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Date : 20150210


Dossier : IMM-6854-13

Référence : 2015 CF 168

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

TOMAS GABOR

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La décision aurait pu, selon toute vraisemblance, être favorable au défendeur. Toutefois, la façon dont elle a été formulée ne permettait pas d’accorder le statut de réfugié au défendeur. En effet, elle est vague : elle ne comporte absolument aucune référence aux éléments de preuve subjectifs et objectifs importants.

[2]               La fragilité ou vulnérabilité de la condition humaine du défendeur semble évidente compte tenu du dossier de la preuve crédible. Or, la Section de la protection des réfugiés [SPR] ne signale rien d’importance susceptible d’expliquer les nombreuses références, les termes, les images et l’harmonie entre la preuve subjective et la preuve objective.

[3]               La décision en cause est un éditorial. Elle ne constitue donc pas une décision raisonnable appuyée par des motifs suffisants, indépendamment du fait qu’ils sont brefs. Pour être raisonnable, une décision doit démontrer et non énoncer. Autrement, il s’agit d’un éditorial. Dans les motifs d’une décision, le juge des faits doit décrire, quoique brièvement, comment il a tiré ses conclusions, ce qui n’a pas été fait en l’espèce. Le mot d’ordre : « démontrer plutôt qu’énoncer ».

II.                Contexte

[4]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre demandeur en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’égard de la décision, rendue le 6 septembre 2013, par laquelle la SPR a accueilli la demande d’asile du défendeur au titre de l’article 96 de la LIPR.

[5]               Le défendeur est un citoyen de la République tchèque âgé de 20 ans d’origine ethnique rom. Il est sourd et communique au moyen du langage des signes.

[6]               Le défendeur a été victime de harcèlement et de violence verbale en raison de son origine ethnique rom. Des skinheads l’ont attaqué, poussé et frappé à coups de pieds vers le sol alors qu’il rentrait de l’école lorsqu’il avait 12 ans.

III.             Décision contestée

[7]               La SPR a rendu sa décision de vive voix le 24 juillet 2013 et a déposé ses motifs écrits le 6 septembre 2013.

[8]               L’analyse de la demande du défendeur qu’a réalisée la SPR se limite à cinq paragraphes.

[9]               Premièrement, en se fondant sur une lettre fournie par le directeur de l’école du défendeur, la SPR a conclu que le défendeur ne serait pas en mesure de se prévaloir dans les faits de la protection de la République tchèque en raison de ses difficultés intellectuelles et de ses problèmes de communication.

[10]           Deuxièmement, la SPR conclut que, « étant donné que le demandeur d’asile éprouvera probablement des problèmes, notamment parce qu’il est rom, et qu’il n’a pas la capacité d’obtenir la protection de l’État », le demandeur est un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR (décision de la SPR, au paragraphe 9).

IV.             Analyse

[11]           La question au cœur de la demande est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

A.                Disponibilité de la protection de l’État

[12]           Selon la jurisprudence, pour tirer une conclusion au titre de l’article 96 de la LIPR, un demandeur d’asile doit établir une crainte subjective d’être persécuté et établir que cette crainte est objectivement justifiée (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]).

[13]           Pour évaluer la disponibilité de la protection de l’État, la SPR doit mener une analyse au cas par cas en se fondant sur la preuve documentaire dont elle dispose et en tenant compte des circonstances particulières du demandeur d’asile (Ward, précité, à la page 724; Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 44 [Hinzman]; Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 36).

[14]           De plus, le fardeau de la preuve qui incombe aux demandeurs d’asile pour réfuter la présomption de la protection de l’État est directement proportionnel au degré de démocratie dans le pays en question (Hinzman, précitée, au paragraphe 45; Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376).

[15]           Par conséquent, la SPR doit évaluer la disponibilité de la protection de l’État sur le plan opérationnel. Elle doit tenir compte non seulement de l’efficacité concrète des mesures prises par l’État pour protéger ses citoyens, mais aussi de la preuve des efforts concrets déployés par le demandeur d’asile en vue d’obtenir une protection (E.Y.M.V. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16; Lakatos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 785, au paragraphe 30; Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1003, au paragraphe 66 [Kovacs]; Csurgo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1182, au paragraphe 26).

B.                 Caractère suffisant des motifs

[16]           Pour déterminer si la décision de la SPR est raisonnable, la Cour doit examiner les motifs de la SPR « en corrélation avec le résultat » et se demander s’ils « permett[ent] de savoir si ce [résultat] fait partie des issues possibles ». De ce fait, la Cour doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14 [Newfoundland Nurses]; Juncaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1183, au paragraphe 5; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 48 [Dunsmuir]).

[17]           Bien que l’insuffisance des motifs ne constitue pas en soi un fondement pour annuler une décision, la Cour a conclu que les motifs de la SPR doivent néanmoins satisfaire à un seuil minimal :

[4]        Bien qu’elle ne doive pas être examinée à la loupe, la décision de la Commission doit répondre à certains critères. Si les motifs de la décision prononcés par la Commission sont tellement insuffisants qu’ils ne justifient pas clairement le raisonnement ayant mené à la décision, celle-ci sera annulée, (Hussain c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 174 N.R. 76, au paragraphe 3 (C.A.F.)). Tel qu’il a été établi dans l’arrêt Via Rail Canada Inc. c. Canada (Office national des transports), [2001] 2 C.F. 25, (2000) 193 D.L.R. (4th) 357 au paragraphe 22, « [i]l faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents ». Qui plus est, un demandeur débouté (et la présente Cour) devrait être en mesure de comprendre les motifs du rejet, et dans la présente affaire, c’est impossible.

(Contreras c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 589, au paragraphe 4).

[18]           De plus, malgré le fait que la SPR est présumée avoir examiné la preuve dans son ensemble, le fardeau qui lui incombe à l’égard de l’examen d’éléments de preuve précis augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 15 et 17; Balogh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 771, au paragraphe 48; Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 723, au paragraphe 15). 

[19]           Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême fournit des lignes directrices pour juger du caractère suffisant des motifs :

[16]      Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision.  Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale [renvoi omis]. En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. [non souligné dans l’original]

(Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16).

C.                 Raisonnabilité de la décision de la SPR

[20]           Les motifs de la SPR sont limités et plutôt vagues. Au moment d’évaluer la disponibilité de la protection de l’État, la SPR a omis d’examiner de façon adéquate la preuve documentaire dont elle disposait conjointement avec la preuve relative aux circonstances particulières du défendeur (Kovacs, précitée, au paragraphe 83). La SPR a fourni peu de précisions, voire aucune, pour expliquer comment elle est arrivée à sa conclusion.

[21]           Compte tenu de la retenue dont la Cour doit faire preuve à l’égard de la décision de la SPR et du raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour conclut que les exigences relatives au caractère suffisant des motifs et à la raisonnabilité de la décision de la SPR dans son ensemble n’ont pas été satisfaites (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kornienko, 2015 CF 85, au paragraphe 28; Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 12).

[22]           En effet, il ne suffit pas qu’un décideur énonce tout simplement une conclusion (Sketchley c Canada (Procureur général), 2004 CF 1151; Rolfe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1514; De Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1287. De même, le juge Douglas R. Campbell a déclaré ce qui suit dans la décision Buri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1538 :

[5]        À mon avis, lorsqu’on veut effectuer l’analyse prospective d’une demande d’asile formée sous le régime des articles 96 et 97, on doit d’abord déterminer avec exactitude contre qui et contre quoi la protection doit être fournie, puis répondre à la question de savoir si la protection offerte est concrètement adéquate. Dans la présente espèce, j’estime que l’analyse superficielle au terme de laquelle la SPR a conclu qu’« il existe une protection adéquate de l’État en Hongrie » ne remplit certainement pas cette exigence raisonnable.

V.                Conclusion

[23]           Compte tenu de ce qui précède, la décision de la SPR, du fait qu’elle n’est pas appuyée par des motifs et une analyse minimaux, ne remplit pas les exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir, précité; Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 13; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339).

[24]           La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie.

 


JUGEMENT

LA COUR :

1.             ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire;

2.             DÉCLARE qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6854-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c TOMAS GABOR

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 FÉVRIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Gordon Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

 

D. Clifford Luyt

George J. Kubes

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

George J. Kubes

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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