Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150227

Dossier : T‑905‑14

Référence : 2015 CF 255

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

AWALO SAIBU

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi], qui vise le contrôle judiciaire de deux décisions [les décisions] datées du 24 décembre 2013, par lesquelles la Direction générale responsable de l’intégrité du Programme de passeports de Citoyenneté et Immigration Canada [le Programme de passeports] a rejeté les demandes de passeport que le demandeur avait présentées pour le compte de deux de ses enfants mineurs.

II.                LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur a présenté une demande de passeport pour deux de ses enfants mineurs le 9 décembre 2013. Mustak Patel [le répondant] agissait à titre de répondant, et ce, pour les deux demandes.

[3]               Les demandes nécessitaient une vérification du répondant, parce que les formulaires avaient été modifiés. Le répondant a dit à l’agent des passeports qu’il avait signé les formulaires et les photographies le 5 décembre 2013, entre 11 h et 12 h, au Canadian Tire situé sur le chemin Fort à Edmonton. Les notes consignées par le Programme de passeports font état du fait que le demandeur avait dit à un agent des passeports que les formulaires et les photographies avaient été signés le 5 décembre 2013 après le dîner, lorsqu’il avait déposé ses enfants à l’école Donald Massey, située au 162 avenue G, à Edmonton.

[4]               En raison de cette contradiction, l’agent des passeports a demandé au demandeur de produire une déclaration solennelle concernant le moment auquel le répondant avait signé les formulaires et les photos. Le demandeur a produit une lettre dans laquelle il a déclaré ce qui suit (dossier certifié du Tribunal [DCT], à la page 66) :

[traduction]

Je, Saibu Awalo, souhaite mentionner que j’ai rencontré Mustak Patel au Canadian Tire, où nous avons tous les deux acheté de l’eau.

J’ai rempli deux contenants et Mustak en a rempli trois, vers midi; à ce moment‑là, il a signé, sur l’un des chariots, les photos et la partie du répondant du formulaire, et nous nous sommes tous les deux dirigés à l’école près de la maison pour qu’il puisse récupérer les enfants.

[…]

Tout cela s’est produit le 5 décembre 2013.

III.             LA DÉCISION VISÉE PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[5]               Les décisions consistent en deux lettres envoyées au demandeur le 24 décembre 2013. La seule différence entre les deux lettres est le nom de l’enfant et le numéro de dossier.

[6]               La lettre mentionne que le Programme de passeports est autorisé « à délivrer, à refuser de délivrer, à révoquer, à retenir et à récupérer ses passeports et à en surveiller l’utilisation, ce qui comprend la suspension des services de passeport, conformément au Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 » [le Décret]. Les lettres mentionnent ensuite que les décisions suivantes ont été prises (DCT, aux pages 56‑57) :

[traduction]

• Le Programme de passeports ne prendra aucune mesure en application des dispositions du Décret (alinéa 9(a), paragraphe 10(1) et article 10.2).

Le Programme de passeports ne procédera pas à la délivrance, relativement à la demande datée du 9 décembre 2013.

Le dossier sera fermé et les documents, y compris les photographies et les droits de passeport, seront conservés par le Programme de passeports, conformément au Règlement sur les droits des services de passeports.

Vous pouvez présenter une nouvelle demande de services de passeport au moyen d’une nouvelle demande dûment remplie.

[7]               Le demandeur a été invité à produire des renseignements supplémentaires pour contredire ou nier les renseignements au dossier. Le 6 mars 2014, le Programme de passeports a répondu aux deux lettres du demandeur, par lesquelles il demandait que les décisions fassent l’objet d’un réexamen. La lettre mentionne que les contradictions entre les déclarations du répondant et celles du demandeur en ce qui concerne les formalités administratives ont été constatées lors d’une vérification de routine des renseignements quant à la demande. En raison de ces contradictions, le Programme de passeports n’a pu établir si le répondant avait signé les photos. La lettre confirmait les décisions de ne pas délivrer les passeports des enfants et mentionnait que les décisions étaient définitives.

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[8]               Le demandeur soulève un certain nombre de questions en litige dans la présente demande. Elles peuvent être résumées ainsi :

1.      Les décisions étaient‑elles raisonnables;

2.      Les décisions portaient-elles atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur?

3.      Les décisions contreviennent‑elles aux droits du demandeur garantis par les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte].

V.                LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[9]               La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] a jugé qu’il n’est pas nécessaire de mener une analyse de la norme de contrôle dans tous les cas. Ainsi, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question particulière dont la cour est saisie a été établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, il est loisible à la cour de révision de l’adopter. Ce n’est que lorsque les recherches sont vaines, ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision doit entreprendre l’examen des quatre facteurs constituant l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[10]           Le défendeur soutient que les décisions devraient être examinées selon la norme de la raisonnabilité, parce qu’elles ont trait au contrôle des conclusions de fait tirées par l’agent du Programme de passeports, conclusions selon lesquelles l’authenticité de la signature du répondant ne pouvait faire l’objet d’une vérification : Villamil c Canada (Procureur général), 2013 CF 686, au paragraphe 30 [Villamil]; Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, aux paragraphes 58‑59 [Kamel], infirmée pour d’autres motifs, 2009 CAF 21.

[11]           La Cour convient que la jurisprudence établit clairement que les décisions quant au refus de services de passeport sont de nature hautement factuelle et qu’elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Villamil, précitée; Kamel, précitée. La deuxième question en litige soulève des questions d’équité procédurale et sera examinée selon la norme de la décision correcte : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Exeter c Canada (Procureur général), 2014 CAF 251, au paragraphe 31. La troisième question en litige soulève une question de droit qui doit être tranchée par la Cour, et aucune norme de contrôle ne s’applique.

[12]           Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse tiendra à « […] à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59 [Khosa]. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si les décisions étaient déraisonnables, en ce sens qu’elles n’appartiennent pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES ET RÉGLEMENTAIRES

[13]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :

Recours extraordinaires : offices fédéraux

Extraordinary remedies, federal tribunals

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

18. (1) Subject to section 8, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

[…]

[…]

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of Federal Court

18.1 (3) (3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

18.1 (3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[14]           Les dispositions suivantes du Décret sont applicables en l’espèce :

REFUS DE DÉLIVRANCE ET RÉVOCATION

REFUSAL OF PASSPORTS AND REVOCATION

9. Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

9. Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse to issue a passport to an applicant who

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

(a) fails to provide the Minister with a duly completed application for a passport or with the information and material that is required or requested

(i) dans la demande de passeport, ou

(i) in the application for a passport, or

[…]

[…]

VII.          LES ARGUMENTS

A.                Le demandeur

[15]           Le demandeur soutient que le gouvernement canadien a réalisé un gain indu en gardant les frais de demande et les photographies des enfants. Il affirme que le gouvernement ne devrait pas avoir le droit de réaliser un gain indu dans une situation où il n’a pas prouvé, hors de tout doute raisonnable, que les signatures étaient falsifiées : R c Lifchus, [1997] 3 RCS 320. Le demandeur affirme que le gouvernement a réalisé un gain en se fondant sur un reproche, car il n’a pas été accusé d’avoir commis une infraction criminelle. Le demandeur affirme que ce reproche aura de lourdes conséquences sur sa famille.

[16]           Le demandeur soutient aussi que le Programme de passeports a commis une erreur en concluant à l’existence d’une contradiction entre les souvenirs du répondant et ceux du demandeur quant au moment auquel les documents administratifs avaient été signés. Le demandeur soutient que le Programme de passeports a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’il est impossible qu’un document signé ait exactement la même apparence d’une fois à l’autre. Le demandeur affirme que la déclaration du répondant aurait dû être suffisante pour convaincre le Programme de passeports qu’il avait bel et bien signé les photographies.

[17]           Le demandeur fait aussi valoir qu’il a été porté atteinte à son droit à l’équité procédurale. Il dit qu’il est injuste que les décisions reposent sur le fait que l’agent des passeports n’avait pas compris sa déclaration. Puisque le Programme de passeports est responsable de choisir l’agent qui procédera à la vérification du dossier, il est injuste que le Programme de passeports ait réalisé un gain en choisissant un agent qui ne comprenait pas le demandeur.

[18]           Le demandeur demande le remboursement des frais de demande et le retour des photographies des enfants. Il réclame aussi que les allégations de falsification soient supprimées des dossiers de passeport. Il sollicite aussi la délivrance d’une lettre d’excuses et l’inclusion de cette lettre d’excuses dans les dossiers de passeport. Il demande également une indemnisation relativement au coût d’un vol raté, en raison de l’omission du Programme de passeports de délivrer les passeports, en plus des intérêts avant et après jugement et les dépens dans la présente instance.

B.                 Le défendeur

[19]           Le défendeur prétend que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée, et ce, pour trois motifs : le demandeur n’a pas droit à la réparation qu’il réclame au stade du contrôle judiciaire; la demande est théorique, et les décisions sont raisonnables.

[20]           Le défendeur affirme que la Loi ne contient pas de disposition qui ouvre la porte aux réparations réclamées par le demandeur. On ne peut réclamer de dommages‑intérêts au stade du contrôle judiciaire. De plus, les droits de demande ne sont pas payés pour la réception d’un passeport; ils sont plutôt défrayés pour les services relatifs à la présentation d’une demande de passeport. Il n’y a rien dans le Règlement sur les droits pour les services de passeports et autres documents de voyage, DORS/2012‑253 [le Règlement sur les droits de passeports] qui permet le remboursement de droits de passeport à un demandeur de passeport débouté. De plus, le demandeur n’a pas droit au remboursement d’un vol pour son fils, et ce, pour deux motifs : la demande ne faisait pas mention d’une date de voyage, et le demandeur a été informé qu’il pouvait présenter une nouvelle demande de passeport le 2 janvier 2014, et ce n’est qu’à la fin du mois de mars 2014 qu’il a présenté une nouvelle demande.

[21]           Le défendeur soutient que le demandeur ne dispose pas d’un droit à ce que Passeports Canada modifie son dossier ou lui délivre une lettre d’excuses. Le demandeur n’a pas demandé l’exécution de l’une ou l’autre de ces mesures avant de présenter la demande de contrôle judiciaire, de sorte qu’elles ne peuvent pas être considérées comme des mesures que Passeports Canada a illégalement omis ou refusé d’exécuter. Le défendeur affirme aussi que les dossiers du Programme de passeports ne mentionnent pas qu’on lui reproche d’avoir procédé à une falsification. En fait, le Programme de passeports a constaté qu’il existait des contradictions au dossier, de sorte que l’agent de passeports ne pouvait confirmer que le répondant avait signé les formulaires et les photographies. De plus, il ne s’agit pas d’une réparation que la Cour a le pouvoir d’octroyer lors du contrôle judiciaire.

[22]           Le défendeur soutient aussi que la demande de contrôle judiciaire est théorique. Une décision dans la présente instance n’aura aucun effet pratique relativement aux droits des parties, car des passeports ont déjà été délivrés aux enfants du demandeur.

[23]           Le critère applicable en matière du caractère théorique appelle la Cour à trancher la question de savoir « s’il existe un litige actuel entre les parties et, dans la négative, décider si elle devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’instruire l’affaire » : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Agence canadienne d’inspection des aliments), 2012 CAF 19, au paragraphe 12. Le défendeur affirme qu’il n’y a pas de litige actuel entre les parties. Les passeports des enfants ont été délivrés et une ordonnance annulant les décisions initiales et renvoyant l’affaire pour nouvel examen n’aurait aucun effet pratique dans les circonstances. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de décisions auxquelles l’issue qu’il recherche a déjà été substituée à celle qu’il conteste.

[24]           La Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher un cas lorsque celui‑ci ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite après avoir tenu compte des facteurs suivants (Borowski, précité, pages 358 à 363) : l’exigence d’un débat contradictoire; l’économie des ressources judiciaires; la nécessité que la Cour prenne en considération sa fonction véritable dans l’élaboration du droit. Le défendeur affirme que, selon ces facteurs, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente affaire. Un contrôle judiciaire quant à la raisonnabilité des décisions initiales de Passeports Canada n’entraînera aucune conséquence accessoire. Même si la Cour fédérale continuera à trancher des litiges en lien avec des demandes de passeport, l’instruction de la présente affaire n’entraînera aucune économie des ressources judiciaires.

[25]           De plus, le demandeur n’a pas réussi à établir que les décisions étaient déraisonnables. Les demandes ont été rejetées en raison des contradictions entre les récits du demandeur et ceux du répondant en ce qui concerne le moment auquel ce dernier a signé les photographies. Il n’était pas allégué que le demandeur avait falsifié la signature du répondant; les demandes ont plutôt été rejetées parce que le Programme de passeports n’était pas capable de dire que le répondant avait signé les photos.

[26]           Le Programme de passeports était habilité à demander des renseignements supplémentaires quant à la signature du répondant sur les photos et sur les formulaires de demande (Décret, article 8). Les renseignements produits étaient différents quant à des renseignements d’une importance cruciale qui auraient permis la vérification du répondant. La préservation de l’intégrité du système de passeports canadiens est d’une importance capitale et le Programme de passeports doit être en mesure de confirmer que les personnes qui présentent des demandes de passeport pour leurs enfants ont le droit de le faire.

[27]           En réponse aux allégations du demandeur, le défendeur soutient que le processus de demande de passeport n’est pas une poursuite criminelle. Le Programme de passeports n’avait pas l’obligation de démontrer hors de tout doute raisonnable que le répondant n’avait pas signé les photos. Le défendeur fait aussi valoir que rien n’étaie l’allégation du demandeur selon laquelle sa famille sera victime de harcèlement en raison de la note à son dossier quant à la possible falsification. Le défendeur fait remarquer que rien n’indique que le demandeur a été victime de mauvais traitements au cours du processus lors des deuxièmes demandes de passeport. En dernier lieu, le défendeur soutient que les décisions ne soulèvent pas l’application des articles 7 ou 8 de la Charte.

[28]           Le défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire avec dépens en l’espèce.

VIII.       ANALYSE

[29]           Le demandeur a une mauvaise conception de la nature d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. En fait, il estime avoir été victime de mauvais traitements par le Programme de passeports et il veut que la Cour punisse le défendeur et qu’elle ordonne à ce dernier de lui verser des dommages‑intérêts pour ce prétendu mauvais traitement.

[30]           En premier lieu, le contrôle judiciaire des décisions en question est théorique à ce stade‑ci. Des passeports ont été délivrés aux enfants du demandeur et rien ne justifie, en l’espèce, que la Cour en fasse davantage, conformément aux principes dégagés dans l’arrêt Borowski. La présente affaire est de nature factuelle et l’examen de questions hypothétiques ou abstraites n’entraînera aucune économie des ressources judiciaires. Les refus initiaux n’entraîneront aucune conséquence accessoire nécessitant que la Cour procède à l’examen. En fait, lors de l’audition de la présente affaire, le demandeur a reconnu que l’annulation de ces décisions et le renvoi de l’affaire pour nouvel examen ne serviraient aucun objet. Il a dit à la Cour que la présentation de la demande avait pour objectif d’obtenir diverses mesures de réparations accessoires, réparations qu’il a décrites dans ses observations écrites.

[31]           De plus, la décision ne présente aucun problème en ce qui concerne l’équité procédurale. À un certain point, l’analyste d’intervention basée sur le risque [IBR], après avoir suivi la procédure établie, ne pouvait dire que le répondant avait signé les photographies des enfants. Le défendeur convient qu’il y a eu quelques erreurs, mais la préoccupation cruciale en matière de sécurité était réelle, et éventuellement, l’analyste d’IBR a jugé qu’il ne pouvait pas affirmer que le répondant avait signé les photos. Le demandeur est en désaccord avec la décision et il affirme qu’il s’agissait d’une erreur pour laquelle il ne devait pas avoir à payer, mais ce dernier n’a pas établi que la décision était déraisonnable et qu’elle n’appartenait pas aux issues décrites au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir. Une décision favorable aurait aussi été raisonnable, mais cela ne signifie pas que la décision défavorable était déraisonnable (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59).

[32]           Le reste de la demande est une tentative de faire en sorte que la Cour octroie des dommages‑intérêts supplémentaires dans une situation où ni les faits ni le droit ne le justifient.

[33]           Le demandeur réclame une lettre d’excuses en lien avec ce qu’il affirme être des allégations de « falsification », mais absolument rien ne permet d’établir pourquoi des excuses sont nécessaires et, quoi qu’il en soit, la Cour n’a pas compétence pour accorder une telle réparation au stade du contrôle judiciaire. Une personne ne peut pas obtenir des excuses simplement parce qu’elle n’a pas ce qu’elle veut au moment où elle le veut. Dans les faits, le demandeur n’a jamais demandé au Programme de passeports de lui envoyer une lettre d’excuses, de sorte qu’il n’y a rien à examiner quant à cette question. De plus, le dossier ne contient aucune allégation quant à la falsification. La demande de passeport a simplement été rejetée pour des motifs légitimes liés à la sécurité. Le demandeur affirme que cela pourrait avoir une incidence sur ses rapports subséquents. Cependant, cela n’est que pure conjecture et le demandeur n’avait pas eu de problème à obtenir de nouveaux passeports à l’aide d’une nouvelle demande.

[34]           Le demandeur demande à la Cour d’ordonner qu’on lui octroie des dommages‑intérêts ou une indemnisation en raison d’un vol manqué. La Cour n’a pas compétence pour rendre une telle ordonnance au stade du contrôle judiciaire, et, quoi qu’il en soit, le demandeur n’a pas fait mention de quelque date de voyage que ce soit lors des demandes de passeport initiales. De plus, il a mis beaucoup de temps avant de présenter une nouvelle demande.

[35]           Le demandeur demande qu’on lui accorde des intérêts avant jugement et des intérêts après jugement, mais en l’absence de montant alloué, il ne peut y avoir d’intérêts.

[36]           Le demandeur affirme que le Canada n’a pas prouvé que les signatures avaient été falsifiées et que le Canada n’a donc pas droit de garder les droits relatifs à la demande initiale, ni les photos de ses enfants. Ce qui s’est produit n’a rien à voir avec la falsification ou avec les instances criminelles. Personne n’a formulé d’allégations de falsification à l’encontre du demandeur, et il n’y a rien au dossier du Programme de passeports qui dénote l’existence de falsification. Les incompatibilités dans les demandes de passeport sont fréquentes. Des gens honnêtes font des erreurs qui doivent être corrigées. C’est tout ce qui s’est produit en l’espèce.

[37]           Le demandeur n’a fait valoir aucun fondement juridique à savoir pourquoi les droits initiaux ou les photographies devraient lui être retournés. Les demandes de passeport ont tout simplement été traitées, puis refusées. Les dispositions législatives et/ou réglementaires applicables ne prévoient pas que les droits peuvent être retournés si une demande est rejetée.

[38]           Comme l’a souligné le défendeur :

[traduction]

24. Les droits payés par les demandeurs de passeport ne sont pas versés en lien avec la réception d’un passeport. Ces droits sont payés sur demande du service. Il n’y a pas de fondement permettant le remboursement des droits versés pour les demandes de passeport refusées.

25. Le paiement des droits de traitement d’un passeport est régi par le Règlement sur les droits pour les services de passeports et autres documents de voyage, DORS/2012‑253 (le Règlement sur les droits de passeports). Ce règlement a été pris en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11.

26. Le paragraphe 2(1) du Règlement sur les droits de passeport est libellé ainsi :

2(1) Sous réserve de l’article 3, toute personne qui demande la prestation d’un service visé à la colonne 1 de l’annexe est tenue de payer le droit indiqué à la colonne 2.

27. Les parties pertinentes de l’annexe du Règlement sur les droits de passeport sont libellées ainsi :

Article

Colonne 1

Services

Colonne 2

Droits ($)

2.

Délivrance – sauf à des fins officielles — d’un passeport à une personne âgée de moins de seize ans:

a) sur demande faite au Canada pour envoi au Canada, pour un passeport d’une période de validité de cinq ans

57

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

[39]           Bien que le Règlement sur les droits de passeports permette que les services soient dispensés à titre gracieux dans certaines circonstances, ce n’est pas le cas en l’espèce et il n’existe aucun fondement à l’appui du remboursement des droits de demande pour les demandeurs déboutés

[40]           Le défendeur a demandé à ce qu’on lui accorde les dépens, et la Cour a demandé au demandeur d’expliquer pourquoi, dans l’éventualité du rejet de la présente demande, les dépens ne devraient pas être adjugés au défendeur, comme c’est habituellement le cas.

[41]           Le demandeur a affirmé que le Programme de passeports a fait une erreur dans le traitement des demandes de passeport initiales, et même si des erreurs ont bel et bien été faites, il y avait une préoccupation légitime en matière de sécurité, et je ne peux pas affirmer que les décisions étaient déraisonnables. Je crois que l’on peut tout au plus affirmer qu’il y a peut-être eu un malentendu en l’espèce, que le Programme de passeports n’a pas pleinement compris ce que le demandeur disait et qu’il a choisi, pour des motifs de sécurité, de pécher par excès de prudence et de demander la présentation d’une nouvelle demande.

[42]           Le demandeur affirme aussi que la présente demande sera utile au public en général, parce qu’il conteste un régime d’oppression qui doit être contesté. Il n’y a rien pour appuyer cette prétention. Les demandes de passeport initiales produites par le demandeur avaient été rejetées, parce que des contradictions avaient été perçues. Cependant, on l’a avisé qu’il pouvait présenter de nouvelles demandes pour régler les problèmes, conformément à un régime qui existe à la fois pour protéger le public et les demandeurs à titre individuel. Le demandeur s’est fait une idée erronée de son rôle à titre de défenseur de l’intérêt public qui s’attaque à un régime oppressif.

[43]           Le demandeur aurait dû consacrer davantage de temps à la question de savoir si la présente demande était nécessaire, compte tenu du fait que les passeports avaient été délivrés et que rien ne donne à penser qu’il aurait quelque problème que ce soit à l’avenir en raison du refus initial. Cependant, le défendeur admet que certaines erreurs ont été faites, de sorte que je comprends pourquoi le demandeur, qui se représente lui‑même, estimait que l’affaire devait être soumise à la Cour. Il devrait à l’avenir être davantage attentif au fait de ne pas présenter une demande dont le caractère est théorique ou pour laquelle les réparations demandées ne peuvent être obtenues dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Cependant, je ne suis pas convaincu que le défendeur a démontré que les dépens devraient lui être accordés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

    1. La demande est rejetée.
    2. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑905‑14

 

INTITULÉ :

AWALO SAIBU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 27 février 2015

 

COMPARUTION :

Awalo Saibu

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

E. Ian Wiebe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.