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Date : 19 février 2015


Dossier : IMM ‑61 ‑14

Référence : 2015 CF 212

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 février 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

MOOL CHAND

MEENA ROOPANI

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs cherchent à faire annuler la décision du 18 décembre 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Commission) a conclu qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

[2]               La seule question en litige consiste à déterminer si la Commission a erré en jugeant qu’il y avait une possibilité de refuge intérieur pour les demandeurs à Karachi, dans la province du  Sindh, au Pakistan. La viabilité d’une possibilité de refuge intérieur dépend d’une question mixte de droit et de fait qui doit être tranchée selon la norme de raisonnabilité.

[3]               D’ordinaire, la décision portant sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur relève de la Commission, mais lorsque la décision est appuyée de façon sélective et minimale sur certains documents présentés, et que le reste de la preuve démontre fortement le contraire, la décision ne peut pas être justifiée à la lumière du dossier et elle est donc déraisonnable; Rosales c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1454, motifs du juge Rothstein (tel était alors son titre), aux paragraphes 6 à 8. En l’espèce, les inférences qu’a tirées la Commission voulant que les demandeurs puissent se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur, ainsi que son évaluation de la preuve documentaire sont visées par l’erreur décrite.

[4]               Les demandeurs, Mool Chand et Meena Roopani, sont des citoyens du Pakistan mariés et de confession hindoue. Le demandeur principal, M. Chand, est docteur et a ouvert une clinique médicale à Berani, dans la province du Sindh. Le demandeur a soutenu qu’il a été la cible de discrimination et d’intimidation de la part de musulmans. Il a prétendu également que des extrémistes musulmans l’ont menacé et violenté, et qu’ils ont causé des dommages à de l’équipement médical et à la clinique. Il s’est également fait voler sa motocyclette et son argent sous la menace d’une arme à feu. Ses agresseurs lui ont dit que s’il n’obéissait pas à leurs ordres et ne devenait pas musulman, il se ferait voler à nouveau. En avril 2011, des extrémistes ont menacé de kidnapper ses enfants.

[5]               Le demandeur craignait pour sa sécurité et a présenté une demande de visa pour lui‑même, sa femme et leurs enfants; cependant, seuls lui et sa femme ont pu obtenir un visa. Les demandeurs d’asile sont arrivés au Canada en février 2012 et ont présenté leur demande d’asile. Ils ont laissé leurs enfants chez le frère du demandeur, au Pakistan. Après leur arrivée au Canada, les extrémistes musulmans ont attaqué la demeure des demandeurs et ont détruit la clinique du demandeur.

[6]               La Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes des incidents relatés, mais elle n’était pas convaincue que le demandeur eût assez précisément identifié les agents de persécution. La Commission a expliqué que le fait pour le demandeur d’avoir affirmé que les extrémistes musulmans dont il avait été victime étaient membres du groupe islamiste Tabilige sans toutefois avoir mentionné ce groupe dans son formulaire de renseignements personnels nuisait à sa crédibilité à l’égard de l’identification des agents de persécution. La Commission n’a par conséquent pas été en mesure de conclure que les attaquants étaient membres d’une organisation nationale qui poursuivrait les demandeurs partout dans le pays.

[7]               Après avoir signalé aux demandeurs l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Karachi et évalué la situation générale des hindous au Pakistan, la Commission a conclu qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur viable à cet endroit.

I.                   Analyse

[8]               Le critère relatif à la possibilité de refuge intérieur comporte deux volets : i) la Commission doit conclure selon la prépondérance des probabilités que demandeur d’asile ne sera pas persécuté ou exposé à un risque dans la région de la possibilité de refuge : Henriquez de Umana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 326, au paragraphe 24; Campos Shimokawa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445, au paragraphe 25. Le second critère exige que la situation à l’endroit proposé doive être telle qu’il n’est pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Campos Shimokawa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445, au paragraphe 25, Valencia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1215 (1re inst.)

[9]               La possibilité de refuge doit également être réalistement accessible, soit que le demandeur n’est pas censé s’exposer à un grand danger physique ou subir des épreuves indues lorsqu’il se rend dans un lieu de la possibilité de refuge. Le demandeur ne devrait pas être tenu de se cacher dans une région isolée, par exemple dans une caverne, dans le désert ou dans la jungle : Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF), au paragraphe 14.

[10]            La Commission a commis une erreur dans son analyse du second critère en affirmant que la preuve documentaire est mitigée et qu’elle « bross[e] donc un portrait varié ». Même si elle a fait remarquer que la majeure partie de la documentation souligne les attaques et la discrimination dont sont généralement victimes les hindous au Pakistan, la Commission a fondé sa décision sur un article écrit par First Post indiquant que les hindous étaient en sécurité à Karachi. Il était déraisonnable d’en venir à cette conclusion après l’analyse du contenu de l’article intitulé « Pakistan’s Hindus under Attack as Extremism Grows ».

[11]           De plus, la phrase extraite de l’article cité par la Commission pour appuyer sa conclusion que les hindous sont en sécurité à Karachi précise que [traduction« les signes de leur ancien statut abondent à Karachi […] au temple Swami Narayan, vieux de 150 ans, où des milliers d’hindous se réunissent en cours d’année ». La Commission a déclaré que « [d]es hindous font bel et bien l’objet d’agressions, mais des milliers d’hindous réussissent tout de même à y vivre et à observer leurs pratiques religieuses dans les temples historiques ». Cette conclusion ne cadre pas avec le reste de l’article qui fait état d’une [traduction] « montée des violences et de la discrimination faites à l’égard des hindous » et qui décrit des enlèvements et des conversions forcées d’hindous.

[12]           Bien qu’elle cite divers documents dans son analyse des possibilités pour les demandeurs de se réfugier ailleurs au Pakistan, la Commission a essentiellement fait fi des principes directeurs du Haut Commissariat des Nations Unies relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires du Pakistan de 2012 (Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan, 2012). Selon ces principes, [traduction« les actes de violence perpétrés contre les hindous augmentent et les propos haineux à leur égard sont tolérés en toute impunité ». De plus, [traduction« dans la province du Sindh, par exemple, il est rapporté que les hindous de la caste brahmane et supérieure s’exposent à un risque grandissant de violence ou d’enlèvement pour rançon, que les autorités ne seraient pas aptes ou disposées à fournir une protection efficace […] et que les femmes et les filles hindoues seraient enlevées pour être converties par des hommes musulmans, surtout dans la province du Sindh ».

[13]           La commission s’est également fiée au fait que le demandeur ait déjà habité un an à Karachi, entre juin 2001 et juin 2002, pour établir qu’il pouvait vivre et travailler dans la ville. La Commission a ici choisi d’accorder une importance sélective aux éléments du témoignage du demandeur, dans lequel il indiquait également qu’il faisait l’objet d’une grande discrimination lorsqu’il travaillait dans un hôpital de Karachi. D’autres éléments de preuve présentés par le demandeur indiquent également que le [traduction« Pakistan est le pire élève du monde en ce qui a trait à la liberté de religion » (Ashish Kumar Sen, « Pakistan Tops Worst List for Religious Freedom », Washington Times (30 avril 2013)) et que le gouvernement est indifférent aux attaques menées par les groupes terroristes contre les minorités religieuses (journal Dawn, « Security Forces Allowing Extremists to Attack Minorities : HRW », 2 février 2013), rapport annuel de Human Rights Watch).

[14]           Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer ces éléments de preuve : Giles c Canada (Procureur général), 2010 CAF 54, au paragraphe 6. Cependant, à la lumière de la preuve documentaire et de l’interprétation erronée faite par la Commission du principal document sur lequel elle s’est appuyée pour rendre sa décision, il était déraisonnable qu’elle conclue que la preuve documentaire était mitigée et que, partant, les éléments de preuve n’établissaient pas que les problèmes auxquels se heurtent les hindous de manière générale au Pakistan sont suffisants pour satisfaire au second volet du critère relatif à la possibilité de refuge. Pour arriver à cette conclusion, j’abonde dans le même sens que l’avocat du ministre et estime qu’il est difficile d’établir que la possibilité de refuge est déraisonnable étant donné la norme de contrôle et la nature factuelle du critère à deux volets : Shehzad Khokhar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 449, au paragraphe 4. En l’espèce toutefois, j’estime que les critères ont été remplis.

[15]           Pour conclure, je ferai quelques remarques sur l’inquiétude soulevée par le ministre selon laquelle le fait d’adhérer à l’argument du demandeur signifierait qu’il n’y aurait aucun refuge sécuritaire pour les hindous au Pakistan et qu’en conséquence tous les demandeurs d’asile originaire du Pakistan auraient la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. Avec le plus grand respect, cette interprétation traduit une incompréhension de la nature du contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire a pour objectif de relever des erreurs de procédure, et en accueillant ou non une demande, la Cour ne porte aucun jugement définitif sur les faits sous ‑jacents de la demande. Comme l’a affirmé la juge Judith Snider dans la décision Konya c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 975, au paragraphe 47 : « La tâche de ce juge est de contrôler la décision afin de déterminer si elle raisonnable. Chaque affaire est tranchée en fonction des faits et des arguments qui sont soumis à la Cour. » Les commissaires sont libres de tirer les conclusions qu’ils veulent en fonction de la preuve présentée. En tirant ces conclusions toutefois, ils doivent tenir compte de l’ensemble de la preuve et prendre une décision raisonnable à la lumière de cette preuve.

[16]           Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour réexamen par un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Daniel Bergeron, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑61‑14

INTITULÉ :

MOOL CHAND ET AUTRE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

21 JANVIER 2015

JUGEMENT et MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

19 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

Paul VanderVennen

POUR LE DEMANDEUR

Prathima Prashad

 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VanderVennen Lehrer

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous ‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 POUR LE DÉFENDEUR

 

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