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Date : 20150320


Dossier : IMM-4854-13

Référence : 2015 CF 358

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

THUSHEEPAN GUNARATNAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] à l’encontre d’une décision rendue le 4 juillet 2013 [la décision] par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission], qui a refusé la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi.

II.                LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka. Il dit craindre d’être persécuté par un certain nombre d’autorités sri-lankaises, y compris l’armée, la police et les groupes militants progouvernementaux. ll craint également les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET).

[3]               Le demandeur affirme que les membres de sa famille ont été soupçonnés d’appuyer les TLET, en tant que Tamouls provenant du nord du Sri Lanka. À maintes reprises, ils ont été arrêtés et interrogés aux points de contrôle.

[4]               Le demandeur soutient également que des pressions ont été exercées sur ses frères aînés pour qu’ils joignent les TLET. Il allègue que ses frères ont été détenus un certain nombre de fois par les TLET et l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul, un groupe paramilitaire progouvernemental. À chaque occasion, les parents ont payé pour les faire libérer.

[5]               En novembre 2002, le demandeur déclare que des membres du Parti démocratique populaire de l’Eelam (l’EPDP) ont détenu et battu son frère aîné pendant plusieurs heures. Les parents ont une fois de plus payé pour la libération de ce dernier. À la suite de cette détention, les parents du demandeur ont emmené le demandeur et son frère à Colombo, et les ont inscrits à l’école. Selon le demandeur, ses parents ont plus tard envoyé son frère au Canada afin d’éviter d’autres problèmes avec l’EPDP.

[6]               Le demandeur allègue que ses propres problèmes avec l’EPDP ont commencé en 2008. Il affirme avoir été détenu et interrogé pendant deux jours parce qu’on le soupçonnait d’appuyer les TLET. Il aurait été libéré au moment où les membres de l’EPDP se sont rendu compte qu’il n’avait pas d’argent. En 2009, il soutient avoir été détenu de nouveau pendant trois jours par l’EPDP. Il a encore été questionné au sujet de l’appui qu’il manifestait aux TLET et a été libéré, faute d’argent.

[7]               Au début de janvier 2011, le demandeur allègue avoir été enlevé par le groupe Karuna, et avoir été détenu, battu et interrogé pendant deux jours au sujet de son appui aux TLET. Il affirme que les membres du groupe Karuna savaient que son frère se trouvait au Canada. Le groupe Karuna a accordé au demandeur un délai d’un mois afin d’obtenir quatre roupies Lahk de son frère. On lui a dit que s’il ne payait pas, le Groupe le livrerait à l’armée sri-lankaise et mentionnerait qu’il appartient aux TLET.

[8]                Le 25 janvier 2011, le demandeur a quitté le Sri Lanka. Il est arrivé au Canada le 22 mars 2011 et a présenté une demande d’asile le même jour.

III.             LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]               La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur le 4 juillet 2013.

[10]           Le tribunal a déclaré que les questions déterminantes étaient la crédibilité du demandeur quant à sa crainte subjective de persécution, et à savoir si son profil l’exposait à un risque plus élevé au Sri Lanka. La Commission a fait remarquer qu’elle avait aussi pris en compte les éléments suivants : le défaut de demandeur d’avoir demandé l’asile ailleurs avant d’atteindre le Canada, sa lenteur à quitter le Sri Lanka, l’existence de la protection de l’État, la possibilité de refuge intérieur (PRI) au Sri Lanka et les efforts que le demandeur a déployés pour solliciter la protection de l’État ou une PRI.

[11]           La Commission a conclu que la crainte du demandeur de mourir ou d’être emprisonné advenant un retour au Sri Lanka n’était pas crédible. La Commission a examiné les éléments de preuve présentés par le demandeur relativement à ses détentions, et a conclu que si le groupe Karuna, l’armée ou l’EPDP souhaitait faire du mal au demandeur ou le tuer, il l’aurait fait pendant l’une de ses périodes de détention. La preuve indépendante sur le pays indique également que les personnes soupçonnées d’être membres des TLET étaient séparées dans les centres de détention. Le demandeur n’a pas témoigné avoir été placé dans un centre de détention. Il a plutôt affirmé que les groupes ont exigé de l’argent, puis l’ont relâché. La Commission a donc estimé que le demandeur n’était pas soupçonné d’être un membre des TLET.

[12]           La Commission a aussi examiné la preuve documentaire qui mentionnait que les déplacements au sein du Sri Lanka étaient étroitement surveillés pendant et après la guerre. La Commission s’est exprimée ainsi : « si le demandeur d’asile était soupçonné par le gouvernement d’être membre ou sympathisant des TLET, il n’aurait pas pu se rendre et vivre à Colombo, du fait qu’il aurait dû traverser les nombreux postes de contrôle érigés tant par le gouvernement que les TLET » [dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 8]. En outre, le demandeur a affirmé avoir vécu, travaillé et fréquenté l’école à Colombo. La Commission a estimé que « si le demandeur d’asile était recherché par les autorités du gouvernement ou l’EPDP, il aurait été difficile pour lui de demeurer à Colombo sans être découvert » (DCT, à la page 8).

[13]           Le tribunal était d’avis que le demandeur était une victime d’extorsion, et qu’il pouvait faire l’objet d’extorsion de la part de l’EPDP ou du groupe Karuna au Sri Lanka. Il a remarqué que la jurisprudence de la Cour fédérale a confirmé que [traduction] « les victimes d’actes criminels, de corruption ou de vendettas ne réussissent habituellement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention relative au statut des réfugiés » (DCT, à la page 8, renvois omis). La Commission a statué que, d’après la preuve documentaire, les extorsions commises après la guerre étaient le fait des groupes paramilitaires à la recherche de fortune, et a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre l’acte criminel qu’il craignait et l’un des motifs prévus par la Convention.

[14]           La Commission s’est aussi penchée sur la question de savoir si le demandeur serait ciblé comme demandeur d’asile débouté, et a mentionné que selon la preuve, les demandeurs d’asile qui retournent au Sri Lanka sont remis à la police. Bien que la preuve démontrait que certains demandeurs d’asile déboutés sont détenus ou torturés, elle révélait également que les personnes détenues le sont généralement à la suite d’accusations criminelles portées contre elles au Sri Lanka, et non en raison de leur origine ethnique ou du rejet de leur demande d’asile. La Commission a fait observer que le demandeur ne présentait pas un intérêt pour les autorités sri‑lankaises, compte tenu du fait qu’il a déclaré avoir été libéré à trois reprises, bien qu’il était soupçonné d’appuyer les TLET. De plus, la Commission a souligné que le demandeur ne correspondait pas au profil des personnes qui, selon les Nations Unies, ont besoin d’une protection continue, y compris celles qui sont soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET, les journalistes, les militants des droits de la personne, les anciens militaires ou policiers (DCT, aux pages 9 et 10).

[15]           La Commission a également estimé que le risque que court le demandeur advenant un retour au Sri Lanka est un risque auquel sont habituellement exposées les autres personnes originaires de ce pays. La Commission s’est fondée sur la jurisprudence de la Cour fédérale qui a établi que le risque peut quand même être généralisé si un sous-groupe en particulier est exposé plus souvent au risque : Paz Gifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182, aux paragraphes 32 et 33; Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 797, aux paragraphes 38 à 40.

[16]           Enfin, la Commission a examiné l’évolution de la situation au Sri Lanka, et a conclu que selon la preuve, la situation s’est améliorée pour les Tamouls. Par exemple, les restrictions à la liberté de mouvement ont été levées. Des dispositions législatives d’urgence, notamment sur les couvre-feux et les réunions, sont lentement levées. Une forte présence militaire et policière dans tout le pays vise à empêcher la réinstallation des TLET. La Commission reconnaît que la situation ne s’est pas améliorée pour les Tamouls soupçonnés d’appuyer les TLET, mais a estimé que les changements avaient néanmoins entraîné des transformations importantes et durables au Sri Lanka.

[17]           La Commission était également d’avis que le profil du demandeur ne correspondait pas à celui d’une personne soupçonnée d’entretenir des liens avec les TLET, car il est probable qu’il n’ait pas subi de persécution au cours de la période instable au Sri Lanka (de novembre 2008 à mars 2010). La Commission était d’avis que, selon la prépondérance des probabilités, il était peu probable qu’une personne n’étant pas perçue comme un partisan des TLET soit ciblée par le gouvernement sri-lankais. La Commission a déclaré qu’elle privilégiait la preuve documentaire, car cette preuve était impartiale et indépendante, et ne présentait aucun intérêt dans une demande d’asile en particulier.

[18]           La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[19]           Le demandeur soulève en l’espèce les questions suivantes :

1.      1.La Commission a-t-elle confondu, et donc omis de bien analyser les questions juridiques distinctes portant sur la crédibilité, la crainte subjective et le bien-fondé de la crainte objective?

2.      2.La Commission a-t-elle omis d’examiner la nature persécutrice des incidents, et, parconséquent, a-t-elle rejeté à tort ces incidents comme étant de nature criminelle de manière à ne pas établir un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention?

3.      3.La Commission s’est-elle fondée, de manière sélective, uniquement sur certains des éléments de preuve portant sur les risques des rapatriés et l’évolution de la situation du pays?

4.      4.La Commission a-t-elle commis une erreur dans son examen du risque généralisé?

V.                LA NORME DE CONTRÔLE

[20]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question en litige est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que lorsque les recherches sont vaines, ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que la cour chargée du contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs constituant l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48. 

[21]           Le demandeur soutient qu’il a soulevé des questions de droit, de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Il ajoute que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte en ce qui a trait aux questions de droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 50) et de la décision raisonnable quant aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit (Caruth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 891, au paragraphe 45).

[22]           Le défendeur affirme que les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité relèvent de la compétence de la Commission, et qu’une cour de révision doit être réticente à infirmer les conclusions tirées par la Commission. L’intimé déclare que le demandeur n’a pas établi l’existence d’une erreur de droit, et que les conclusions tirées par la Commission doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 44 et 59 [Khosa].

[23]           Le premier point soulève une question de droit et une question mixte de fait et de droit. La question de savoir si la Commisssion a correctement identifié le critère de la persécution sera examinée selon la norme de la décision correcte : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 17 à 20 [Ruszo]. Toutefois, l’application du critère aux faits par la Commission est examinée selon la norme de la décision raisonnable : voir Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 450, aux paragraphes 12 à 15; Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190, au paragraphe 21; Ruszo, précité, au paragraphe 21.

[24]           Les deuxième et quatrième points soulèvent des questions mixtes de fait et de droit, et seront examinés selon la norme de la décision raisonnable : voir Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51et 53; Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Lopez Velasco, 2011 CF 627, au paragraphe 34.

[25]           Le troisième point a trait à la façon dont la Commission a apprécié la preuve et sera également examiné selon la norme de la décision raisonnable : voir Alhayek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1126, au paragraphe 49; Mercado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 289, au paragraphe 22.

[26]           Dans le contrôle d’une décision d’après la norme de la décision raisonnable, la Cour s’attachera, dans son analyse, « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »

VI.             LES DISPOSITIONS LÉGALES

[27]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VII.          LES ARGUMENTS

A.                Le demandeur

[28]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en ne comprenant pas que la crédibilité, la crainte subjective et la crainte fondée constituent trois éléments différents. Le demandeur ajoute qu’afin d’établir une crainte fondée de persécution, un demandeur d’asile doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, une crainte subjective de persécution et que cette crainte est objectivement fondée. : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]; Saverimuttu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1021, au paragraphe 18. Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Ward, précité, à la page 723 « l’élément subjectif se rapporte à l’existence de la crainte de persécution dans l’esprit du réfugié ».

[29]           La Commission a commis une erreur en concluant que la crainte alléguée du demandeur d’être tué ou emprisonné n’était pas crédible, alors qu’elle n’a pas contesté la véracité de son récit. Le Commission a commis une erreur en s’efforçant de penser comme le demandeur pour conclure à l’absence de crainte subjective.

[30]           La Commission a aussi commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas démontré qu’il existait un lien entre sa crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention. Le demandeur soutient qu’il a déclaré avoir été accusé d’être membre des TLET pendant sa détention. De plus, la Commission a reconnu que, selon la preuve, les conditions des jeunes tamouls provenant du nord du Sri Lanka continuaient à se détériorer. En concluant qu’il n’existait pas de lien avec un motif prévu par la Convention du fait que le demandeur avait été libéré à chaque occasion, la Commission a rehaussé le critère d’absence de protection des victimes d’actes criminels à un niveau si élevé qu’il aurait fallu que le demandeur soit tué ou reste détenu pour prouver qu’il ne s’agissait pas simplement d’extorsion.

[31]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il avait été victime d’un acte criminel, et non de persécution. Cette conclusion ne tient pas compte du fait que les arrestations répétées constituent de la persécution et comportent un risque de torture ou de mort à chaque fois. La preuve indique également que les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET sont arrêtées et détenues à maintes reprises. La Commission a commis une erreur en concluant simplement que la crainte d’extorsion du demandeur l’a soustrait au champ d’application de la Convention sans analyser le fait que les Tamouls sont disproportionnellement visés, et que les agents de persécution sont les agents de l’État. La Commission a également omis de tenir compte de la preuve selon laquelle les demandeurs d’asile déboutés sont exposés à un risque, et que de motifs mixtes peuvent équivaloir à de la persécution : Nara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 364.

[32]           La Commission a aussi omis de procéder à une analyse sur la protection de l’État. Elle n’a pas tenu compte du fait que l’État est si étroitement lié aux agents de persécution que le demandeur ne bénéficie d’aucune protection.

[33]           Le demandeur prétend que la conclusion qu’a tirée la Commission sur l’évolution de la situation du pays est déraisonnable. Le défendeur soutient que la conclusion est raisonnable selon le critère de la décision Mahmoud c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1993), 69 FTR 100 [Mahmoud]. Cependant, le premier volet du critère de la décision Mahmoud requiert que le changement  « doit être d’une importance politique substantielle » (au paragraphe 26). La Commission a souligné que la situation des Tamouls au Sri Lanka n’a fait que s’améliorer et que la décision ne satisfait pas à cette exigence. En outre, le demandeur affirme que le critère de la décision Mahmoud a été remplacé par le critère de l’arrêt Yusuf c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1995), 179 NR 11 (CAF) [Yusuf] de la Cour d’appel fédérale. Selon le critère de l’arrêt Yusuf , la question que l’on doit se poser est à savoir s’il existe « une possibilité raisonnable et objectivement prévisible que le demandeur soit persécuté dans l'éventualité de son retour au pays » : mémoire des arguments supplémentaires, à la page 17, le demandeur cite l’arrêt Yusuf, précité, au paragraphe 2. Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il n’était pas exposé a un risque vu qu’elle a conclu que la situation ne s’était pas améliorée pour les personnes soupçonnées d’être des partisans des TLET et qu’elle a reconnu que le demandeur était soupçonné d’appartenir aux TLET.

[34]           Le demandeur prétend aussi que la Commission n’a pas concilié la preuve qui contredisait ses conclusions, précisément en ce qui a trait au traitement des personnes rapatriées et à l’évolution de la situation du pays : voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35; Khodadoost c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1430.

[35]           Enfin, le demandeur allègue que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les Tamouls sont ciblés lorsqu’elle a conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque général. La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’était qu’une victime d’extorsion fait fi du fait qu’elle a reconnu que le demandeur était accusé d’avoir appuyé les TLET à plusieurs reprises. Cette conclusion ne tient également pas compte du fait que les personnes soupçonnées d’être des partisans des TLETsont toujours à risque d’être persécutées. La Commission a commis une erreur en concluant que tous les Sri‑lankais sont exposés au risque d’extorsion, et a n’a pas tenu compte du fait que les jeunes hommes tamouls sont disproportionnellement visés.

B.                 Le défendeur

[36]           Le défendeur soutient que la décision est raisonnable. La Commission est tenue de mener une évaluation prospective du risque visant à déterminer le bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur : Arulnesan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1770, aux paragraphes 10 à 12. La Commission s’est penchée adéquatement sur la question de savoir si le demandeur présenterait un intérêt pour les autorités sri-lankaises, l’EPDP ou les TLET. La Commission a raisonnablement conclu, selon la preuve documentaire dont elle disposait et selon le témoignage du demandeur, que ce dernier n’était pas une personne présentant un intérêt, de sorte que sa crainte n’était pas fondée.

[37]           Le demandeur était tenu d’établir qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Il ne suffit pas que le demandeur démontre qu’il appartient à l’une des catégories visées à l’article 96 de la Convention. La Commission s’est penchée adéquatement sur la preuve documentaire et a analysé les raisons pour lesquelles cette preuve n’appuyait pas la demande d’asile du demandeur. Par exemple, la Commission a mentionné que la preuve indiquait que si le demandeur avait été soupçonné d’appuyer les TLET, il n’aurait pas pu voyager à destination et en provenance de Colombo vu la présence de nombreux points de contrôle. La Commission a aussi constaté que le demandeur avait été libéré après chacune de ses détentions. La Commission a raisonnablement conclu que le demandeur n’était exposé qu’à un risque généralisé d’être victime d’actes criminels s’il retournait au Sri Lanka.

[38]           Le défendeur fait aussi valoir que la Commission a tiré une conclusion raisonnable en concluant à un changement de la situation du Sri Lanka. L’évaluation qu’a faite la Commission relativement à l’évolution de la situation du pays satisfait au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Mahmoud, précité, aux paragraphes 25 à 34. La Commission a apprécié la preuve documentaire, et le demandeur demande simplement à la Cour de refaire cet exercice. La Cour a également confirmé les conclusions de la Commission selon lesquelles la situation a changé au Sri Lanka : Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 47, aux paragraphes 16 à 18 et 21 et 22; Hettige c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 849, aux paragraphes 22 et 23.

[39]           Il était loisible à la Commission d’examiner les éléments de preuve et de conclure que le demandeur était exposé à un risque généralisé : Baires Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993. Un risque généralisé ne devient pas un risque personnel lorsqu’un sous-groupe de la population est exposé au risque plus fréquemment : voir Banguera Palacios c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 950, au paragraphe 21; Vickram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 457.

[40]           Enfin, le défendeur soutient que les motifs sont suffisants lorsque les personnes comprennent pourquoi cette décision précise a été rendue et qu’un contrôle judiciaire efficace est possible : VIA Rail Canada Inc c Office national des transports (2000), [2001] 2 CF 25 (C.A.). Le défendeur affirme que le demandeur a omis de soulever la question du caractère suffisant des motifs de la décision de la Commission. Les motifs décrivent plutôt de façon détaillée l’examen du témoignage du demandeur et de la preuve documentaire.   

C.                 La réponse du demandeur

[41]           En réponse, le demandeur confirme ses observations antérieures et déclare qu’il n’a pas soulevé la question du caractère suffisant des motifs comme motif autonome de contrôle judiciaire.

VIII.       ANALYSE

[42]           En l’espèce, le raisonnement principal est le suivant :

a)      À l’heure actuelle, les principes directeurs du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [les Principes directeurs du HCNUR] indiquent que, de façon générale, les Tamouls du nord du Sri Lanka ne sont plus présumés admissibles à présenter une demande d’asile, que les demandes d’asile doivent être examinées en fonction de leurs circonstances propres et qu’il est nécessaire qu’un examen approfondi soit effectué à l’égard de certaines personnes correspondant à certains profils à propos des risques éventuels auxquelles elles sont exposées;

b)      Les antécédents du demandeur révèlent qu’il n’est pas associé aux TLET et personne ne le perçoit comme ayant un tel lien. Si tel était le cas, il aurait été détenu dans un centre de détention spécial et n’aurait pas pu passer les points de contrôle;

c)      Des groupes ont antérieurement extorqué de l’argent au demandeur. À chacune de ces occasions, il a été libéré lorsque l’on a découvert qu’il ne pouvait pas payer. La seule chose à laquelle le demandeur est exposé, à son retour au pays, est l’extorsion qui constitue un risque général exclu de la protection en vertu du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi;

d)     Le demandeur n’est pas exposé à la persécution ou à un risque en tant que demandeur d’asile débouté, car il n’a aucun prétendu lien antérieur avec les TLET ou avec des opposants au gouvernement. Il est possible qu’il soit passé au crible ou détenu, mais il ne sera pas victime de mauvais traitements ou de torture, car il ne présente aucun intérêt pour les autorités sri-lankaises, et ne correspond pas au profil des personnes à risque, décrit dans les Principes directeurs du HCNUR.

[43]            Autrement dit, je ne crois pas que cette décision porte sur la crédibilité ou l’absence de crainte subjective. La Commission peut avoir l’impression qu’il est difficile de croire qu’une personne ayant les antécédents et le profil du demandeur puisse réellement penser que les autorités la persécuteront ou lui feront subir de mauvais traitements, mais, la lecture complète de la décision me donne à penser que le fondement réel de la décision porte sur le fait que le demandeur n’a pas les antécédents ni le profil d’une personne à risque, à l’exception du risque d’extorsion lequel constitue un risque généralisé et est exclu en vertu du sous-alinéa 97(1)b)(ii).

[44]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de problèmes liés aux motifs et aux conclusions de la Commission.

A.                Ciblage raciste

[45]           Il n’est pas contesté que le demandeur n’a pas de liens antérieurs avec les TLET et qu’il ne s’est pas opposé au gouvernement sri-lankais. Dans son témoignage, le demandeur a expliqué que, depuis la fin de la guerre, l’EPDP et le groupe Karuna [traduction] « kidnappent les gens contre rançon, et s’intéressent surtout à exiger qu’on leur remette de l’argent et à obtenir l’argent des autres » (DCT, à la page 630). Le demandeur convient également que les personnes qui l’ont enlevé savaient qu’il n’entretenait aucun lien avec les TLET (DCT, à la page 639) :

[traduction] Je crois que même avant qu’ils ne m’arrêtent, ils savaient que je n’entretenais aucun lien avec les TLET, mais, pour exiger de l’argent de moi, ils m’ont arrêté, puis d’autres personnes ont aussi vécu la même situation.

[46]           Le demandeur a déclaré qu’il savait que d’autres personnes avaient fait face au même problème et que ces personnes correspondaient à son profil, à savoir un jeune homme tamoul originaire de Jaffna.

[47]           La preuve du demandeur reposait sur le fait qu’il faisait partie d’un groupe ciblé (jeunes hommes tamouls originaires de Jaffna), même s’il n’avait aucun véritable lien avec les TLET, et qu’il se savait victime d’extorsion de fonds. Ce ciblage était fondé sur la race et les considérations ethniques, car les extorqueurs utilisaient la crainte que le fait de dénoncer aux forces gouvernementales ces hommes particulièrement jeunes comme étant membres des TLET entraînait la persécution et l’exposition au risque entre les mains des forces du gouvernement. Il existe une certaine preuve émanant du rapport du Département d’État américain (Rapport du Département) selon laquelle [traduction] « tout au long de l’année, des signalements ont continué à faire état d’enrôlements dans le nord. Dans tout le pays, et plus particulièrement dans le nord et dans l’est, les Tamouls ont signalé que les jeunes hommes et les hommes d’âge moyen tamouls étaient fréquemment harcelés par les forces de sécurité et les groupes paramilitaires » (DCT, à la page 146).

[48]           Le demandeur a également déclaré que le groupe Karuna [traduction« était devenu un groupe puissant dirigé par un ministre du gouvernement actuel, tout comme l’EPDP après la fin de la guerre [.] L’EPDP est aussi devenu un puissant partisan du gouvernement, dans le nord. C’est pourquoi j’ai été aux prises avec des problèmes avec ces deux groupes » (DCT, à la page 631). Je ne vois rien dans le cartable national de documentation qui réfute les liens entre ces groupes et le gouvernement.

[49]           La Commission a donc reconnu que le demandeur avait été détenu et menacé à trois occasions distinctes par des groupes liés au gouvernement sri-lankais. En fait, la troisième fois, la preuve montre clairement que le demandeur a été sévèrement battu. (DCT, aux pages 633 et 634) :

[traduction]

Ils m’ont agressé, puis m’ont donné des coups de pied et m’ont encore agressé sans pitié. Ils m’ont ensuite dit après m’avoir agressé « nous avons tous les renseignements vous concernant » et m’ont dit que j’étais arrivé à Colombo de Jaffna pour aider les TLET de Colombo. J’ai répondu non, et ils m’ont demandé si j’avais été arrêté à Jaffna.

J’ai dit que j’avais été arrêté. Par la suite, j’ai présumé que l’EPDP leur avait probablement donné des renseignements à mon sujet. Ils ont dit qu’ils connaissaient tous les détails me concernant, et ils m’ont même dit que mes frères se trouvaient dans un pays étranger. Puis, ils ont exigé que je leur verse 40 lacks dans un délai d’un mois.

« Si vous ne le faites pas, vous … et nous dirons à l’armée que vous êtes un partisan des TLET », puis ils ont dit que si j’étais remis à l’armée, ils me tortureraient et maintiendraient ma détention.

[50]            Le demandeur a ajouté (DCT, à la page 634) :

[traduction]

Ils m’ont libéré sous conditions. Ils m’ont dit qu’ils m’accordaient un délai d’un mois et que « vous devez rapporter ce montant d’argent de vos frères, et si vous ne le faites pas, nous vous arrêterons encore, et cette fois, nous ne vous libérerons pas ».

J’ai dit qu’il serait très difficile pour moi de rapporter de l’argent, ce montant d’argent, mais ils ont dit « non, non, […] vous devez trouver ce montant d’argent, de vos frères ou de quelqu’un d’autre, et si vous ne le faites pas, nous vous arrêterons et vous remettrons à l’armée en leur mentionnant que vous êtes un membre des TLET ». 

[51]           Je suis d’avis qu’il ressort clairement de la preuve que :

a)      Le demandeur a été arrêté à trois occasions distinctes;

b)      Afin de lui extorquer de l’argent, les extorqueurs l’ont accusé d’être en lien avec les TLET et l’ont menacé de le dénoncer au gouvernement en tant que partisan des TLET s’il ne respectait pas leurs exigences;

c)      Les groupes qui ont extorqué de l’argent au demandeur (l’EPDP et le groupe Karuna) sont connus pour avoir des liens avec le gouvernement;

d)     Les jeunes hommes et les hommes d’âge moyen tamouls originaires du nord sont ciblés de cette manière;

e)      À au moins une occasion (l’enlèvement par le groupe Karuna), le demandeur a été menacé et impitoyablement battu.

[52]           La Commission a conclu que « le demandeur d’asile était victime d’extorsion » (DCT, aux pages 7 et 8) :

 [23]     Le demandeur d’asile a dit lors de son témoignage n’avoir jamais été membre des TLET ni ne les avoir appuyés. Ayant examiné l’ensemble des éléments de preuve présentés, le tribunal estime que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile pourrait être victime d’extorsion aux mains de l’EPDP ou du groupe Karuna. Les éléments de preuve documentaire laisseraient entendre que les extorsions commises après la guerre ne sont plus liées à la guerre, mais sont liées au fait que les groupes paramilitaires cherchent à s’enrichir.

[24]      À cet égard, le tribunal s’inspire d’affaires instruites par la Cour fédérale où il a été statué que les victimes d’actes criminels, de corruption ou de vendettas ne réussissent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs énoncés dans la définition de réfugié au sens de la Convention. Les décisions rendues par la Commission ont été confirmées lorsque cette dernière a conclu à l’absence de lien dans les cas où le demandeur d’asile avait été la cible d’une vendetta personnelle ou la victime d’un crime. En l’espèce, la crainte du demandeur d’asile n’est pas liée à la race, à l’appartenance ethnique, à la religion, à des opinions politiques ou à tout autre motif énoncé dans la Convention. Le tribunal estime que le demandeur d’asile craint d’être une victime de la criminalité à l’avenir, ce qui n’établit pas un lien avec l’un des motifs énoncés dans la Convention pour le demandeur d’asile.

[Renvois omis.]

[53]           À mon avis, ce qui manque à l’analyse est l’examen de la preuve présentée par le demandeur et le Rapport du Département selon lequel les jeunes hommes tamouls originaires du nord sont ciblés de cette façon. La Commission n’a pas traité des autres groupes ou races ciblés de cette façon, et il est clair que l’EPDP et le groupe Karuna ciblent particulièrement les jeunes hommes tamouls, car ils peuvent les menacer de les dénoncer au gouvernement comme étant des partisans des TLET.

[54]           Cette façon de faire ne me semble pas être de l’extorsion sans ciblage racial, ou un risque auquel d’autres personnes sont généralement exposées au Sri Lanka.

[55]           Il est fort possible que la persécution découle de motifs mixtes. Voir, par exemple, le résumé de la jurisprudence du juge Noël dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c B344, 2013 CF 447 :

[36]      Le demandeur soutient de plus que la conclusion de la SPR selon laquelle l’origine tamoule du défendeur, de concert avec d’autres facteurs, était suffisante pour créer un lien valable avec un motif prévu par la Convention suivant l’article 96 de la LIPR, est déraisonnable. Selon lui, il ne s’agit pas d’une conclusion tirée en fonction de motifs mixtes fondés sur l’origine ethnique, mais plutôt une conclusion erronée selon laquelle les passagers du MS Sun Sea ont un lien avec un motif prévu par la Convention. Le demandeur soutient de plus que la conclusion de la SPR selon laquelle l’origine tamoule du défendeur, de concert avec d’autres facteurs, était suffisante pour créer un lien valable avec un motif prévu par la Convention suivant l’article 96 de la LIPR, est déraisonnable. Selon lui, il ne s’agit pas d’une conclusion tirée en fonction de motifs mixtes fondés sur l’origine ethnique, mais plutôt une conclusion erronée selon laquelle les passagers du MS Sun Sea ont un lien avec un motif prévu par la Convention. Le demandeur soutient que pour réussir à établir des motifs mixtes de persécution, un des motifs doit être lié avec un motif prévu par la Convention. Selon le demandeur, puisque la commissaire n’a pas établi de lien entre l’origine tamoule comme telle et un motif prévu par la Convention, il n’est pas possible d’établir un lien en vertu de l’article 96 de la LIPR.

[37]      Je ne souscris pas à une interprétation aussi limitée de la doctrine des motifs mixtes qui va à l’encontre de l’esprit de la Convention. L’article 96 de la LIPR ne vise qu’un seul objectif qui consiste à empêcher quiconque d’être persécuté dans les situations où un lien existe avec un motif prévu par la Convention. Si l’un des motifs de l’agent de persécution est la race, mais uniquement en combinaison avec un autre facteur, comment une telle situation ne pourrait-elle pas permettre de répondre aux exigences de l’article 96 de la LIPR? Après tout, l’article 96 de la LIPR, tel que rédigé, ne doit pas recevoir une interprétation restrictive et étroite : comme je l’ai souligné, il porte sur la crainte d’être persécuté et la protection de quiconque fait l’objet de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. De plus, l’alinéa 3(2)d) de la LIPR indique clairement que l’un des principaux objets du système d’octroi de l’asile au Canada est « d’offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur appartenance à un groupe social en particulier, ainsi qu’à ceux qui risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités ». L’article 96 de la LIPR doit être interprété à la lumière de cet objectif.

[38]      L’approche fondée sur les motifs mixtes pour tirer une conclusion liée à l’article 96 de la LIPR n’est pas nouvelle. Depuis plus de 20 ans, la Cour d’appel fédérale reconnaît la validité de ce genre d’analyse. En effet, tant dans l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 11 Imm LR (2d) 165, 73 DLR (4th) 551 (CAF), aux paragraphes 17 à 19, motifs du juge Décary, que dans l’arrêt Veeravagu, précité, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la race pouvait être un « facteur de causalité » lorsqu’une personne est exposée à un risque de persécution de la part d’agents de l’État et que ce facteur de causalité, pris en compte avec d’autres motifs, peut établir une possibilité sérieuse de persécution :

Selon nous, il est des plus évidents que lorsqu’une personne fait face à des risques « réels et accablants », y compris un risque d’« actes fort violents », de la part de groupes parrainés par l’État (l’IPKF), parce que cette personne fait partie d’un groupe dont la race est la caractéristique déterminante (les jeunes Tamuls de sexe masculin), il est tout simplement impossible de dire qu’une telle personne n’éprouve pas une crainte objective d’être persécutée du fait de sa race.

(Voir Veeravagu, précité, à la page 2.)

La question n’est pas de savoir si la persécution peut être liée à un motif prévu par la Convention, mais plutôt de savoir si un motif comme la race peut être un facteur contributif ou un facteur de causalité.

[39]      La notion des motifs mixtes dans le contexte des demandes d’asile a tout d’abord été reconnue dans l’arrêt Zhu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF 80, 1994 CarswellNat 1600 (CAF), au paragraphe 2, motifs du juge MacGuigan, lorsque la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit : « Les gens agissent fréquemment pour diverses raisons, et il suffit qu’un des motifs soit de nature politique pour conclure à l’existence d’une motivation politique ».

[40]      Depuis cet arrêt, la Cour a appliqué l’approche fondée sur les motifs mixtes à plusieurs décisions rendues suivant l’article 96 de la LIPR. À titre d’exemple, une conclusion de motifs mixtes fondés sur la race et l’âge comme facteurs contributifs a été reconnue comme un fondement valable pour un motif prévu à la Convention dans Jeyaseelan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 356, 218 FTR 221, au paragraphe 8, motifs du juge McKeown. En outre, les motifs mixtes ont aussi été associés à la manière dont les agents de l’État perçoivent les situations et à leurs motifs lorsqu’ils évaluent de telles situations. Dans une décision de 2003, la Cour a indiqué que le fait que « des opinions politiques avaient été ou auraient pu être imputées par l’autorité gouvernementale au demandeur » pouvait constituer le fondement d’une conclusion de motifs mixtes (voir Sopiqoti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 95, 34 Imm LR (3d) 126, au paragraphe 14, motifs du juge Martineau). Dans une autre décision, la Cour a souligné que si l’un des motifs pouvait être lié à un motif prévu par la Convention, un lien peut être établi (voir Katwaru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 612, 62 Imm LR (3d) 140, au paragraphe 12, motifs du juge Teitelbaum).

[41]      Plus récemment, la Cour a examiné la question des motifs mixtes lorsqu’elle a reconnu qu’une motivation pouvait ne pas être considérée comme étant « uniquement » économique, si la preuve indique qu’elle comportait une composante raciale. Il est donc possible de conclure à l’existence de motifs mixtes si l’un des motifs est lié à un motif prévu par la Convention (voir Gonsalves c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 648, 2 Imm LR (4th) 113 au paragraphe 29, motifs du juge Zinn).

[42]      L’avocate du demandeur s’appuie sur Huntley, précité, pour soutenir que les actes à caractère raciste constituent de la persécution uniquement si, pris isolément, ils sont suffisants pour établir un motif prévu par la Convention. En toute déférence, je n’interprète pas la décision de cette façon. À mon avis, la Cour a estimé que si, compte tenu de la preuve, on avait conclu que ce qu’avait subi le demandeur comportait une composante raciale, une conclusion de « motivation mixte [était] possible », mais cela n’était pas le cas.

[…]Je suis d’accord avec l’avocat du défendeur qu’une telle motivation mixte est possible. Ce qui manque en l’espèce, selon moi, c’est une preuve objective que les agressions commises avaient pour but, en partie du moins, de persécuter le défendeur parce qu’il était blanc. […]

(Voir Huntley, précité, au paragraphe 129.)

[43]      Par conséquent, la question visait le caractère suffisant de la preuve concernant la motivation raciale. Si la composante raciale de l’agression avait été démontrée, il aurait été alors possible d’établir des motifs mixtes chez l’agresseur et la race aurait pu être déclarée un facteur qui avait contribué à la motivation principale qui consistait à voler le demandeur.

[56]           Je suis d’avis que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a omis de tenir compte que l’extorsion, en l’espèce, comportait un aspect raciste distinct. La Commission s’est appuyée sur la jurisprudence de la Cour fédérale pour conclure que « les victimes d’actes criminels, de corruption ou de vendettas ne réussissent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs énoncés dans la définition de réfugié au sens de la Convention » et que « [l]es décisions rendues par la Commission ont été confirmées lorsque cette dernière a conclu à l’absence de lien dans les cas où le demandeur d’asile avait été la cible d’une vendetta personnelle ou la victime d’un crime » (DCT, à la page 8, citant Leon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1253 (CF 1re inst.) [Leon]; Marincas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1254 (CF 1re inst.) [Marincas]; Bacchus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 821 [Bacchus]). Chacune de ces affaires se distingue de la présente instance en raison de l’absence de preuve de l’existence d’un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention (Leon, précité, au paragraphe 13; Marincas, précité, au paragraphe 3; Bacchus, précité, au paragraphe 11).

[57]           En outre, certains des problèmes soulignés par le juge Rennie dans la décision Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, sont aussi présents en l’espèce :

[25]      Enfin, en ce qui concerne la question des risques généralisés, la Commission a accordé très peu d’importance au fait que l’EPDP est étroitement associé au gouvernement et qu’il est en fait dirigé par un ministre du gouvernement. L’existence de ce lien peut indiquer que l’État accepte ou encourage la pratique de la torture. La Commission doit donc prendre en compte l’article 97(1)a) de la LIPR. Il ne suffit pas d’invoquer certains exemples de bandes criminelles qui existent dans d’autres pays. De plus, le demandeur ne craint pas seulement l’extorsion; il prétend en outre que, étant donné qu’il est d’origine tamoule, l’EPDP et le groupe Karuna pourraient à tort dire aux autorités sri-lankaises qu’il est un partisan des TLET.

[58]           Je ne vois pas comment la Commission a pu conclure qu’il s’agit d’un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes au Sri Lanka. La preuve dont disposait la Commission révèle que l’EPDP et le groupe Karuna ne ciblent pas le demandeur uniquement à des fins économiques. Ils ciblent plutôt les jeunes hommes tamouls originaires de Jaffna, parce qu’ils peuvent les menacer de les dénoncer dans le but d’appuyer leurs demandes d’extorsion. Seuls les jeunes hommes tamouls peuvent être exposés à ce risque particulier, à savoir l’extorsion de concert avec les menaces de dénonciation en tant que partisan des TLET. La Commission doit alors être en mesure d’expliquer pourquoi un groupe ciblé, du moins en partie, du fait de sa race, peut se prévaloir de l’exception prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[59]           Je crois que ce fait, à lui seul, exige que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen. Le demandeur a soulevé plusieurs autres questions, mais je ne crois pas devoir examiner chacune d’entre elles. La Commission tire une conclusion fondamentale selon laquelle le demandeur ne correspond pas au profil d’une personne exposée à un risque de la part du gouvernement sri‑lankais, advenant son retour. Toutefois, je constate l’absence d’une discussion et d’un examen exhaustifs sur le fait que le demandeur est une personne qui a été détenue à trois reprises et accusée d’entretenir des liens avec les TLET, et que le groupe Karuna a détenue, battue, et menacée de dénonciation au gouvernement comme étant un partisan des TLET s’il ne versait pas les sommes exigées (ce qu’il n’a pas fait) (DCT, à la page 634) :

[traduction]

« Si vous ne le faites pas, vous … et nous dirons à l’armée que vous êtes un partisan des TLET », puis ils ont dit que si j’étais remis à l’armée, ils me tortureraient et maintiendraient ma détention.

[60]           Il n’y a rien dans la preuve qui laisse entendre que ce genre de choses ne se produit pas. La propre preuve de la Commission indique que sont exposées à un risque notamment « les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec les TLET ». Si le groupe Karuna exécute sa menace, le demandeur sera donc soupçonné d’entretenir ces liens.

[61]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et je suis du même avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un commissaire différent.

2.      Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4854-13

 

INTITULÉ :

THUSHEEPAN GUNARATNAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 décembre 2014

 

motifs du jugement ET JUGEMENT : 

Le juge RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

POUR LE DEMANDEUR

Julie Waldman

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman Professional Corporation

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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