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Date : 20150309


Dossier : IMM-4307-13

Référence : 2015 CF 292

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

SAYELLA SAKTHIVEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Mme Sakthivel (la demanderesse) a sollicité un visa de résidente permanente en qualité de réfugiée au sens de la Convention outre-frontières, mais sa demande a été rejetée par un agent d’immigration (l’agent) du haut-commissariat du Canada à Singapour. Elle présente maintenant une demande de contrôle judiciaire, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), et demande à la Cour l’annulation de la décision défavorable et le renvoi de l’affaire devant un autre agent, qui suivra les directives que la Cour estimera appropriées.

[2]               La demanderesse est tamoule, âgée de 36 ans et originaire de Jaffna, dans le nord du Sri Lanka; elle affirme craindre avec raison d’être persécutée au Sri Lanka. Elle est donc partie en Malaisie en avril 2008, où son statut est précaire, et où le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a jugé, en juillet 2010, qu’elle n’était pas une réfugiée au sens de la Convention. En Malaisie, elle était accompagnée à l’origine de ses parents et de sa sœur, mais ces derniers ont depuis lors immigré au Canada et en sont aujourd’hui des résidents permanents de ce pays. La demanderesse a aussi tenté d’immigrer au Canada en tant que travailleuse qualifiée, mais sa demande a été rejetée parce que ses compétences en langue anglaise étaient insuffisantes.

[3]               Toutefois, la demanderesse avait des amis et de la famille au Canada qui étaient disposés à la parrainer, et leur proposition à cet égard a été approuvée le 20 janvier 2010. Forte de ce soutien, le 12 mars 2010, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada. Bien qu’elle ait coché la case signalant que sa demande était présentée à titre de membre de la catégorie du regroupement familial, sa demande était accompagnée des formulaires utilisés pour présenter une demande à titre de réfugié à l’extérieur du Canada ou de personnes de pays d’accueil, et c’est sous cette forme que sa demande fut traitée. La demanderesse a enfin eu une entrevue le 27 février 2013.

II.                Décision faisant l’objet du contrôle

[4]               Dans une lettre datée du 29 mai 2013, l’agent a rejeté la demande de Mme Sakthivel. Après avoir relevé que la demande était assujettie aux articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), l’agent a ajouté que [traduction] « Je ne suis pas convaincu, tout bien pesé, que vous ayez démontré une crainte avec raison d’être persécutée, ou qu’une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne ont eu des conséquences graves et personnelles pour vous ».

[5]               Des motifs plus détaillés de la décision rendue par l’agent ont été consignés dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), le 28 mai 2013; l’agent y relevait que la demanderesse avait quitté le Sri Lanka à l’origine en raison de difficultés suscitées par le conflit armé entre le gouvernement et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Cette guerre étant terminée, l’agent n’estimait pas que la réticence persistante de la demanderesse à y retourner était un [traduction] « motif raisonnable de penser qu’elle craignait avec raison d’être persécutée ». Cela n’avait d’ailleurs jamais été le cas, selon l’agent, puisque les récits de la demanderesse relativement aux messages de menace qui lui étaient adressés, et aux bombardements auxquels elle avait assisté, ne s’élevaient pas à ce niveau, et sa crainte alléguée de persécution par le gouvernement était contredite par le fait qu’elle avait été travaillée pour le gouvernement pendant six mois.

[6]               En outre, l’agent a estimé que la ville de Colombo offrait une possibilité de refuge intérieur viable, puisque la demanderesse y a résidé de 1996 à 2008, elle y menait une vie indépendante la plupart du temps, et que rien ne portait à croire qu’elle ne pouvait pas le refaire. Bien que sa famille immédiate vive désormais au Canada, l’agent a fait observer qu’elle avait encore une tante au Sri Lanka qui pouvait l’aider à s’y établir à nouveau.

[7]               L’agent n’était pas non plus convaincu que la demanderesse appartenait à la catégorie de personnes de pays d’accueil visées à l’article 147 du Règlement; cet article régit uniquement les étrangers pour qui « une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles ». L’agent a réitéré que la guerre civile est terminée, et que même si le Sri Lanka connaît encore des violations des droits de la personne, il ne pensait pas que les éléments de preuve étaient suffisants pour établir soit que ces violations sont massives, soit qu’elles ont des conséquences graves pour la demanderesse.

[8]               Enfin, l’agent a examiné s’il convenait d’accorder la protection prescrite au paragraphe 108(4) de la Loi, qui s’applique lorsqu’il y a des « raisons impérieuses », tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, pour qu’un demandeur refuse de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté. L’agent a finalement conclu que les incidents décrits par la demanderesse ne répondaient pas à ce critère.

III.             Observations des parties

A.                Les arguments de la demanderesse

[9]               La demanderesse souligne que les notes du SMGC contiennent plusieurs références indirectes aux [traduction] « renseignements sur le pays d’origine » et à un document du HCR, qui ne font pas partie du dossier certifié du tribunal. Selon la demanderesse, l’absence de toute citation tirée de la documentation sur situation dans le pays à laquelle renvoie l’agent est un [traduction] « problème flagrant » et une erreur fatale. La demanderesse déclare que le processus décisionnel de l’agent doit être transparent.

[10]           De plus, la demanderesse soutient qu’il était injuste de ne pas lui divulguer ces renseignements (elle s’appuie sur les arrêts Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, [2004] 3 RCF 195 et Muliadi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 RCF 205, 66 NR 8 (CA)). La demanderesse fait valoir qu’elle était en droit de savoir ce qu’elle devait prouver. Bien qu’on ne sache pas au juste de quel pays traitaient les documents sur lesquels l’agent s’est fondé, la demanderesse déclare que les renseignements les plus récents du HCR établissent indubitablement que si elle était renvoyée au Sri Lanka, elle serait exposée au risque.

[11]           En outre, la demanderesse soutient que l’agent a mal formulé le critère de la crainte avec raison d’être persécuté quand il a exigé l’existence de [traduction] « motifs de penser qu’elle craignait avec raison d’être persécutée ». Cela constitue une norme plus exigeante que ce que la demanderesse devrait prouver (elle cite les paragraphes 114 à 117 de l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 (Mugesera)). Au contraire, la demanderesse fait valoir que « [l]e critère approprié est l’existence d’un risque raisonnable ou de motifs probables que le demandeur sera persécuté » (elle cite le paragraphe 10 de la décision Krishnapillai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 244, (Krishnapillai)).

[12]           La demanderesse prie la Cour de s’en tenir aux normes établies précédemment et déclare que les « motifs raisonnables » invoqués par l’agent ne figurent pas parmi les normes admises auxquelles il faudrait recourir pour évaluer sa crainte de persécution. La demanderesse estime que cet aspect de la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, puisqu’il incombait à l’agent de comprendre le critère adéquat et de l’établir.

[13]           La demanderesse soutient que les erreurs susmentionnées entachent aussi les conclusions de l’agent relatives à la catégorie de personnes de pays d’accueil visée à l’article 147 du Règlement, et à l’existence de motifs impérieux d’accorder le statut de réfugié pour des persécutions antérieures, conformément, au paragraphe 108(4) de la Loi.

[14]           La demanderesse se plaint aussi que l’agent a omis d’expliquer en quoi la réception de messages de menaces n’était pas une persécution, ou pourquoi le fait de travailler pour le gouvernement pendant six mois a miné sa demande.

[15]           En ce qui a trait à la possibilité de refuge intérieur (PRI), la demanderesse fait observer qu’il n’y a aucun indice quant au lieu où réside sa tante au Sri Lanka, et que, quoi qu’il en soit, les erreurs commises par l’agent dans l’évaluation de la crainte de persécution de la demanderesse minent la conclusion relative à l’existence d’une PRI. Selon la demanderesse, il n’est pas raisonnable de déclarer qu’il y a une PRI à Colombo simplement parce qu’elle a une tante qui vit quelque part au Sri Lanka.

B.                 Les arguments du défendeur

[16]           Le défendeur souligne que cette décision est celle d’un agent des visas, et non de la Section de la protection des réfugiés (SPR). Par conséquent, le niveau d’équité procédurale requis dans le contrôle judiciaire d’une telle décision est moins élevé. Le défendeur déclare que même si le niveau d’équité est quelque peu élevé en l’espèce, en raison des incidences de la décision sur la demanderesse, l’agent a évalué avec équité la demande de celle-ci. Le défendeur fait valoir que rien n’obligeait l’agent à divulguer le rapport du HCR, puisque la demanderesse a été informée des préoccupations existantes et a eu une possibilité suffisante d’y répondre.

[17]           Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle qui s’applique aux autres questions en l’espèce est celle de la décision raisonnable, c’est-à-dire que les motifs doivent seulement être transparents, justifiables et intelligibles (il cite le paragraphe 28 de la décision Nabizadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 365, 407 FTR 74 (Nabizadeh); le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir); le paragraphe 30 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 (Alberta Teachers)).

[18]           Le défendeur soutient que ces critères sont plus souples encore lorsqu’il s’agit d’évaluer les notes d’un agent. Selon le défendeur, il suffit que les motifs fassent état des conclusions factuelles de l’agent, des principaux éléments de preuve sur lesquels ces conclusions sont fondées, des principales questions en litige et du raisonnement suivi pour résoudre ces questions (il cite le paragraphe 49 de l’arrêt Dunsmuir; le paragraphe 11 de l’arrêt Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, 282 NR 394; le paragraphe 16 de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708; le paragraphe 22 de l’arrêt VIA Rail Canada Inc. c Office national des transports (2000), [2001] 2 RCF 25, 193 DLR (4th) 357). Le défendeur ajoute aussi que la Cour devrait s’efforcer de compléter les motifs avant de les contrecarrer.

[19]           En l’espèce, le défendeur soutient que la décision contient tous les éléments nécessaires. Il est évident que l’agent a accepté le récit de la demanderesse quant à de ce qu’elle a vécu, mais a simplement décidé que les menaces n’étaient pas sérieuses. Cela étant, le défendeur dit que la raison pour laquelle ce récit n’équivaut pas à de la persécution est assez évidente, car la persécution suppose une « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne » (il cite l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1, à la page 733). Plus précisément, le défendeur soutient que la demande n’était pas bien étayée, puisque le seul lien direct à la crainte de persécution de la demanderesse était l’enlèvement manqué de sa sœur et les messages de menaces subséquents. De plus, le défendeur fait remarquer qu’il n’y avait aucun élément qui touchait directement la demanderesse depuis des années.

[20]           Quant à la conclusion que l’emploi de la demanderesse au gouvernement minait sa demande, le défendeur déclare que ce point est mineur, et que quoi qu’il en soit, il était raisonnable que l’agent conclue qu’un tel emploi a nui à son allégation de persécution. Selon le défendeur, l’agent a fait preuve de bon sens pour arriver à cette conclusion. En effet, pourquoi un gouvernement qui l’avait embauchée se mettrait‑il ensuite à la persécuter?

[21]           Le défendeur défend aussi la décision de l’agent désignant Colombo comme une PRI. Le défendeur déclare que les motifs et les décisions de l’agent à cet égard étaient raisonnables. La demanderesse avait vécu à Colombo pendant 12 ans. Selon le défendeur, il n’y a aucun lien entre la déclaration faite par l’agent selon laquelle la tante de la demanderesse vivait au Sri Lanka et la conclusion que Colombo était une PRI, et ainsi, peu importe où elle vivait. Il n’était pas non plus important que la demanderesse ait été menacée à Colombo, puisque l’agent avait conclu que ces menaces ne s’élevaient pas au niveau de la persécution.

[22]           Le défendeur soutient que l’agent n’a pas erronément énoncé le critère. Lorsqu’il a fait référence à des « motifs raisonnables » de crainte d’être persécutée, le défendeur soutient que l’agent faisait référence non pas à la norme de preuve, mais au fardeau de la preuve. Selon lui, la norme d’une possibilité sérieuse de persécution est consacrée dans l’expression « crai[ndre] avec raison », et l’agent ne fait pas d’erreur en l’espèce lorsqu’il emploie le libellé même de la Loi pour exprimer la norme de preuve. Le défendeur ajoute que le mode d’application du critère est ce qui importe, et non pas la clarté de l’énoncé (il cite la décision Janagill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 587 (QL), (1re inst.), aux paragraphes 4 à 6).

[23]           Enfin, le défendeur affirme que les assertions de la demanderesse relatives à la catégorie de personnes de pays d’accueil prévue à l’article 147 du Règlement et les raisons impérieuses prévues au paragraphe 108(4) sont dépourvues aussi bien de faits que d’arguments. Le défendeur explique que la présente affaire n’est pas du genre à soulever de telles circonstances impérieuses. Selon lui, le simple fait que la demanderesse ait peur de l’armée n’est pas suffisant, bien que ce puisse être un élément à prendre en compte relativement à sa crainte subjective de persécution. Le défendeur déclare qu’il faut examiner les faits dans leur ensemble pour évaluer toutes les raisons impérieuses, et avant qu’il existe de telles raisons impérieuses, il faut qu’il y ait une conclusion de persécution. Étant donné qu’il n’y avait pas de conclusion de persécution en l’espèce, il ne devrait pas, et ne pourrait pas y avoir de prise en compte de quelque raison impérieuse que ce soit.

IV.             Questions en litige et analyse

A.                Les questions en litige

[24]           quatre questions en litige ressortent des observations des parties : 1) quelle est la norme de contrôle? 2) l’agent a-t-il appliqué le critère adéquat quand il a évalué si la demanderesse craignait avec raison d’être persécutée? 3) l’agent a-t-il manqué à l’équité lorsqu’il a omis de divulguer à la demanderesse les renseignements sur le pays d’origine et le document du HCR mentionnés dans les notes du SMGC? 4) la décision de l’agent était-elle raisonnable?

B.                 La norme de contrôle

[25]           Le défendeur fait valoir que la Cour devrait appliquer la norme de la décision raisonnable lorsqu’elle évalue si l’agent a compris la norme de preuve de l’article 96 de la Loi, puisque l’agent interprétait manifestement une loi constitutive (Alberta Teachers, au paragraphe 30). Ce point de vue trouve un certain appui général dans la jurisprudence (voir par exemple le paragraphe 21 de la décision Dusabimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1238 (Dusabimana); le paragraphe 27 de la décision Nabizadeh), mais d’autres décisions sont arrivées à des conclusions contraires et ont appliqué la norme de la décision correcte (voir par exemple le paragraphe 49 de la décision Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519, [2013] 1 RCF 261; les paragraphes 8 et 12 de la décision Kumarasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 203).

[26]           Malgré une telle divergence dans la jurisprudence, il n’en demeure pas moins que, en ce qui a trait aux examens des risques avant renvoi (ERAR) et aux décisions de la SPR, la Cour a décidé avec insistance que de tels décideurs appliquent la norme de preuve adéquate au titre de l’article 96 (voir par exemple les paragraphes 10 et 11 de la décision arias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1029; les paragraphes 13 et 15 de la décision Awadh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 521; les paragraphes 22 et 24 de la décision Talipoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 172, 23 Imm LR (4th) 147). Il serait illogique que la Cour fasse preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un agent des visas donne à l’article 96, alors qu’elle ne fait pas preuve de la même retenue à l’égard de l’interprétation donnée par la SPR.

[27]           En ce qui a trait à la raison de savoir pourquoi la Cour s’est écartée de la règle générale énoncée dans l’arrêt Alberta Teachers, plusieurs raisons peuvent être avancées, notamment :

1.                  L’article 96 de la Loi met en œuvre directement les obligations internationales du Canada prévues par la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, 189 RTNU 150, RT Can 1969 no 6, qui devrait être interprété de façon aussi uniforme que possible (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 RCF 224, au paragraphe 24, confirmé par l’arrêt 2014 CSC 68, 376 DLR (4th) 387; Canada (Citoyenneté et Immigration) c A011, 2013 CF 580, 433 FTR 229, au paragraphe 49; B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, 359 DLR (4th) 730), au paragraphe 71 (B010);

2.                  La jurisprudence a déjà établi en droit des critères clairs, pour lesquels il ne serait pas loisible de retenir une interprétation différente (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, 440 FTR 106, aux paragraphes 17 à 20);

3.                  Comme l’alinéa 74d) de la Loi confère expressément à la Cour un rôle de contrôle en autorisant un appel lorsque l’affaire soulève une question grave de portée générale, un tel contrôle serait sans objet à moins que le législateur ne s’attende à ce que les cours donnent une interprétation définitive des dispositions légales importantes (voir par exemple le paragraphe 43 de l’arrêt Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, 160 DLR (4th) 193; les paragraphes 32,35 et 36 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, 372 DLR (4th) 539; mais voir les paragraphes 68 à 70 de l’arrêt B010).

4.                  L’article 96 de la Loi est appliqué par beaucoup de décideurs différents, notamment des agents des ERAR, des agents qui évaluent les demandes de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, la SPR, et la Section d’appel des réfugiés. Le législateur voulait certainement que ces décideurs appliquent les mêmes critères; or un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte est la seule manière de veiller à ce qu’il en soit ainsi.

[28]           Les raisonnements susmentionnés ne sont pas si manifestement erronés qu’ils justifient une dérogation au principe de courtoisie judiciaire (voir par exemple les paragraphes 43 à 45 de la décision Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952; les paragraphes 43,47 et 48 de l’arrêt Apotex Inc c Allergan Inc, 2012 CAF 308, 440 NR 269). Selon la Cour, il a été adéquatement statué sur la norme de contrôle, et il n’est pas nécessaire qu’elle soit à nouveau analysée (Dunsmuir, aux paragraphes 57 et 62), et, par conséquent, la norme de la décision correcte s’applique à la question de savoir si l’agent a compris la norme de preuve établie à l’article 96. Ainsi, la Cour « n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur » : Dunsmuir, au paragraphe 50.

[29]           La décision correcte est aussi la norme de contrôle qui s’applique à la question de savoir si l’agent a manqué à l’équité lorsqu’il n’a pas divulgué à la demanderesse les renseignements sur le pays d’origine et le document du HCR, tous mentionnés dans les notes du SMGC (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43, (Khosa)). Quiconque est visé par une décision doit se voir accorder toute protection procédurale qui lui est due, mais il faut s’abstenir d’accorder la réparation si l’erreur procédurale « est un vice de forme et n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice » (Khosa, au paragraphe 43; Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, paragraphe 18.1(5)).

[30]           La norme de contrôle applicable à la question de savoir si un demandeur d’asile appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières est une question de fait qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir le paragraphe 22 de la décision Bakhtiari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1229; le paragraphe 20 de la décision Dusabimana). Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable tient principalement non seulement à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à l’appartenance de la décision faisant l’objet du contrôle aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve dont l’agent disposait, ni de substituer à la décision, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’issue qui serait à son avis préférable (Dunsmuir, aux paragraphes 47 et 48; et Khosa, aux paragraphes 59 et 61).

C.                 L’agent a-t-il appliqué le critère qui convient quand il a évalué si la crainte de persécution de la demanderesse était fondée?

[31]           Dans les notes du SMGC, l’agent relève notamment ce qui suit :

[traduction]

ÉVALUATION :

[...] Je ne trouve pas suffisamment d’éléments de preuve dans la demande, les réponses de la demanderesse ou les renseignements sur le pays d’origine qui permettraient d’établir des motifs raisonnables d’être persécuté fondés sur l’un des motifs prévus par la Convention.

Par conséquent, après avoir examiné l’ensemble de la preuve qui m’a été présenté, je ne suis pas convaincu qu’il existe des motifs raisonnables pour que je conclue que la demanderesse appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention ou la catégorie de personnes de pays d’accueil. Je rejette donc la présente demande.

[Non souligné dans l’original.]

[32]           Le défendeur soutient que l’agent n’a pas erronément énoncé ou mal appliqué le critère permettant d’évaluer si la demanderesse craignait avec raison d’être persécutée, et que la norme d’une possibilité sérieuse de persécution est consacrée dans l’expression « crai[nte] avec raison ». La cour rejette cet argument à la lumière de l’arrêt Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 RCF 680, 57 DLR (4th) 153 (CA), au paragraphe 683 (Adjei), dans lequel la Cour d’appel fédérale a déclaré :

Les expressions telles que « [craint] avec raison » et « possibilité raisonnable » signifient d’une part qu’il n’y a pas à y avoir une possibilité supérieure à 50 % (c’est-à-dire une probabilité), et d’autre part, qu’il doit exister davantage qu’une possibilité minime. Nous croyons qu’on pourrait aussi parler de possibilité « raisonnable » ou même de possibilité « sérieuse », par opposition à une simple possibilité.

[33]           Cet extrait de l’arrêt Adjei est expressément approuvé au paragraphe 120 de l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593,128 DLR (4th) 213 (Chan), dans lequel la Cour suprême du Canada a énoncé sa préférence à l’égard de l’expression « possibilité sérieuse » :

[…] Dans l’arrêt Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d’appel fédérale a statué que, dans le contexte spécifique de la détermination du statut de réfugié, le demandeur n’est pas tenu d’établir, pour satisfaire à l’élément objectif du critère, qu’il est plus probable qu’il sera persécuté que le contraire. Il doit cependant établir qu’il existe plus qu’une « simple possibilité » qu’il soit persécuté. On a décrit le critère applicable comme étant l’existence d’une « possibilité raisonnable » ou, plus justement à mon avis, d’une « possibilité sérieuse ». Voir R. c Secretary of State for the Home Department, ex parte Sivakumaran, [1988] 1 All E.R. 193 (C.L.).

[34]           Le défendeur soutient en outre que l’expression « motifs raisonnables » est en définitive identique à la norme énoncée dans les arrêts Adjei et Chan. Dans un contexte différent, la Cour suprême lui a donné une définition similaire : « la norme de preuve correspondant à l’existence de “ motifs raisonnables [de penser] ˮ […] exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (Mugesera, au paragraphe 114). Bien qu’il s’agisse d’un argument attrayant, il n’en demeure par moins qu’il n’y a pas moyen de trancher ou de déterminer si tel était ce que l’agent voulait réellement dire. La Cour ne lit pas dans les pensées, et peut uniquement contrôler et examiner les termes employés en fait par l’agent.

[35]           La norme de preuve de l’article 96 a été établie depuis deux décennies d’années et elle a déjà plusieurs synonymes. La Cour ne voit aucune raison ni besoin d’en adopter un autre. Un agent qui statue sur une demande d’asile devrait être accoutumé aux arrêts importants de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada, en particulier en ce qui a trait à une question de droit fondamental bien établie comme l’est la norme de preuve aux fins de l’article 96 de la Loi.

[36]           En définitive, le recours par l’agent au critère ou à la norme des « motifs raisonnables » pour l’établissement du critère du risque en lien à une demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi est inadéquat. La décision de l’agent à cet égard s’apparente donc de près à celle contrôlée par la Cour dans la décision Krishnapillai, au paragraphe 12, dans laquelle le juge Richard Mosley a statué que « [à] la lecture de la lettre énonçant la décision, on constate que l’agente n’a pas appliqué la norme appropriée et je ne suis pas convaincu qu’elle avait en tête cette norme appropriée quand elle est parvenue à sa décision ».

[37]           En l’espèce aussi, l’agent n’a pas énoncé la norme appropriée, et la Cour n’est pas convaincue qu’il ou elle avait à l’esprit la norme appropriée. Une telle conclusion suffit à accueillir la demande de contrôle judiciaire, et, par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les troisième et quatrième questions en litige énoncées ci-dessus.

[38]           Avant de clore cette question, la Cour reconnaît que la formulation « motifs raisonnables » n’est pas répétée dans la lettre de décision générique en soi, dont il ressort plutôt de la deuxième page que l’agent n’était [traduction] « pas convaincu de l’existence d’un risque raisonnable ou de motifs probables que [la demanderesse appartient] à l’une des catégories prescrites ». Toutefois, les notes du SMGC donnent à penser qu’en fait, l’agent n’a jamais rédigé cette lettre, puisque la dernière phrase de l’agent dans les notes du SMGC est [traduction] « VON, prière de rédiger la lettre de refus au sujet de 17 ». Il ressort de l’entrée suivante dans ces notes que la lettre de refus a été envoyée par courrier recommandé par une personne dont les initiales sont « VON » alors que celles de l’agent étaient « RSP ».

V.                Question proposée aux fins de certification

[39]           À l’audience de l’espèce, il a été conclu que les parties présenteraient des observations écrites après l’audience relativement à la question des « motifs raisonnables » et proposeraient la certification de toute question grave de portée générale relativement à l’égard de cette question. Le défendeur a refusé de présenter une telle question. La demanderesse l’a fait, mais uniquement au cas où les arguments du défendeur sur cette question seraient convaincants et déterminants. En conséquence, et comme le défendeur n’a pas proposé de question grave de portée générale, aucune question de cette nature ne sera certifiée.

VI.             Dispositif

[40]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est donc accueillie par les présentes et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il l’examine à nouveau, la demanderesse étant autorisée à déposer les renseignements et documents supplémentaires qu’elle estime nécessaires à une nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il l’examine à nouveau, la demanderesse étant autorisée à déposer les renseignements et documents supplémentaires qu’elle estime nécessaires à une nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4307-13

 

INTITULÉ :

SAYELLA SAKTHIVEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 DÉcembrE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 marS 2015

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

PoUr La demanderesse

 

Stephen Jarvis

 

PoUr Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

PoUr La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

PoUr Le défendeur

 

 

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