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Date : 20150305


Dossier : IMM-5852-13

Référence : 2015 CF 282

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ROMAN TRACH

GANNA SVOBODOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada en 2004, invoquant des motifs d’ordre humanitaire [CH] en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et ils ont demandé d’être exemptés des critères de la LIPR auxquels ils ne satisfaisaient pas. Leurs demandes ont été refusées par une agente principale d’immigration [l’agente] environ neuf ans plus tard, en 2013, et ils sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR et prient la Cour d’annuler la décision de l’agente et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[2]               Les demandeurs sont citoyens ukrainiens. M. Trach, maintenant âgé de 52 ans, est arrivé au Canada en 1999, et Mme Svobodova, maintenant âgée de 46 ans, est venue le rejoindre en 2000. Ils se sont mariés en 2004 et, avant leur mariage, ils ont eu ensemble deux enfants, des garçons; Oleh, qui a 13 ans, et Mykola, qui a 10 ans. Les deux enfants sont citoyens canadiens, mais ni M. Trach ni Mme Svobodova n’ont tenté de régulariser leur situation avant le 31 août 2004, soit au moment où ils ont présenté, à partir du Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[3]               Les demandeurs ont mis à jour leur demande en réponse aux demandes de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] en 2006, puis en 2010. Leur demande a toutefois été refusée le 27 avril 2012. Ils ont demandé l’autorisation de la Cour pour présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de ce refus et ils l’ont obtenue le 26 avril 2013. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a ensuite accepté de réexaminer l’affaire, et les demandeurs se sont vu offrir une autre occasion de mettre à jour leur demande, ce qu’ils ont fait dans une lettre datée du 22 août 2013. Par conséquent, leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été renvoyée à une agente pour nouvel examen, et c’est la décision de celle‑ci qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.                Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[4]               Le 27 août 2013, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été refusée pour la deuxième fois.

[5]               Dans ses motifs, l’agente a d’abord évalué les liens des demandeurs avec le Canada. Elle a reconnu le mérite de M. Trach pour avoir conservé le même emploi pendant 13 ans et elle a accordé une certaine importance au fait qu’il avait amassé des économies de presque 165 000 $, mais elle a néanmoins tiré des conclusions défavorables du fait qu’il n’avait jamais obtenu d’autorisation d’emploi et du fait qu’il n’y avait aucune preuve qu’il avait déclaré ses revenus. Par ailleurs, le dossier civil des demandeurs était bon, et l’agente a approuvé leur engagement au sein de leur église et de leur communauté. L’agente a également reconnu que les demandeurs avaient [traduction] « certains liens avec le Canada », mais elle a dit que leurs [traduction] « liens avec la famille, les amis, le travail, les organisations communautaires, etc. ne sont pas rares ». Il n’y avait pas d’obstacles majeurs au renvoi des demandeurs en Ukraine étant donné qu’ils parlent la langue, qu’ils pourraient vraisemblablement y trouver un emploi et qu’ils y ont des parents qui pourraient les aider. L’agente était d’avis que les demandeurs [traduction] « n’[avaient] pas démontré qu’ils éprouveraient énormément de difficultés à se rétablir dans leur pays d’origine ». Même si les demandeurs devraient laisser leurs amis derrière, l’agente a fait remarquer qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’a pas pour but d’éliminer toutes les difficultés et n’est pas censée être un autre moyen de demander la résidence permanente. Elle vise plutôt seulement à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’agente a conclu que les difficultés que le renvoi causerait aux demandeurs ne satisfaisaient pas à ce critère.

[6]               L’agente a ensuite examiné la question de l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs et elle a souligné que, comme ce facteur était important, un poids considérable devait lui être accordé, mais qu’il n’était pas nécessairement déterminant. Elle a reconnu que, en tant que citoyens canadiens, les enfants n’étaient pas visés par une mesure de renvoi, mais qu’ils devraient vraisemblablement suivre leurs parents en Ukraine si la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était refusée. L’agente a souligné que les deux enfants souhaitaient rester au Canada et qu’ils étaient bien intégrés sur le plan social et scolaire; elle considérait qu’il s’agissait d’un élément positif. Toutefois, l’agente croyait que les enfants pourraient s’adapter à la vie en Ukraine. Ils participaient tous les deux à des activités au sein de la communauté ukrainienne au Canada, et l’agente a conclu qu’ils connaissaient bien la culture et les traditions ukrainiennes. De plus, ils suivaient des cours d’ukrainien, et leurs bulletins indiquaient qu’ils faisaient d’excellents progrès. Pour cette raison, l’agente a rejeté le témoignage du professeur d’ukrainien selon lequel les enfants ne maîtrisaient pas suffisamment cette langue pour être intégrés au niveau voulu s’ils devaient aller vivre en Ukraine. L’agente était convaincue que les enfants pourraient être instruits en Ukraine, mais que l’enseignement ne serait peut-être pas d’aussi bonne qualité que celui qu’ils pourraient recevoir au Canada. L’agente a examiné les documents concernant l’Ukraine et elle a noté que les droits des enfants y étaient protégés et que le système d’enseignement public s’améliorait. Les écoles privées constituaient aussi un choix possible. L’agente a rejeté l’assertion des demandeurs selon laquelle ils n’en auraient pas les moyens, en soulignant qu’ils avaient suffisamment d’économies et qu’ils pourraient vraisemblablement obtenir un emploi. L’agente a donc conclu que [traduction] « la preuve [était] insuffisante pour établir que les conséquences générales d’avoir à faire une demande [de résidence permanente] de l’étranger auraient une incidence défavorable considérable sur les enfants ».

[7]               Enfin, l’agente a évalué les risques auxquels les demandeurs, selon ce qu’ils alléguaient, seraient exposés s’ils étaient renvoyés en Ukraine. Plus particulièrement, M. Trach a affirmé qu’il avait été actif sur le plan politique en 1996 et 1997 et avait été la cible de l’opposition, mais que la police ne l’avait pas aidé. De plus, selon leurs allégations, les demandeurs craignaient tous les deux que des criminels les ciblent parce qu’ils seraient considérés comme des riches et qu’ils se heurtent à des difficultés financières s’ils ne trouvaient pas d’emploi. L’agente a donc évalué la situation qui régnait en Ukraine à ce moment-là (soit avant que l’éviction du président Viktor Yanukovych et l’agitation qui s’en est suivie). Elle a fait remarquer que la criminalité posait problème et elle a conclu qu’il y avait plusieurs problèmes liés aux droits de la personne également, mais elle a décidé en fin de compte que l’exposition à ces risques ne constituerait pas des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, puisque les demandeurs [traduction] « n’[avaient] pas fourni une preuve personnalisée suffisante pour corroborer leurs allégations concernant les risques auxquels ils seraient exposés en Ukraine ».

[8]               L’agente a conclu ceci : [traduction] « [a]près avoir examiné les facteurs séparément et dans leur ensemble, je ne suis pas convaincue qu’ils justifient une exemption en application du paragraphe 25(1) ». Elle a par conséquent rejeté la demande.


III.             Les observations des parties

A.                Les arguments des demandeurs

[9]               Les arguments des demandeurs portent principalement sur l’intérêt supérieur des enfants. Les demandeurs affirment que leurs enfants n’ont jamais vécu ailleurs qu’au Canada. Le témoignage de leur enseignant corrobore leur connaissance limitée de la langue ukrainienne. Si les enfants étaient contraints de quitter le Canada, ils ne seraient pas en mesure de rester au même niveau scolaire en Ukraine.

[10]           Les demandeurs affirment que l’agente n’a pas examiné ces faits dans sa décision. De plus, ils avancent que la référence au rapport de l’UNICEF était inappropriée et avait une incidence défavorable sur l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Certes, les garçons pourraient aller dans des écoles anglaises en Ukraine, mais comme l’anglais n’est pas la langue parlée en Ukraine, cela n’aurait pour effet que de les isoler.

[11]           Selon les demandeurs, l’agente a commis une erreur en omettant d’analyser cette preuve et s’est plutôt préoccupée de savoir s’il serait satisfait aux besoins fondamentaux des enfants en Ukraine (citant Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, aux paragraphes 63 et 64 [Williams]; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, aux paragraphes 15 et 16, 414 FTR 268 [Sebbe]). Même si le défendeur conteste la pertinence de Williams, les demandeurs soulignent que cette décision n’a pas été infirmée. Même si la démarche particulière proposée dans Williams n’est pas obligatoire, la décision de l’agente ne résiste pas aux principes d’analyse de l’intérêt supérieur des enfants qui y sont réitérés.

[12]           De plus, les demandeurs s’appuient sur Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, aux paragraphes 52 et 53, 423 FTR 218, pour affirmer que l’agente a commis une erreur en ne comparant pas les options possibles pour les enfants et en ne les mettant pas en contraste. Selon les demandeurs, l’agente en l’espèce, tout comme c’était le cas dans Etienne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 937, paragraphe 9 [Etienne], était « à la recherche de difficultés injustifiées ou excessives [et] ne s’est pas penché[e] » sur la description de l’intérêt supérieur des enfants.

[13]           De plus, les demandeurs disent que l’agente n’a pas bien évalué les nombreuses répercussions défavorables que la mesure de renvoi aurait sur les enfants par rapport à d’autres facteurs (Felix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 582, au paragraphe 28, 27 Imm LR (4th) 130). Plus particulièrement, les demandeurs font valoir que l’agente n’a pas considéré l’« effet réel » sur les deux garçons en l’espèce (Faisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1078, au paragraphe 35).

[14]           Les demandeurs prétendent que le rejet de la preuve d’établissement par l’agente était également déraisonnable. Ils soulignent que leur famille n’est pas [traduction] « clandestine » et que CIC a toujours su où ils se trouvaient. Ils disent que l’agente n’a pas assez tenu compte du temps qu’ils ont passé ici au Canada ni de la mesure dans laquelle ils se sont établis.

[15]           Selon les demandeurs, leur demande ne comportait réellement que deux aspects négatifs, notamment le fait que M. Trach travaillait sans statut et ne payait pas d’impôt. Toutefois, il s’agit d’une situation courante, affirment les demandeurs, en citant la décision Gelaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1120, au paragraphe 37, 375 FTR 233.

B.                 Les arguments du défendeur

[16]           Le défendeur reconnaît qu’il s’agit d’une affaire difficile du point de vue de l’intérêt supérieur des enfants. Comme toujours, il doit y avoir un juste équilibre, et il est presque toujours dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada avec leurs parents. Toutefois, le défendeur affirme que, bien que l’intérêt supérieur des enfants soit un facteur important, ce n’est que l’un des nombreux facteurs à prendre en considération. Qui plus est, l’intérêt supérieur des enfants ne peut faire en sorte que les enfants soient considérés comme des membres de la famille présents au Canada qui pourraient parrainer leurs parents.

[17]           Le défendeur compare la démarche d’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant élaborée dans Williams avec celle élaborée dans Simkovic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 943, aux paragraphes 13 et 14, et il prétend que la démarche décrite dans Williams dépend des faits et ne devrait pas être appliquée systématiquement (citant également Hoyos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 998, aux paragraphes 32 et 33, 440 FTR 84).

[18]           Le défendeur affirme que, même si l’intérêt supérieur des enfants favorise souvent le non-renvoi du ou des parents de l’enfant, l’agent d’immigration doit néanmoins prendre en compte tous les autres facteurs. Selon le défendeur, l’agente en l’espèce a clairement décrit l’intérêt supérieur des enfants et elle s’y est montrée réceptive, attentive et sensible.

[19]           Le défendeur affirme que les observations de l’agente selon lesquelles les enfants faisaient des progrès dans leur apprentissage de l’ukrainien et connaissaient la culture et les traditions ukrainiennes ne reflètent pas une analyse des besoins minimaux. Qui plus est, le défendeur affirme qu’il était raisonnable pour l’agente de considérer la présence d’écoles internationales en Ukraine et souligne que les demandeurs disposent d’une somme d’environ 165 000 $, qui pourrait leur être utile pour envoyer les enfants dans des écoles privées de langue anglaise en Ukraine.

[20]           En ce qui a trait à la question de l’établissement des demandeurs, le défendeur affirme que ce facteur n’est pas déterminant. Selon le défendeur, la décision des demandeurs de rester au Canada n’était pas attribuable à des circonstances indépendantes de leur volonté. Même si le défendeur reconnaît que les demandeurs sont au Canada depuis longtemps, ils sont ici sans statut et ils ont choisi de rester ici sans statut.

[21]           Le défendeur affirme que la décision de l’agente en l’espèce était réfléchie et étoffée et que l’intérêt supérieur des enfants s’était vu accorder un poids favorable considérable. Selon le défendeur, les motifs de l’agente en l’espèce ne sont pas superficiels; ils sont plutôt le reflet d’un examen minutieux de la preuve et des facteurs à prendre en considération. Enfin, le défendeur affirme que la Cour ne devrait pas soupeser à nouveau la preuve dont disposait l’agente.


IV.             Questions et analyse

A.                Norme de contrôle

[22]           La norme de contrôle applicable à une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable, car elle fait intervenir des questions mixtes de droit et de fait : voir, par exemple, Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2010] 1 RCF 360 [Kisana]. Ce principe a été confirmé récemment dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, aux paragraphes 30 à 32, 372 DLR (4th) 539 [Kanthasamy], où la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est analogue au type de décision qui, dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, commandait l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité.

[23]           Dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 62, 174 DLR (4th) 193 [Baker], la Cour suprême a rappelé qu’« on devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi [à savoir le pouvoir discrétionnaire relatif aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire], compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi ».

[24]           La Cour ne devrait donc pas intervenir, si la décision de l’agent portant sur des motifs d’ordre humanitaire possède les attributs de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve dont disposait l’agente en l’espèce, et le rôle de la Cour n’est pas d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339. Comme corollaire, il s’ensuit que la Cour n’a pas le « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

B.                 La décision de l’agente était‑elle raisonnable?

[25]           Les demandeurs ont soumis leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 31 août 2004, soit il y a plus d’une décennie. À ce moment‑là, le paragraphe 25(1) de la LIPR était rédigé en ces termes :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

[26]           Dans Kanthasamy, au paragraphe 40, la Cour d’appel fédérale a souligné que le paragraphe 25(1) est « une disposition d’exception […] [et] ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement, ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile déboutés ». Au paragraphe 47, elle a ajouté ce qui suit :

Si, à l’occasion de l’affaire Baker, la Cour suprême ne s’est pas prononcée de manière définitive sur le sens du paragraphe 25(1) pour trancher l’affaire dont elle était saisie, on peut considérer que le raisonnement suivi par elle partait du principe qu’il convenait de recourir, pour l’interprétation du paragraphe 25(1), au critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. En l’absence d’un nouvel examen de la question par la Cour suprême, […] il s’agit là du bon critère à appliquer aux fins du paragraphe 25(1). Ce critère exprime en termes concis le type de facteurs exceptionnels qui appellent une dispense sous le régime de la Loi.

[27]           En l’espèce, l’agente était manifestement consciente que le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » était le critère ou la norme à appliquer dans le cadre du paragraphe 25(1). Toutefois, pour les motifs qui suivent, la conclusion de l’agente selon laquelle elle n’était [traduction] « pas convaincue que les difficultés invoquées à l’appui de la demande constitueraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives si le demandeur faisait une demande de résidence permanente depuis l’étranger » ne peut être justifiée.


(1)               L’établissement des demandeurs

[28]           L’agente en l’espèce a tiré des conclusions défavorables du fait que M. Trach avait travaillé au Canada depuis 2000 sans autorisation d’emploi et n’avait pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’il avait déclaré les revenus tirés de son emploi au Canada. Ces conclusions sont déraisonnables à la lumière de la décision de la Cour dans Baeza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 362, 88 Imm LR (3d) 254, où le juge James O’Reilly a expliqué ce qui suit :

[16]      L’agent a aussi estimé que, si M. Fidel Baeza avait travaillé à des époques où il n’avait pas de permis de travail, cela constituait une preuve de plus de mépris des lois canadiennes. Là encore, je ne crois pas qu’il s’agissait-là d’une inférence raisonnable. Pour prouver qu’ils s’étaient établis au Canada, les demandeurs devaient démontrer qu’ils étaient financièrement autonomes. Il serait injuste de faire jouer une preuve d’emploi stable contre eux du seul fait qu’ils n’ont pas détenu des permis de travail valides en tout temps depuis qu’ils sont arrivés au Canada : Lau c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1984] 1 C.F. 434 (C.A).

[17]      Je fais observer que les lignes directrices relatives à la question de l’établissement (Guide opérationnel, 1P5) indiquent que les agents devraient examiner les questions suivantes :

•   Le demandeur a-t-il des antécédents d’emploi stable?

•   Y a-t-il une constante de saine gestion financière?

•   Le demandeur s’est-il intégré à la collectivité par une participation aux organisations communautaires, le bénévolat ou d’autres activités?

•   Le demandeur a-t-il amorcé des études professionnelles, linguistiques ou autres pour témoigner de son intégration à la société canadienne?

•   Le demandeur et les membres de sa famille ont-ils un bon dossier civil au Canada (p. ex., aucune intervention de la police ou d’autres autorités pour abus de conjoint ou d’enfants, condamnation criminelle)?

[18]      Les lignes directrices ne mentionnent pas des transgressions relativement mineures, comme rater une entrevue ou travailler sans permis.

[19]      À mon avis, la conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs ne s’étaient pas établis au Canada était déraisonnable, compte tenu des éléments de preuve dont il disposait, et cette conclusion n’était pas conforme aux lignes directrices.

[29]           En l’espèce, le degré d’établissement des demandeurs au Canada n’est, bien entendu, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en considération et soupesés pour parvenir à une évaluation des difficultés invoquées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien entendu, l’appréciation de la preuve constitue également une partie intégrante de l’expertise et du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration; la Cour doit hésiter à modifier sa décision discrétionnaire. Toutefois, en l’espèce, la preuve de l’établissement des demandeurs était telle qu’elle exigeait une analyse appropriée qui serait réceptive et sensible à la durée inhabituelle et exceptionnelle pendant laquelle les demandeurs ont habité au Canada et s’y sont établis.

[30]           À ce propos, je souscris à l’opinion du juge James Russell dans El Thaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1439, qu’il a formulée en ces termes :

[56]      L’analyse du degré d’établissement est absente en l’espèce. Le demandeur estime que ce degré d’établissement est exceptionnel et qu’il entraînerait des difficultés exceptionnelles s’il était renvoyé. Il s’agissait d’un aspect extrêmement important de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent n’était pas tenu d’être d’accord avec le demandeur, mais, en ce qui concerne ces faits, je pense qu’il devait expliquer pour quels motifs il était en désaccord.

[31]           Dans le même ordre d’idées, l’évaluation faite par l’agente relativement à l’établissement des demandeurs au Canada va à l’encontre des observations du juge Russell Zinn dans Sebbe, au paragraphe 21 :

[L]a présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs […]; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

[32]           L’agente en l’espèce a conclu que les demandeurs avaient « certains liens avec le Canada », mais que leurs « liens avec la famille, les amis, le travail, les organisations communautaires, etc. ne sont pas rares ». Dans les circonstances de l’espèce, il est difficile de comprendre comment les demandeurs avaient pu développer simplement « certains liens avec le Canada ». M. Trach avait occupé un emploi stable pendant 13 ans au Canada. De plus, les demandeurs avaient épargné une somme appréciable se chiffrant à environ 165 000 $ au moment où ils ont mis à jour leur demande en 2010, ils s’étaient intégrés à leur communauté en faisant du bénévolat et en fréquentant leur église et ils n’avaient jamais fait l’objet de condamnations criminelles au Canada ou ailleurs. Le degré d’établissement était manifestement important, sinon exceptionnel, et il était déraisonnable pour l’agente de le mésestimer comme elle l’a fait en concluant que ces situations n’étaient « pas rares ».

[33]           Qui plus est, il n’était pas raisonnable pour l’agente de conclure que les demandeurs avaient tous les deux des compétences qui étaient [traduction] « transférables », le cas advenant qu’ils soient renvoyés en Ukraine, et qu’ils n’avaient pas démontré l’existence d’[traduction] « obstacles majeurs, qui les empêcheraient d’obtenir un emploi dans leur pays d’origine ». La preuve au dossier révélait que Mme Svobodova avait travaillé comme chef cuisinière de 1994 à 1996 seulement, et qu’elle n’avait jamais occupé d’autres emplois depuis ce temps.

(2)               Les enfants des demandeurs

[34]           En évaluant l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs, l’agente a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Je reconnais que ni l’un ni l’autre des enfants n’ont vécu en Ukraine. Toutefois, je conclus que les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment de documents démontrant que les enfants ne seraient pas en mesure de s’adapter à leur environnement en Ukraine ou qu’ils n’auraient pas accès à l’enseignement. De plus, je souligne que, comme la famille a participé aux activités de la communauté ukrainienne de Toronto depuis qu’elle est au Canada, il est raisonnable de présumer que les enfants ont également été exposés à la culture et aux traditions ukrainiennes.

[35]           L’agente a ensuite passé en revue la preuve objective concernant les droits des enfants et l’accès aux études pour les enfants en Ukraine et elle a conclu que [traduction] « la preuve dans son ensemble confirme que les enfants pourraient étudier en Ukraine ». Même si l’agente a reconnu que [traduction] « le milieu scolaire ne serait peut-être pas d’aussi bonne qualité que celui que l’on trouve au Canada », elle a néanmoins conclu ce qui suit :

[traduction]

J’ai examiné la question de l’intérêt supérieur des enfants et je conclus que la preuve est insuffisante pour établir que les conséquences générales d’avoir à faire une demande de l’étranger auraient une incidence défavorable considérable sur les enfants. Je ne suis pas convaincue que ces facteurs justifient en soi l’octroi d’une exemption en application du paragraphe 25(1).

[36]           Dans le cadre de l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour d’appel fédérale dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 RCF 358 [Legault]) a déclaré ce qui suit :

[12]      Bref, l’agent d’immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu’il l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. La présence d’enfants […] n’appelle pas un certain résultat. Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui […] sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1995), 29 C.R.R. (2d) 184 (C.A.F.), permission d’appeler refusée, [1995] 3 R.C.S. vii).

[37]           Dans le même ordre d’idées, dans Kisana, la Cour d’appel fédérale a conclu en ces termes :

[24]      Ainsi, un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les raisons d’ordre humanitaire. En revanche, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables. Le simple fait de dire qu’on a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas suffisant (Legault, précité, aux paragraphes 11 et 13).

[38]           L’agente en l’espèce a omis de bien évaluer l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’agente a trop insisté sur la question de savoir s’il pourrait être satisfait aux besoins fondamentaux des enfants en Ukraine, en particulier en ce qui a trait à l’accès à l’enseignement. Elle a ainsi importé un critère de difficultés dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, ce qui n’était pas raisonnable (Sebbe, au paragraphe 16).

[39]           L’agente en l’espèce ne s’est pas penchée sur la question de savoir s’il pouvait être dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leurs parents et de maintenir le statu quo. Comme le juge Donald Rennie l’a souligné dans Etienne, au paragraphe 9 : « Pour qu’on puisse conclure qu’il a été adéquatement “réceptif, attentif et sensible” à l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut que l’agent ait tenu compte de la situation de l’enfant en se plaçant du point de vue de l’enfant. » L’agente a indûment fait abstraction de ce point de vue en l’espèce. Les enfants des demandeurs avaient soumis des lettres datées du 27 juillet 2013, dans lesquelles ils disaient qu’ils voulaient rester au Canada. Dans son évaluation, l’agente a simplement déclaré ceci à leurs propos :

[traduction]

Les demandeurs ont présenté des lettres écrites par leurs enfants dans lesquelles ils disaient qu’ils voulaient rester au Canada. Oleh est âgé de 11 ans et Mykola, de 9 ans. Je souligne que les enfants ne sont pas visés par une mesure de renvoi en Ukraine. Toutefois, je souligne également qu’ils retourneront vraisemblablement en Ukraine avec leurs parents, puisqu’ils sont entièrement dépendants d’eux. Néanmoins, les enfants pourront conserver leur citoyenneté canadienne, peu importe le pays où ils résident.

[40]           Malgré le fait que la lettre écrite par Oleh indique clairement qu’il est âgé de 12 ans, et non de 11 ans, comme l’a affirmé l’agente – ce n’est peut‑être qu’une erreur typographique – l’agente ne s’est pas montrée « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants. Non seulement elle n’a pas bien tenu compte de la situation des enfants, de leur point de vue, mais elle n’a pas non plus bien décrit leur intérêt supérieur ni examiné cet intérêt « avec beaucoup d’attention » (Legault, au paragraphe 31; Kisana au paragraphe 24).

(3)               Les allégations concernant les risques

[41]           Comme les demandeurs n’ont pas contesté l’évaluation des risques de l’agente, il n’est pas nécessaire pour la Cour de déterminer si sa conclusion selon laquelle les demandeurs « n’ont pas fourni une preuve personnalisée suffisante pour corroborer leurs allégations concernant les risques auxquels ils seraient exposés en Ukraine » était raisonnable.

[42]           Les conclusions de l’agente concernant le degré d’établissement des demandeurs et l’intérêt supérieur de leurs enfants sont déraisonnables, et la demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour ce motif, sans qu’il faille tenir compte de l’évaluation et des conclusions de l’agente concernant les risques auxquels les demandeurs seraient exposés s’ils étaient renvoyés en Ukraine.

V.                Conclusion

[43]           Compte tenu des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs doit être accueillie, et elle l’est par les présentes, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[44]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale en vue de leur certification, et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et qu’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5852-13

 

INTITULÉ :

ROMAN TRACH, GANNA SVOBODOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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