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Date : 20150204


Dossier : IMM-6783-13

Référence : 2015 CF 145

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 4 février 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

NISANTHAN KANAGARASA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR, la Commission) par laquelle celle-ci a conclu que le demandeur, Nisanthan Kanagarasa, n’est pas un réfugié ou une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ce dossier est passé directement de la SPR à la Cour, car le demandeur ne pouvait pas présenter une demande à la Section d’appel des réfugiés en raison de l’application de l’alinéa 110(2)d), étant donné qu’il est entré par les États‑Unis, un pays désigné.

[2]               Je conclus que la décision de la Commission est déraisonnable, car celle-ci a fait une erreur susceptible de révision en n’examinant pas la question de savoir si le demandeur serait exposé à un risque sérieux de torture en cas de renvoi.

II.                Les faits

[3]               Monsieur Kanagarasa est un Tamoul de sexe masculin, citoyen du Sri Lanka. En novembre 2008, durant la guerre civile au Sri Lanka, le demandeur a été blessé par un obus. Il porte une cicatrice visible de cette blessure. Son frère a été recruté de force par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET), une organisation rebelle antigouvernementale, dont il affirme n’avoir jamais été membre. En avril 2009, le demandeur et sa mère se sont rendus aux autorités militaires, qui les ont envoyés dans un camp de personnes déplacées où ils sont restés jusqu’en février 2010, moment de sa mise en liberté.

[4]               En mai 2010, pendant qu’il tentait d’obtenir un passeport dans le but de quitter le pays, le demandeur fut arrêté par des agents du Service des enquêtes criminelles (SEC) du gouvernement, qui l’ont mis en détention, l’ont interrogé et l’ont torturé en le frappant avec un tuyau en plastique et un manche à balai. Après sa libération, le SEC lui a extorqué 300 000 roupies en octobre 2010, somme qu’il a payée avec l’aide de ses parents. De janvier 2011 à juillet 2012, le demandeur a vécu dans la clandestinité, tantôt chez des amis, tantôt chez des parents.

[5]               En juillet 2012, le demandeur est retourné chez lui. Des agents du SEC sont arrivés et lui ont demandé de leur verser 550 000 roupies s’il voulait vivre en sécurité et ils lui ont donné cinq jours pour payer. Le demandeur a fui le Sri Lanka en octobre 2012, avec l’aide d’un passeur.

[6]               Avant d’arriver au Canada, le demandeur a transité par plusieurs pays, notamment le Pérou, le Mexique, le Panama et le Costa Rica, dont certains sont signataires de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Il est arrivé aux États‑Unis en mars 2013, où il a présenté une demande d’asile. Étant donné que son frère réside au Canada, M.  Kanagarasa s’est désisté de sa demande d’asile aux États‑Unis et s’est rendu au Canada le 3 juillet 2013 pour présenter la demande d’asile qui fait l’objet du présent contrôle.

III.             Analyse

[7]               La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible à plusieurs égards. Mis à part le fait que la Commission a estimé que le témoignage du demandeur à l’audience avait été, de façon générale, évasif, elle avait des réserves particulières au sujet de contradictions entre le témoignage du demandeur et les notes prises par un agent d’immigration américain dans le cadre de la demande d’asile qu’il avait présentée aux États‑Unis. Ces contradictions ont trait au nombre de jours pendant lesquels le demandeur a été détenu par le SEC en mai 2010, et à la question de savoir si les hommes qui avaient tenté de lui extorquer 550 000 roupies en juillet 2012 étaient les mêmes que ceux qui l’avaient détenu et l’avaient torturé. La SPR estimait également peu vraisemblable que le demandeur ait pu traverser des points de contrôle et sortir du pays alors que le SEC était à sa recherche.

[8]               De plus, la Commission a conclu que le retard du demandeur à présenter une demande d’asile démontrait que celui-ci n’avait aucune crainte subjective et que s’il devait retourner au Sri Lanka, il ne pourrait être victime de tentatives d’extorsion qu’en raison de sa richesse et non pas de son origine ethnique. Par conséquent, les menaces auxquelles il serait confronté seraient de nature généralisée, et donc, il ne peut se réclamer de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b).

[9]               Toutefois, on ne sait trop si la Commission s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait des motifs sérieux de croire que le demandeur serait exposé au risque d’être soumis à la torture au sens de l’alinéa 97(1)a) à son retour au Sri Lanka.

[10]           Il a été fait mention à la Commission durant l’audience de la possibilité que le demandeur soit soumis à la torture s’il était renvoyé. L’avocat du demandeur a déclaré ce qui suit (DCT, à la page 795) :

[traduction]

Ils torturent des gens, ils prennent leur argent. Ils les battent. Ils les gardent en détention pendant de longues périodes, sans qu’ils puissent parler à leur famille, sans qu’ils puissent consulter un avocat, sans qu’ils puissent se prévaloir de quelque droit que ce soit […]

[11]           Comme je l’ai déjà mentionné, la Commission a fait part de plusieurs réserves à propos de la crédibilité de certaines parties du récit du demandeur, mais une conclusion importante quant à la crédibilité portait sur la prétention de M. Kanagarasa selon laquelle il avait été gardé en détention et torturé au Sri Lanka par le SEC. Au paragraphe 12 de sa décision, la Commission a déclaré ce qui suit :

[12]      Le demandeur d’asile soutient avoir dit à l’agent des États‑Unis qu’il avait subi un interrogatoire musclé pendant deux jours. Le tribunal a pris en considération la déclaration du conseil, selon laquelle les renseignements que le demandeur d’asile avait donnés aux agents des États‑Unis ne lui avaient probablement pas été relus. Toutefois, le tribunal fait remarquer que l’interrogatoire avec les agents des États‑Unis s’est déroulé sous serment, avec l’aide d’un interprète tamoul, et que le demandeur d’asile n’a pas dit qu’il ne pouvait pas comprendre l’interprète. Le tribunal ne trouve pas crédible que le demandeur d’asile n’ait pas dit aux agents des États‑Unis qu’il avait été détenu pendant six jours. Le tribunal tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité, compte tenu de cette divergence.

[12]           Toutefois, après examen du dossier, la différence entre le nombre de jours pendant lesquels le demandeur il a été gardé en détention au Sri Lanka en mai 2010 consigné par l’agent d’immigration américain (2), et le nombre figurant dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (6) a été souligné au demandeur, qui a répondu ceci (DCT, à la page 776) :

[traduction]

DEMANDEUR : Ils ont cessé de me battre après deux jours parce que je leur ai montré ma blessure et que j’ai commencé à pleurer. Je leur ai dit que j’avais été gardé en détention pendant six jours et que j’avais été interrogé pendant deux jours consécutifs.

[13]           Le fait de laisser entendre que cette incohérence mineure, à l’égard de laquelle une explication raisonnable a été offerte, suffit pour miner complètement l’affirmation selon laquelle le demandeur a été torturé, dénote un examen des faits trop obtus. La Cour a conclu que l’évaluation de la crédibilité fondée sur des incohérences mineures est déraisonnable (Jakaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 677, au paragraphe 17, Venegas Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475, aux paragraphes 3-6). Il est clair que la période de détention de deux jours mentionnée à l’agent d’immigration américain pouvait être les deux jours de torture dont le demandeur a fait mention dans les demandes d’asile qu’il a présentées dans les deux pays (DCT, aux pages 727 et 765).

[14]           De plus, malgré qu’elle ait abordé à l’audience la question du risque de torture, la Commission n’a pas examiné de façon importante la question des inquiétudes exprimées par le demandeur. La Commission a abordé la question du risque d’extorsion auquel le demandeur serait exposé dans le cadre du sous-alinéa 97(1)b)(ii), et a qualifié ce risque de risque généralisé (DCT, aux pages 16-17), mais elle n’a pas analysé la question de savoir s’il y avait des motifs sérieux de croire que le demandeur risquerait d’être soumis à la torture.

[15]           Le demandeur porte une cicatrice visible, laquelle est associée à des activités menées par les forces gouvernementales contre les TLET. La Commission n’a relevé aucun problème de crédibilité en ce qui concerne la cicatrice, à l’égard de laquelle une preuve médicale importante a été présentée à l’audience, et a conclu que « la preuve laisse seulement entendre que la détention du demandeur d’asile serait attribuable aux cicatrices et à d’autres motifs ».Toutefois, comme l’a souligné l’avocat du demandeur, le US Department of State Country Report on Human Rights Practices for Sri Lanka, 2012, souligne que la détention peut être suivie d’un interrogatoire qui comporte parfois des mauvais traitements ou de la torture (DD, à la page 145).

[16]           La Commission n’a pas analysé de façon approfondie la question de savoir s’il y avait des motifs sérieux de conclure que le demandeur, compte tenu de sa cicatrice visible et de son récit de détention, risquait d’être soumis à la torture s’il était renvoyé au Sri Lanka, comme l’exige l’alinéa 97(1)a). Comme je l’ai déjà mentionné, la Commission n’a examiné la preuve qu’au regard du sous-alinéa 97(1)b)(ii) et a conclu qu’il était question d’un risque généralisé. Elle n’a pas abordé la question sous l’angle de l’alinéa 97(1)a), ce qui nécessite une analyse distincte. Les deux articles ne sont pas identiques, car au titre de l’alinéa 97(1)a) la Commission doit évaluer s’il est plus probable que le contraire que le demandeur serait exposé à un risque de torture, alors qu’au titre de l’alinéa 97(1)b), la Commission doit évaluer s’il est plus probable que le contraire que la menace à sa vie, ou le risque de traitements ou peines cruels et inusités se matérialisera (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, aux paragraphes 29 et 38; Rajadurai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 532, au paragraphe 34). Comme le juge Rennie l’a souligné au paragraphe 25 de la décision Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, le fait de décrire l’extorsion comme étant un risque généralisé n’empêche pas la Commission de prendre en compte l’alinéa 97(1)a) si l’extorsion peut être liée à un risque de torture:

[25]      Enfin, en ce qui concerne la question des risques généralisés, la Commission a accordé très peu d’importance au fait que l’EPDP est étroitement associé au gouvernement et qu’il est en fait dirigé par un ministre du gouvernement. L’existence de ce lien peut indiquer que l’État accepte ou encourage la pratique de la torture. La Commission doit donc prendre en compte l’alinéa 97(1)a) de la LIPR. Il ne suffit pas d’invoquer certains exemples de bandes criminelles qui existent dans d’autres pays. De plus, le demandeur ne craint pas seulement de se faire extorquer; il prétend en outre que, étant donné qu’il est d’origine tamoule, l’EPDP et le groupe Karuna pourraient à tort dire aux autorités sri lankaises qu’il est un partisan des TLET.

[17]           Compte tenu des motifs que je viens d’invoquer, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments du demandeur concernant la persécution cumulative.

[18]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune question aux fins de certification n’a été proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6783-13

 

INTITULÉ :

NISANTHAN KANAGARASA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 4 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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