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Date : 20150220

Dossier : T-1092-13

Référence : 2015 CF 213

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 février 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ALECIA ANGELLA ALLEN

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Alecia Angella Allen (la demanderesse) a présenté une demande de contrôle judiciaire visant le refus de Passeport Canada de lui délivrer un passeport et de lui fournir des services de passeport pendant cinq ans. La demanderesse demande à la Cour d’annuler la décision et d’ordonner le réexamen dans les 30 jours de sa demande de passeport.

[2]               Pour les motifs que je vais exposer, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. L’affaire est renvoyée à Passeport Canada pour qu’il rende une nouvelle décision dans les 60 jours suivant la réception des observations et des documents à l’appui de la demanderesse.

II.                Les faits

[3]               Alors qu’elle tentait de franchir la frontière américaine munie de son passeport valide, la demanderesse a fait l’objet d’une fouille sommaire. D’après les agents américains, le passeport d’une certaine Ehimwenma Aiwerioghene (désignée « Mme A » dans les actes de procédure) a été découvert, caché, à l’intérieur d’une botte de la demanderesse.

[4]               Les autorités américaines ont signalé que la demanderesse avait fait de nombreuses déclarations contradictoires et que son récit n’avait pas cessé de changer.

[5]               Les agents des États‑Unis ont refusé l’entrée dans leur pays à la demanderesse, qu’ils ont renvoyée au Canada. Ils ont signalé l’incident aux autorités canadiennes. Passeport Canada a mené une enquête initiale, et a finalement décidé de ne prendre aucune mesure avant que la demanderesse ne demande la délivrance d’un nouveau passeport. Mme A a pu recouvrer entre‑temps son passeport, que les agents américains avaient saisi, puis on lui en a délivré un nouveau lorsqu’elle en a fait la demande une fois le sien venu à expiration.

[6]               Plus de deux ans après l’incident à la frontière américaine, la demanderesse a présenté une nouvelle demande de passeport. Pendant cette période, elle s’était rendue aux États Unis et en était revenue sans entraves. Toutefois, lorsqu’elle a demandé le renouvellement de son passeport, Passeport Canada l’a informée qu’elle faisait l’objet d’une enquête et qu’elle était susceptible de perdre l’accès aux services de passeport, voire même d’être poursuivie au pénal, pour avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses dans sa demande de délivrance. 

[7]               Interrogée dans un questionnaire, la demanderesse a nié avoir tenté de cacher le passeport de Mme A lors de l’incident à la frontière. Elle a déclaré qu’en compagnie de Mme A, elle était allée ce jour‑là à Niagara Falls, en Ontario. Mme A n’ayant pas de sac à main, elle avait confié temporairement son passeport à la demanderesse plutôt que de le laisser dans la voiture de location, le véhicule avec lequel la demanderesse a par la suite tenté de franchir la frontière. Une lettre de Mme A corroborait cette prétention. Mme A avait toutefois informé précédemment Passeport Canada qu’elle avait laissé dans la voiture de location, par mégarde, son sac à main où se trouvait son passeport. Passeport Canada en a fait part à la demanderesse, ainsi que d’autres contradictions entre son récit et celui de Mme A quant à la manière dont le passeport de celle‑ci s’était retrouvé en sa possession.

[8]               Passeport Canada a conclu que la demanderesse avait fait de fausses déclarations dans sa demande de passeport et qu’elle avait utilisé son passeport dans la perpétration d’un acte criminel – la possession sans excuse légitime de la pièce d’identité d’une autre personne. Par conséquent, le 15 février 2012, Passeport Canada a rejeté la demande de passeport de la demanderesse en application de l’alinéa 9a) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 (le Décret). Passeport Canada a également décidé que la demanderesse ne pourrait pas obtenir des services de passeport pendant cinq ans, en application des articles 10.2 et 10.3 du Décret.

III.             Les questions en litige

[9]               Plusieurs questions juridiques sont soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

                                  A.      Les motifs énoncés par Passeport Canada pour justifier sa décision de ne pas fournir de services de passeport à la demanderesse étaient‑ils suffisants?  

                                   B.      Passeport Canada a‑t‑il conclu erronément qu’il avait compétence pour refuser de délivrer un passeport à la demanderesse et de lui fournir des services de passeport au motif qu’elle avait commis l’acte criminel de possession sans excuse légitime de la pièce d’identité d’une autre personne?

                                   C.      A‑t‑on respecté à l’endroit de la demanderesse les principes d’équité procédurale?

                                  D.      Y a‑t‑il eu violation du droit à la liberté de circulation garanti à l’appelante par le paragraphe 6(1) de la Charte?

IV.             La norme de contrôle

[10]           Les questions de compétence et de violation d’un droit garanti par la Charte appellent l’application de la norme de contrôle de la décision correcte (Hrushka c Canada (Affaires étrangères), 2009 CF 69, au paragraphe 13, 340 FTR 81). Quant au fond de la décision, la norme de la raisonnabilité lui est applicable (Sathasivam c Canada (PG), 2013 CF 419, au paragraphe 13, 431 FTR 261).

V.                L’analyse

Les motifs énoncés par Passeport Canada pour justifier sa décision de ne pas fournir de services de passeport à la demanderesse étaient‑ils suffisants?

[11]           Le refus de Passeport Canada de délivrer un passeport à la demanderesse et de lui fournir des services de passeport pendant cinq ans s’appuyait sur les conclusions de fait qui suivent.

a)      Le 15 novembre 2009, alors qu’elle conduisait une voiture de location, la demanderesse a tenté d’entrer aux États Unis munie de son propre passeport. Le passeport de Mme A a été découvert à l’intérieur d’une botte de la demanderesse; celle-ci s’est vu refuser l’entrée aux États-Unis et on l’a renvoyée au Canada.

b)      La voiture conduite par la demanderesse n’était pas louée à son nom.

c)      Dans a un questionnaire qu’elle a rempli le 15 février 2012, la demanderesse a déclaré que Mme A avait confié son passeport à ses soins alors qu’elles se trouvaient toutes deux à Niagara Falls, en Ontario, et qu’elle avait mis le passeport à l’intérieur de sa botte parce qu’elles avaient beaucoup marché ce jour‑là. Mme A a corroboré ce récit dans une déclaration assermentée.

d)     Toutefois, lorsqu’elle a demandé que lui soit rendu son passeport saisi par les autorités américaines, Mme A a déclaré à Passeport Canada qu’elle avait laissé son sac à main, où se trouvait son passeport, dans la voiture de location. Elle avait laissé son sac à main et le passeport par mégarde dans la voiture conduite par la demanderesse, alors qu’elle était retournée avec des amis à Toronto, dans un autre véhicule.

e)      Dans un deuxième questionnaire, daté du 10 mai 2012, la demanderesse a déclaré que Mme A, n’ayant pas de sac à main, lui avait demandé de garder avec elle son passeport. Elle a ajouté qu’elle avait mis les deux passeports à l’intérieur de sa botte pour qu’ils soient faciles d’accès. Elle a aussi dit que la voiture avait été louée à son nom.

[12]           La décision de Passeport Canada se conclut comme suit :

[traduction]

Après examen approfondi de tous les renseignements recueillis en cours d’enquête ainsi que de vos observations, il a été conclu, selon la prépondérance des probabilités, que nous disposions d’assez d’information pour pouvoir conclure que vous avez utilisé le passeport canadien [numéro] délivré en votre nom pour tenter de commettre l’acte criminel de possession sans excuse légitime d’une pièce d’identité qui concerne une autre personne, et que vous avez fournie au soutien de votre demande de passeport des renseignements faux ou trompeurs.

[...]

Veuillez noter que, pour que l’alinéa 10(2)b) du Décret reçoive application, il n’est pas nécessaire que vous ayez été accusée, ou déclarée coupable, d’une infraction au Canada ou à l’étranger. Il suffit pour que la disposition s’applique de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, que le passeport a été utilisé pour accomplir un fait – acte ou omission – qui constitue un acte criminel au Canada ou, s’il s’est produit dans un État étranger, qui constituerait un acte criminel s’il avait était accompli au Canada.

[13]           La demanderesse et le défendeur conviennent que la décision de Passeport Canada de refuser de délivrer un passeport à cette dernière et de lui fournir des services de passeport reposait sur une conclusion défavorable quant à sa crédibilité. L’examen de la décision ne permet toutefois pas de savoir clairement pour quel motif le récit par la demanderesse de la manière dont elle est entrée en possession du passeport de Mme A a été rejeté. Le décideur a plutôt présenté un certain nombre de faits et déclaré, sans la moindre analyse, qu’il disposait d’assez d’information pour pouvoir conclure que la demanderesse avait utilisé son passeport pour tenter de commettre l’acte criminel de possession sans excuse légitime d’une pièce d’identité qui concerne une autre personne, et qu’elle avait fournie au soutien de sa demande de passeport des renseignements faux ou trompeurs.

[14]           L’acte criminel de possession sans excuse légitime d’une pièce d’identité qui concerne une autre personne est énoncé à l’article 56.1 du Code criminel, en ces termes :

56.1 (1) Commet une infraction quiconque, sans excuse légitime, fait fabriquer, a en sa possession, transmet, vend ou offre en vente une pièce d'identité qui concerne ou paraît concerner, en totalité ou en partie, une autre personne.

56.1 (1) Every person commits an offence who, without lawful excuse, procures to be made, possesses, transfers, sells or offers for sale an identity document that relates or purports to relate, in whole or in part, to another person.

(2) Il est entendu que le paragraphe (1) ne prohibe pas un acte qui a été accompli:

 

(2) For greater certainty, subsection (1) does not prohibit an act that is carried out

 

a) de bonne foi dans le cours normal des affaires de la personne visée, de son emploi ou des fonctions de sa charge;

 

(a) in good faith, in the ordinary course of the person’s business or employment or in the exercise of the duties of their office;

 

b) à des fins généalogiques;

 

(b) for genealogical purposes;

 

c) avec le consentement de la personne visée par la pièce d'identité ou de la personne autorisée à donner son consentement en son nom ou avec celui de l'administration qui l'a délivrée;

 

(c) with the consent of the person to whom the identity document relates or of a person authorized to consent on behalf of the person to whom the document relates, or of the entity that issued the identity document; or

 

d) dans un but légitime lié à l'administration de la justice.

 

(d) for a legitimate purpose related to the administration of justice.

 

[15]           Mme A a raconté de deux manières contradictoires comment son passeport s’était retrouvé en possession de la demanderesse. Elle a affirmé, dans la déclaration faite à Passeport Canada en vue de recouvrer le passeport saisi par les autorités américaines, qu’elle avait laissé son sac à main, où se trouvait le passeport, par mégarde dans la voiture louée par la demanderesse. Dans une déclaration assermentée présentée par la demanderesse au soutien de sa demande de renouvellement de passeport, Mme A a plutôt affirmé que, n’ayant pas de sac à main, elle avait confié son passeport temporairement à la demanderesse. On ignore si Passeport Canada a rejeté l’un des deux récits de Mme A, ou les deux, et pourquoi le décideur a conclu que la demanderesse avait fait de fausses déclarations au soutien de sa demande.

[16]           Dans la décision, en outre, il n’a pas été traité de la question de savoir si la demanderesse avait eu le passeport de Mme A en sa possession sans son consentement. Or, selon le paragraphe 56.1(2) du Code criminel, l’absence de consentement est un élément de l’infraction de possession d’une pièce d’identité d’une autre personne. Si Mme A avait remis son passeport intentionnellement à la demanderesse, ou si elle l’avait laissé par mégarde dans l’automobile de la demanderesse, cette dernière aurait alors pu disposer d’une excuse légitime. Cette question n’a pas été mentionnée, et encore moins analysée, dans la décision de Passeport Canada.

[17]           Un autre problème vient du fait que le refus de Passeport Canada de délivrer un passeport à la demanderesse et de lui fournir des services de passeport se fondait sur la conclusion voulant que la demanderesse ait utilisé son passeport pour tenter de commettre l’acte criminel de possession, sans excuse légitime, d’une pièce d’identité concernant une autre personne. Le décideur n’a pas expliqué pourquoi il avait reproché à la demanderesse d’avoir « tenté » de commettre l’acte criminel. De manière plus fondamentale, il n’est pas dit clairement comment la demanderesse a utilisé son propre passeport pour commettre l’infraction de possession illégale du passeport de Mme A. Dans la décision, encore une fois, cette question n’a pas été traitée ni analysée.

[18]           L’avocat du défendeur a fait valoir qu’il ressortait suffisamment de motifs des documents examinés par le décideur pour en arriver aux conclusions tirées. C’est possible, mais cela ne permet guère à la Cour de savoir, néanmoins, comment le décideur en est véritablement arrivé à ces conclusions. Lorsque « le tribunal de révision n’a pas pu évaluer [la décision] parce que [celle ci] comporte trop peu de renseignements, les motifs sont insuffisants » (Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, au paragraphe 16, 320 DLR (4th) 733).

[19]           En l’espèce, la décision a consisté en un énoncé de faits et une décision définitive, sans qu’il n’y ait eu entre les deux la moindre analyse. À ce titre, la décision n’était pas suffisamment motivée et, dans l’ensemble, déraisonnable (VIA Rail Canada Inc c Office national des transports, [2001] 2 CF 25, 193 DLR (4th) 357 (CA)).

[20]           Cela suffit pour disposer de la demande de contrôle judiciaire. Comme toutefois l’affaire sera renvoyée à Passeport Canada pour nouvelle décision, certaines autres questions soulevées par la demanderesse méritent d’être examinées.

Passeport Canada a‑t‑il conclu erronément qu’il avait compétence pour refuser de délivrer un passeport à la demanderesse et de lui fournir des services de passeport au motif qu’elle avait commis l’acte criminel de possession sans excuse légitime de la pièce d’identité d’une autre personne?

[21]           L’alinéa 10(2)b) du Décret prévoit ce qui suit :

10. (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que ceux qu’il invoque pour refuser d’en délivrer un.

 

10. (1) Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for the greater certainty, the Minister may revoke a passport on the same grounds on which he or she may refuse to issue a passport

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

 

(2) In addition, the Minister may revoke the passport of a person who

 

a) étant en dehors du Canada, est accusée dans un pays ou un État étranger d’avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

 

a) being outside Canada, stands charged in a foreign country or state with the commission of any offence that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

 

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

 

(b) uses the passport to assist him in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

 

c) permet à une autre personne de se servir du passeport;

 

(c) permits another person to use the passport;

 

d) a obtenu le passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs;

 

(d) has obtained the passport by means of false or misleading information; or

e) n’est plus citoyen canadien.

 

(e) has ceased to be a Canadian citizen.

[22]           La demanderesse soutient que l’alinéa 10(2)b) du Décret n’autorise le refus temporaire des services de passeport que lorsque l’intéressé a été déclaré coupable d’un acte criminel. Elle conteste à cet égard l’affirmation suivante de Passeport Canada :

[traduction]

[...] pour que l’alinéa 10(2)b) du Décret reçoive application, il n’est pas nécessaire que vous ayez été accusée, ou déclarée coupable, d’une infraction au Canada ou à l’étranger. Il suffit pour que la disposition s’applique de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, que le passeport a été utilisé pour accomplir un fait –acte ou omission – qui constitue un acte criminel au Canada ou, s’il s’est produit dans un État étranger, qui constituerait un acte criminel s’il avait était accompli au Canada.

[23]           La jurisprudence de la Cour est contradictoire quant à savoir si, pour refuser d’offrir des services de passeport en application de l’alinéa 10(2)b), une déclaration de culpabilité est requise, ou s’il suffit plutôt que Passeport Canada estime présents, selon la prépondérance des probabilités, les éléments de l’infraction.

[24]           Dans Dias c Canada (PG), 2014 CF 64, 22 Imm LR (4th) 244 (Dias), le juge Phelan a déclaré ce qui suit :

[14]      Suivant l’alinéa 10(2)b), le pouvoir de révoquer est exercé en cas de perpétration     d’un acte criminel au Canada ou d’une infraction semblable dans un autre pays. L’expression « commettre un acte criminel » indique que la perpétration d’un acte criminel par l’intéressé est une condition préalable à la révocation ou au refus de services.

[15]      Le directeur n’a pas conclu à l’existence d’un acte criminel. Non seulement le directeur n’a pas tiré une telle conclusion (il a seulement indiqué une mauvaise utilisation d’un passeport), mais il n’avait pas non plus compétence à cet égard. Une conclusion de cette nature relève du droit criminel ainsi que de la compétence d’un juge, et non de la compétence d’un représentant du gouvernement. L’interdiction constitutionnelle au pouvoir exécutif du gouvernement de déclarer quelqu’un coupable d’un acte criminel est bien établie, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres précisions à cet égard.

[16]           Il convient de mentionner que le libellé de l’alinéa 10(2)b) ne comprend pas de formulations comme « a des motifs de croire » ou « il existe des motifs de croire qu’une infraction peut avoir été commise » ou des énoncés semblables utilisés dans d’autres dispositions en matière d’immigration. Aux termes d’un tel libellé, le directeur aurait bien pu avoir la compétence qu’il pensait avoir. Toutefois, en l’absence d’un tel libellé, le directeur n’avait pas le pouvoir d’établir qu’un acte criminel avait été commis.    

[25]           La décision Dias a été confirmée en appel, mais au motif indépendant que M. Dias – par opposition à son épouse – n’avait pas utilisé son passeport pour commettre un acte criminel (Canada (PG) c Dias, 2014 CAF 195, au paragraphe 7).

[26]           Dans Siska c Passeport Canada, 2014 CF 298, le juge Zinn a suivi la décision du juge Phelan dans Dias, et il a formulé les utiles commentaires suivants sur la jurisprudence antérieure de la Cour :

[12]           Dans son mémoire, le procureur du ministre s’est appuyé sur la décision de la Cour dans Vithiyananthan c Canada (Procureur général), [2000] 3 RCF 576, [2000] ACF 409 (QL) [Vithiyananthan] au soutien de l’affirmation selon laquelle il n’est pas nécessaire, pour l’application de l’alinéa 10(2)b) du DPC, que la personne dont le passeport est révoqué ait fait l’objet d’une accusation ou ait été déclarée coupable d’un             acte criminel. Aux paragraphes 10 et 11 de Vithiyananthan, le juge Simpson déclare ce qui suit :

La question en litige consiste à définir le sens des termes « commettre un acte criminel ».

En ce qui concerne le terme « commise », il convient de noter que l'alinéa 10a) du DPC vise les personnes qui ont été « accusée[s] » d'une infraction, alors que l'article 9 englobe à la fois celles qui ont été « accusé[es] » (alinéas 9b) et 9c)) et celles qui ont été « déclaré[es] coupable[s] » (alinéa 9e)). Dans le présent contexte, il ressort clairement que le terme « commise » à l'alinéa 10b) du DPC ne vise pas à imposer l'exigence d'une mise en accusation ou d'une déclaration de culpabilité, ce que le demandeur ne met pas en doute. [Non souligné dans l’original.]

[13]           Dans Vithiyananthan la question en litige ne consistait pas à déterminer si le demandeur avait « commis » une infraction, il s’agissait plutôt de déterminer si l’infraction constituait un acte criminel étant donné que la poursuite avait choisi de procéder sommairement. Ce qu’il importe de retenir aux fins des présentes est que M. Vithiyananthan avait été accusé et déclaré coupable d’une infraction, plus            particulièrement l’infraction alors prévue au paragraphe 94(2) de la Loi sur l’immigration, RCS 1985, c I-2, d’avoir aidé ou encouragé son cousin à entrer illégalement au Canada.

[14]           Par conséquent, la partie soulignée du jugement cité plus haut et sur laquelle le ministre se fonde est une remarque incidente. Elle n’est pas utile à la décision.

[15]           En l’espèce, la demanderesse, contrairement à M. Vithiyananthan, n’a pas été accusée ou déclarée de l’une ou l’autre des infractions dont le décideur fait mention dans la décision faisant l’objet du contrôle.

[27]           Quant à la décision du juge Phelan dans Dias, le juge Zinn a déclaré ce qui suit :

[17]           Bien qu’il n’en fasse pas mention dans ses motifs, le juge Phelan, dans Dias, tout comme en l’espèce, était saisi de l’arrêt Vithiyananthan. La courtoisie judiciaire n’aurait pas pu s’appliquer à cette cause, ni en l’espèce, étant donné que le passage sur lequel le ministre s’est fondé est une remarque incidente.

[18]           J’estime que le raisonnement du juge Phelan est concluant. Je suis d’accord avec lui pour affirmer que le titulaire du passeport doit avoir été déclaré coupable d’un acte criminel préalablement à la révocation de son passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du DPC. Étant donné que Mme Siska n’a jamais été déclarée coupable, à plus forte raison accusée, la décision de révoquer son passeport est mal fondée.

[28]           La juge McVeigh a rendu la décision De Hoedt c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 829, postérieurement à Dias et Siska. La juge McVeigh a maintenu la décision de révocation d’un passeport prise en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret, malgré l’absence de mise en accusation ou de déclaration de culpabilité. Elle a brièvement mentionné la décision du juge Phelan dans Dias, mais seulement dans le cadre de commentaires sur l’équité procédurale. Elle n’a pas fait allusion à la conclusion du juge Phelan, à laquelle le juge Zinn a souscrit dans Siska, selon laquelle le titulaire du passeport doit avoir été déclaré coupable d’un acte criminel préalablement à la révocation de son passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret.

[29]           La juge McVeigh s’est exprimée comme suit sur la nécessité d’une déclaration de culpabilité préalablement à la révocation d’un passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret (De Hoedt, au paragraphe 33) :

L’utilisation du mot « commettre » plutôt que « déclaré coupable » ou « accusé » était l’intention du législateur lorsque la disposition a été rédigée. Le législateur voulait que le décideur canadien soit en mesure de rendre sa décision si les éléments constituant l’acte criminel étaient présents et si cet acte avait été commis dans un pays étranger. Cette disposition existerait parce que certains pays étrangers n’ont pas les mêmes voies de justice que le Canada et, grâce à cette disposition, nous n’avons pas à nous fonder sur les systèmes judiciaires des pays étrangers pour déclarer une personne coupable d’une infraction équivalente.

[30]           Le Décret n’est pas un texte législatif du Parlement, mais plutôt un arrêté pris par le gouverneur en conseil. L’intention du législateur n’entre donc pas en compte dans l’interprétation du Décret.

[31]           À mon avis, le libellé du Décret est ambigu et il est susceptible de fonder tant l’interprétation des juges Phelan et Zinn, d’un côté, que celle de la juge McVeigh, de l’autre. Tout en estimant comme le juge Phelan que « [l]’interdiction constitutionnelle au pouvoir exécutif du gouvernement de déclarer quelqu’un coupable d’un acte criminel est bien établie, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres précisions à cet égard » (Dias, au paragraphe 15), il ne m’apparaît pas clairement que le Décret confère à l’exécutif un tel pouvoir. Le refus de délivrer un passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) n’est pas une déclaration de culpabilité au criminel. Il ne comporte pas de conséquences pénales, et il n’a pas été donné à entendre dans la présente instance que le droit à l’application régulière de la loi en matière pénale garanti par l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte était en cause. L’alinéa 10(2)a) du Décret permet de ne pas délivrer de passeport en raison d’une mise en accusation à l’étranger, et l’alinéa 10(2)b) le permet en raison de la perpétration d’une infraction hors du Canada sans qu’une déclaration de culpabilité au Canada ne soit nécessaire (malgré l’exigence de la double incrimination entre l’État étranger et le Canada). Du point de vue des politiques, il semble raisonnable que Passeport Canada puisse refuser de délivrer un passeport pour motif d’inconduite grave hors du Canada, sans que ne soit nécessaire une déclaration de culpabilité dans le pays étranger. Tel que la juge McVeigh le déclare, les pays étrangers n’ont pas les mêmes voies de justice que le Canada, et Passeport Canada ne doit pas avoir à se fonder sur les systèmes judiciaires des pays étrangers pour établir s’il y a eu ou non inconduite grave.

[32]           Comme je l’ai déjà souligné, le Décret n’est pas une loi mais bien un texte réglementaire pris par le gouverneur en conseil. Étant donné la jurisprudence contradictoire de la Cour, il serait malavisé que Passeport Canada s’appuie sur l’alinéa 10(2)b) du Décret, en sa teneur actuelle, pour refuser de délivrer un passeport ou d’offrir temporairement des services de passeport en l’absence de toute déclaration de culpabilité, que ce soit au Canada ou dans un pays étranger. L’ambiguïté de l’alinéa 10(2)b) pourrait être levée par une modification apportée par le gouverneur en conseil au Décret. À défaut, un arrêt de la Cour d’appel devra résoudre les contradictions présentes dans la jurisprudence de la Cour.

[33]           Je suis enclin, dans l’intervalle, à suivre les décisions du juge Phelan dans Dias et du juge Zinn dans Siska. Je résoudrais en faveur de la demanderesse l’ambiguïté présente dans le Décret. J’estime donc comme les juges Phelan et Zinn qu’en fonction du libellé actuel du Décret, il faut que le titulaire d’un passeport ait été déclaré coupable d’un acte criminel avant que, en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret, on puisse révoquer son passeport ou lui refuser les services de passeport. En l’espèce, la demanderesse n’a été ni accusée ni déclarée coupable d’un acte criminel, et Passeport Canada n’avait donc pas compétence pour lui refuser les services de passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret. La demande de contrôle judiciaire doit également être accueillie pour ce motif.

A‑t‑on respecté à l’endroit de la demanderesse les principes d’équité procédurale?

[34]           Pour satisfaire aux principes, il suffit qu’on ait divulgué au demandeur les faits allégués et les renseignements recueillis au cours de l’enquête, et qu’on lui ait donné la possibilité d’y répondre (Kamel c Canada (PG), 2008 CF 338, aux paragraphes 79 à 88, 294 DLR (4th) 708; Abdi c Canada (PG), 2012 CF 642, aux paragraphes 24 et 25, [2012] ACF n° 945).

[35]           La demanderesse dénonce le fait qu’on lui a communiqué le document produit par le fonctionnaire américain des douanes seulement lorsqu’a été engagée la présente instance devant la Cour. Le document américain minant sa crédibilité, la demanderesse soutient qu’on aurait dû lui donner la possibilité d’y répondre. La demanderesse affirme de manière plus générale que le délai écoulé entre l’incident et le rejet de sa demande de passeport par Passeport Canada, plus de deux ans plus tard, a compromis sa capacité de répondre adéquatement. Elle n’aurait pas été en mesure, à titre d’exemple, d’obtenir un document corroborant son affirmation selon laquelle l’automobile avait été louée à son nom, comme les dossiers pertinents n’étaient plus disponibles.

[36]           L’argument de la demanderesse ne parvient pas à me convaincre. J’estime, comme l’avocat du défendeur, que l’incident à la frontière américaine était grave, et que la demanderesse devait sûrement s’attendre à avoir en conséquence des problèmes avec les autorités américaines ou canadiennes. De plus, ses propres déclarations à Passeport Canada et les déclarations de Mme A sont venues mettre en cause sa crédibilité.

[37]           J’estime que la demanderesse avait connaissance des faits importants et des renseignements révélés par l’enquête, et qu’on lui a donné la possibilité d’y répondre.

Y a‑t‑il eu violation du droit à la liberté de circulation garanti à l’appelante par le paragraphe 6(1) de la Charte?

[38]           La demanderesse soutient que le refus de Passeport Canada de lui délivrer un passeport et de lui fournir des services de passeport pendant cinq ans a porté atteinte à son droit à la liberté de circulation, garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, d’une manière qui ne peut se justifier, au titre de l’article premier, dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[39]           L’argument fondé sur la Charte de la demanderesse ne constituait pas initialement l’un des motifs avancés dans sa demande de contrôle judiciaire. La demanderesse a soulevé l’argument pour la première fois dans ses observations écrites. L’avocat du défendeur, on peut le comprendre, s’est opposé à ce que l’argument soit présenté, la Couronne n’étant pas en mesure de produire une preuve justifiant une quelconque violation  sans d’abord demander l’autorisation de compléter le dossier. L’avocat de la demanderesse a donc convenu de ne faire valoir que l’argument juridique d’ordre technique selon lequel le Décret, comme il a été pris en vertu de la prérogative royale, ne constitue pas une règle de droit telle qu’elle puisse fonder la justification d’une violation de la Charte.

[40]           Dans Kamel c Canada (PG), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449, la Cour d’appel fédérale a examiné si le Décret était suffisamment précis pour constituer une « règle de droit » aux fins de l’article premier de la Charte. La Cour d’appel a conclu par l’affirmative, comme suit, aux paragraphes 19 à 31 de l’arrêt :

[31]      J’en arrive à la conclusion que l’article 10.1 du Décret répond au critère de précision requis pour constituer une « règle de droit » (« law ») au sens de l’article premier de la Charte. Le juge Noël a commis une erreur de droit en confondant la validité constitutionnelle d’une disposition avec la validité de la décision prise en vertu de cette disposition. Si la cour estime que le lien entre le refus de délivrer un passeport dans un cas donné et la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays n’a pas été établi ou que la décision du Ministre ne répond pas aux autres exigences du droit administratif canadien, le remède n’est pas d’invalider la disposition habilitante, mais d’invalider la décision.

[41]           Tout en étant d’avis comme la demanderesse que la Cour d’appel fédérale ne s’est pas penchée, dans Kamel, sur la question de savoir si la prérogative royale pouvait servir de fondement à une disposition enfreignant la Charte, j’estime qu’une telle conclusion serait incompatible avec l’issue de ce jugement. En outre, une conclusion portant qu’un texte réglementaire fondé sur la prérogative royale ne constitue pas une « règle de droit » aux fins de l’article premier de la Charte aurait des répercussions bien au‑delà du domaine des passeports, particulièrement dans les domaines des relations internationales, de la sécurité nationale et de la défense nationale.

[42]           Je suis d’avis que la question liée à la Charte n’a pas été convenablement abordée devant la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de mes conclusions concernant les deux premiers motifs avancés par la demanderesse, il n’est pas nécessaire que je tranche la question liée à la Charte, et je m’abstiendrai ainsi de le faire.

Réparation

[43]           La demanderesse sollicite l’annulation de la décision de Passeport Canada de refuser de lui délivrer un passeport et de lui fournir des services de passeport pendant cinq ans. Elle demande également à la Cour d’enjoindre à Passeport Canada de réexaminer sa demande de passeport dans un délai de 30 jours.

[44]           L’avocat du défendeur s’oppose à l’imposition d’un délai de 30 jours. Ce délai serait trop court pour permettre à Passeport Canada de réexaminer l’affaire, compte tenu des questions de crédibilité qui subsistent et des renseignements additionnels fournis par la demanderesse depuis la prise de la première décision.

[45]           J’admets qu’un délai de 30 jours pourrait être trop court pour permettre à Passeport Canada de réexaminer convenablement la demande de passeport de la demanderesse. Je suis toutefois d’accord avec l’avocat de la demanderesse pour dire que le refus de délivrer un passeport est une question grave, et que c’est déjà depuis fort longtemps que la demanderesse n’est pas autorisée à détenir un passeport. J’enjoins par conséquent à Passeport Canada de réexaminer la demande de passeport de la demanderesse dans les 60 jours suivant la réception de ses observations et documents à l’appui. Si un délai supplémentaire s’avère nécessaire, il sera toujours loisible au défendeur de demander une prorogation à la Cour.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens, et Passeport Canada devra réexaminer la demande de passeport de la demanderesse dans les 60 jours suivant la réception de ses observations et documents à l’appui.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1092-13

 

INTITULÉ :

ALECIA ANGELLA ALLEN

c

PGC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LA DEMANDERESSE

Alecia Angella Allen

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

Procureur général du Canada

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Alecia Angella Allen

William F. Pentney

Sous‑procureur général

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Procureur général du Canada

 

 

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