Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150224


Dossier : IMM‑4987‑13

Référence : 2015 CF 235

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2015

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

KHOSROW BIDGOLI

ET

SOHEILA POUZESHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Khosrow Bidgoli [le demandeur] et Soheila Pouzeshi [la demanderesse] sont mariés et originaires d’Iran. Ils ont présenté une demande de contrôle judiciaire, aux termes de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Commission) et soutiennent qu’ils n’ont pas eu droit à des services d’interprétation adéquats.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

Faits

[3]               En l’an 1350 du calendrier islamique, le demandeur revenait de la base militaire et il a sauvé une femme qui se faisait battre par deux partisans du Hezbollah. Par conséquent, il a été détenu pendant dix jours, et son service militaire a été prolongé de trois mois.

[4]               En juin 2008, le demandeur a photocopié des tracts pour Hamid, le fils d’un ami. Hamid a par la suite été arrêté et détenu pendant quatre mois.

[5]               En 2009, le demandeur s’est mis à militer activement en faveur de candidats progressistes et à participer à des manifestations. Le 16 juin 2009, des partisans du Hezbollah l’ont battu avec des câbles électriques. Il a continué de participer à de plus en plus de manifestations.

[6]               En juin 2011, les demandeurs ont demandé des visas de visiteur pour le Canada, qui leur ont été délivrés en octobre 2011. La demanderesse a immédiatement quitté le pays. Le demandeur a rejoint son épouse un mois plus tard. Les deux demandeurs ont soutenu qu’ils avaient l’intention de retourner en Iran lorsqu’ils sont venus au Canada à titre de visiteurs, et ce même si la demanderesse avait secrètement pratiqué la foi chrétienne en 2004 et 2005.

[7]               En janvier 2012, alors que les demandeurs étaient au Canada, le demandeur a reçu un appel de son frère pour l’informer que Hamid avait été arrêté et que ce dernier avait dénoncé le demandeur. Son frère l’a informé que des agents du régime s’étaient présentés à la résidence du demandeur et à celle de sa mère à la recherche du demandeur.

Décision

[8]               La décision est fondée sur de nombreuses conclusions défavorables en matière de crédibilité, ce qui n’est pas contesté dans la présente demande de contrôle.

Questions en litige

[9]               Dans ce contexte, les questions sont les suivantes :

1.             Les demandeurs sont‑ils tenus de démontrer que des erreurs d’interprétation importantes et préjudiciables ont amené la Commission à rendre une décision défavorable?

2.             Y a‑t‑il eu des erreurs d’interprétation non négligeables?

3.             Les demandeurs ont‑ils renoncé à leurs droits?

Question 1 – Les demandeurs sont‑ils tenus de démonter que des erreurs d’interprétation importantes et préjudiciables ont amené la Commission à rendre une décision défavorable?

[10]           Dans la décision Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF n456, la juge Snider a conclu que des erreurs d’interprétation avaient été commises. À cet égard, elle s’est exprimée ainsi au paragraphe 16 :

16.       Les erreurs ne sont pas ici sans importance : elles touchent au fondement même du rejet de la revendication [traduction] [du statut de réfugié]. La Commission s’est fondée, à tout le moins en partie, sur les erreurs de traduction pour conclure que le demandeur n’était pas crédible. Elle a rejeté la revendication du demandeur principalement en raison de cette conclusion défavorable concernant la crédibilité.

[11]           Au paragraphe 8 de son arrêt, la juge Snider a fait remarquer que dans les arrêts R. c Tran, [1994] 2 RCS 951, et Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no 916, la Cour suprême et la Cour d’appel fédérale ont jugé qu’un demandeur n’était pas tenu de prouver qu’une erreur d’interprétation lui avait causé un réel préjudice. Cela dit, comme l’indique le passage ci‑dessus, elle semble avoir fondé sa décision sur le fait qu’un préjudice a bel et bien été établi.

[12]           Le problème ici est que la décision de la juge Snider a par la suite servi de précédent pour étayer la position selon laquelle une erreur d’interprétation doit être importante même s’il n’est pas nécessaire de prouver qu’un préjudice réel a été porté. À mon avis, cette position est discutable du fait que les termes « important » et « préjudiciable » semblent revêtir le même sens dans le contexte des erreurs d’interprétation; c’est‑à‑dire qu’ils ont une incidence défavorable sur la décision de la Commission. Au nombre des affaires qui ont adopté cette position figurent Roy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 768; Yousif c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 753; Sherpa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 267; et Batres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 981.

[13]           Cependant, la juge Gleason a conclu, et ce correctement selon moi, au paragraphe 26 de la décision Mah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2013] ACF no 907, que « lorsque le demandeur établit qu’il y a eu une erreur réelle et importante de traduction, il n’a pas aussi à prouver qu’une conclusion essentielle dans la décision de la SPR était fondée sur l’erreur de traduction pour que la décision soit annulée ».

[14]           Dans son arrêt Tran, la Cour suprême du Canada s’est penchée au paragraphe 74 sur le droit à des services d’interprétation prévu par la Charte et s’est exprimé ainsi :

74        L’article 14 garantit sans réserve le droit à l’assistance d’un interprète. Par conséquent, il serait erroné de se demander, pour déterminer si le droit a été violé, si l’accusé a vraiment subi un préjudice lorsqu’on lui a refusé l’exercice de ses droits garantis par l’art. 14. La Charte proclame en fait que le refus de fournir une bonne interprétation pendant que l’affaire progresse est préjudiciable en soi et viole l’art. 14. Le véritable préjudice qui résulte est une question qui doit être examinée et réglée en fonction du par. 24(1) de la Charte, lorsqu’il s’agit de concevoir une réparation convenable et juste pour la violation en question.  En d’autres termes, le « préjudice » réside exclusivement dans le fait de se voir refuser l’exercice d’un droit auquel on a droit.

[15]           La Cour suprême précise au paragraphe 11 de l’arrêt qu’elle se prononce exclusivement dans un contexte de procédures criminelles, et on peut y lire :

11        J’aimerais avant tout préciser que l’analyse qui suit de l’art. 14 de la Charte porte spécifiquement sur le droit d’un accusé dans le cadre de procédures criminelles et ne doit pas être considérée comme ayant nécessairement une application plus générale.  En d’autres termes, je ne me prononcerai pas pour le moment sur la possibilité qu’il soit nécessaire d’établir et d’appliquer des règles différentes à d’autres situations qui tombent à bon droit sous le coup de l’art. 14 de la Charte ‑ ‑ par exemple, lorsque les procédures en question sont de nature civile ou administrative.

[16]           Cependant, l’application de Tran dans le contexte de l’immigration a été examinée. Dans Mohammadian, la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué au paragraphe 4 qu’il n’est pas nécessaire d’établir qu’un préjudice ait eu lieu lorsqu’il est question d’une erreur de traduction dans le cadre d’une audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

Question 2 – Y a‑t‑il eu des erreurs d’interprétation non négligeables?

[17]           Les demandeurs ont déposé un affidavit, daté du 22 août 2013 et signé par Leila Heidari‑Faroughi, une traductrice agréée. L’affidavit contient en annexe la transcription complète de l’audience tenue devant la Commission et met l’accent sur les erreurs suivantes :

                En réponse aux questions de la Commission sur ses craintes, la demanderesse a affirmé qu’elle avait peur parce que son mari était recherché et parce que cela signifiait qu’elle aussi était recherchée. Cependant, la traduction a plutôt indiqué que cela signifiait qu’il était aussi recherché. Selon cette traduction, la réponse était dénuée de sens.

                Le demandeur a indiqué dans son témoignage qu’un événement s’est produit en 1981, mais l’interprète a plutôt traduit qu’il avait eu lieu en 1980.

                Au cours du témoignage du demandeur à l’égard des différences entre les manifestations tenues en Iran et au Canada, l’interprète n’a pas fourni une traduction fidèle des passages se rapportant à la question de savoir si les demandeurs s’étaient pris en photos lors des manifestations en Iran.

[18]           Selon moi, il s’agit ici d’erreurs graves du fait que la version des faits et les informations que les demandeurs ont voulu communiquer à la Commission n’ont pas été transmises fidèlement.

[19]           En revanche, d’autres erreurs commises ne sont pas sérieuses; par exemple, lorsque l’interprète a indiqué qu’une personne avait souffert d’une « crise cardiaque » alors que le demandeur avait plutôt parlé d’un « accident vasculaire cérébral ».

[20]           Cela dit, après avoir examiné la transcription dans son entièreté, j’estime que les demandeurs n’ont pas bénéficié du service d’interprète continu, précis et de qualité auquel ils avaient droit.

Question 3 – Les demandeurs ont‑ils renoncé à leurs droits?

[21]           Le demandeur parlait peu anglais et son avocate parlait peu farsi. La transcription montre que si le demandeur a affirmé qu’il avait besoin d’un interprète, il pouvait tout de même répondre à de simples questions par lui‑même. Cependant, j’estime qu’il avait besoin d’un interprète pour répondre aux questions plus complexes et que son épouse avait besoin d’un interprète tout au long de l’audience.

[22]           À certaines occasions, le demandeur et son avocate se sont rendu compte que l’interprète avait commis une erreur de correspondance entre les dates du calendrier islamique et du calendrier grégorien.

[23]           De plus, il est manifeste que l’avocate des demandeurs a relevé certains problèmes d’interprétation. À la page 52 de la transcription, l’avocate demande dans ses observations finales à la Commission de ne pas conclure que les demandeurs avaient menti, compte tenu des [traduction« problèmes d’interprétation ». Cependant, la Cour indique à tort au paragraphe 11 de la décision qu’« aucune objection n’a été soulevée […] concernant la qualité de l’interprétation ». Comme la question a été soulevée devant la Commission, on ne peut pas conclure que les demandeurs ont renoncé à leur droit à l’interprétation.

Conclusions

[24]           Les erreurs d’interprétation sont considérées comme graves étant donné qu’elles ont déformé la preuve des demandeurs. De plus, les demandeurs n’ont pas renoncé à leur droit à l’interprétation. Bien que ces erreurs ne soient pas importantes ou préjudiciables en ce sens qu’elles n’ont pas amené la Commission à rendre une décision défavorable en matière de crédibilité qui a entraîné le rejet de la demande d’asile des demandeurs, il n’y a aucune exigence portant sur le caractère important ou préjudiciable des erreurs. Par conséquent, la demande est accueillie.

Question à certifier

[25]           Les demandeurs proposent une question à certifier aux fins d’appel, mais comme leur demande est accueillie, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que :

1.             la demande est accueillie;

2.             la décision de la Commission est annulée;

3.             la demande d’asile est renvoyée à un autre tribunal de la Commission pour réexamen et qu’un nouvel interprète doit être présent à l’audience.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Daniel Bergeron, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4987‑13

 

INTITULÉ :

KHOSROW BIDGOLI ET SOHEILA POUZESHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 NOVEMBRE 2015

 

ORDONNANCE et MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Winnie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee and Company

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.