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Date : 20150218


Dossier : IMM-3465-14

Référence : 2015 CF 201

Ottawa (Ontario), le 18 février 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LUCIA MERCEDES GUERRERO FLORES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi) à l’encontre de la décision rendue le 14 avril 2014 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR), dans laquelle la SPR concluait que la demanderesse n’est, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi, respectivement, ni une réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.  Seule la conclusion de la SPR à l’effet que la demanderesse n’est pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi est en cause en l’espèce.

[2]               La demanderesse (ou Mme Flores) est une citoyenne du Salvador.  En novembre 2012, alors qu’elle se trouvait au commerce qu’elle opérait dans un marché central de la ville de San Salvador, un membre d’un groupe criminalisé, en l’occurrence les Maras, lui aurait laissé une note aux termes de laquelle il aurait exigé qu’elle paie une rente hebdomadaire (la Renta) et l’aurait menacé de mort en cas de refus de payer cette rente.

[3]               La semaine suivante, Mme Flores aurait trouvé à son commerce une deuxième note au même, laquelle aurait été laissée, cette fois, tout près du corps éventré d’un chat.  Mme Flores se serait alors rendu à un poste de police pour dénoncer cette tentative d’extorsion.  Les policiers présents lui auraient laissé savoir qu’il était préférable qu’elle paie la Renta, non sans par ailleurs confisquer les deux notes de menace laissées à son commerce.  Toujours selon Mme Flores, un des policiers présents aurait même été de mèche avec les Maras.

[4]               Suite à cette visite au poste de police, la demanderesse se serait terrée chez elle jusqu’à ce qu’elle quitte le Salvador en janvier 2013 pour les États-Unis, où elle aurait séjourné jusqu’à ce qu’elle se rende au Canada, un an plus tard, pour y demander refuge.

[5]               La SPR a jugé crédible l’histoire de la demanderesse.  Toutefois, elle a conclu que les menaces et tentatives d’extorsion par les groupes criminalisés au Salvador était un risque généralisé pour les commerçants de ce pays, que le risque invoqué par la demanderesse n’était pas différent de ce risque généralisé et qu’en conséquence, celle-ci n’avait pas établi qu’elle faisait l’objet d’un risque personnalisé, tel que le requiert l’alinéa 97 de la Loi.

II.                Question en litige et norme de contrôle

[6]               La présente affaire ne soulève qu’une question, celle de savoir si le fait, pour la SPR, de conclure que la demanderesse n’est pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi parce que le risque qu’elle allègue est un risque généralisé, justifie l’intervention de la Cour.

[7]               La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable puisque la question de savoir si un demandeur d’asile fait l’objet d’un risque donnant ouverture à l’application de l’article 97 de la Loi en est une mixte de droit et de faits relevant de l’expertise de la SPR (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47; Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1048, 417 FTR 255, au para 28; Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1476, 423 FTR 210, au para 10; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290, au para 26).

[8]               Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par la SPR et n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précitée au para 47).

[9]               Toujours suivant cette norme, il n’appartient surtout pas à la Cour de substituer sa propre appréciation de la preuve au dossier à celle à laquelle s’est livrée la SPR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 59).

III.             Analyse

[10]           Pour se voir reconnaître la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi, un demandeur d’asile doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que son renvoi dans son pays d’origine l'exposerait à une menace à sa vie ou encore au risque de traitements ou peines cruels et inusités.  À cette fin, il est requis d’établir qu’il est personnellement exposé à un risque auquel ne sont généralement pas exposés d'autres personnes qui vivent dans le pays d’origine du demandeur d’asile ou qui en sont originaires (Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 31, au para 3; Mancillas c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 116, au para25).

[11]           Le présent litige se soulève dans le contexte du fléau que représentent, pour une partie importante des populations locales, les groupes criminalisés sévissant dans la plupart des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud.  Il soulève plus particulièrement l’épineuse question de la démarcation qu’il faut opérer entre ce qui constitue, pour les demandeurs d’asile victimes des pratiques de ces groupes criminalisés, un risque généralisé, lequel ne donne pas ouverture à la protection de l’article 97, et ce qui constitue un risque individualisé, qui, lui, justifie cette protection.

[12]           Suivant le courant dominant de la jurisprudence de cette Cour, cet exercice de démarcation se fait en deux temps, la préoccupation première étant d’éviter de vider de son contenu la protection offerte par l’article 97 de la Loi chaque fois qu’il existe un danger pouvant être qualifié de généralisé (Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, [2014] 1 FCR 295, au para 36; Gonzalez c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 426, 431 FTR 268, au para 14; Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 252).

[13]           La première étape de ce test requiert une analyse individualisée du risque allégué par l’identification du danger lui-même, de son fondement, de ses caractères actuel et prospectif, et de ses effets en termes de menace à la vie du demandeur d’asile ou de risques de traitements ou de peines cruels et inusités (Portillo, précitée, au para 40).  Une fois ce risque individualisé identifié, ce test consiste à le comparer au risque généralisé auquel est exposée la population du pays d’origine du demandeur d’asile, ou une partie importante de celle-ci, afin de déterminer si, tant par leur nature que par leur gravité, ces deux risques sont similaires (Portillo, précitée, au para 41).

[14]           Ainsi, lorsqu’un demandeur d’asile est, comme en l’espèce, jugé crédible par la SPR, celle-ci ne pourra se fonder sur le caractère généralisé des menaces pour rejeter sa demande; il lui faudra procéder à un « examen individualisé et rigoureux des faits qui lui sont soumis, en se penchant sur tous les aspects du risque qui ressortent de ces faits, pour déterminer si le risque est devenu personnel même si le demandeur a été initialement ciblé de façon aléatoire » (Gonzalez, précitée au para 12).

[15]           La demanderesse soutient qu’alors qu’elle a jugé son histoire crédible, la SPR ne s’est pas livrée à une analyse individualisée des menaces dont elle a fait l’objet, viciant du même coup de manière irrémédiable les conclusions tirées par celle-ci à l’effet qu’elle n’était exposée qu’à un risque généralisé.

[16]           Ce n’est pas la constatation que je fais en analysant la décision de la SPR en l’espèce.  La SPR a d’abord, à mon avis, bien identifié le fardeau qui s’imposait à la demanderesse en spécifiant qu’elle devait démontrer, pour établir son droit à la protection de l’article 97:

a.              Que le risque qu’elle fuyait était un risque prévu à l’article 97;

b.             Qu’il était  au moment de l’audition, plus probable que non qu’elle subisse ce risque si elle devait retourner dans son pays;

c.              Qu’elle était personnellement visé par ce risque; et

d.             Que ce risque était différent du risque auquel d’autres personnes au Salvador sont généralement exposées.

[17]           La SPR a ensuite décrit en détail les circonstances personnelles de la demanderesse pour les comparer par la suite au risque qu’encourt les gens étant dans la même situation qu’elle au Salvador et conclure que même si elle a été ciblée par les Maras, sa situation n’est pas différente de la très large proportion de commerçants dans ce pays qui subissent, eux-aussi, selon un même modus operandi, les menaces d’extorsion et de violence de groupes criminalisés comme les Maras.

[18]           Cette démarche est, à mon avis, conforme aux enseignements de la Cour.  Ce que je retiens, en bout de ligne, c’est que la demanderesse déplore en fait que la SPR n’ait pas accordé suffisamment de poids au fait qu’elle a été pris personnellement pour cible par les Maras.

[19]           Or, dans l’affaire toute récente Correa, précitée, sur laquelle la procureure de la demanderesse a beaucoup insisté lors de sa plaidoirie, mon collègue le juge Russel, après s’être livré à une revue exhaustive de la jurisprudence de la Cour sur ces questions, a fait le constat que le fait d’être pris personnellement pour cible est une expression vague susceptible d’englober un vaste éventail de circonstances.

[20]           Le juge Russel a précisé que cet éventail de circonstances pouvait aller « de rencontres isolées ou répétées (mais pas nécessairement liés) avec des gangs criminalisés à une descente aux enfers après que le demandeur d’asile ait fait l’objet de demandes, de menaces et d’actes de plus en plus violents de la  part de membres de gang qui, pour une raison ou pour une autre, s’acharnent sur un certain individu et refusent de lâcher prise tant qu’il ne se pliera pas à leurs exigences (souvent répétées) ou jusqu’à ce que sa mort – et souvent celle des membres de sa famille – s’en suivent ou que ceux-ci aient quitté le pays ».

[21]           Je retiens du jugement du juge Russell que le fait d’être pris personnellement pour cible ne donnera pas systématiquement ouverture à la protection de l’article 97 de la Loi et qu’un « exercice de démarcation de limites » sera requis pour déterminer dans quels cas, à la lumière de l’ensemble des circonstances, l’octroi de la protection sera justifiée et dans quels cas elle ne le sera pas (Correa, précitée, au para 82).

[22]           Le rôle de la Cour dans ce genre de cas est de déterminer si la démarcation tracée par la SPR est raisonnable (Correa, précitée, au para 82).  En l’espèce, elle m’apparait l’être : la SPR, comme je l’ai mentionné plus tôt, s’est penchée sur la situation personnelle de la demanderesse, n’a pas ignoré le fait qu’elle a été prise pour cible, a identifié le modus operandi des groupes criminalisés et a comparé le risque auquel fait face la demanderesse à celui de ceux et celles qui sont dans une situation similaire pour conclure que les risques, de part et d’autre, étaient similaires.

[23]           Comme l’a relevé la SPR dans sa décision, une fois réfugiée chez elle, après les deux incidents survenus à son commerce et sa visite à la police, la demanderesse n’a pas eu d’autres contacts directs avec la police ou les Maras et que bien qu’elle ait soupçonné que des gens liés à l’un ou l’autre groupe soient passés devant la porte de sa demeure, personne n’est jamais entré - ou n’a jamais tenté d’entrer - chez elle, pas plus que sa sœur, qui lui rendait visite pendant cette période, n’a été menacée de représailles ou même véritablement importunée en lien avec ces incidents.

[24]           La démarcation tracée par la SPR, à partir de l’ensemble de ces circonstances, entre le risque auquel était exposé la demanderesse et celui, généralisé, auquel sont confrontés la population du Salvador en général et celle de ses commerçants en particulier, du fait de la présence et des activités des groupes criminalisés sur son territoire, n’est pas déraisonnable.  Elle se situe, à mon avis, parmi les issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précitée au para 47).

[25]           Cette conclusion s’impose encore davantage, à mon avis, lorsque le risque invoqué par la demanderesse est vu sous l’angle de son caractère prospectif, lequel est un élément central du droit à la protection prévu à l’article 97 et de la grille d’analyse développée par la jurisprudence de la Cour (Portillo, précitée au para 40).  En effet, la demanderesse, comme l’a d’ailleurs spécifié la SPR, se devait d’établir non seulement qu’elle avait été ciblée par les Maras avant de quitter le Salvador, mais qu’elle risquait aussi de l’être lors d’un éventuel retour dans ce pays.  En d’autres termes, il lui fallait aussi démontrer que la menace pesant sur elle est prospective (Acosta c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 213, au para 13; Gonzales, précitée, au para 18; Mancillas c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 116, au para 25).

[26]           Dans sa décision, la SPR a noté que depuis que la demanderesse a quitté le Salvador en janvier 2013, elle n’a pas eu d’autres contacts avec les gens qu’elle dit craindre pas plus que sa sœur, qui habite la même ville qu’elle au Salvador, n’a été importunée en lien avec la situation qui lui a fait fuir ce pays.

[27]           Ce constat est important et la demanderesse ne prétend pas qu’il découle d’une appréciation erronée de la preuve de la part de SPR.  Comme il est bien établi, la décision de la SPR doit être lu comme un tout et bien qu’elle ne l’ait pas dit en autant de mots, il me semble clair que ce constat a fait partie des considérations qui ont amené la SPR à conclure à la nature généralisée du risque appréhendé par la demanderesse (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 23, 403 FTR 271, au para 21; Valencia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 787, au para 25; Gebremichael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 547, au para 48).  Encore là, je ne peux dire que ce constat, et la conclusion qui s’en est suivie, ont été tirés de manière déraisonnable.

[28]           Le défendeur, je crois, a bien résumé la situation au paragraphe 32 de son mémoire :

Dans le présent dossier, la demanderesse a été ciblée de façon indistincte par les Maras et après s’être cachée, n’a plus reçu de menaces.  Les Maras n’ont pas forcé la porte de son appartement, et n’ont jamais tenté de s’attaquer à elle ou à ses proches.  Depuis son départ, sa famille n’a pas été embêtée.  En fait, sa sœur qui vit toujours au Salvador n’a plus entendu parler des Maras en lien avec cette histoire.

[29]           La situation est certes malheureuse pour Mme Flores, mais rien ne la démarque des nombreux cas similaires où la Cour n’a pas vu matière à intervenir lorsque saisie de décisions de la SPR rejetant des demandes de protection fondée sur l’article 97 de la Loi.

[30]           Ni l’un ni l’autre des parties n’a sollicité la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale, tel que le prévoit le paragraphe 74(d) de la Loi.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3465-14

INTITULÉ :

LUCIA MERCEDES GUERRERO FLORES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 janvier 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 18 février 2015

COMPARUTIONS :

Me Marie-France Chassé

Pour la demanderesse

Me Alain Langlois

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Votre immigration, service d'avocat

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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