Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150205


Dossier : T-1543-11

Référence : 2015 CF 151

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2015

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

CHRISTOPHER BRAZEAU

demandeur

(défendeur reconventionnel)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

(demandeur reconventionnel)

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le défendeur a présenté une requête écrite datée du 29 novembre 2013, pour le compte du procureur général du Canada, en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, et ce, en vue d’obtenir :

A.    une ordonnance rejetant l’action du demandeur, Christopher Brazeau, en tout en partie;

B.     subsidiairement, l’affaire se prête à la tenue d’un procès sommaire, conformément à l’article 216 des Règles des Cours fédérales;

C.     les dépens.

I.                   La nature de l’affaire

[2]               Le demandeur est détenu à l’Établissement d’Edmonton, un pénitencier fédéral situé à Edmonton (Alberta). Le 15 septembre 2011, il a déposé une déclaration dans laquelle il réclame des dommages-intérêts à cause d’un refoulement d’eaux usées dans la cellule qu’il occupait à l’Établissement de Kent, qui est situé à Agassiz (Colombie-Britannique). Il réclame des dommages-intérêts pour les raisons suivantes : a) le Service correctionnel du Canada (SCC) l’a obligé à marcher dans des eaux usées pour quitter son unité, b) il a été privé d’eau dans sa cellule parce que, à cause du refoulement des eaux usées, il a fallu que le SCC coupe l’eau pour effectuer les travaux de nettoyage, c) les agents du SCC n’ont pas autorisé rapidement le nettoyage des dégâts causés par les eaux usées, d) les agents ne lui ont pas laissé  prendre une douche pendant les 62 heures qui ont suivi la fuite d’eaux usées, et e) lors du refoulement d’eaux usées, les agents du SCC l’ont privé d’eau à boire.

[3]               Le demandeur réclame des dommages-intérêts pour :

         infliction intentionnelle de souffrances psychologiques;

         infliction par négligence de souffrances psychologiques;

         délit de faute dans l’exercice d’une charge publique;

         négligence;

         violation des articles 7, 8 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11;

         harcèlement.

[4]               Le défendeur a présenté une demande reconventionnelle en dommages-intérêts, alléguant qu’il y avait eu une inondation parce que le demandeur et d’autres détenus avaient agi de connivence pour boucher délibérément les toilettes des cellules qu’ils occupaient dans l’unité J, en les vidangeant après y avoir enfoncé des serviettes, des draps de lit, des t‑shirts et d’autres articles. Le défendeur a également présenté une demande reconventionnelle en dommages‑intérêts pour les travaux de nettoyage qui avaient été faits après l’inondation.

[5]               Le défendeur a présenté une requête en radiation de la déclaration. Par une ordonnance datée du 28 mai 2012 (2012 CF 648), la juge J. Snider a fait droit en partie à cette requête en radiant certains paragraphes sans autorisation de modification, mais elle ne l’a pas radiée dans son intégralité.

[6]               La juge J. Snider a radié la partie de la demande qui concernait l’infliction intentionnelle de souffrances psychologiques, le harcèlement et la violation des articles 7 et 8 de la Charte. Elle a conclu que malgré quelques lacunes dans la rédaction du document, il y avait suffisamment de détails pour autoriser l’instruction de la partie de la demande concernant le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, la négligence et la violation de l’article 12 de la Charte (de pair avec la réclamation en dommages-intérêts pour cette violation en vertu de l’article 24 de la Charte).

II.                Le procès sommaire

[7]               La présente affaire se prête à la tenue d’un procès sommaire, aux termes de l’article 212 des Règles des Cours fédérales. Je suis arrivée à cette conclusion après avoir examiné les questions suivantes :

         Le litige est-il long? J’ai conclu que non.

         La crédibilité est-elle un facteur crucial? J’ai conclu qu’il était possible de vérifier les faits au moyen de la preuve documentaire déposée parce que les documents relatifs aux détenus, les factures et les témoignages de détenus étaient exhaustifs et que je n’avais pas à tirer de conclusions relatives à la crédibilité en tant que telles.

         Les déposants ont-ils été contre-interrogés? Les déposants importants l’ont été.

         L’affaire serait-elle plaidée en plusieurs volets? Comme j’étais disposée à tenir un procès sommaire et qu’une ordonnance judiciaire antérieure avait déjà circonscrit les questions en litige, il était possible de trancher l’affaire sans la scinder en plusieurs volets.

[8]               Je conclus qu’il est approprié de trancher l’affaire par la voie d’un procès sommaire.

III.             Les faits et les éléments de preuve

[9]               Le demandeur a déposé son propre affidavit, daté du 12 décembre 2013, et il a été contre‑interrogé par écrit et a répondu aux questions le 11 mars 2014.

[10]           Le défendeur a déposé un affidavit de Don Labossiere, directeur adjoint, Opérations, Pénitencier d’Agassiz, daté du 17 janvier 2014, ainsi que l’affidavit de Michael Black, directeur adjoint par intérim des Services de gestion à l’Établissement de Kent. Les réponses à l’interrogatoire écrit sont datées du 24 mai 2013.

[11]           Le demandeur, né le 20 février 1981, purge une peine d’emprisonnement de douze ans depuis le 23 février 2003. Sa libération d’office d’une peine fédérale était fixée au 18 novembre 2012 et la date d’expiration de son mandat est le 18 novembre 2016. Il a reçu un diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité chez l’adulte (TDAH – type combiné), de trouble de stress post-traumatique (complexe), de trouble d’anxiété généralisée, de trouble de la personnalité antisociale, ainsi que de dépression. Il reconnaît ne pas prendre ses médicaments et, pendant toute la durée des événements entourant l’inondation, il a demandé d’autres évaluations de sa santé mentale. Il a produit des renseignements détaillés sur ses problèmes de santé mentale et ses médicaments. Selon la preuve documentaire dont je dispose, le demandeur a des problèmes de santé mentale qui sont maîtrisés lorsqu’il prend des médicaments.

[12]           Au cours d’une période de trente mois, soit d’avril 2008 à septembre 2010, il a passé au moins 500 jours en isolement. Il a été transféré de l’Établissement de Kent au Centre de traitement régional d’Abbotsford après avoir souffert de paranoïa et de troubles de la perception. Il est resté à Abbotsford jusqu’au 11 avril 2008, date à laquelle, à la suite d’une allégation selon laquelle il [traduction« se bagarrait avec d’autres détenus et détournait des médicaments », il a été renvoyé d’urgence à l’Établissement de Kent. À son retour, il a été placé en isolement cellulaire pour avoir mis en péril la sécurité d’un inconnu.

IV.             Les faits en litige

[13]           La preuve du demandeur est la suivante :

         le 7 août 2011, des eaux usées biodangereuses ont inondé les cellules et le gradin « J007‑012 » de l’Établissement de Kent. Le gestionnaire correctionnel, Don Labossiere, a donné instruction à des employés du SCC de déplacer le demandeur de la cellule J208 à la cellule J009;

         il a reçu l’ordre direct de transporter ses effets personnels en traversant à pied les eaux usées répandues sur le sol de sa cellule jusqu’à la cellule du gradin J007‑012;

         l’inondation s’est poursuivie dans ce gradin de façon systématique, du 7 août au 7 septembre 2011;

         pendant l’inondation, des agents du SCC ont obligé les détenus à marcher dans les eaux usées pour aller faire de l’exercice ou prendre une douche et s’ils avaient besoin de soins de santé ou recevaient la visite d’un conseiller juridique;

         la cour des promenades de l’unité J n’a jamais été décontaminée par l’enlèvement des déchets biodangereux et les locaux d’entretien situées entre les cellules J007, J008, J009 et J010 n’ont jamais été décontaminés par l’enlèvement des déchets biodangereux avant le 29 août 2011;

         l’espace séparant les cellules J008, J009, J010 et J011 n’a pas été décontaminé;

         le 26 août 2011, des agents du SCC ont coupé son alimentation en eau, le laissant sans eau à boire ou sans eau pour vidanger sa toilette;

         il allègue que le 27 août 2011, lors de la ronde de 23 h, l’agent du SCC a refusé sa demande d’eau à boire et d’eau pour vidanger sa toilette; à cause de cela, il a recouvert la fenêtre de sa cellule et a provoqué un incident de sécurité afin que l’on fasse venir le gestionnaire correctionnel; celui-ci s’est présenté et a refusé qu’on lui donne de l’eau;

         le 27 août 2011, à 5 h, le personnel opérationnel a finalement rétabli son alimentation en eau, ce qui a mis fin à l’incident de sécurité, mais il l’a de nouveau coupée plus tard;

         à 9 h, le plombier « sur appel » s’est présenté au gradin J007‑012 et, dit le demandeur, il a déclaré qu’il était injuste d’avoir coupé l’eau parce que les objets qui bouchaient la plomberie venaient en fait du gradin J207‑212;

         le même jour, une autre inondation d’eaux usées a eu lieu et, selon le demandeur, l’agent du SCC a informé le détenu occupant la cellule J010 que le plombier et le personnel chargé des matières dangereuses ne viendraient pas parce que le gestionnaire correctionnel n’estimait pas que cela était nécessaire;

         le SCC n’a pas appelé immédiatement le plombier pour l’inondation du 7 septembre 2011, et il a fallu attendre 41 heures avant que le nettoyage ait lieu;

         le directeur de l’établissement n’a pas fait de visites quotidiennes au gradin J007‑012 entre le 19 août et le 7 septembre 2011; il en a parlé au directeur Mark Kemball et lui a dit que les travaux de nettoyage n’étaient pas faits;

         il a été l’objet d’une accusation d’infraction disciplinaire pour avoir parlé de ces lacunes à des membres du personnel.

[14]           Le demandeur soutient que les agents correctionnels de l’Établissement de Kent ont une obligation de diligence envers lui, en tant que détenu, soit d’exercer leurs fonctions [traduction« d’une manière professionnelle et efficace, en tenant dûment compte de son bien-être et de celui des autres détenus ».

[15]           Le demandeur allègue qu’il a subi un préjudice de la nature d’un traumatisme physique, psychologique et émotionnel pendant et après les inondations d’eaux usées qui sont survenues en août et en septembre 2011.

[16]           Le demandeur allègue que les manquements à la norme de diligence, ce qui constitue une négligence de la part de membres du personnel du SCC, sont que ces derniers ont :

         omis de faire preuve de diligence raisonnable en permettant au demandeur d’avoir accès à de l’eau à boire et à de l’eau pour vidanger sa toilette;

         omis de faire preuve de diligence raisonnable en veillant au nettoyage rapide, opportun et efficace des eaux usées brutes;

         omis de faire enquête en bonne et due forme sur la source des blocages d’eaux usées ou de la corroborer avant d’obliger le demandeur à traverser à pied les eaux contaminées et de limiter son accès à de l’eau;

         omis de planifier convenablement ou d’ordonner le nettoyage des dégâts causés par les eaux usées dans le gradin J007‑012, ce qui a donné lieu à une exposition prolongée à des excréments et à de l’urine;

         omis de donner au demandeur la possibilité de prendre une douche plus de 52 heures après avoir été exposé à des eaux usées brutes.

[17]           Le demandeur allègue que les manquements à la norme de diligence dont les administrateurs de l’établissement sont responsables sont que ces derniers ont :

         omis de réduire au minimum la durée de l’exposition aux eaux usées des détenus occupant les cellules J007‑012;

         permis de manière illicite aux gestionnaires correctionnels de retarder les travaux de  nettoyage et de prolonger l’exposition aux eaux usées brutes;

         omis de superviser et de contrôler les travaux de nettoyage des dégâts dus aux eaux usées en août et en septembre 2011 afin de veiller au respect des politiques et de la loi;

         omis de veiller à ce qu’on ne fasse pas subir aux détenus un traitement inhumain, cruel ou dégradant, ce qui est contraire à l’article 69 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (LSCMLC);

         omis de prendre toutes les mesures raisonnables pour veiller à ce que l’environnement de l’établissement et les conditions de vie des détenus soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine, comme l’exige l’article 70 de la LSCMLC;

         omis de veiller à ce que les conditions de vie de base que sont un accès à des douches, à de l’eau potable et à une toilette fonctionnelle et un milieu nécessaire à la propreté et à l’hygiène personnelles soient fournis au demandeur, comme l’exige l’article 83 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (RSCMLC).

[18]           En réponse à la demande, le défendeur a fourni une preuve composée des éléments suivants :

         les registres quotidiens du SCC;

         le dossier du demandeur que tient le SCC;

         les factures de l’entreprise de nettoyage.

V.                Le droit applicable

[19]           Dans une action pour négligence, la première question consiste à savoir si le défendeur avait une obligation de diligence envers le demandeur (Donoghue c Stevenson, [1932] AC 562 (HL)). Pour ce faire, il faut d’abord se demander s’il existe un lien de proximité suffisant pour que l’on puisse envisager raisonnablement que l’insouciance du défendeur causerait un préjudice au demandeur. Dans l’affirmative, il existe une obligation de diligence prima facie. Deuxièmement, si le défendeur a une telle obligation envers le demandeur, il faut ensuite vérifier s’il existe d’autres considérations de principe qui atténueraient ou limiteraient l’obligation de diligence envers le demandeur (Anns c Merton London Borough Council, [1978] AC 728 (HL); Cooper c Hobart, 2001 CSC 79, au paragraphe 30 (Cooper)).

[20]           Lorsque l’existence d’une relation entre les parties a déjà été constatée judiciairement, il n’est pas nécessaire dans ce cas d’analyser en détail s’il existe une obligation de diligence (Cooper, au paragraphe 35). Dans la présente affaire, il est bien établi que le défendeur a une obligation de diligence envers le demandeur (Timm c Canada, [1965] 1 R.C.É. 174; Carr c Canada, 2009 CF 576 (Carr); Abbott c Canada, [1993] ACF no 673, à la page 135).

[21]           La teneur de l’obligation oblige les autorités carcérales à faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous leur garde, et la juge C. Layden-Stevenson a décrit ce concept avec justesse dans la décision Bastarache c Canada, 2003 CF 1463, au paragraphe 23 (Bastarache) :

23        Comme il en a ci-dessus été fait mention, la défenderesse concède l’existence d’une obligation de diligence. Le contenu de l’obligation est bien établi. Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde : Timm, précité; Abbott c. Canada (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada (1997) 126 F.T.R. 281 (1re inst.). En examinant l’obligation de diligence, il faut tenir compte des circonstances de l’événement : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (1re inst.).

[22]           Il me faut décider si le défendeur a satisfait à la norme de diligence. Je dois examiner si, au vu de ces faits, les actes ou les omissions du SCC se situent en deçà de la norme de conduite de la personne raisonnable faisant preuve de la prudence ordinaire, compte tenu des circonstances (Coumont c Canada (Service correctionnel) (1994), 77 FTR 253, [1994] ACF no 655; Miclash c Canada, 2003 CFPI 113, [2003] ACF no 155; Bastarache; Carr).

[23]           Pour avoir gain de cause finalement, il faut que le demandeur ait subi un préjudice et ce préjudice doit avoir été causé par le défendeur, en fait comme en droit. Autrement dit, le préjudice doit avoir été un résultat raisonnablement prévisible des actes du défendeur et ne pas être trop éloigné (Mustapha c Culligan of Canada Ltd, 2008 CSC 27).

VI.             L’analyse

[24]           Le demandeur se trouvait dans l’obligation de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé du détenu. Mon évaluation de la preuve m’amène à conclure que le personnel du SCC a satisfait à la norme de diligence que l’on attendait de lui et qu’il n’a pas manqué à son obligation envers le demandeur.

[25]           L’affidavit de Don Labossiere, le directeur adjoint de l’Établissement de Kent, décrit les mesures que le SCC a prises à la suite des inondations d’eaux usées, ainsi que leur justification. Principalement, le demandeur conteste les décisions, prises le 27 août et le 7 septembre 2011, d’attendre jusqu’au matin avant de procéder aux travaux de nettoyage ou de laisser le personnel interne faire ces travaux après que les inondations avaient eu lieu.

[26]           Cependant, le directeur adjoint Labossiere indique clairement que la gravité des  inondations a été évaluée et qu’il y a d’autres aspects dont le personnel doit tenir compte avant de faire venir une équipe de nettoyage au beau milieu de la nuit. Selon le directeur adjoint Labossiere, le SCC fait appel à une équipe de nettoyage externe aussitôt que l’on constate qu’il y a eu une inondation, sauf dans deux cas : premièrement, si le travail de nettoyage peut être exécuté par des membres du personnel de l’établissement de Kent et, deuxièmement, s’il survient un incident moins grave au cours de la nuit. Je souscris à la preuve du directeur adjoint selon laquelle il est nécessaire de mettre en balance la sécurité de l’établissement lors d’un incident de nuit et la nécessité de procéder à un nettoyage immédiat après une inondation, qui constitue un incident moins grave.

[27]           Le défendeur recourait aux services d’une entreprise externe - FirstOnSite Restoration - pour les travaux de nettoyage environnementaux d’urgence. La page Web de FirstOnSite, que le défendeur a produite en preuve, explique que l’entreprise s’occupe de travaux de nettoyage de biorisques, comme les mesures de remédiement à des eaux usées, et elle applique un protocole expressément conçu pour les travaux de nettoyage de biorisques, d’assainissement et de remise en état.

[28]           Selon la preuve du défendeur, il y a eu, pendant la période en question, douze factures concernant des services de FirstOnSite Restoration. Les factures comprenaient une description des travaux effectués par l’entreprise, lesquels comportaient le nettoyage de revêtements durs, le rinçage et l’application d’agents désinfectants et antimicrobiens.

[29]           La date et l’heure auxquelles les travaux ont été demandés ainsi que la date à laquelle ils ont été effectués sont inscrites sur la plupart des factures. Les dates inscrites sur les factures, qui indiquent le moment où les incidents ont eu lieu, sont confirmées par la preuve que le SCC a produite dans le [traduction] « Rapport d’observation/déclaration de l’agent » :

         facture AB11SL659 – appel reçu le 1er août 2011 à 6 h 21; travail effectué le 2 août;

         facture AB11SM642 – inondation survenue le 7 août 2011, à 19 h 30. Appel reçu le 8 août 2011 à 8 h 03; travail effectué le même jour;

         facture SY11SC613 – appel reçu le 10 août 2011 à 22 h 34; travail effectué le même jour;

         facture AB11KJ640 – appel reçu le 11 août 2011 à 8 h 18; travail effectué le même jour;

         facture SY11RE538 – appel reçu le 14 août 2011 à 12 h 42; travail effectué non inscrit;

         facture CH11SV618 – appel reçu le 20 août 2011 à 19 h 18; travail effectué le même jour;

         facture CJ11SV629 – appel reçu le 25 août 2011 à 1 h 32; travail effectué non inscrit;

         facture AB11SM649 – appel reçu le 26 août 2011 à 15 h 50; travail effectué le même jour;

         facture BY11RB609 – inondation survenue le 27 août 2011 à 7 h 00; appel reçu à 7 h 49; travail effectué le même jour;

         facture AB11KJ649 – appel reçu le 29 août 2011 à 9 h 35; travail effectué le même jour;

         facture AB11SM659 – appel reçu le 4 septembre 2011 à 12 h 02; travail effectué le même jour;

         facture AB11SL678 – appel reçu le 7 septembre 2011 à 7 h 42; travail effectué le même jour.

[30]           Après avoir examiné les registres quotidiens du SCC, le dossier du demandeur et les factures de l’entreprise de nettoyage, je conclus que les travaux de nettoyage ont été effectués aussitôt qu’il a été raisonnablement possible de le faire lors des incidents que le demandeur a décrits. Selon presque toutes les factures susmentionnées, le défendeur a téléphoné à l’entreprise de nettoyage professionnel et le travail a été fait le même jour.

[31]           Le 27 août 2011 et le 7 septembre 2011, soit les dates où, d’après la plainte du demandeur, les inondations ont eu lieu pendant la nuit, les nettoyeurs ont été appelés immédiatement le lendemain matin. Dans les circonstances, les actes du défendeur étaient, selon moi, raisonnables. De plus, il ressort des registres que, chaque fois, les plombiers ont été appelés sur-le-champ. Il est raisonnable que le SCC ait tenté de régler en premier lieu le problème des conduites d’égout bouchées et qu’il ait appelé ensuite le service de nettoyage.

[32]           Le défendeur a de nombreuses questions à prendre en considération lorsqu’il protège la santé et la sécurité des détenus. Selon le demandeur, lors d’un refoulement d’eaux usées, la seule préoccupation du SCC est sa réaction face aux eaux usées. Cependant, comme je l’ai conclu plus tôt, les incidents qui surviennent la nuit comportent des aspects particuliers. Dans son affidavit, le directeur adjoint Labossiere a indiqué qu’il est peu pratique de déplacer et d’importuner des détenus qui dorment, et que cette mesure a aussi un effet perturbateur. Ce simple fait pourrait provoquer un incident de sécurité. De plus, le directeur adjoint dit que la fréquence des inondations n’était pas prévue et que ces genres d’incident, lorsqu’ils sont causés par des détenus, sont habituellement isolés.

[33]           Dans la présente affaire, les deux parties conviennent que l’inondation a duré plus d’un mois. Une fois que les membres du personnel du SCC ont cru qu’elle était causée par quelques détenus, il leur a fallu travailler pour en isoler la cause. Les circonstances entourant l’incident sont que le SCC a été confronté à des inondations fréquentes et imprévisibles et que, dans le contexte de cette situation, il a travaillé de manière raisonnable pour nettoyer les dégâts dus aux inondations et il a respecté la norme de diligence.

[34]           Les documents relatifs à [traduction] « [l’]Examen du statut d’isolement du délinquant » qui concerne le demandeur exposent les raisons pour lesquelles celui-ci a été placé en isolement à l’Établissement de Kent et ils confirment l’affirmation du directeur adjoint Labossiere selon laquelle le demandeur n’aurait pas pu être déplacé facilement lors d’une inondation. Le demandeur était isolé à titre préventif de sorte qu’il ne pouvait pas être transféré, même temporairement, dans l’unité de la population carcérale générale et il était incompatible avec d’autres détenus placés dans les unités d’isolement protecteur et de logement spécialisé. C’est donc dire que les options dont disposait le défendeur étaient restreintes et devaient être mises en balance avec des préoccupations légitimes en matière de sécurité.

[35]           Le demandeur prétend qu’on l’a privé d’eau à boire et d’une douche pendant de nombreuses heures. Le directeur adjoint explique convenablement l’allégation précise du demandeur selon laquelle il a passé plus de 62 heures sans pouvoir prendre une douche. Selon lui, le demandeur a été transféré dans une autre cellule parce qu’il fallait nettoyer la sienne, mais ce transfert a eu pour résultat de lui faire manquer une journée de douche. Les registres que le défendeur a produits n’indiquent pas que la demande de douche du demandeur a été refusée ou qu’il en a demandé d’en prendre une. Cela est regrettable, mais comme il s’agit d’une prison ayant des préoccupations en matière de sécurité, ce n’est pas un cas de négligence en soi. Ce type d’incident ne devrait pas avoir lieu et il aurait fallu mettre en place un plan de contingence afin que le demandeur puisse prendre une douche, même si c’était en dehors du temps qui lui était assigné dans sa nouvelle cellule.

[36]           Je souscris au témoignage du directeur adjoint selon lequel l’eau du demandeur a été coupée lors de cet incident particulier parce que le plombier a considéré que la cellule du demandeur était la source de l’inondation et qu’il devait couper l’eau pour faire les réparations nécessaires. Selon le directeur adjoint, pendant la période où l’eau du demandeur a été coupée, on est venu le vérifier toutes les heures et s’il avait voulu avoir de l’eau, un agent du SCC lui aurait fourni de l’eau potable.

[37]           En rétrospective, pendant que le plombier s’affairait à réparer le blocage, le SCC aurait pu agir de manière plus proactive en veillant à ce que le détenu ait de l’eau potable plutôt que de l’obliger à demander spécifiquement de l’eau à boire. Le détenu avait des problèmes de santé mentale dont le SCC était au courant et il semble qu’il aurait été possible d’éviter une partie du présent litige si on avait mis de l’eau à sa disposition.

[38]           La preuve du demandeur est qu’il a bel et bien demandé de l’eau à boire et qu’on a refusé d’accéder à sa demande, ce qui est contraire à la preuve du SCC. Selon cette dernière, si le demandeur en avait fait la demande, on lui aurait donné de l’eau à boire. La preuve documentaire déposée ne fait état d’aucune demande d’eau à boire, ni d’aucun refus. Je me fonderai sur la preuve du SCC.

[39]           Enfin, j’estime que les inondations ont été vraisemblablement causées par des détenus qui avaient enfoncé des draps et des vêtements dans les toilettes et que le SCC a tenté de découvrir qui en était responsable afin de pouvoir mettre fin à ces incidents. Le directeur adjoint explique qu’il a remis aux détenus une note de service écrite disant de cesser de boucher les toilettes et qu’il avait mis à part les détenus soupçonnés d’être responsables des inondations. Selon la preuve du directeur adjoint, les inondations ont pris fin après que l’on a changé le demandeur de cellule.

[40]           Les mesures que l’administration a prises se situaient dans la norme d’une personne raisonnable dans le système carcéral fédéral. Il n’y a pas eu de manquement et je conclus donc qu’il n’y a pas eu de négligence. Je suis d’avis que les dirigeants de l’établissement ont satisfait à la norme de diligence et n’ont pas manqué à l’obligation de diligence envers le demandeur.

[41]           Même si j’avais conclu à l’existence d’un manquement, le demandeur n’a pas prouvé que le présumé manquement avait causé un dommage quelconque, car la crainte de contracter une maladie n’est pas un chef de dommages en droit. Il n’a contracté aucune maladie du fait des inondations de l’unité, de sorte qu’il n’y a aucun lien de causalité. Si l’on tient compte des circonstances entourant une série inusitée d’inondations, les faits qui ont donné lieu à un prétendu manquement à l’obligation de diligence n’étaient pas prévisibles. Je rejetterai l’action pour négligence.

A.                La faute dans l’exercice d’une charge publique

[42]           Le critère qu’il convient d’appliquer en vue de conclure à une faute dans l’exercice d’une charge publique a été analysé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184 (Merchant Law Group), ainsi que par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 (Succession Odhavji). Les éléments qu’il faut prouver à cette fin sont les suivants :

         le fonctionnaire doit avoir agi en sa qualité de manière illégitime et délibérée;

         le fonctionnaire doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur et qu’elle était incompatible avec les obligations propres à ses fonctions.

[43]           Comme il a été mentionné dans l’arrêt Succession Odhavji, au paragraphe 24 :

24        S’agissant de la nature de l’inconduite, la question est essentiellement de savoir non pas si le fonctionnaire a exercé de manière illégitime un pouvoir qu’il détenait réellement, mais bien si l’inconduite alléguée revêt un caractère illégitime et délibéré. Comme lord Hobhouse l’a écrit dans l’arrêt Three Rivers, précité, p. 1269 :

[traduction] L’acte qui nous intéresse (ou l’omission, selon le sens décrit) doit être illégitime. Ce peut être le cas lorsqu’il y a contravention pure et simple aux dispositions législatives pertinentes, ou lorsque l’acte outrepasse les pouvoirs conférés ou sert une fin irrégulière.

[44]           Le demandeur n’a pas présenté d’éléments que, selon la prépondérance des probabilités, j’accepterais en tant que preuves du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Il n’a pas établi que la conduite d’un fonctionnaire du SCC était délibérément illégitime. Comme il a été mentionné dans l’arrêt Merchant Law Group, il est nécessaire de fournir des « précisions » pour les accusations portées, ce qui est nettement plus que de simples affirmations relatives à un comportement délibéré. Le demandeur n’a avancé aucune preuve d’un acte délibéré et préjudiciable de la part du défendeur, à part dire des actes du SCC qu’ils étaient [traduction] « intentionnels » à l’appui de cette prétention. Je conclus que la preuve du demandeur n’étaye aucun des éléments requis et je suis donc d’avis que cette prétention doit être rejetée.

B.                 La violation de l’article 12 de la Charte (Protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités)

[45]           Dans le contexte de la détermination de la peine, la Cour suprême du Canada a conclu que le critère applicable à la question de savoir si un traitement ou une peine viole l’article 12 de la Charte est le suivant :

[…] Je souscris également à ces paroles et je dirais, en résumé, que pour qu’il y ait « traitements ou peines cruels et inusités » violant l’art. 12 de la Charte, il faut que ces peines ou traitements soient « excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine ». Bien qu’elle ne soit pas précise, cette définition de l’expression « traitements ou peines cruels et inusités » reflète l’objet et l’intention de l’art. 12 de la Charte et est conforme aux opinions exprimées sur ce point dans la jurisprudence canadienne. À mon avis, insister sur les mots « ne pas être compatible avec la dignité humaine » ne revient pas à fixer un seuil trop élevé en matière de violation de l’art. 12. (R c Smith, [1987]1 RCS 1045, au paragraphe 7). 

[46]           La définition des traitements ou peines cruels et inusités qui précède a été appliquée dans le contexte d’un examen consistant à savoir si les conditions carcérales ne sont compatibles avec la dignité humaine (Tyrrell c Canada, 2008 CF 42).

[47]           Dans sa déclaration, le demandeur soutient que la conduite du défendeur a causé un préjudice extrême, y compris, notamment, un traumatisme physique, psychologique et émotionnel lors des inondations d’eaux usées qui sont survenues entre le 7 août et le 6 septembre 2011 dans le gradin J007-012, ainsi que par la suite.

[48]           La preuve du demandeur est que les peines cruelles et inusitées qu’il a subies lors des inondations sont survenues quand :

         on l’a obligé à franchir à pied l’eau souillée pour se rendre à une unité ou à une cellule différente;

         on l’a privé d’eau pour se doucher quand l’eau a été coupée après l’inondation;

         les travaux de nettoyage n’ont pas été faits immédiatement;

         on l’a privé d’un counseling psychologique; toutefois, des éléments inclus dans les questions posées à l’interrogatoire écrit, aux alinéas 13 a) à e), indiquent le contraire;

         on aurait pu le déplacer de l’unité d’isolement à l’USA. Cependant, d’après la preuve, il a été déménagé de cette unité parce qu’il [traduction] « se bagarrait » avec d’autres détenus (ce qu’il nie) et quand le SCC avait proposé un transfèrement, il l’avait refusé. Ces éléments sont tirés des réponses à l’interrogatoire, aux paragraphes 25 et 26.

[49]           Le demandeur soutient avoir été soumis à [traduction« […] un isolement involontaire prolongé, dans des conditions de vie humiliantes et dangereuses »; cependant, son exposition potentielle à des eaux usées n’a été ni prolongée ni dangereuse. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le défendeur a fourni une preuve que les dégâts dus au déversement d’eaux usées avaient été nettoyés aussitôt qu’il avait été raisonnablement possible de le faire et, de plus, qu’on a fait sortir le demandeur d’une cellule contaminée. J’ai conclu que les efforts faits par le SCC pour préserver les conditions de la cellule du demandeur étaient raisonnables dans les circonstances. Il va sans dire qu’à cause des refoulements d’eaux usées, les conditions étaient moins qu’idéales, mais elles ne sont pas assimilables à des peines cruelles et inusitées qui ne seraient pas compatibles avec la dignité humaine. Le demandeur n’a pas produit de preuve d’une violation des droits que lui confère l’article 12, de sorte qu’il y a lieu de rejeter cette prétention. Comme il n’y a pas eu de manquement à ses droits, sa prétention d’un préjudice subi au regard de l’article 24 de la Charte doit être rejetée.

C.                 Les autres allégations du demandeur

[50]           Le demandeur fait aussi état de manquements à la norme de diligence des administrateurs d’établissements carcéraux, conformément à la LSCMLC et au RSCMLC, quant au fait de veiller à ce que le milieu carcéral soit sûr, qu’il offre des conditions de vie de base et qu’il garantisse que les détenus ne sont pas soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

[51]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a invoqué un argument précis au sujet de la LSCMLC et du RSCMLC, de sorte que ces prétentions sont elles aussi rejetées.

D.                La demande reconventionnelle du défendeur

[52]           La preuve produite par le défendeur n’a pas été suffisante pour prouver selon la prépondérance des probabilités que c’était le demandeur qui avait causé les inondations, comme il a été plaidé dans la demande reconventionnelle. J’avais en main une preuve que les inondations avaient été [traduction] « vraisemblablement causées par les détenus », mais pas assez de preuves pour prouver qu’il s’agissait du demandeur. La demande reconventionnelle est rejetée.

VII.          Conclusion

[53]           Le demandeur n’a pas prouvé les prétentions alléguées dans la déclaration que la juge J. Snider n’avait pas déjà radiées et, de ce fait, l’action, y compris la totalité des demandes reconventionnelles, est rejetée.

[54]           Des dépens d’un montant de 100 $ seront adjugés à l’encontre du demandeur.

 


LA COUR ORDONNE :

1.                  L’action engagée par le demandeur est rejetée en totalité, tout comme la demande reconventionnelle du défendeur.

2.                  Le demandeur est tenu de payer sur-le-champ au défendeur des dépens d’un montant de 100 $.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-1543-11

INTITULÉ :

BRAZEAU c PGC

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2015

AUTEURS DES OBSERVATIONS ÉCRITES :

Christopher Brazeau

LE DEMANDEUR,

François Paradis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Christopher Brazeau

Edmonton (Alberta)

LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.