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Date : 20150213


Dossier : IMM-4928-14

Référence : 2015 CF 182

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 13 février 2015

En présence de monsieur le juge S. Noël

ENTRE :

ROBERT KHACHATOURIAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Robert Khachatourian [le demandeur] sollicite, sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], le contrôle judiciaire de la décision datée du 19 février 2014 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision rendue le 3 février 2014 par la Section de la protection des réfugiés [SPR], qui avait conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur, qui est âgé de 43 ans, affirme être d’origine irano-arménienne et appartenir à l’Église apostolique arménienne orthodoxe. Bien qu’il soit né au Koweït, il a la nationalité iranienne. Peu après sa naissance, le demandeur et sa famille sont retournés vivre en Iran.

[3]               Le demandeur affirme que, pendant son séjour en Iran, des traditionalistes musulmans ont mené une attaque contre l’église de son grand‑père, un prêtre orthodoxe. Le demandeur et sa famille ont ensuite déménagé au Koweït en raison d’incidents haineux dont ils avaient été victimes. Le demandeur était alors âgé de huit ans.

[4]               Le demandeur n’a jamais obtenu la citoyenneté ni la résidence permanente au Koweït.

[5]               En 2005, il est parti vivre aux États‑Unis pour y exploiter une entreprise et en 2006, il a épousé une citoyenne américaine. Le couple s’est séparé en 2009.

[6]               En 2010, le demandeur a présenté une demande d’asile aux États‑Unis. Il a déclaré n’avoir jamais obtenu de réponse des autorités américaines, que ce soit par rapport à cette demande d’asile ou à sa demande de renouvellement de permis de travail. Il est donc venu au Canada le 3 octobre 2013 et a demandé l’asile peu après.

III.             La décision de la Section de la protection des réfugiés

[7]               Devant la SPR, le demandeur était représenté par un conseil. Le ministre n’est pas intervenu.

[8]               La SPR a d’abord constaté que le demandeur avait la citoyenneté d’un seul pays, à savoir l’Iran. Il ne jouit pas du droit de vivre en permanence au Koweït.

[9]               Devant la SPR, le demandeur a affirmé qu’il serait persécuté s’il retournait en Iran parce qu’il était de confession orthodoxe. Dans la pratique de sa religion, il faisait apparemment du prosélytisme et cherchait à convertir d’autres personnes à sa foi, ce pour quoi il serait persécuté. Il a également affirmé qu’il serait persécuté en raison de sa relation avec son grand‑père, qui avait pris part à la conversion de musulmans au christianisme avant la Révolution islamique des années 1970. Le demandeur a ajouté que l’État iranien ne lui offrait pas de protection adéquate et que le risque de subir un préjudice était présent dans tout le pays.

[10]           La SPR a écrit que le demandeur était né dans une famille de chrétiens arméniens dans la tradition de l’Église apostolique arménienne orthodoxe. Elle a conclu que l’Église orthodoxe arménienne ne se livrait pas au prosélytisme et qu’elle n’acceptait pas en son sein les musulmans convertis. Elle a jugé que le demandeur n’était pas digne de foi sur ce point et qu’il n’était probablement pas exposé à un risque accru de persécution du fait de son appartenance à cette Église.

[11]           Le 15 janvier 2014, dans une décision rendue de vive voix, la SPR a déclaré que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

IV.             La décision rendue par la Section d’appel des réfugiés et faisant l’objet du contrôle

[12]           Le demandeur n’était pas représenté par avocat devant la SAR. Le ministre n’est pas intervenu.

[13]           Les questions examinées par la SAR en appel étaient les suivantes :

           La SPR a‑t‑elle commis une erreur de droit dans ses conclusions relatives à la crédibilité?

           La SPR a‑t‑elle négligé d’effectuer l’évaluation nécessaire de toutes les questions en cause relatives à la preuve et ainsi rendu une décision erronée sans égard au témoignage et aux éléments de preuve fournis par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile?

[14]           S’appuyant sur la décision Iyamuremye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 494 [Iyamuremye], la SAR a déclaré que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, en précisant que ce caractère raisonnable tenait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (dossier du demandeur [DD], page 11, paragraphe 26).

[15]           La SAR a également expliqué que le demandeur avait cherché à produire de « nouveaux » éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, et à obtenir la tenue d’une nouvelle audience devant la SAR sous le régime du paragraphe 110(6) de la LIPR. Se fondant sur son interprétation du paragraphe 110(4) de la LIPR et sur l’arrêt Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, la SAR a accepté qu’une lettre écrite par le parrain du demandeur soit présentée en tant que document nouveau. Le demandeur a aussi cherché à présenter trois autres lettres conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR, ainsi que sept photos, mais la SAR n’a pas admis ces documents.

[16]           La SAR s’est ensuite penchée sur les conclusions tirées par la SPR quant à la nature du traitement réservé à l’Église apostolique arménienne orthodoxe en Iran et sur le fait que la SPR n’avait pas jugé crédibles les propos du demandeur selon lesquels il se livrerait à du prosélytisme. Elle a conclu que la décision de la SPR « appart[enait] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et qu’elle était par conséquent raisonnable. La SAR a également analysé les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR et, bien qu’elle ait jugé l’une d’elles (la question du passeport) déraisonnable, elle a conclu que, dans l’ensemble, les autres conclusions étaient valables, ce qui suffisait pour rendre raisonnable la décision de la SPR.

[17]           La SAR a également jugé que rien ne justifiait qu’elle tienne une audience, selon les paragraphes 110(3) et 110(6) de la LIPR, ainsi que le paragraphe 110(4) et l’alinéa 110(6)c) de la LIPR. Elle a donc conclu que la décision de la SPR était raisonnable. Conformément au paragraphe 111(1) de la LIPR, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. L’appel a été rejeté.

V.                Les observations des parties

[18]           D’abord, le demandeur affirme que la SAR n’a pas appliqué la bonne norme de contrôle, compte tenu de la jurisprudence de la Cour. Elle a en effet appliqué la norme de la décision raisonnable au lieu de procéder à son propre examen de la preuve et de déterminer si les erreurs détectées étaient susceptibles d’avoir influé sur la décision ultime. Le défendeur réplique que la décision de la SAR d’examiner la décision de la SPR au regard de la norme du caractère raisonnable était conforme à la jurisprudence, aux dispositions de la LIPR et aux rôles et fonctions respectivement conférés à la SPR et à la SAR. Le défendeur ajoute que le rôle de la SAR ne consiste pas à soupeser à nouveau l’ensemble de la preuve et à tirer ses propres conclusions concernant la crédibilité ou d’autres faits, ni à reprendre l’affaire depuis le début. L’appel interjeté devant la SAR n’est pas une audience de novo.

[19]           Le demandeur soutient aussi que la SAR comme la SPR ont omis de tenir compte du fait que les chrétiens arméniens s’abstenaient généralement de tout prosélytisme en Iran afin d’éviter les persécutions. Plus précisément, la SAR n’a pas envisagé la possibilité que les restrictions imposées au droit bien établi de pratiquer sa religion normalement et ouvertement puissent équivaloir à de la persécution. La SAR a également commis une erreur en ignorant des éléments de preuve pertinents sur les risques et la discrimination auxquels sont exposés les chrétiens arméniens et les autres non-musulmans. Le défendeur réplique en faisant valoir que la SAR avait examiné les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR de pair avec les nouveaux éléments de preuve que le demandeur avait cherché à produire et qu’elle avait décidé de confirmer ces conclusions parce qu’elle les jugeait raisonnables. Le demandeur affirme simplement que la SAR aurait dû se former sa propre opinion sur la question de la crédibilité.

[20]           Dans sa réponse, le demandeur avance que les observations formulées par le juge Shore dans la décision Iyamuremye, précitée, et sur lesquelles le défendeur s’appuie pour affirmer que la SAR doit appliquer la norme déférente de la décision raisonnable aux appels des décisions de la SPR, constituent des remarques incidentes. Il ajoute que, dans quatre dossiers récents, la Cour a décidé qu’il fallait renvoyer l’affaire devant la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision sur la question de la norme du caractère raisonnable.

[21]           Dans son mémoire des arguments supplémentaires, le demandeur fait aussi valoir que, dans un certain nombre de décisions, la Cour a statué que la norme de contrôle que la SAR devait appliquer n’était pas celle de la décision raisonnable : Yetna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 858 [Yetna]; Spasoja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 913 [Spasoja]; Alyafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 952 [Alyafi]; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022 [Singh]. Par ailleurs, le demandeur précise que, même en admettant que la SAR ait appliqué la bonne norme de contrôle, sa décision n’en demeure pas moins déraisonnable.

[22]           Le défendeur déclare, dans son mémoire supplémentaire, que la SAR a fait preuve de la retenue qui s’imposait envers les conclusions sur la crédibilité et autres conclusions de fait de la SPR. La Cour ne doit pas modifier le choix de la SAR concernant la norme de contrôle à appliquer aux décisions de la SPR, sauf si ce choix est déraisonnable. L’interprétation que fait un tribunal administratif de sa loi constitutive est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable.

[23]           Le défendeur fait aussi valoir que, dans des décisions récentes, la Cour a confirmé des décisions par lesquelles la SAR avait maintenu les conclusions de la SPR dans des dossiers où la question centrale était celle de la crédibilité du demandeur d’asile : Yin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1209 [Yin]; Sajad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1107 [Sajad]; Allalou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1084; Djossou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1080 [Djossou]; Akuffo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1063 [Akuffo]. En outre, les dispositions de la LIPR confirment la thèse voulant que les décisions rendues par la SAR au sujet des conclusions tirées par la SPR en matière de crédibilité appellent la retenue. Le défendeur ajoute que le rôle de la SAR consiste à examiner les décisions de la SPR et à repérer les erreurs faites par celle‑ci. Selon lui, c’est à juste titre que la SAR a confirmé les conclusions de la SPR sur la question de la crédibilité, puisqu’elle a examiné ces conclusions, la preuve dont disposait la SPR et la preuve que le demandeur a cherché à produire.

VI.             Les questions en litige

[24]           Le demandeur propose les deux questions suivantes :

           La SAR a‑t‑elle appliqué la bonne norme de contrôle?

           La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la persécution et du risque?

[25]           Le défendeur formule ainsi les questions en litige :

           La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en faisant preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la SPR sur la question de la crédibilité et sur les autres questions de fait et questions mixtes de fait et de droit?

           La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en confirmant les conclusions tirées par la SPR sur la question de la crédibilité?

           La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en confirmant la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas établi que sa crainte d’être persécuté en Iran était justifiée?

[26]           Après examen des observations des parties et des questions proposées, j’énoncerai la question comme suit :

            En adoptant la norme de la décision raisonnable dans le cadre d’un appel, la SAR a‑t‑elle fait un examen adéquat des conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR?

VII.          La norme de contrôle

[27]           La Cour a donné son avis dans plusieurs décisions concernant la norme de contrôle à appliquer à la question de la portée de l’examen que doit entreprendre la SAR lorsqu’elle siège en appel. Au paragraphe 18 de la décision Djossou, précitée, le juge Martineau observe que, selon de nombreux juges de la Cour, la norme de la décision correcte s’applique. Toutefois, d’autres décisions indiquent au contraire que la Cour doit appliquer la norme du caractère raisonnable quand elle revoit la norme d’intervention choisie par la SAR lors de l’examen d’une décision de la SPR (Akuffo, précitée, aux paragraphes 16 à 26; Djossou, précitée, au paragraphe 18).

[28]           La « norme de contrôle que la Cour doit appliquer quand elle revoit la norme d’intervention choisie par la SAR lors de l’examen d’une décision de la SPR n’est pas arrêtée » (Yin, précitée, au paragraphe 33). Cela dit, cette question n’est pas déterminante en l’espèce. J’adopterai par conséquent une approche pragmatique pour statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire (ibid, au paragraphe 34; Djossou, précitée, au paragraphe 37).

[29]           Dans le cadre de l’appel dont il est question ici, la SAR doit examiner les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR et se demander si cette dernière a négligé d’effectuer l’évaluation nécessaire de la preuve documentaire se rapportant aux questions en cause. Si les questions soumises au contrôle judiciaire sont des questions mixtes de fait et de droit, la norme applicable est celle de la décision raisonnable. C’est donc la norme de contrôle de la décision raisonnable que j’appliquerai en l’espèce (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53).

VIII.       Analyse

A.                En adoptant la norme de la décision raisonnable dans le cadre d’un appel, la SAR a‑t‑elle fait un examen adéquat des conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR?

[30]           Dans la présente affaire, la décision de la SAR d’appliquer la norme du caractère raisonnable à la décision de la SPR n’est pas une issue acceptable au regard du droit, car l’appel interjeté devant la SAR n’est pas un contrôle judiciaire (Alyafi, précitée, au paragraphe 10); Nahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1208, au paragraphe 26 [Nahal]). En fait, la SAR, reprenant des passages de certaines décisions de la Cour, a écrit ceci :

Les questions déterminantes pour la SPR étaient celle de la crédibilité et celle à savoir si l’appelant avait une crainte de persécution fondée. La seconde question est aussi principalement tributaire d’une conclusion relative à la crédibilité. La norme de contrôle concernant les conclusions relatives à la crédibilité, lesquelles sont essentiellement de pures conclusions de fait, est celle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Aucune raison valable ne justifie que la SAR n’applique pas une définition semblable de la décision raisonnable. (DD, page 11, au paragraphe 26.)

[31]           Bien que je sois d’avis que, lorsqu’elles portent sur la crédibilité, les conclusions factuelles de la SPR appellent une certaine déférence de la part de la SAR, je ne crois pas que le même degré de déférence s’applique à la norme de la raisonnabilité d’un contrôle judiciaire (Nahal, précitée, au paragraphe 27). La SAR doit assumer le rôle de juridiction d’appel que la loi a prévu pour elle; en agissant à la manière d’une instance de contrôle judiciaire, elle néglige ses obligations en tant que tribunal d’appel. La Cour d’appel fédérale finira par clarifier cette question.

[32]           À l’appui de son argument selon lequel la Cour a déjà confirmé des décisions de la SAR maintenant les conclusions de la SPR dans des cas où la question centrale était celle de la crédibilité du demandeur d’asile, le défendeur cite quelques décisions de la Cour. Or, dans ces affaires, la SAR avait adopté une approche différente de celle suivie en l’espèce. Dans la décision Yin, j’explique que la SAR a procédé à son propre examen de la preuve et qu’elle a poussé plus loin l’analyse effectuée par la SPR (au paragraphe 37). Dans la décision Akuffo, la juge Gagné signale que la SAR a examiné et réévalué la preuve présentée à la SPR (aux paragraphes 46 à 48). Dans la décision Sajad, le juge Shore explique que la SAR a relevé les contradictions dans les renseignements présentés par le demandeur et ajoute qu’elle a fait preuve de la déférence qui convenait envers les conclusions de crédibilité tirées par la SPR (au paragraphe 26). Dans la décision Djossou, à l’inverse de l’argument avancé par le défendeur, le juge Martineau écrit qu’il n’imposera pas judiciairement à la SAR quelque norme de déférence que ce soit à l’égard des décisions de la SPR (au paragraphe 91). Le juge Martineau précise également, dans la décision Alyafi, précitée, qu’il ne veut pas spéculer ni exprimer une opinion définitive quant à la portée de l’examen qui doit être fait par la SAR lorsqu’elle est saisie en appel d’une décision de la SPR (aux paragraphes 51 et 52).

[33]           En l’espèce, contrairement aux affaires citées par le défendeur, la SAR n’a pas effectué sa propre analyse du dossier : elle s’est limitée à examiner les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR et elle les a jugées raisonnables. Partout dans sa décision, on trouve ce genre de formules : « [l]a SPR a constaté » (au paragraphe 36), « [l]a commissaire a conclu » (paragraphes 36, 42, 46, 49, 53 et 60), « la décision de la SPR » (au paragraphe 37), « l’examen par la commissaire » (au paragraphe 37), « [l]a commissaire se réfère » (au paragraphe 38), « la commissaire précise » (au paragraphe 38), « la commissaire a examiné attentivement » (au paragraphe 39), « [l]a commissaire aborde » (au paragraphe 40), « [l]a commissaire a tiré la conclusion suivante » (au paragraphe 43), « les conclusions de la commissaire de la SPR » (au paragraphe 44), « la commissaire a reconnu » (au paragraphe 46), « [l]a commissaire a fourni » (ibid), « la commissaire a accordé » (ibid), les « “incohérences” relevées par la commissaire » (au paragraphe 47), « [l]a commissaire a examiné » (ibid), « [l]a commissaire en a conclu » (au paragraphe 49), « la commissaire mentionne » (ibid), « [l]a commissaire a signalé » (au paragraphe 52), « la commissaire a indiqué » (au paragraphe 54), « [l]a commissaire a également fait la déclaration suivante » (ibid) et « [l]a commissaire […] avait conclu » (au paragraphe 61). À elle seule, cette énumération des passages où la SAR s’en remet à la SPR constitue une indication éloquente du degré élevé de déférence présent. Elle ne révèle pas l’analyse à laquelle on devrait s’attendre de la part d’un tribunal d’appel en pareilles circonstances.

[34]           De plus, au fil de sa décision, la SAR se réfère à maintes reprises à la définition du caractère raisonnable donnée dans l’arrêt Dunsmuir lorsqu’elle évalue les conclusions de la SPR. Ainsi, à un certain moment, elle conclut : « [E]n l’espèce, la commissaire pouvait à bon droit attribuer un poids plus ou moins important à la preuve qu’elle a examinée et que sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. J’estime que sa conclusion à cet égard est raisonnable. » (DD, page 16, paragraphe 44.) D’autres conclusions du même genre se trouvent aux paragraphes 46, 60 et 68 de la décision de la SAR. Encore une fois, cette façon d’aborder le dossier comme s’il s’agissait d’un contrôle judiciaire témoigne d’un degré élevé de déférence envers la SPR et ne correspond pas à l’analyse qu’un tribunal doit entreprendre en pareil cas. Cet aspect justifie à lui seul l’intervention de la Cour.

[35]           J’ai examiné les principales conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR et l’analyse de la SAR, et je trouve révélateur que la SAR soit arrivée à une conclusion contraire au sujet du passeport et de la question de savoir si le demandeur était retourné en Iran après 1979. La SPR avait qualifié ces éléments non crédibles de [traduction] « contradiction importante », ajoutant qu’ils soulevaient un doute sur l’ensemble du récit que le demandeur avait fait des événements survenus en Iran, lequel dépendait entièrement de la crédibilité du témoignage du demandeur. La SPR conclut que la contradiction était telle qu’elle permettait à elle seule de conclure que la demande d’asile n’était pas fondée.

[36]           Puis, la SAR explique que la SPR avait eu tort de tirer cette conclusion, mais ajoute que les autres conclusions sont telles que, dans l’ensemble, la décision de la SPR était raisonnable. Comme nous l’avons vu au paragraphe précédant, la SPR avait décidé, sur la base de cette seule conclusion, de conclure comme suit : [traduction] « [I]l y a de sérieuses raisons de conclure qu’il n’est pas justifié de vous considérer comme un réfugié en raison de ce que vous avez vécu en Iran. » La SAR n’a pas traité de la question de l’importance accordée par la SPR à cette conclusion et de l’influence qu’elle a pu exercer sur les autres conclusions. Elle s’est contentée d’évaluer les autres conclusions sur la crédibilité sans s’interroger sur l’importance de la première conclusion. Aussi, sur cette seule question, sa décision était déraisonnable. Ce point justifie à lui seul l’intervention de la Cour.

[37]           Je m’interroge également sur l’admissibilité des documents et l’angle adopté par la SAR pour appliquer le paragraphe 110(4) de la LIPR. Ce paragraphe énonce : « Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet. » Les parties n’ayant pas soulevé cette question, je me contenterai de les renvoyer à la décision Singh, précitée, aux paragraphes 44 à 58. Dans la décision Singh, la juge Gagné a conclu que les critères établis dans l’arrêt Raza, précité, ne s’appliquaient pas automatiquement à l’analyse effectuée en application du paragraphe 110(4) de la LIPR. D’abord, l’agent d’ERAR et la SAR n’ont pas le même rôle : l’agent d’ERAR n’a pas le rôle d’une juridiction d’appel à l’égard des décisions de la SPR et il n’exerce pas de fonction quasi judiciaire, alors que la SAR est un tribunal quasi judiciaire qui joue le rôle de juridiction d’appel à l’égard des décisions de la SPR (paragraphes 49 et 50). En outre, la SAR a été créée pour que l’appelant ait accès à un « véritable appel fondé sur les faits » (Singh, précitée, au paragraphe 54; Djossou, précitée, au paragraphe 85). Par conséquent, pour que cet appel puisse avoir lieu, il est important que les critères d’admissibilité des éléments de preuve soient assez souples, d’autant plus que le demandeur doit initialement se conformer à des délais stricts pour présenter des éléments de preuve à la SPR (Singh, précitée, au paragraphe 55). Par ailleurs, au paragraphe 56 de la décision Singh, la juge Gagné ajoute :

Dans l’arrêt Raza, la juge Sharlow établit une distinction entre les questions posées explicitement par l’alinéa 113a) de la Loi et celles qui résultent implicitement de cet alinéa. Elle énonce clairement que ces dernières questions, qui concernent la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel, sont liées à l’objectif que vise l’alinéa 113a), dans le cadre du régime établi par la Loi à l’égard des demandes d’asile et des ERAR. À mon avis, il faut y répondre dans ce contexte particulier et il n’est pas possible d’y répondre dans le contexte d’un appel devant la SAR.

[38]           Je limiterai mes commentaires à ce qui précède puisque je n’ai pas eu l’occasion d’entendre le point de vue des avocats sur ce point. Ce n’est que partie remise.

[39]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour nouvel examen de l’appel du demandeur. Lorsqu’elle a examiné la décision de la SPR, la SAR a tout simplement adopté la norme de la décision raisonnable applicable au contrôle judiciaire, privant ainsi le demandeur de son appel. De même, comme nous l’avons vu précédemment, il était déraisonnable, de la part de la SAR, de ne pas saisir l’importance déterminante que la conclusion tirée par la SPR au sujet du passeport a eue pour les autres conclusions sur la crédibilité du demandeur.

[40]           Les parties ont été invitées à proposer une question à certifier, mais n’en ont présenté aucune.

IX.             Conclusion

[41]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire de la décision de Philip MacAulay, datée du 4 juin 2014, est accueillie.

2.                  Aucune question de portée générale ne sera certifiée.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4928-14

INTITULÉ :

ROBERT KHACHATOURIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

vANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE S. NOËL

DATE DES MOTIFS :

LE 13 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

Peter Edelmann

Aris Daghighian

POUR Le demandeur

Cheryl D.E. Mitchell

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter Edelmann

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR Le demandeur

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR Le défendeur

 

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