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Date : 20150309


Dossier : IMM-7468-13

Référence : 2015 CF 299

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

VIACHESLAV NEZHALSKYI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Viacheslav Nezhalskyi (le demandeur) a présenté, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a tranché qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention, selon la définition donnée à l’article 96 de la LIPR, ni une personne à protéger, selon la définition donnée au paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs suivants, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur qui est âgé de 24 ans est un citoyen de l’Ukraine. Il demande l’asile en invoquant comme motif son orientation sexuelle. Sa demande d’asile repose sur les prétentions décrites ci‑dessous.

[4]               Le demandeur se considère comme un homosexuel depuis l’âge de 13 ans. Il a eu sa première relation homosexuelle à l’âge de 20 ans pendant qu’il était aux États‑Unis; il avait obtenu un visa pour l’été 2010 dans le cadre d’un programme vacances‑travail. Le demandeur est ensuite retourné en Ukraine pour aller à l’université, où il a caché son orientation sexuelle jusqu’à ce qu’un collègue de classe le surprenne en train de lire sur Facebook un message romantique de son amoureux américain. Son collègue de classe l’a menacé en lui disant qu’il [traduction] « ne le manquerait pas ».

[5]               Le demandeur affirme que cet incident a eu pour effet de dévoiler son homosexualité et qu’il a été pris pour cible par son collègue de classe et par les amis de ce dernier. À trois reprises, il a été confronté ou agressé par des collègues de classe. La première fois, en novembre 2010, le demandeur a été poussé par son collègue de classe et les amis de ce dernier, et ses objets personnels ont été endommagés. Le demandeur a porté plainte auprès du doyen de l’université, qui lui a répondu qu’il parlerait aux autres étudiants. En janvier 2011, le demandeur a été agressé par trois autres étudiants et il a dû être transporté à l’hôpital. Il a fait une déclaration à la police, mais il n’a reçu aucune aide. En août 2011, le demandeur a été menacé à la pointe d’un couteau et battu par un groupe d’individus. Il a perdu connaissance et il s’est réveillé à l’hôpital. Il a de nouveau porté plainte à la police, mais il n’a reçu aucune aide.

[6]               Suivant la recommandation d’un agent d’immigration, le demandeur a fait une demande pour étudier l’anglais dans une école de langues à Toronto. Le demandeur a reçu une lettre d’acceptation le 18 août 2011 et son visa d’étudiant le 19 octobre 2011. Il a quitté l’Ukraine et il est arrivé au Canada le 6 novembre 2011. Il a demandé l’asile le 19 décembre 2011.

III.             La décision de la Commission

[7]               La Commission était d’avis que le demandeur n’était pas crédible. Elle a établi sa conclusion de la manière suivante :

a)      Elle a tiré une inférence défavorable concernant la crainte subjective du demandeur, parce qu’il n’avait pas demandé l’asile à la première occasion, soit lorsqu’il était aux États‑Unis à l’été 2010, et qu’il était ensuite retourné en Ukraine. Elle a rejeté l’explication donnée par le demandeur pour justifier pourquoi il n’avait pas demandé le statut de réfugié à ce moment‑là : il était très jeune, il ignorait qu’il pouvait demander le statut de réfugié aux États‑Unis et il ne craignait pas pour sa vie, parce qu’il n’avait pas encore été agressé ni battu en Ukraine. Elle a fait remarquer que, compte tenu de ses études universitaires, le demandeur ne manquait pas de sagacité.

b)      Elle a tiré une inférence défavorable du fait que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer ses relations avec deux de ses anciens partenaires – son copain des États-Unis et le copain qu’il avait fréquenté à son retour en Ukraine. Le demandeur avait produit une photo de chacun de ses partenaires et la Commission a jugé que celles-ci avaient une faible valeur probante.

c)      Elle a jugé que le témoignage du demandeur selon lequel sa relation avec un ancien amoureux canadien s’était terminée par une violente dispute avait été contredit par la version des faits de ce dernier, qui avait uniquement fait mention de problèmes domestiques et qui avait confirmé qu’ils étaient restés amis. De plus, elle a tiré une inférence défavorable du fait que son amoureux canadien, qui réside à Toronto, n’avait pas témoigné à l’audience.

d)     Enfin, elle était d’avis que le fait que le demandeur, après la deuxième agression, avait tardé à quitter l’Ukraine jetait un doute sur sa crainte subjective.

[8]               La Commission a jugé qu’elle n’était pas persuadée, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur était vraiment homosexuel. Comme le demandeur n’a pas allégué d’autres motifs de persécution, la Commission a décidé qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

IV.             La norme de contrôle applicable

[9]               Les décisions se rapportant à la crédibilité sont susceptibles de contrôle suivant la norme de la raisonnabilité : Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 58; Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, [2012] ACF no 369, au paragraphe 22.

[10]           Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible et qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

V.                Analyse

[11]           À mon avis, la Commission a tiré plusieurs conclusions déraisonnables concernant la crédibilité, lesquelles n’étaient pas corroborées par les éléments au dossier.

[12]           Premièrement, la Commission a commis une erreur en concluant que le défaut de demander l’asile aux États‑Unis à l’été 2010 indiquait l’absence de crainte subjective. La Cour a établi que la présentation tardive d’une demande d’asile constitue un élément pertinent que la Commission peut prendre en considération dans son appréciation de la crédibilité et de la crainte subjective du demandeur (Ortiz Garzon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 299, au paragraphe 30, et Goltsberg c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 886, au paragraphe 28). Toutefois, en l’espèce, il n’était déraisonnable de la part de la Commission de s’attendre à ce que le demandeur présente une demande d’asile aux États‑Unis. Le demandeur a expliqué, sous serment, qu’il était très jeune à l’époque (il avait 20 ans), qu’il ignorait qu’il pouvait revendiquer le statut de réfugié aux États‑Unis et qu’il ne craignait pas pour sa vie, parce qu’il n’avait pas encore été agressé ni battu en Ukraine. Il s’agissait d’une explication vraisemblable pour justifier le fait qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis, et la Commission n’a pas fourni de motifs raisonnables pour l’écarter.

[13]           Deuxièmement, la Commission a commis une erreur en tirant une inférence défavorable du manque d’éléments de preuve corroborant l’orientation sexuelle du demandeur. Il est bien établi en droit que le témoignage d’un demandeur d’asile est présumé vrai, à moins qu’il n’existe des raisons valables d’en douter : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA), au paragraphe 5. Comme le juge Mosley l’a affirmé dans la décision Sadeghi-Pari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 282, 37 Imm LR (3d) 150, au paragraphe 38, « l’absence de preuve corroborante de l’orientation sexuelle d’une personne ne suffit pas en soi, en l’absence de conclusions négatives et rationnelles quant à la crédibilité ou à la plausibilité, pour réfuter le principe énoncé dans Maldonado concernant la véracité ».

[14]           Qui plus est, comme le juge Russell l’a fait remarquer dans la décision Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42, « [l]es actes et les comportements permettant d’établir l’homosexualité d’un demandeur sont de nature intrinsèquement privée. Lorsqu’ils évaluent des demandes fondées sur l’orientation sexuelle, les agents doivent avoir à l’esprit les difficultés inhérentes de prouver qu’un demandeur s’est livré à des activités sexuelles particulières. »

[15]           En l’espèce, la Commission n’a pas avancé d’autres motifs lui permettant de douter de l’homosexualité du demandeur et elle n’a pas non plus fait état d’incompatibilités ou d’invraisemblances contenues dans les autres éléments de preuve présentés pour établir l’orientation sexuelle du demandeur. Ces autres éléments comprennent notamment plusieurs photos, des affidavits et des lettres de sa mère et de son ancien amoureux canadien.

[16]           Troisièmement, la Commission a commis une erreur en concluant que le témoignage du demandeur sur la manière dont avait pris fin sa relation avec son ancien amoureux canadien de Toronto était contredit dans une lettre de ce dernier. Selon la Commission, le demandeur a affirmé dans son témoignage que leur relation s’était terminée par suite d’une violente dispute, tandis que l’ancien amoureux a affirmé que leur rupture était attribuable à des « problèmes domestiques ». La lecture de la transcription permet de confirmer que rien ne corrobore la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur avait qualifié la rupture de « violente » et que rien non plus ne laisse croire que les deux versions des faits se contredisaient. La déclaration de l’ancien amoureux suivant laquelle leur relation s’était terminée en raison de « problèmes domestiques » est compatible avec le témoignage du demandeur selon lequel il avait commencé à se disputer souvent avec son conjoint et avait fini par en avoir assez de leurs désaccords.

[17]           Quatrièmement, il n’était pas loisible à la Commission de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité, parce que le demandeur n’avait pas fait comparaître son ancien amoureux canadien comme témoin. Comme la juge Tremblay-Lamer l’a fait remarquer dans la décision Naidu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 527, [2007] ACF no 719, au paragraphe 28, en citant les propos formulés par le juge Russell dans la décision Mui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2003] ACF no 1294, 2003 CF 1020, dans le contexte des demandes d’asile, « il faut présumer de la véracité des propos faits sous serment par un demandeur d’asile et la véracité des allégations du demandeur ne peut être réfutée au moyen de conclusions défavorables ».

VI.             Conclusion

[18]           Pour les motifs exposés précédemment, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et le dossier est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que le dossier est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7468-13

 

INTITULÉ :

VIACHESLAV NEZHALSKYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 FÉVRIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

James H. Lawson

 

POUR LE DEMANDEUR

VIACHESLAV NEZHALSKYI

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

James H. Lawson

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

VIACHESLAV NEZHALSKYI

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

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