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Date : 20150313


Dossier : IMM‑7821‑13

Référence : 2015 CF 318

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

OLVIN JESUS YANES TURCIOS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 14 novembre 2013, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera accueillie.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur, Olvin Jesus Yanes Turcios, qui est âgé de 25 ans, est un citoyen salvadorien. Il a allégué avoir été pris pour cible et menacé par les membres du Mara Salvatrucha (MS), un gang criminel au Salvador. Plus particulièrement, le demandeur a allégué que son frère avait été enlevé par le MS en juin 2010. Sa famille a signalé l’enlèvement à la police et elle a payé une rançon pour le faire libérer. Le demandeur et sa mère ont aidé la police à repérer l’un des ravisseurs, ce qui a permis l’arrestation et l’incarcération de certains d’entre eux. En raison de sa collaboration avec la police, le demandeur a reçu des menaces du MS en août 2010.

[3]                        En mars 2011, le frère et la mère du demandeur devaient témoigner relativement à cette affaire. Or, la veille de l’audience, le procureur a communiqué avec eux pour leur dire de ne pas témoigner, car leur vie était en danger, et pour les informer qu’il ne pourrait pas les protéger s’ils décidaient de le faire.

[4]                        En juin 2011, le dernier ravisseur incarcéré a été remis en liberté. Plus tard ce mois‑là, le frère du demandeur a disparu et on n’a plus eu de nouvelles de lui depuis. Le demandeur croit que son frère a été tué par le MS.

[5]                        Dans les mois qui ont suivi la mise en liberté du dernier ravisseur, la famille du demandeur a continué de recevoir des menaces parce qu’elle avait aidé la police. Le demandeur craignait pour sa vie et il a fui le Salvador le 2 février 2012. Il a demandé l’asile au point d’entrée au Canada le 29 mars 2012.

[6]                        Le 14 novembre 2013, la Commission a rejeté la demande d’asile fondée sur l’article 96, parce qu’il n’y avait aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention. Elle a aussi rejeté la demande d’asile fondée sur l’article 97, au motif que le demandeur n’était pas crédible.

III.             Les questions en litige

[7]                        Le demandeur soutient que la présente instance soulève deux questions en litige, à savoir (1) si la Commission a commis une erreur dans les inférences qu’elle a tirées relativement à la crédibilité et (2) si le traitement de la preuve documentaire par la Commission était abusif. Le défendeur soutient que la seule question à trancher est celle de savoir si les conclusions relatives à la crédibilité étaient raisonnables. Je suis d’avis que la présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                  Les inférences défavorables que la Commission a tirées relativement à la crédibilité étaient‑elles raisonnables?

2.                  Le traitement de la preuve documentaire par la Commission était‑il raisonnable?

I.                   La décision

[8]                        La Commission a d’abord conclu que, comme le demandeur d’asile avait été victime d’un crime, il n’y avait aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention qui permettraient de lui reconnaître la qualité de réfugié. La Commission a expliqué que, en l’espèce, le demandeur craignait que le MS, un gang criminel, commette des actes criminels contre lui. La crainte du demandeur n’avait pas de lien avec la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques, mais elle avait un lien avec le fait qu’il avait été victime d’un crime. Comme il n’y avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention, sa demande d’asile fondée sur l’article 96 a été rejetée.

[9]                        La Commission a ensuite fait une analyse distincte fondée sur l’article 97 de la LIPR. Toutefois, elle a conclu que le demandeur n’était pas crédible, et sa demande d’asile fondée sur l’article 97 a également été rejetée.

[10]                    En parvenant à cette conclusion, la Commission a expliqué que le demandeur s’était contredit dans son témoignage quant à savoir si son frère connaissait ses ravisseurs. Le demandeur a affirmé que son frère était sorti avec son présumé ravisseur le jour précédant son enlèvement. Toutefois, plus tôt, la Commission lui avait demandé si son frère connaissait les auteurs de son enlèvement, et le demandeur avait répondu non. Lorsque cette contradiction a été signalée au demandeur, il a expliqué qu’il n’avait pas bien compris; il avait cru qu’on lui avait demandé si son frère connaissait [traduction] « tous ses ravisseurs ».

[11]                    La Commission a également souligné que le demandeur s’était contredit dans son témoignage quant à la nuit où était disparu son frère. Il a affirmé que, la nuit de sa disparition, son frère devait dormir chez un voisin. Toutefois, plus tôt lors de son témoignage, la Commission lui avait demandé si tous les membres de la famille étaient restés ensemble chez le voisin, et il avait répondu que oui. Lorsque cette contradiction lui a été signalée, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas bien compris la question; il avait cru qu’on lui avait demandé s’ [traduction] « [ils avaient] tous quitté [leur] maison ensemble ».

[12]                    La Commission a tiré une inférence défavorable du fait que le demandeur ne pouvait se souvenir de la date de la disparition de son frère. Elle a souligné qu’elle avait pris connaissance d’un rapport médical qui expliquait que le demandeur pourrait éprouver de la difficulté à témoigner à l’audience devant la Commission, car son anxiété était susceptible de s’intensifier et qu’elle l’empêcherait de bien se concentrer et de tirer l’information de sa mémoire efficacement. Elle a toutefois soutenu que le demandeur avait été en mesure de fournir un témoignage détaillé quant au reste de sa version des faits et, par conséquent, elle a tiré l’inférence négative.

[13]                    La Commission a également tiré une inférence défavorable du fait que le demandeur avait omis trois renseignements dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) : (1) l’allégation selon laquelle un voisin avait vu l’un des ravisseurs qui cherchait le demandeur et son frère en août 2011; (2) les circonstances concernant la journée de la disparition de son frère (par exemple, le fait que son frère avait dormi ailleurs, le fait que sa famille avait cru qu’il avait dormi chez le voisin et le fait que ce n’est que le lendemain matin qu’ils se sont rendu compte qu’il ne s’y était pas rendu et qu’il était donc disparu; (3) le fait que le demandeur n’avait pas inscrit dans son exposé circonstancié que des membres du gang l’avaient cherché en avril ou mai 2013.

[14]                    Enfin, la Commission a conclu que les documents corroborants fournis par le demandeur n’étaient pas crédibles, parce que certains renseignements y avaient été caviardés. Elle a également décidé que, bien que la sœur du demandeur ait témoigné à l’audience, son témoignage revêtait peu d’importance, puisqu’elle n’était pas au Salvador lorsque les incidents se sont produits et que son témoignage comportait des contradictions.

II.                Analyse

A.                La norme de contrôle applicable

[15]                    Les questions relatives à la crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Lors du contrôle de la décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47. À mon avis, les motifs de la Commission en l’espèce ne satisfont pas aux critères de l’arrêt Dunsmuir.

B.                 Les inférences défavorables de la Commission concernant la crédibilité étaient déraisonnables

[16]                    En l’espèce, la Commission a commis deux erreurs fondamentales. Premièrement, les inférences qu’elle a tirées concernant la crédibilité du demandeur étaient déraisonnables. Deuxièmement, elle a rejeté sommairement tous les documents corroborants, simplement parce que des pseudonymes avaient été employés, même si les deux exposés circonstanciés présentés étaient par ailleurs cohérents.

[17]                    Premièrement, les inférences en matière de crédibilité, même s’il convient de faire preuve de retenue à leur égard, ne sont pas à l’abri d’un contrôle judiciaire. L’intervention de la Cour peut être justifiée si la Commission a mal interprété la preuve : Madelat c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 49, au paragraphe 1 (CA); Isangulov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1197, au paragraphe 13.

[18]                    En l’espèce, la Commission s’est appuyée sur six « incohérences » ou « omissions » pour parvenir à la conclusion selon laquelle le demandeur, dans l’ensemble, n’était pas crédible. Toutefois, les inférences étaient dénuées d’importance, car des explications avaient été fournies dans la preuve du demandeur, et ne constituaient pas un fondement suffisant pour attaquer la crédibilité du demandeur dans son ensemble : Alekozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 158.

[19]                    Par exemple, la Commission s’est fondée sur deux contradictions dans la preuve du demandeur pour tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité. La Commission a d’abord jugé que le demandeur s’était contredit sur la question de savoir si son frère connaissait ses ravisseurs. Au début de son témoignage, la Commission lui avait demandé si son frère connaissait ses « ravisseurs ». Le demandeur avait répondu qu’il ne les connaissait pas. Toutefois, plus tard, le demandeur a confirmé que son frère connaissait l’un des trois ravisseurs. La Commission a refusé d’accepter l’explication du demandeur relativement à cette contradiction, à savoir qu’il avait mal compris la question et qu’il avait cru qu’on lui avait demandé si son frère connaissait tous les ravisseurs. L’inférence défavorable que la Commission a tirée à cet égard était déraisonnable, compte tenu de la formulation au pluriel employée pour la question. Le témoignage livré par l’intermédiaire d’un interprète est propice à ce que des malentendus surviennent entre personnes de bonne foi : Owusu‑Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 442 (CAF).

[20]                    La Commission a ensuite relevé une contradiction concernant la nuit de la disparition du frère du demandeur. Au début du témoignage, le demandeur a affirmé que les membres de sa famille avaient [traduction« passé la nuit chez le voisin ou chez [leur] grand‑mère qui demeurait proche ». Plus tard dans son témoignage, le demandeur a affirmé que son frère avait dormi ailleurs la nuit avant sa disparition. La Commission était d’avis que ces réponses ne concordaient pas et elle a interrogé le demandeur sur cette incohérence. Il a expliqué qu’il avait compris qu’on lui avait d’abord demandé [traduction« si les membres de la famille avaient tous quitté la maison ensemble ». Toutefois, la Commission a là encore rejeté l’explication du demandeur, en faisant remarquer qu’il avait été avisé que, s’il ne comprenait pas les questions, il devait le dire pour qu’on les lui reformule. Cette réponse ne constituait pas une réponse valable à l’explication du demandeur. Il n’a pas dit qu’il ne « comprenait » pas la question, auquel cas il aurait été logique de demander que la question soit reformulée, mais il a plutôt expliqué qu’il croyait qu’on lui avait posé une question différente. Autrement dit, il a mal compris la question qu’on lui posait.

[21]                    Dans la même veine, le demandeur ne pouvait se remémorer si son frère avait disparu le 5 ou le 6 juillet. Cet écart d’un jour est compatible avec un souvenir sincère ou erroné : Alekozai, au paragraphe 8. Le demandeur a expliqué pourquoi il n’arrivait pas à se souvenir de la date exacte : comme aucun document n’avait été préparé par le tribunal ou la police pour confirmer la date de la disparition, il ne pouvait en être certain. La Commission a rejeté cette explication, en concluant essentiellement qu’elle n’était pas vraisemblable. Les inférences relatives à la crédibilité qui reposent sur des conclusions relatives à l’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus évidents, si les faits débordent le cadre de ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre : Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au paragraphe 10. À mon avis, la présente affaire ne fait pas partie des « cas les plus évidents ».

[22]                    Les inférences défavorables concernant la crédibilité du demandeur attribuables à son défaut d’inscrire des détails précis dans son FRP étaient également déraisonnables. Premièrement, le demandeur a fourni un rapport médical préparé par un psychologue qui indiquait que l’évaluation clinique permettait de conclure que le demandeur souffrait de légère dépression et d’anxiété grave et qu’il avait reçu un diagnostic certifié d’état de stress post‑traumatique (ESPT). Selon le rapport médical, son état a fait en sorte que le demandeur était [traduction] « bref » et [traduction] « anxieux » lorsqu’il a livré sa version des faits. La Commission n’a pas apprécié la version écrite du récit des faits du demandeur dans le contexte de ce rapport médical. Deuxièmement, le demandeur peut ajouter des détails, lorsqu’il témoigne, pour expliquer les circonstances d’un incident : Selvakumaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 623 (1re inst.).

C.                Le traitement de la preuve documentaire par la Commission était abusif

[23]                    Le motif suivant pour lequel la demande sera accueillie concerne le traitement de la preuve documentaire par la Commission. Elle a fait fi de trois éléments distincts de la preuve documentaire pour des différentes raisons : (1) de nombreux rapports de police, en raison de l’utilisation de pseudonymes; (2) un article de journal, parce que le frère du demandeur n’y était pas nommé, même si les supposés ravisseurs l’étaient; (3) un document émanant du bureau du procureur général de la République d’El Salvador, qui confirmait qu’un dossier était ouvert pour le crime d’enlèvement du frère du demandeur, sans établir les éléments importants de la demande d’asile du demandeur.

[24]                    Toutefois, la Commission n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve. Si elle avait examiné les documents ensemble, les renseignements caviardés auraient été corroborés, et ce, à l’égard de toute la preuve.

[25]                    En résumé, la Commission a effectué un examen microscopique de la preuve du demandeur, sans tenir compte du fait que le demandeur témoignait par l’intermédiaire d’un interprète, et elle n’a accordé aucune importance aux documents corroborants, ce qui était déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7821‑13

INTITULÉ :

OLVIN JESUS YANES TURCIOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MARS 2015

COMPARUTIONS :

David Orman

pour le demandeur

Nicole Paduraru

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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