralisé sont raisonnables?

VII.          Arguments des parties

A.                Arguments du demandeur

[16]           Le demandeur soutient que la SPR a tiré des conclusions déraisonnables en procédant à un examen microscopique de questions périphériques à la demande d’asile du demandeur (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1989] ACF 444; Papaskiri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 69 aux para 31-33).

[17]           Selon le demandeur, les conclusions de la SPR ne sont pas étayées par la preuve au dossier. Notamment, la SPR a erré en concluant que le demandeur a fourni un témoignage contradictoire quant à la création d’une association de commerçants contre les Maras 18.

[18]           Ensuite, le demandeur prétend qu’il est déraisonnable pour la SPR d’accepter, d’une part, que le demandeur soit personnellement ciblé par les Maras 18 en tant que commerçant et de conclure, d’autre part, que le risque auquel il est exposé soit un risque généralisé.

[19]           De plus, le demandeur reproche à la SPR d’avoir omis de considérer l’impact de son opposition aux Maras 18 à la lumière de la preuve documentaire, qui démontrent que les membres du Maras 18 ripostent violemment contre ceux qui contestent leur autorité.

[20]           Finalement, le demandeur soutient que la menace personnelle à la vie du demandeur n’a pas été raisonnablement examinée par la SPR.

B.                 Arguments du défendeur

[21]           D’abord, le défendeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’est pas crédible quant à son risque prospectif allégué est raisonnable, compte tenu des contradictions dans la preuve du demandeur.

[22]           De plus, le défendeur prétend qu’il était loisible à la SPR de ne pas retenir les explications fournies par le demandeur lors de son témoignage.

[23]           Ensuite, le défendeur fait valoir qu’il est bien établi que les individus craignant d’être victimes d’extorsion ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que le risque allégué par le demandeur, c’est-à-dire d’être menacé, agressé et extorqué par des groupes criminalisés, s’insère dans le risque généralisé auquel sont exposés la plupart des citoyens du Honduras et plus particulièrement les propriétaires d’entreprises ou les commerçants.

VIII.       Norme de contrôle

[24]           Il est de jurisprudence constante que les questions relatives à la crédibilité, ainsi que celles relatives au risque généralisé, sont des questions de fait ou mixtes de fait et de droit assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47-50 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]; Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 493 au para 5; Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1048 au para 28) [Olvera].

[25]           En conséquence, la Cour doit limiter son examen de la décision de la SPR à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus au para 47).

IX.             Analyse

A.                Est-ce que les conclusions de crédibilité de la SPR sont raisonnables?

[26]           L’évaluation de la crédibilité du demandeur est au cœur de la compétence de la SPR, qui est la mieux placée pour apprécier les témoignages et la preuve, dans leur ensemble (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 732). Dans cette vue, il n’appartient pas à la Cour de substituer son opinion pour les conclusions de crédibilité de la SPR (Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 767 au para 24; Khosa, ci-dessus au para 59).

[27]           Ensuite, les incohérences mineures ou secondaires contenues dans la preuve du demandeur ne devraient pas inciter la SPR à conclure à une absence générale de crédibilité du demandeur si la preuve documentaire confirme la vraisemblance de son récit (R.K.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] ACF 162 au para 13 [R.K.L.]).

[28]           En l’espèce, la SPR conclut que le demandeur n’est pas crédible relativement à sa crainte d’être personnellement visé de représailles par les Maras 18 pour avoir tenté de former une association de commerçants (décision de la SPR, aux para 6 à 13).

[29]           Premièrement, la SPR rejette le témoignage du demandeur relativement à la date de formation et à la composition de l’association des commerçants. Selon la SPR, le demandeur a témoigné de façon incohérente quant au moment exact où la décision de former l’association et de porter plainte à la police a été prise. De plus, la SPR semble tirer une inférence négative du fait qu’ultimement, quatre des commerçants ne se sont jamais présentés pour accompagner le demandeur afin de soumettre une plainte à la police.

[30]           Deuxièmement, la SPR soulève des doutes quant aux circonstances entourant la dénonciation présentée à la police par le demandeur. Notamment, la SPR observe que, d’une part, le demandeur a prétendu ne pas avoir déposé une dénonciation à la police pour le motif que la personne responsable était absente mais que, d’autre part, le demandeur a indiqué à la question 2c) de son Formulaire de demande d’asile [FDA] qu’il n’a pas dénoncé l’extorsion dont il a été victime, car la police n’était pas en mesure de le protéger.

[31]           Ces constats mènent la SPR à conclure que le demandeur inventait des réponses au fur et à mesure qu’il était confronté à des questions, minant ainsi sa crédibilité.

[32]           Suite à une lecture approfondie du dossier ayant été porté devant la SPR et du procès-verbal d’audience, la Cour constate que les conclusions défavorables concernant la crédibilité du demandeur de la SPR sont problématiques à certains égards.

[33]           Il se dégage du procès-verbal d’audience devant la SPR que le demandeur a fourni des explications adressant chacune des lacunes et des incohérences perçues par la SPR. Notamment, le demandeur a témoigné ce qui suit :

         Suite à des discussions avec d’autres commerçants de son quartier relativement aux menaces et à l’extorsion dont il a été victime par les Maras 18, il a tenté de former une association de commerçants;

         Il a témoigné que lui seul était explicitement visé par les Maras 18 dans le groupe, mais qu’il avait néanmoins réussi à convaincre les autres commerçants de s’unir puisqu’ils étaient tous à risque d’être menacés par les Maras 18;

         Au départ, cinq ou six commerçants étaient prêts à s’engager avec le demandeur. Leur objectif était de se présenter ensemble au poste de police trois jours plus tard afin de dénoncer les Maras 18. le demandeur a expliqué que les commerçants ont eu peur et qu’ultimement, lorsque le moment est venu pour l’association de se rencontrer, ce n’est que le demandeur et un autre commerçant qui se sont présentés au poste de police afin de déposer une dénonciation;

         Le demandeur a expliqué qu’une fois rendu au poste de police, le policier a refusé d’accepter sa dénonciation puisque la personne responsable était absente et que c’est pour cette raison qu’il a indiqué, à la question 2c) de son FDA qu’il n’avait pas soumis de plainte à la police et que la police n’était pas en mesure de le protéger;

         En réponse à cette même question, le demandeur a également indiqué que son ami Eleyo avait été assassiné par des membres des Maras 18 suite à son acte de dénonciation à la police.

[34]           La SPR a l’obligation de considérer les explications fournies par le demandeur qui ne sont pas manifestement invraisemblables et de formuler des motifs « en termes clairs et explicites » afin de rejeter ces explications au regard de l’ensemble de la preuve dont elle dispose (R.K.L., ci-dessus aux para 9 et 20; Hilo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1991), 130 NR 236 (CAF) au para 9; Ullah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1018 au para 17; Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1989] ACF 442).

[35]           Au regard de ses motifs, la SPR n’a pas étayé en termes clairs et précis le fondement de son rejet des explications fournies par le demandeur. De plus, la Cour est d’avis que les conclusions de crédibilité de la SPR ne sont pas ancrées dans la preuve au dossier.

B.                 Risque généralisé

[36]           Aux fins de l’analyse en vertu de l’article 97 de la LIPR, le demandeur doit établir qu’il est personnellement exposé à un risque auquel ne sont généralement pas exposés ceux vivant dans le même pays d’origine ou de résidence régulière du demandeur, et ce, indépendamment du fait que ce risque personnalisé soit partagé par plusieurs (Loyo de Xicara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 593 au para 14; Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 201 au para 10).

[37]           La jurisprudence établit une analyse en deux étapes aux fins d’interprétation de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. D’abord, la SPR doit qualifier et décrire la nature du risque auquel est exposé le demandeur, pour ensuite comparer la nature et la gravité du risque avec celui auquel est exposée une partie importante de la population du même pays. Si le risque auquel est exposé le demandeur est distinct, il aura alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR (Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 678 au para 41 [Portillo]).

[38]           Il se dégage du dossier de la SPR que le risque allégué par le demandeur est le risque prospectif de représailles et de menace à sa vie auquel il est exposé en raison de la prise de connaissance des Maras 18 de la tentative du demandeur de former une association de commerçants en mars 2014. À l’audience, le demandeur a témoigné qu’il était le seul d’entre les commerçants de l’association qui avait été menacé et extorqué, ce qui le place vraisemblablement en dehors du risque généralisé auquel sont exposés les autres commerçants de son quartier (procès-verbal de la SPR, Dossier du Tribunal, à la p 210).

[39]           Or, dans ses motifs, la SPR qualifie le risque auquel est personnellement exposé le demandeur comme étant le risque d’être victime d’extorsion. Cette qualification mène la SPR à conclure que le demandeur est exposé à un risque généralisé, similairement encouru par les autres commerçants honduriens, l’excluant ainsi de la définition de « personne à protéger » sous le sous-alinéa 97(1)b)(ii).

[40]           Par conséquent, tout en reconnaissant que la qualification du risque par la SPR découle implicitement de ses conclusions de crédibilité antérieures, la Cour estime que le nœud de la qualification du risque du demandeur ainsi que le nœud de sa revendication n’ont pas été raisonnablement analysés par la SPR. Afin de conclure à la nature généralisée du risque appréhendé par le demandeur, la SPR a indûment minimisé la nature du risque auquel le demandeur d’asile était exposé.

[41]           Il se dégage de la jurisprudence qu’un individu ayant été expressément ciblé ne peut être ensuite considéré comme étant exposé à un risque général (Olvera au para 40).

[42]           En l’espèce, il y a une incongruité entre la reconnaissance par la SPR du caractère personnalisé du risque encouru par le demandeur et la conclusion selon laquelle il s’agit d’un risque généralisé.

[43]           À cet égard, la Cour adopte le raisonnement adopté par le juge Donald J. Rennie, et par la juge Mary J. L. Gleason dans la décision Portillo au para 42 :

[42] Par exemple, dans l'affaire Lovato, le juge Rennie a annulé la décision de la SPR au motif qu'elle était déraisonnable étant donné que la SPR avait mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé en concluant que le demandeur était exposé à la violence des gangs. Or, il ressortait des faits que le demandeur et les membres de sa famille avaient été victimes d'extorsion de la part de la MS, qu'un de ses oncles avait été tué par la MS et que ce gang avait menacé de tuer les membres de sa famille s'il refusait d'obtempérer aux demandes d'argent. Le juge Rennie a fait observer, au paragraphe 13, qu'il ressortait de la preuve que « la MS visait le demandeur dans une mesure plus importante que la population en général ». Il a poursuivi en écrivant, au paragraphe 14 :

Comme il a été souligné dans Vivero, l'article 97 ne doit pas être interprété d'une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l' article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l'accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait-il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l'espèce, la Commission ne s'est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

[Je souligne.]

[44]           Tout en reconnaissant que dans la jurisprudence le terme « généralement » peut s’appliquer à un sous-groupe de la population (tel que les commerçants honduriens), la Cour souscrit au raisonnement suivi par la juge Gleason dans Portillo, selon lequel :

Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n'est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu'il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d'être protégé des risques liés à la criminalité.

(Portillo, ci-dessus au para 36; voir également : Martinez Granados c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 752 au para 6)

[45]           Tel qu’exprimé par le juge Russell Zinn dans Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1210 au para 34 : « lorsqu'une personne risque expressément et personnellement d'être tuée par un gang dans des circonstances où d'autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l'article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies ».

[46]           La tension entre un risque personnalisé et un risque généralisé a également été exprimée par le juge James Russell dans Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 252 au para 46 :

Bien qu'un consensus ne se soit pas encore dégagé, j'estime que, suivant la jurisprudence dominante de notre Cour, le fait d'avoir personnellement été pris pour cible permet, du moins dans de nombreux cas, de dégager l'existence d'un risque individualisé plutôt qu'un risque généralisé, donnant lieu à la protection prévue à l'alinéa 97(1)b). Étant donné que « pris personnellement pour cible » est une notion qui demeure imprécise et que chaque cas est un cas d'espèce, il est encore possible que « dans certains cas, il y [ait] lieu d'accorder une protection lorsque quelqu'un est pris pour cible, dans d'autres, non » (Rodriguez, précitée, cité avec approbation dans la décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1543 [Pineda (2012)]. Toutefois, à mon avis, il existe un consensus de plus en plus généralisé voulant qu'il ne soit pas permis d'écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu'il s'agit du « simple prolongement », d'une « composante implicite », ou d'un « préjudice résultant » d'un risque généralisé. C'est la principale erreur qu'a commise la SPR dans le cas qui nous occupe et cette erreur rend sa décision déraisonnable.

[Je souligne.]

[47]           L’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens (Lovato, ci-dessus au para 14; Vivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 138 au para 138).

[48]           La Cour conclut qu’au regard de son analyse en vertu de l’article 97 de la LIPR, la SPR n’a pas raisonnablement soupesé la preuve au soutien de la prétention du demandeur selon laquelle il serait perçu par les Maras 18 comme étant une menace à leur autorité pour avoir créé l’association des commerçants.

[49]           La Réponse aux demandes d’information HND104464.F, figurant dans le cartable de documentation nationale de la SPR [CND] (24 mars 2014), décrit le risque de représailles encouru par ceux qui sont perçus par le Maras 18 comme des menaces à leur autorité, incluant les commerçants :

L'Agence France-Presse (AFP) signale qu'à la suite de l'imposition par les maras d'un couvre-feu dans une zone de Tegucigalpa, il n'y a pas eu de plaintes concernant les menaces des maras, et que le chef de la police a affirmé que [traduction] « peut-être que les habitants demeurent silencieux parce qu'ils ont peur » (4 fév. 2013). La Prensa cite un transporteur de San Pedro Sulaqui dit que [traduction] « "[o]n ne dénonce pas parce qu'on ne sait pas si la personne qu'on va dénoncer fait de l'extorsion ou commet des meurtres" » (La Prensa 7 mai 2013). La Prensa cite également le cas d'un commerçant qui aurait été assassiné par les maras moins de 24 heures après avoir dénoncé le fait qu'il était victime d'extorsion (ibid.). La famille du commerçant a affirmé que les gangs sont revenus quelques jours après les obsèques pour les extorquer après leur avoir fait des menaces de mort (ibid.).

[Je souligne.]

(Honduras : information sur les régions où les gangs exercent leurs activités (2012-juin 2013), Direction des recherches, Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, Ottawa, 18 juin 2013, Dossier du Tribunal à la p 131)

[50]           De plus, la Réponse aux demandes d’information sous la cote HND103940.EF du CND décrit les ripostes exercées par les membres des Maras envers ceux qu’ils considèrent être des contestations à leur autorité :

D’après un article publié par l’Agence France-Presse (AFP), les maras ont divisé les villes du Honduras en [traduction] « zones ou "territoires" » pour lesquels s’affrontent ensuite la M-18 et la MS-13 (12 juin 2011). En 2010, Mme Gutiérrez Rivera a écrit dans le Bulletin of Latin American Research que, lors de conflits territoriaux (aussi connus sous le nom de rifa del barrio), les gangs [traduction] « exercent et mesurent leur autorité territoriale sur les autres », habituellement avec violence, en plus de riposter à ce qu’ils considèrent être des contestations de leur autorité (2010, 499). Elle a expliqué que ces conflits territoriaux sont grandement associés à la perception de [traduction] « ressources », comme la « "taxe de guerre" » auprès des fournisseurs de transport public, ainsi qu’à des enlèvements, des menaces et des vols (25 janv. 2012) visant des particuliers et des entreprises (Wilkinson 2010, 393). Juan J. Fogelbach, chercheur à la Direction des réfugiés, de l’asile et des opérations internationales (Office of Refugee, Asylum, and International Operations) des États-Unis affirme d’ailleurs qu’au cours des dernières années, il y a eu une augmentation du nombre d’incendies d’autobus et de meurtres de chauffeurs (2011, 438). Il souligne que les gangs auraient recours à la violence pour [traduction] « forc[er] les propriétaires d’autobus à leur verser de l’argent » (Fogelbach 2011, 438). Mme Gutiérrez Rivera fait remarquer qu’ils usent de violence pour [traduction] « imposer un ordre local [ou] des politiques de rue » (2010, 495).

[Je souligne.]

(Honduras : information sur les endroits où la Mara Salvatrucha (MS-13) et la Mara 18 (M-18) (aussi connue sous le nom de gang 18th Street) exercent leurs activités au pays, Direction des recherches, Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, Ottawa, 3 février 2012, Dossier du Tribunal à la p 131)

X.                Conclusion

[51]           À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas la qualité de personne à protéger est déraisonnable.

[52]           La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il tienne une nouvelle audience.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné pour être réexaminé par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7164-14

 

INTITULÉ :

JUNIOR ENRIQUE MIRANDA MEJIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

Manuel Centurion

 

Pour le demandeur

 

Jolane T. Lauzon, stagiaire

Thomas Cormie

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Manuel Centurion

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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