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Date : 20150226


Dossier : IMM‑5888‑13

Référence : 2015 CF 248

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 février 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ERZSEBET ORSOS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 9 août 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger suivant les paragraphes 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

[2]               La demanderesse est une citoyenne rom de la Hongrie âgée de 25 ans. Elle affirme craindre avec raison d’être persécutée en raison de son origine rom et en raison des actes de violence conjugale et de violence fondée sur le sexe dont elle a été victime.

[3]               Enfant, la demanderesse était orpheline. Elle a vécu dans des familles d’accueil et dans des établissements de l’État jusqu’à l’âge de 19 ans. Lorsqu’elle était écolière et à la charge de l’État, elle a été victime de mauvais traitements et de discrimination en raison de son origine rom. Elle a fait deux tentatives de suicide et a été suivie par un psychologue pendant environ sept ans.

[4]               Lorsqu’elle a eu 19 ans et que le soutien de l’État lui a été retiré, elle s’est retrouvée sans le sou et sans endroit où aller, si bien qu’elle a dû dormir deux nuits à l’extérieur. C’est à cette époque qu’elle a fait la connaissance de Lazslo Zombori, un proxénète travaillant dans une boîte de nuit, qui l’a accueillie chez lui. Pour éviter d’avoir à se prostituer, la demanderesse a accepté de fréquenter M. Zombori, mais la violence s’est vite installée dans la relation, et la demanderesse a subi des sévices émotionnels et physiques de la part de M. Zombori.

[5]               La demanderesse est tombée enceinte et, peu de temps après, en septembre 2010, M. Zombori et son frère sont arrivés au Canada où ils ont présenté une demande d’asile fondée sur leur origine rom. Deux semaines plus tard, la demanderesse est arrivée au Canada et a présenté sa demande d’asile à l’aéroport. Sa fille est née peu de temps après.

[6]               Une fois au Canada, M. Zombori a continué de faire subir des mauvais traitements à la demanderesse, l’enfermant dans leur appartement et la menaçant d’enlever leur enfant. Après un appel à l’aide lancé à un ami, les policiers se sont rendus à l’appartement et ont séparé M. Zombori de la demanderesse. En novembre 2012, M. Zombori a été renvoyé en Hongrie. Depuis ce temps, la demanderesse lui a parlé à une occasion, à laquelle il a menacé de la tuer si elle rentrait en Hongrie.

[7]               La Commission a conclu que le témoignage de la demanderesse était tout à fait crédible, mais elle a refusé sa demande au motif qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[8]               Deux questions se posent en l’espèce, soit celle de savoir si la décision de la Commission respecte les critères énoncés dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, en ce qui a trait à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité, et celle de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[9]               Il va de soi que la cour chargée du contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif doit accorder la déférence à ce dernier sur les questions de fait et sur les questions d’interprétation de sa propre loi constitutive : Dunsmuir; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36. En outre, la cour de révision doit lire la décision faisant l’objet du contrôle dans le but de la confirmer; elle ne s’attend pas à la perfection des motifs. Dans Dunsmuir, au paragraphe 47, le juge souligne que la cour de révision se demande si « la décision et sa justification » possèdent les attributs de la raisonnabilité. Comme le souligne la juge Abella dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». Les motifs, pris dans leur ensemble et dans le contexte du dossier, doivent établir le caractère raisonnable de la décision.

[10]           Ayant ces principes à l’esprit, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle ne respecte pas les critères eu égard à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité, et qu’elle doit être annulée.

III.             Analyse

[11]           La Commission a conclu que le témoignage de la demanderesse était crédible. Enfant, la demanderesse, une Rom, était orpheline, a vécu en établissement et a été victime de mauvais traitements. À 19 ans, elle est devenue victime de trafic sexuel en Hongrie.

[12]           La seule question que devait trancher la Commission était celle de la protection de l’État. Après avoir énoncé correctement le critère juridique à appliquer eu égard à la protection de l’État, la Commission a affirmé que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État, se fondant sur l’aide qu’elle avait reçue lorsqu’elle vivait en Hongrie pour établir l’existence d’une protection de l’État. En particulier, selon la Commission, la prise en charge par un orphelinat et la prestation de soins psychologiques à la suite de tentatives de suicide permettaient de conclure à l’existence d’une protection de l’État. La Commission a aussi vu une preuve de la protection de l’État dans le fait pour un travailleur d’aide à l’enfance relevant d’un organisme gouvernemental d’avoir accompagné la demanderesse à un entretien d’embauche. Pressé par l’avocat de la demanderesse de ne pas tenir compte de ces services dans son analyse de la protection de l’État, le commissaire a seulement répondu qu’il n’était pas du même avis. La Commission a également fait valoir que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État parce qu’elle n’avait pas cherché à obtenir de l’aide de sa sœur, qui vivait en Hongrie.

[13]           La décision de la Commission ne dit pas clairement en quoi le psychologue pour enfants, le travailleur d’aide à l’enfance et la sœur de la demanderesse auraient pu fournir une protection de l’État à la demanderesse après que cette dernière a été agressée par M. Zombori et est devenue victime de trafic sexuel. Ces entités n’étaient aucunement responsables de son sort après qu’elle a eu atteint l’âge de la majorité. En outre, la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle avait choisi de ne pas tenir compte de la jurisprudence établie quant aux organismes et mécanismes à prendre en considération aux fins de l’analyse de la protection de l’État.

[14]           Poursuivant son analyse de la protection de l’État, la Commission a souligné que 85 p. 100 de la population rom ne travaillait pas, avant d’affirmer ce qui suit :

Elle est allée à l’école, et elle est probablement plus scolarisée que le groupe de 85 p. 100 dont il a été question, de sorte qu’elle fait partie de l’autre catégorie. En outre, elle n’était pas isolée dans l’institution; elle faisait partie de la population générale. Cela témoigne de la protection de l’État.

[15]           Le lien entre l’instruction de la demanderesse et la protection de l’État n’est pas clair, et la Commission n’a pas fourni de précisions à ce sujet.

[16]           La Commission a également souligné que les gens « ne font généralement pas confiance à la police » et que « [p]armi les Roms, très peu de victimes de violence conjugale ont intenté des poursuites judiciaires contre les agresseurs, en raison de leur état d’esprit ». Toutefois, la Commission a conclu sans plus d’explications que la situation de la demanderesse était différente. La Cour se voit obligée de spéculer, et d’en conclure que la Commission voulait dire que la demanderesse aurait dû entreprendre une quelconque action en justice, et que cela aurait constitué une protection de l’État. Cela dit, cette affirmation ne cadre pas avec les faits admis par la Commission eu égard au trafic sexuel dont la demanderesse a été victime, ni avec la jurisprudence portant sur le caractère adéquat de la protection de l’État. La capacité d’entreprendre une quelconque action en justice ne constitue pas une forme de protection de l’État.

[17]           La Commission a conclu en rejetant « l’argument relatif à l’absence de protection de l’État pour les victimes de violence conjugale en Hongrie, de même que l’argument selon lequel aucune protection de l’État ne lui est offerte parce qu’elle est Rom étant donné qu’elle a obtenu de l’aide tout au long au cours de sa vie, sur une période de 19 ans ».

[18]           De façon générale, l’analyse de la protection de l’État vise à apprécier la capacité et la volonté institutionnelle d’un État de fournir un niveau adéquat de protection physique à ces citoyens. Le demandeur n’a pas à chercher à obtenir la protection de l’État si la preuve démontre que celle‑ci n’aurait pu être raisonnablement assurée : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689. Dans Muntyan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 422, au paragraphe 9, le juge Russel Zinn réitère que la loi n’oblige pas le demandeur d’asile à chercher à obtenir la protection de l’État, bien que, dans la plupart des cas, il puisse être pratiquement nécessaire de le faire pour être en mesure de fournir une preuve « claire et convaincante » établissant que l’État ne veut ou ne peut pas offrir de protection. Toutefois, « quand la persécution est généralisée et systématique, l’omission de signaler de mauvais traitements aux autorités a une valeur probante douteuse ». En l’espèce, la Commission ne s’est pas demandé si la revendication de la protection de l’État était une avenue raisonnable compte tenu de la situation dans laquelle se trouvait la demanderesse.

[19]           En ce qui a trait à la violence conjugale, la Cour suprême, dans R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, énonce les aspects particuliers devant être pris en considération, notamment la question de savoir ce que la demanderesse « a raisonnablement cru, compte tenu de sa situation et de ses expériences antérieures ». Le test est donc à la fois subjectif et objectif. Bien que la crainte subjective de la demanderesse ne soit pas déterminante quant à la question de la protection de l’État, la jurisprudence exige d’examiner la perception de la demanderesse à la lumière de la situation générale dans le pays : Aurelien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 707, au paragraphe 13. Comme l’établissent les directives de la Présidente intitulées « Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » (les directives concernant la persécution fondée sur le sexe), les mesures prises par la demanderesse pour solliciter la protection de l’État doivent être examinées au regard du « contexte social, culturel, religieux et économique » dans lequel elle se trouve.  En l’espèce, la Commission a accordé peu de poids à la situation en Hongrie, et elle n’a accordé aucun poids à la crainte subjective de la demanderesse et aux facteurs contextuels énoncés dans les directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Par conséquent, la Commission a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État.

[20]           La Commission mentionne ensuite l’omission de la demanderesse de demander la protection de l’État au Canada :

Pour ajouter au problème […] il n’y a pas non plus d’éléments de preuve démontrant la violence conjugale commise au Canada. Aucun élément de preuve n’a été présenté.

[21]           La Commission n’a aucunement expliqué en quoi une preuve de la violence conjugale subie au Canada aurait permis de réfuter la présomption de protection de l’État en Hongrie. Cela saute aux yeux qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de situer son analyse de la protection de l’État dans le contexte de la protection offerte au Canada, sachant que la demanderesse avait fui la Hongrie. De plus, on peut se demander pourquoi la Commission, ayant conclu que le témoignage de la demanderesse était crédible, avait besoin d’une preuve de violence conjugale au Canada.

[22]           En outre, la prestation de services sociaux de base à un orphelin ne constitue pas une protection de l’État.

[23]           La Commission a rejeté la demande en vertu de l’article 96 de la LIPR; cela dit, elle a également fait une brève analyse de l’article 97. Après avoir admis que la demanderesse avait fourni un témoignage crédible, qu’elle avait été forcée à se prostituer et qu’elle avait été victime de traite de personnes aux Pays‑Bas, la Commission a établi que le risque auquel la demanderesse était exposée n’était pas différent de celui auquel devait faire face le reste de la population hongroise. La Commission a conclu :

En outre, aucun élément de preuve n’a été présenté, à l’exception de son témoignage, selon lequel elle a déclaré qu’elle avait été une victime, mais également qu’elle avait reçu de l’aide de l’institution; je ne suis pas convaincue par les allégations de la demandeure d’asile.

[24]           Encore une fois, on ne sait pas très bien pourquoi la Commission n’était pas « convaincue » à la suite des allégations de la demanderesse, elle qui avait conclu à la crédibilité de la demanderesse. Il s’agit d’un raisonnement contradictoire. Aucune analyse ne porte sur la question de savoir si une jeune femme rom court le même risque que l’ensemble de la population d’être contrainte à la prostitution et d’être victime de trafic sexuel. Comme je l’ai souligné dans Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 39, au paragraphe 13, « [p]our obéir à la norme de la transparence, les motifs doivent établir un lien, sinon explicite, du moins implicite ou qui dépende d’une inférence logique ou du contexte, entre les conclusions et la preuve ». En l’espèce, il ne ressort aucun raisonnement qui, liant l’issue aux faits constatés, respecterait la norme de la transparence.

[25]           Comme l’a admis à juste titre l’avocat du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, plusieurs passages de la décision ne pouvaient être expliqués ou soulevaient des doutes quant à leur pertinence. Le critère de l’intelligibilité n’est pas respecté.

[26]           Lorsque la Cour suprême du Canada a affirmé, dans Newfoundland Nurses, qu’il convenait de lire les motifs dans le but de les comprendre, elle avait en tête le critère établi dans Dunsmuir, soit que les motifs doivent être intelligibles et transparents, et que l’issue puisse se justifier au regard des faits et du droit. En termes simples, la cour de révision doit être en mesure de comprendre comment et pourquoi l’issue en question a été obtenue. L’arrêt de la Cour suprême n’invite pas la cour de révision à faire des suppositions, ni à faire une relecture approfondie de la preuve afin de tirer sa propre conclusion, ni à fermer les yeux sur les manquements à la logique, ni à rediriger l’appréciation de la preuve suivant les critères juridiques applicables. De fait, une telle compréhension de l’arrêt Newfoundland Nurses contredirait les principes de déférence et la norme de contrôle, et cela reviendrait à dire que la cour de révision doit rendre sa propre décision fondée sur la preuve, ce qui n’est manifestement pas son rôle.

IV.             Conclusion

[27]           Aucune lecture, aussi empreinte de déférence soit‑elle, ne saurait conférer à la décision la justification, la transparence et l’intelligibilité exigée la jurisprudence.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5888‑13

INTITULÉ :

ERZSEBET ORSOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2015

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

POUR LA DEMANDERESSE

Veronica Cham

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Otis & Korman

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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