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Date : 20150108


Dossier : IMM-3891-13

Référence : 2015 CF 28

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

YUE JIAO HUANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demanderesse, Mme Huang, conteste la décision par laquelle un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a déféré son dossier à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête.

[2]               Entre autres mesures de réparation, la demanderesse sollicite une ordonnance infirmant la décision. Quant au défendeur, il demande une ordonnance rejetant la demande de contrôle judiciaire.

I.                   Les faits

[3]               La demanderesse, Mme Yue Jiao Huang, est une citoyenne chinoise de 52 ans. Elle est entrée pour la première fois au Canada le 7 septembre 1995 et a obtenu le statut de résident permanent le jour même parce que son époux d’alors était un réfugié au sens de la Convention.

[4]               Le 7 mai 2012, la demanderesse a été déclarée coupable d’une infraction criminelle au titre du paragraphe 7(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 (LRCDAS) : production d’une substance. Plus spécifiquement, elle a été arrêtée alors qu’elle travaillait dans une ferme de cannabis et a été condamnée à une peine d’emprisonnement de douze mois avec sursis.

[5]               Le 11 juin 2012, Michael Scheiding, un agent de l’ASFC (l’agent no 1), a établi un rapport d’interdiction de territoire à l’encontre de la demanderesse, aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR.

[6]               Dans un avis de convocation, daté du 12 juin 2012, la demanderesse a été informée de ce fait nouveau, et invitée à remplir un formulaire d’information et à se présenter à une entrevue.

[7]               Le 10 juillet 2012, la demanderesse s’est présentée à l’entrevue accompagnée de son fils adulte. Elle a été interviewée par un autre agent de l’ASFC (l’agent no 2).

[8]               L’agent no 2 a effectué un examen de cas et fait des recommandations signées le 23 juillet 2012. La déléguée du ministre a examiné le rapport de l’agent no 1, ainsi que l’examen de cas et les recommandations de l’agent no 2. Le 29 juillet 2012, la déléguée du ministre a signé la décision par laquelle le rapport de l’agent no 1 était déféré à la SI pour enquête. C’est cette décision que la demanderesse conteste dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[9]               Le 23 mai 2013, le juge Harrington a refusé d’arrêter les procédures à la SI.

[10]           Le 24 mai 2013, la SI a conclu que la demanderesse était interdite de territoire. Une mesure d’expulsion a été prise contre elle. Le jour même, la demanderesse a déposé un appel visant la mesure d’expulsion à la Section d’appel de l’immigration (SAI).

[11]           Le 7 juin 2013, la demanderesse a déposé un avis de demande relatif à la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire.

[12]           Le 29 août 2013, le juge Zinn a refusé d’accorder l’autorisation de contrôle judiciaire visant la mesure d’expulsion.

[13]           Le 26 septembre 2013, la juge Bédard a refusé d’accorder l’autorisation de contrôle judiciaire visant le rapport de l’agent no 1 fondé sur le paragraphe 44(1).

[14]           Le 28 février 2014, la SAI a rendu une décision de sursis de trois ans à la mesure d’expulsion visant la demanderesse, sous réserve de conditions auxquelles les parties ont souscrit.

[15]           Le 21 août 2014, le juge Russell a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire pour contester le rapport de la déléguée du ministre, rendu le 29 juillet 2012, fondé sur le paragraphe 44(2) dans lequel elle déférait l’affaire à la SI pour enquête. C’est cette mesure – le fait de déférer l’affaire à la SI au titre du paragraphe 44(2) – qui est visée par la présente instance.

II.                Les questions en litige

[16]           La demanderesse a soulevé de nombreuses questions dans ses observations et à l’audience. Par souci de simplicité, elles ont été résumées comme suit à l’audience :

  1. Y a-t-il lieu d’accorder une prorogation de délai?
  2. La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique ou irrecevable en vertu du principe du caractère définitif des décisions?
  3. Les procédures visant la demanderesse devraient-elles être arrêtées?
  4. Le défendeur a-t-il manqué à l’obligation d’équité?
  5. L’agent a-t-il commis une erreur en écartant des éléments de preuve lorsqu’il a rendu la décision?

III.             La norme de contrôle

[17]           Les trois premières questions soulèvent des questions de droit que le décideur n’a pas examinées. La Cour doit fournir ses propres réponses à ces questions, c’est-à-dire qu’elle doit appliquer la norme de la décision correcte.

[18]           La norme de la décision correcte s’applique aussi à la quatrième question. Dans ses motifs concourants, au paragraphe 129 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, le juge Binnie a déclaré que les juges devaient soumettre les questions d’équité procédurale à la norme de la décision correcte, ce que la Cour suprême a confirmé au paragraphe 43 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, et plus récemment au paragraphe 79 de l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24.

[19]           La norme de la décision raisonnable s’applique à la cinquième question : Dunsmuir, précité, au paragraphe 54. Lorsqu’elle a rendu sa décision, la déléguée du ministre a appliqué la LIPR – une loi relevant de son expertise – aux faits qui lui étaient soumis.

IV.             La décision soumise au contrôle

[20]           La décision de la déléguée du ministre ne pas de motif. Il en ressort simplement qu’elle a déféré le rapport de l’agent no 1 à la SI pour enquête. Ce rapport de même que l’examen de cas et les recommandations de l’agent no 2 constituent le fondement de la décision de la déléguée du ministre et ont été adoptés par renvoi lorsqu’elle a déféré l’affaire pour enquête.

[21]           Dans son rapport succinct établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, l’agent no 1 a estimé que la demanderesse était interdite de territoire, aux termes de l’alinéa 36(1)a), en raison de sa condamnation au titre du paragraphe 7(1) de la LRCDAS.

[22]           L’agent no 2 a fourni des motifs plus détaillés dans son examen de cas et ses recommandations. Il a commencé par un aperçu des facteurs d’ordre humanitaire et d’autres renseignements contextuels. Il a expliqué qu’il a interviewé la demanderesse en présence de son fils, qui a servi d’interprète. Il a déclaré que : [traduction« Au début de l’entrevue, Mme Huang a été informée de la possibilité qu’elle avait qu’un avocat soit présent » et l’objet de l’entrevue lui a été expliqué plus en détail. L’agent a ensuite dit qu’il lui a par la suite remis une copie du rapport de l’agent no 1. De son côté, la demanderesse a soumis un formulaire de renseignements personnels, une carte d’assurance-santé de l’Ontario, une carte d’assurance sociale, ainsi qu’une carte de résidence permanente canadienne.

[23]           Lorsque l’agent no 2 l’a questionnée sur les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle était renvoyée en Chine, la demanderesse a déclaré qu’elle vivait au Canada depuis 1995, qu’elle n’est pas à l’aise avec le [traduction« mode de vie » en Chine, qu’elle a des problèmes de santé chaque fois qu’elle va dans ce pays, et qu’elle n’y a ni parents ni amis. Elle a ajouté qu’elle ne trouverait probablement pas de travail en Chine et que ses fils seraient les plus touchés si elle était renvoyée.

[24]           L’agent no 2 a ensuite examiné les possibilités de réadaptation de la demanderesse et rapporté sa version des circonstances qui l’ont conduite à la criminalité. La demanderesse a allégué qu’elle a rencontré des personnes venant de sa région d’origine en Chine (la province du Fujian) dans un restaurant Tim Horton. Elle ne les connaissait pas. Ils lui ont dit qu’ils travaillaient dans une ferme et gagnaient 300 $ par jour; elle leur a fait part de son intérêt pour ce genre d’emploi. Elle a affirmé qu’elle ignorait que le cannabis était cultivé à la ferme. Elle s’y est rendue trois fois. La demanderesse a déclaré qu’elle n’a commencé à avoir des soupçons que la deuxième fois. Dans un premier temps, la demanderesse a dit qu’elle n’a jamais été payée. L’agent no 2 a jugé cela invraisemblable et l’a interrogée davantage. Mme Huang a reconnu qu’elle avait reçu deux paiements en espèces de 300 $ à sa troisième visite (un fait qu’elle a contesté dans le présent contrôle judiciaire). Ensuite, elle a été arrêtée.

[25]           L’agent no 2 a indiqué que Mme Huang a plaidé coupable au procès selon les conseils de son avocat. Au total, huit ou neuf personnes ont été coaccusées de l’infraction.

[26]           Mme Huang a affirmé qu’elle est âgée et qu’elle ne ferait plus jamais rien de répréhensible. Elle ne s’est pas inscrite à un programme de réadaptation dans le cadre de la peine qui lui a été infligée. L’agent no 2 a estimé que [traduction« [l]’infraction est isolée, et Mme Huang n’a pas d’autres antécédents criminels connus au Canada ou à l’étranger ». Il ajoute dans son rapport qu’elle s’est montrée polie durant l’entrevue, mais qu’elle a d’abord nié avoir été payée.

[27]           L’agent no 2 a néanmoins recommandé que l’affaire soit déférée pour enquête. Il a expliqué que l’infraction que Mme Huang a commise est punissable d’une peine d’emprisonnement maximale de sept ans, quoiqu’elle n’ait été condamnée qu’à une peine d’emprisonnement de douze mois avec sursis. L’agent a noté que le trafic de stupéfiants s’accompagne souvent d’actes violents et que les stupéfiants peuvent en soi causer des blessures [traduction« pouvant aller jusqu’à la mort ».

[28]           L’agent no 2 s’est demandé si Mme Huang aurait cessé de prendre part à cette activité illégale si elle n’avait pas été arrêtée. Il a noté que la police a saisi des quantités de cannabis d’une valeur de 12 000 000 $ de l’opération qu’il a qualifiée de [traduction« très efficace, organisée et lucrative ».

[29]           L’agent no 2 s’est interrogé sur le degré d’implication déclaré de Mme Huang. Elle a maintenu qu’elle travaillait comme cuisinière et qu’elle s’occupait occasionnellement des plants. Elle a dénié connaître les autres accusés. D’après l’agent, [traduction« sa crédibilité est remise en cause lorsque la liste des coûts accusés est analysée ». L’agent no 2 émet le soupçon que son ex‑mari, qui l’avait parrainée en tant que résidente permanente, puisse être impliqué dans l’opération.

[30]           L’agent no 2 a soupesé les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par Mme Huang, notamment les faits suivants : 1) elle est propriétaire d’une maison à Toronto, 2) elle s’occupe de sa petite-fille, 3) elle réside au Canada depuis dix-sept ans, 4) elle n’a ni famille ni amis en Chine 5) elle a une relation étroite avec son fils. Cependant, après avoir soupesé ces facteurs au regard de plusieurs autres facteurs défavorables liés à l’établissement et à la gravité de l’infraction, il a recommandé que l’affaire soit déférée à la SI pour enquête.

[31]           La déléguée du ministre a souscrit à ces motifs et déféré le dossier sur la base de cette recommandation.

V.                Les lois pertinentes

[32]           L’alinéa 36(1)a) de la LIPR dispose que les étrangers ou résidents permanents peuvent être interdits de territoire pour grande criminalité du fait de certains actes commis au Canada.

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

[33]           Aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR, l’agent qui estime que l’étranger où le résident permanent est interdit de territoire établit un rapport.

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

[34]           Aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR, le ministre peut déférer un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) à la SI pour enquête.

44. (2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44. (2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the ID for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[35]           Le paragraphe 7(1) de la LRCDAS criminalise la production d’une substance désignée. L’alinéa 7(2)b) énonce la peine liée à la production de cannabis. Je reproduis les dispositions pertinentes de la LRCDAS telles qu’elles existaient au moment où la décision de déférer l’affaire a été rendue.

7. (1) Sauf dans les cas autorisés aux termes des règlements, la production de toute substance inscrite aux annexes I, II, III ou IV est interdite.

(2) Quiconque contrevient au paragraphe (1) commet : […]

b) dans le cas du cannabis (marihuana), un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de sept ans […]

7. (1) Except as authorized under the regulations, no person shall produce a substance included in Schedule I, II, III or IV.

(2) Every person who contravenes subsection (1) […]

(b) if the subject matter of the offence is cannabis (marihuana), is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding seven years; […]

VI.             Les observations des parties

A.                Y a-t-il lieu d’accorder une prorogation de délai?

[36]           La demanderesse fait valoir que, lorsque la décision de déférer l’affaire fondée sur le paragraphe 44(2) lui a été communiqué (dans les documents à divulguer datés du 6 septembre 2012), elle ne connaissait ni l’objet ni les répercussions d’une « enquête ». Ce n’est que lorsque l’audience relative à la mesure d’expulsion a débuté qu’elle en a saisi les conséquences et la nécessité de la contester.

[37]           Mme Huang a tenté, par l’entremise de son avocat, d’assigner à comparaître les agents qui ont pris part à la décision. Elle a également essayé d’obtenir un arrêt des procédures. Ces tentatives ont échoué. Mme Huang soutient qu’au vu des faits en présence, elle satisfait au critère relatif à l’octroi d’une prorogation de délai : Grewal c Canada (Ministre de de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] ACF no 144 (CAF). En particulier, elle affirme que le retard est excusable; b) elle n’y a jamais consenti; c) ses arguments sont défendables et d) le retard n’a pas causé de préjudice au défendeur.

[38]           Le défendeur soutient pour sa part que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et trancher la demande de prorogation de délai (sur laquelle le juge saisi de la demande d’autorisation n’a pas statué) contre la demanderesse, comme l’a fait la Cour d’appel dans l’arrêt Deng c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59, aux paragraphes 15 à 18.

[39]           Le défendeur reconnaît que la décision du 29 juillet 2012 au moyen de laquelle l’affaire a été déférée n’a été communiquée à la demanderesse qu’avec les documents à divulguer datés du 6 septembre 2012. Toutefois, la demanderesse a sollicité des conseils juridiques pour la première fois en novembre 2012. La demanderesse a déposé la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 7 juin 2013, c’est-à-dire au moins huit mois après le délai prévu par la loi et sept mois après avoir obtenu des conseils juridiques.

[40]           Le défendeur soutient qu’il y a bien lieu d’appliquer un critère à quatre volets pour déterminer s’il faut ou non accorder une prorogation de délai, mais que le critère approprié est celui qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] ACF no 846 (CAF), et pas celui de l’arrêt antérieur Grewal invoqué ci-dessus par la demanderesse. D’après l’arrêt Hennelly, la partie qui sollicite une prorogation doit démontrer a) une intention constante de poursuivre sa demande, b) que la demande est bien fondée, c) que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai et d) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[41]           Le défendeur fait valoir que la demande de prorogation de délai devrait être rejetée au seul motif qu’elle n’est pas fondée sur des éléments de preuve adéquats. Aucun témoignage sous serment ne vient directement appuyer la demande. La seule explication se trouve dans les arguments écrits. Cela est totalement inapproprié.

[42]           De plus, le défendeur affirme que la demanderesse ne satisfait pas aux exigences du critère à quatre volets. En premier lieu, elle n’a pas établi d’intention constante de poursuivre sa demande. Elle a choisi de recourir à d’autres moyens pour résoudre ses problèmes d’immigration. Il semble qu’elle n’ait eu aucunement l’intention de demander le contrôle judiciaire de la décision ordonnant que l’affaire soit déférée avant que ces autres moyens n’échouent. Même si la demanderesse n’était parfois pas représentée par un avocat, cela ne justifie pas une dérogation aux principes juridiques applicables : Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41, aux paragraphes 34 et 35 (Hogervorst).

[43]           En deuxième lieu, la demanderesse ne soulève aucun argument défendable. La présente demande est théorique ou, autrement dit, soumise au principe du caractère définitif des décisions. Toutes les questions de fait et de droit ont été traitées par la SAI qui a octroyé un sursis de trois ans à la mesure de renvoi du Canada.

[44]           En troisième lieu, accorder une prorogation contreviendrait à l’intérêt public lié du maintien des délais stricts prescrits par les lois du Parlement, et qui a droit à ce que le principe du caractère définitif des décisions administratives soit respecté : Hogervorst, précité, au paragraphe 42. En l’espèce, la demanderesse a tardé à présenter sa demande, mais elle a exercé d’autres moyens de recours, notamment un appel à la SAI. Elle aurait pu contester la décision de déférer son dossier à la SAI, mais a choisi de ne pas le faire – alors qu’elle était représentée par le même avocat qui a introduit la présente demande. Au lieu de cela, elle s’est vu octroyer un sursis fondé sur une recommandation conjointe obtenue grâce au concours et à l’appui du ministère de la Justice.

[45]           En quatrième lieu, aucune explication raisonnable ne justifie le délai. La demanderesse a décidé de se prévaloir d’autres moyens recours pour régler ses problèmes en matière d’immigration. De telles décisions ne constituent pas une explication raisonnable du délai : Hogervorst, précité, au paragraphe 39.

[46]           Par conséquent, le défendeur fait valoir que la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau requis pour l’obtention d’une prorogation de délai. En l’espèce, l’octroi d’une prorogation de délai ne servirait pas les intérêts de la justice.

B.                 La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique ou irrecevable en vertu du principe du caractère définitif des décisions?

[47]           Le défendeur soutient que le critère à deux volets lié au caractère théorique est énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342.

[48]           La première étape consiste à ce que la Cour détermine si l’instance est théorique : le fait de statuer sur l’affaire aura-t-il le moindre effet pratique sur la résolution du différend juridique entre les parties? L’instance est théorique si les questions litigieuses entre les parties sont devenues « purement théorique[s] » ou si « le différend concret et tangible a disparu » : Borowski, précité, à la page 353.

[49]           La deuxième étape requiert que la Cour détermine s’il y a lieu qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de statuer sur l’affaire, nonobstant son caractère théorique. La Cour se laisse guider dans cette décision par trois fondements politiques : a) l’existence d’un contexte contradictoire; b) l’économie judiciaire; c) la nécessité que la Cour reste sensible à sa fonction juridictionnelle au sein de notre système politique.

[50]           Selon le défendeur, la présente demande est théorique parce que la SAI a accordé un sursis de trois ans à la mesure d’expulsion. Il n’y a plus de différend actuel entre les parties. Par ailleurs, aucun fondement politique ne justifie de poursuivre le présent contrôle judiciaire.

[51]           Subsidiairement, le défendeur fait valoir que la présente demande est une contestation incidente de la décision de la SI, qui a conclu que la demanderesse était interdite de territoire et a pris une mesure d’expulsion. La demanderesse a tenté en vain d’obtenir une demande d’autorisation afin de faire contrôler judiciairement la mesure d’expulsion. La demanderesse a aussi cherché sans succès à contester le rapport fondé sur le paragraphe 44(1). Elle n’a pas contesté la validité de ces décisions dans son appel à la SAI.

[52]           Le défendeur affirme donc que la présente demande de contrôle judiciaire est une contestation incidente des décisions rendues par la SI et la SAI puisqu’elle a pour objet d’attaquer ces décisions en infirmant leur fondement. La demanderesse aurait dû contester la décision de la SAI au moyen d’une demande de contrôle judiciaire, mais elle ne l’a pas fait – pour des raisons évidentes, compte tenu du sursis avantageux de trois ans à la mesure de renvoi prise contre elle. D’après le défendeur, la présente demande de contrôle judiciaire constitue aussi une contestation incidente de la décision de la SI relative à l’interdiction de territoire.

[53]           Au paragraphe 21 de l’arrêt Hogervorst, précité, la Cour d’appel fédérale a décidé qu’une  telle contestation incidente est inacceptable parce qu’elle « encourage un comportement contraire aux objectifs des lois et tend à miner leur efficacité ».

C.                 Les procédures visant la demanderesse devraient-elles être suspendues?

[54]           La demanderesse demande à la Cour d’interdire au défendeur d’entamer toute nouvelle procédure d’expulsion contre elle. Elle soutient longuement que le défendeur a agi de manière inéquitable à son endroit en modifiant la loi et en lui refusant tout recours à la SAI pour contester ces procédures à l’avenir. Elle insiste sur le fait que le défendeur a commis un abus de procédure qui lui a été préjudiciable et dit qu’un arrêt des procédures est le seul moyen de réparer ce préjudice : R c O’Connor, [1995] 4 RCS 411; Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, aux paragraphes 74 à 76; R c Pham, 2013 CSC 15.

D.                Le défendeur a-t-il manqué à l’obligation d’équité?

[55]           La demanderesse soutient que la déléguée du ministre et l’agent no 2 n’ont pas tenu compte de procédures requises par le Guide de l’immigration sur l’exécution de la loi (ENF), rendant ainsi la décision de déférer l’affaire inéquitable, pour les trois motifs suivants :

a)                  elle n’a pas eu la possibilité de présenter des observations avant que le rapport fondé sur le paragraphe 44(1) ne soit établi, ce qui privait la déléguée du ministre de l’autorité légale de déférer l’affaire aux termes du paragraphe 44(2), en contravention du Guide de l’immigration, ENF 5, aux paragraphes 8.10 et 11.1;

b)                  la déléguée du ministre a aussi manqué à ses obligations puisqu’elle n’a pas obtenu l’approbation du chef des opérations avant de signer sa décision, et qu’elle n’a pas pris des notes décrivant en détail le processus qu’elle a suivi dans l’exercice de ses pouvoirs décisionnels, en contravention du Guide de l’immigration, ENF 6, au paragraphe 5.1;

c)                  le défaut de la déléguée du ministre de fournir des motifs suffisants contrevient aux principes fondamentaux de l’équité, et elle a aggravé ce défaut lorsqu’elle s’est fondée sur l’examen de cas de l’agent no 2. La demanderesse fait valoir que ce dernier a également violé le droit à l’équité procédurale à la fois lorsqu’il l’a privée du droit d’être représentée par un avocat et lorsqu’il n’a pas reporté l’audience (Mervilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1206, aux paragraphes 17 à 25), et en [traduction« forçant » son fils à agir comme interprète sans le rémunérer, en contravention du Guide de l’immigration, ENF 5, au paragraphe 8.10 et du Guide de l’immigration ENF 6, au paragraphe 5.6. En guise d’appui supplémentaire à cet argument, la demanderesse invoque l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, au paragraphe 4, ainsi que les décisions Zhao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1157, au paragraphe 16; et Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 274.

[56]           La demanderesse rappelle à la Cour que même si les Guides de l’immigration ne sont pas des sources de droit, la violation de procédures obligatoires peut être considérée comme une erreur justifiant l’infirmation de la décision : Nguyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 702 (CAF), aux paragraphes 6 et 7; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.

[57]           Le défendeur conteste vigoureusement les allégations de défaut d’équité procédurale, puisque la déléguée du ministre avait le plein pouvoir légal de déférer l’affaire en vertu du paragraphe 44(2). En outre, il ressort clairement du droit que l’obligation d’équité exige seulement que tout demandeur ait le droit de présenter des observations (par voie orale ou par écrit) et d’obtenir une copie du rapport : Richter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 806, au paragraphe 18, confirmée par l’arrêt 2009 CAF 73; Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429. Toutes ces occasions ont été offertes à la demanderesse. L’avis de convocation l’informait clairement de son droit d’être représentée par un avocat et de bénéficier de l’assistance d’un interprète. Par ailleurs, elle a été aussi été clairement avisée de la nature de l’instance, du but de l’entrevue et des issues possibles.

[58]           Le défendeur fait remarquer que l’examen de cas de l’agent no 2 indique sans équivoque que la demanderesse a été informée dès le début de l’entrevue de son droit à être représentée par un avocat et du but de l’entrevue, ce que confirme la signature de la demanderesse. Quoi qu’il en soit, le droit à un avocat n’est pas absolu, seul le droit à une audience équitable l’est. En l’espèce, il a eu une audience équitable. La demanderesse et son fils ont convenu que ce dernier agirait comme interprète. Il parle anglais et a souscrit à un affidavit en anglais dans la présente instance. Rien n’indique que des problèmes de traduction se soient posés durant l’audience. La demanderesse est présumée avoir renoncé à son droit de soulever à nouveau cette question.

[59]           Enfin, le défendeur répond à l’argument lié à l’insuffisance des motifs. Il dit qu’au contraire ils sont adéquats, parce que la demanderesse comprend clairement le fondement sur lequel l’affaire a été déférée. La déléguée du ministre avait parfaitement le droit d’établir un rapport en vertu du paragraphe 44(2) compte tenu du dossier dont elle disposait, et de souscrire aux conclusions de l’examen de cas.

E.                 L’agent a-t-il commis une erreur en écartant des éléments de preuve lorsqu’il a rendu la décision?

[60]           La demanderesse soutient que les nombreuses conclusions factuelles incorrectes ou non étayées figurant dans les motifs de l’agent no 2, que la déléguée du ministre a adoptés, contiennent une erreur justifiant l’infirmation de la décision. La demanderesse soulève en particulier les arguments suivants au sujet des conclusions de l’agent no 2 :

a)                  il ne disposait d’aucune preuve établissant que l’opération était [traduction] « très efficace, organisée et lucrative ». Quand bien même ce serait le cas, le fait est dépourvu de pertinence : la ferme n’appartenait pas à Mme Huang. Les actifs et revenus de l’employeur n’ont aucun rapport à sa déclaration culpabilité;

b)                  il a déclaré que la demanderesse a reconnu avoir été payée pour ses activités criminelles, ce qu’elle n’a jamais fait;

c)                  il a émis l’hypothèse que l’ex-mari de la demanderesse était impliqué dans l’entreprise criminelle. En réalité, il vit maintenant en Chine;

d)                 il n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse n’a pas été emprisonnée et qu’elle n’a été condamnée qu’à une peine d’emprisonnement avec sursis. Par conséquent, l’alinéa 36(1)a) de la LIPR ne devrait pas s’appliquer à elle.

[61]           D’après la demanderesse, l’effet cumulatif de ces erreurs factuelles rend l’ensemble de la décision déraisonnable : voir Gebremichael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 547, au paragraphe 50; et Sarkis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 595, aux paragraphes 12, 13 et 21.

[62]           La demanderesse avance qu’il est impossible de savoir quelle décision la déléguée du ministre aurait rendue si elle n’avait pas été influencée par ces erreurs factuelles. Pour ce motif, sa décision doit être annulée : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lotfi, 2012 CF 1089, aux paragraphes 24 et 25 et Barua c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1571 (CF 1re inst.), au paragraphe 22.

[63]           Le défendeur répond que tous les facteurs pertinents ont été pris en compte, notamment la nature des infractions liées aux drogues, l’envergure de l’opération en cause et les éléments de preuve contradictoires relatifs aux paiements reçus. L’agent no 2 a noté ses préoccupations concernant la demanderesse, et notamment son degré d’établissement au Canada. Il s’est demandé si elle aurait mis fin à sa conduite criminelle si elle n’avait pas été arrêtée. Le défendeur fait valoir que la décision est tout à fait raisonnable et qu’il n’appartient pas à la Cour de soupeser l’ensemble des éléments de preuve examinés par l’agent.

[64]           Le défendeur soutient que la peine à laquelle Mme Huang a été condamnée a été prise en compte par l’agent no 1 lorsqu’il a rédigé le rapport en vertu du paragraphe 44(1), de même que par la SI. Ces deux décideurs ont fourni des motifs défendables sur la question. De plus, ces deux décisions n’ont pas été dûment soumises à l’examen de la Cour dans le présent contrôle judiciaire. Le principe du caractère définitif des décisions interdit à la demanderesse de soulever cet argument en l’espèce.

[65]           Enfin, le défendeur affirme que l’alinéa 36(1)a) a été interprété correctement. Le Code criminel, LRC 1985, c C‑46, contient des dispositions sur le régime des peines d’emprisonnement avec sursis, aux articles 742 à 742.7, sous l’intertitre « Condamnations à l’emprisonnement avec sursis ». Au paragraphe 25 de l’arrêt R c Wu, 2003 CSC 73, la Cour suprême a déclaré que « [l]e sursis à l’emprisonnement est une peine d’emprisonnement […]. Il s’agit d’un emprisonnement sans incarcération ». Au paragraphe 29 de l’arrêt R c Proulx, 2000 CSC 5, la Cour suprême a par ailleurs déclaré « [c]omme l’emprisonnement avec sursis est, à tout le moins en principe, une peine d’emprisonnement, il s’ensuit qu’il devrait lui aussi être considéré comme une mesure plus punitive que la probation ». La Cour suprême a reconnu en outre que les peines d’emprisonnement avec sursis ne donnent pas à penser que la conduite criminelle en cause est moins grave que celle qui mérite une peine d’incarcération : R c Fice, 2005 CSC 32, au paragraphe 17. La jurisprudence rejette l’argument voulant selon lequel une peine purgée au sein de la collectivité réduise la peine d’emprisonnement aux fins de la LIPR : Martin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 347, au paragraphe 5; Cartwright c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 792, aux paragraphes 65 à 71.

VII.          Analyse

[66]           J’ai rejeté la présente demande à l’audience, principalement en raison de ma conclusion concernant la première question, à savoir qu’il n’y a pas lieu d’accorder de prorogation de délai pour les motifs évoqués ci-dessous. J’aborderai brièvement les autres questions. En résumé, je souscris à l’argument du défendeur que la présente demande aurait été rejetée même si elle avait été présentée dans le délai approprié.

A.                Y a-t-il lieu d’accorder une prorogation de délai?

[67]           Dans l’arrêt Deng, la Cour d’appel fédérale a décidé qu’un juge est compétent pour statuer sur une requête en prorogation de délai si celui qui a accueilli la demande d’autorisation n’a pas explicitement tranché la question. Au paragraphe 16, le juge Létourneau a fait sienne l’affirmation de la décision Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines) c Eason, 2005 CF 1698, au paragraphe 20, qui se lit comme suit :

S’il est vrai que M. Eason a effectivement demandé à la fois une prorogation de délai et l’autorisation d’interjeter appel, on ne peut automatiquement conclure, du simple fait qu’il a accordé l’autorisation demandée, que le membre de la Commission a examiné la question de la prorogation de délai. L’instance de décision doit explicitement examiner la question de savoir s’il y a lieu d’accorder une prorogation de délai.

[68]           Au paragraphe 49 de la décision CSWU, Local 1611 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 512, le juge Zinn a exprimé ses réserves au sujet de l’arrêt Deng, mais il s’est néanmoins senti lié par cet arrêt. Il écrit, en particulier ceci :

N’eût été la décision rendue par la Cour d’appel dans Deng, j’aurais estimé qu’il conviendrait de présumer qu’en l’absence de preuve contraire, le juge saisi d’une demande d’autorisation qui comprend une demande de prorogation de délai a correctement appliqué les dispositions de l’article 6 des Règles en matière d’immigration et n’a pas outrepassé sa compétence en accordant l’autorisation alors qu’aucune prorogation de délai n’a été accordée. N’eût été de l’arrêt Deng, j’aurais également cru, compte tenu du libellé explicite de l’article 6 des Règles en matière d’immigration voulant qu’une demande de prorogation de délai doit être entendue « en même temps » que la demande d’autorisation, que seul le juge saisi de la demande d’autorisation, et non pas le juge qui entend la demande, a compétence pour accorder la prorogation de délai. Toutefois, j’estime que je suis lié par la décision rendue par la Cour d’appel dans Deng et je déciderai donc s’il convient d’accorder une prorogation de délai parce que le juge Russell n’a pas expressément examiné cette question dans son ordonnance accordant l’autorisation.

[69]           En l’espèce, le juge Russell n’a pas expressément octroyé de prorogation de délai dans son ordonnance accordant l’autorisation. La Cour demeure donc compétente pour examiner la question. Le critère approprié est énoncé dans l’arrêt Hennelly, précité, au paragraphe 3. Rien ne justifie de suivre la structure proposée dans l’arrêt Grewal puisqu’elle est antérieure à celle de l’arrêt Hennelly et que, quoi qu’il en soit, elle lui est semblable.

[70]           À mon avis, il n’y a pas lieu d’accorder une prorogation de délai. Pour commencer, la demanderesse n’a pas souscrit d’affidavit expliquant les raisons pour lesquelles elle n’a pas respecté les délais prévus par la loi. Au contraire, seul son fils a fourni un témoignage assermenté dans le présent contrôle judiciaire et il n’a pas évoqué la question. Cette lacune au dossier n’est cependant pas déterminante, puisque l’examen des observations écrites et orales de la demanderesse m’amène à conclure qu’elle ne satisfaisait manifestement pas aux premier et quatrième volets du critère de fond énoncé dans l’arrêt Hennelly (intention constante et explication raisonnable). Ainsi, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les deuxième et troisième volets, bien que je souscrive aux observations du défendeur qui s’y rapportent.

[71]           S’agissant du premier volet, le défendeur s’appuie à juste titre sur l’arrêt Hogervorst, précité, aux paragraphes 34 et 35, pour faire valoir que le demandeur qui choisit d’exercer d’autres recours administratifs et juridiques pour faire infirmer une décision administrative ne peut pas être réputé avoir eu l’intention constante de contester cette décision en contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale a également déclaré que le fait que le demandeur ait pu agir pour son propre compte à un moment donné n’est pas pertinent, « [s]eul le chaos peut résulter de décisions prises ad personam plutôt qu’en fonction de la règle de droit » : paragraphe 35.

[72]           En l’espèce, la demanderesse a pris certaines mesures positives pour réagir à la situation durant les neuf mois écoulés entre l’octroi de l’autorisation se rapportant à la décision rendue en vertu du paragraphe 44(2) et le dépôt du présent contrôle judiciaire :

a)                  elle a tenté d’assigner à comparaître les agents concernés;

b)                 elle a présenté une demande à la Cour fédérale afin d’obtenir un arrêt des procédures;

c)                  elle a assisté à une enquête à la SI;

d)                 elle a déposé un appel visant la mesure d’expulsion la concernant à la SAI.

[73]           Il est évident que la demanderesse a réfléchi à sa situation d’immigration et qu’elle a pris des décisions quant au meilleur moyen de la résoudre. Si elle avait eu l’intention de contester la décision de déférer l’affaire en vertu du paragraphe 44(2), rien ne l’empêchait de le faire durant la période où elle a intenté ces autres procédures.

[74]           La demanderesse n’a offert aucune explication acceptable pour justifier ce délai important. Son allégation selon laquelle elle ne savait pas que la décision de déférer l’affaire pouvait aboutir à son expulsion n’est pas convaincante. Avant de présenter une demande de contrôle judiciaire, elle a entrepris différentes démarches juridiques et administratives avec l’aide d’un avocat – par exemple, elle a tenté d’assigner à comparaître les agents et a déposé une demande de sursis à la Cour fédérale. Ces démarches donnent à penser qu’elle connaissait les conséquences auxquelles elle était exposée.

[75]           Par ailleurs, la lettre de convocation précisait clairement qu’une [traduction« décision vous permettant de rester au Canada ou sollicitant la prise d’une mesure de renvoi contre vous sera prise dans un avenir rapproché » et que [traduction« la déléguée du ministre pourrait […] déférer votre dossier en vue d’une enquête à l’issue de laquelle une mesure de renvoi pourrait être prise contre vous ». Il est difficile de concevoir un libellé plus clair que celui‑ci pour exprimer les conséquences éventuelles d’une décision de déférer l’affaire.

[76]           Les quatre volets du critère Hennelly sont conjonctifs. Si le demandeur ne satisfait pas à un seul d’entre eux, comme c’est le cas ici, l’octroi d’une prorogation de délai ne sert pas les intérêts de la justice.

B.                 La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique ou irrecevable en vertu du principe du caractère définitif des décisions?

[77]           Je ne suis pas convaincu que la présente demande est théorique, parce qu’il existe encore une possibilité d’expulsion.

[78]           Toutefois, la Cour convient qu’il s’agit d’une contestation incidente. Le principe du caractère définitif des décisions milite contre l’annulation de la décision de déférer l’affaire. Le premier volet du critère de l’arrêt Borowski n’est pas rempli : la demande n’est pas théorique. Un différend actuel continue d’opposer les parties, c’est-à-dire la question de savoir si le défendeur peut faire en sorte que la demanderesse soit expulsée sur la base de la décision de déférer l’affaire une fois écoulé le sursis de trois ans.

[79]           La décision de la SAI n’a pas écarté la possibilité juridique de l’expulsion. Au contraire, la SAI a conclu que la mesure de renvoi était « valide en droit » et a simplement prononcé un sursis de trois ans. La SAI a averti qu’elle réexaminera l’affaire en février 2017 et « pourra alors modifier ou annuler toute condition non réglementaire qui aura été imposée ou encore [...] annuler le sursis et, ensuite, accueillir ou rejeter l’appel ». Un sursis temporaire et conditionnel ne résout pas le litige sous-jacent qui oppose les parties. Mme Huang est toujours exposée à une véritable possibilité de renvoi à l’avenir.

[80]           Cependant, c’est du point de vue de la contestation incidente que les arguments de la demanderesse s’avèrent insuffisants quant à cette deuxième question litigieuse : j’estime que la présente demande constitue une contestation incidente inacceptable des décisions rendues par la SI et la SAI. La Cour d’appel fédérale a statué que de telles attaques doivent être interdites : Hogervorst, précité, aux paragraphes 18 à 21. En présence de plusieurs décisions administratives connexes, toute contestation de la décision initiale dans le but d’invalider indirectement une décision subséquente est interdite. Pour citer l’arrêt Hogervorst, précité, au paragraphe 20 : « la deuxième décision doit être contestée directement et non indirectement ; voir Vidéotron Télécom Ltée c. Le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, 2005 CAF 90, au paragraphe 12 ».

[81]           La demanderesse a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SI relative à son interdiction de territoire, mais elle a été déboutée. Elle n’a pas présenté de demande de contrôle judiciaire de la conclusion de la SI selon laquelle la mesure d’expulsion était valide, et n’a pas attaqué la décision de la SI concernant l’interdiction de territoire. Si la Cour l’autorisait à contester la décision de déférer l’affaire, avec pour conséquence possible que la conclusion d’interdiction de territoire soit annulée, ces deux décisions seraient minées. Cela irait à l’encontre du principe voulant que « les ordonnances judiciaires soient considérées comme définitives et ayant force exécutoire à moins d’être annulées en appel » R c Litchfield, [1993] 4 RCS 333, à la page 349) –principe que la Cour suprême a étendu aux décisions administratives dans l’arrêt R c Consolidated Maybrun Mines Ltd, [1998] 1 RCS 706. Les procédures visant la demanderesse devraient-elles être arrêtées?

C.                 Les procédures visant la demanderesse devraient-elles être arrêtées compte tenu de l’abus de procédure allégué?

[82]           La demanderesse n’a pas réussi à déceler quelque abus de procédure que ce soit commis par le défendeur. Je souligne que, dans l’arrêt Pham, le pourvoi formé par l’accusé concernant sa peine a été accueilli parce que le juge du procès en ignorait les conséquences en matière d’immigration. En l’espèce, Mme Huang n’interjette pas appel de sa peine en matière criminelle, elle conteste plutôt une décision administrative. Le principe du caractère définitif des décisions, que j’ai expliqué ci‑dessus, l’empêche de se servir de ce moyen pour attaquer la peine en matière criminelle qui lui a été infligée en toute légalité.

[83]           Quoi qu’il en soit, le défendeur n’a pas le pouvoir de réduire la peine infligée à Mme Huang. Il n’est pas non plus abusif que le défendeur cherche à obtenir son expulsion en raison de cette peine, conformément aux dispositions légales : cela est peut-être sévère, mais ne constitue certainement pas un abus. Toutefois, tout cela est théorique pour l’instant, puisque la demanderesse a obtenu un sursis de trois ans à la mesure d’expulsion.

D.                Le défendeur a-t-il manqué à l’obligation d’équité?

[84]           À mon avis, il n’y a eu de manquement à l’obligation d’équité à aucune étape de l’instance. Je note que la jurisprudence établit un allégement de cette obligation dans le contexte des décisions prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2). Une telle obligation confère deux droits : celui de présenter des observations (par écrit ou par voie orale) et celui d’obtenir une copie des rapports : Hernandez, précité, aux paragraphes 70 à 72; Richter, précitée, au paragraphe 18. La demanderesse a présenté des observations orales à l’entrevue et obtenu des copies des décisions fondées sur les paragraphes 44(1) et 44(2).

[85]           Contrairement aux observations de la demanderesse, le Guide de l’immigration n’interdit pas la tenue d’une entrevue après qu’une décision fondée sur le paragraphe 44(1) a été rendue. Le paragraphe 8.10 du Guide de l’immigration, ENF 5 prévoit :

Tout résident permanent faisant l’objet d’un rapport ou susceptible de faire l’objet d’un rapport doit être informé des critères en vertu desquels son cas est évalué et des résultats possibles si le cas est déferré à la Section de l’immigration pour enquête […]. Tout résident permanent se verra également offrir la possibilité de fournir des observations quant à son cas.

[Non souligné dans l’original.]

[86]           À mon avis, l’expression « faisant l’objet d’un rapport ou susceptible de faire l’objet d’un rapport » vise à la fois les résidents permanents à l’égard desquels le défendeur n’a pas encore établi de rapport fondé sur le paragraphe 44(1), et ceux pour lesquels il l’a déjà fait. Ce qui est important est que la personne concernée ait la possibilité de présenter des observations avant que la décision de déférer l’affaire ne soit prise. En l’espèce, Mme Huang a présenté des observations orales après que le rapport fondé sur le paragraphe 44(1) eut été établi, mais avant que l’affaire ne soit déférée conformément au paragraphe 44(2). L’agent no 2 a résumé ses observations dans l’examen de cas et les recommandations, que la déléguée du ministre a lus attentivement avant de rendre la décision contestée. À ce titre, aucun manquement à l’équité n’a été commis.

[87]           En outre, la déléguée du ministre n’est pas tenue d’obtenir l’approbation du chef des opérations avant de décider de déférer une affaire. Elle était autorisée, en sa qualité de superviseure, à déférer l’affaire aux termes du paragraphe 44(2) sur la foi du rapport fondé sur le paragraphe 44(1).

[88]           La déléguée du ministre n’a pas fourni de motifs : elle avait le droit de s’appuyer sur ceux de l’agent no 2 et de les adopter. Au paragraphe 44 de l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême a d’ailleurs déclaré que « les notes [d’un] agent subalterne devraient être considérées, par déduction, comme les motifs de la décision ». Le caractère suffisant de ces motifs ne doit être remis en question que dans le cadre de l’analyse de la décision raisonnable, et non pas dans celui de l’analyse de l’équité procédurale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 21 et 22.

[89]           Je rejette l’allégation de la demanderesse selon laquelle la nature des procédures et son expulsion possible ne lui ont jamais été expliquées. Son allégation selon laquelle la lettre de convocation a dissimulé la nature de l’instance est totalement sans fondement. Ladite lettre indiquait précisément qu’une [traduction« décision vous permettant de rester au Canada ou sollicitant la prise d’une mesure de renvoi contre vous sera prise dans un avenir rapproché » et que [traduction« la déléguée du ministre pourrait […] déférer votre dossier en vue d’une enquête à l’issue de laquelle une mesure de renvoi pourrait être prise contre vous ».

[90]           Le droit de Mme Huang d’être représentée n’a pas été bafoué. Pour commencer, ce droit n’est pas automatiquement garanti dans les procédures connexes à l’article 44. De plus, la lettre de convocation avisait clairement Mme Huang que : [traduction« Vous pouvez également être accompagnée d’un avocat à vos propres frais ». À l’entrevue, où elle était accompagnée de son fils qui parle et lit l’anglais, elle a signé un document dont il ressortait qu’elle avait été avisée qu’elle pouvait être accompagnée d’un avocat. Il n’y a aucune raison de faire abstraction de cette déclaration.

[91]           L’interprétation n’a donné lieu à aucune absence d’équité. La lettre de convocation précisait : [traduction« Si vous avez besoin d’un interprète, veuillez en amener avec vous un traducteur à l’entrevue ». La demanderesse a amené son fils adulte, qui semble s’être porté volontaire pour agir comme interprète. Rien n’indique que le défendeur l’ait contraint d’aucune manière, ni que des problèmes de langue se soient posés pendant l’entrevue. Le Guide de l’immigration, ENF 6, au paragraphe 5.6, exige seulement que le défendeur fournisse un interprète « [a]u besoin ». Dans les circonstances de la présente affaire, cela n’était pas nécessaire parce que le fils de la demanderesse s’est assuré qu’elle pouvait communiquer avec l’agent no 2.

E.                 L’agent a-t-il commis une erreur en écartant des éléments de preuve lorsqu’il a rendu la décision?

[92]           Le défendeur n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. La demanderesse demande à la Cour de soupeser à nouveau les facteurs pertinents, ce qui n’est pas son rôle dans le contrôle judiciaire. L’agent no 2 a adéquatement fait référence aux facteurs pertinents dans son examen de cas et ses recommandations, sur lesquels repose la décision de déférer l’affaire prise par la déléguée du ministre.

[93]           Je relève que les facteurs énumérés au paragraphe 19.2 du Guide de l’immigration, ENF 6, sont les suivants : âge au moment de l’établissement; durée de résidence; provenance du soutien familial et responsabilités; conditions dans le pays d’origine; degré d’établissement; criminalité; antécédents en matière de non-respect des conditions et attitude actuelle. Dans les affaires de criminalité, les trois facteurs additionnels suivants sont pertinents : les circonstances entourant l’incident particulier que l’on évalue; la peine imposée; la peine maximale qui aurait pu être imposée.

[94]           Il ressort du dossier que l’agent no 2 a examiné ces facteurs, qu’il a analysés en profondeur. Pour cette raison, la décision subséquente de la déléguée du ministre de déférer l’affaire à la SI est raisonnable.

[95]           De plus, la jurisprudence rejette l’interprétation de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR retenue par la demanderesse. En particulier, la demanderesse soutient que la peine d’emprisonnement de douze mois avec sursis à laquelle elle a été condamnée n’équivaut pas à un « emprisonnement » au sens de cette disposition, et qu’elle ne fait donc pas partie des personnes auxquelles « un emprisonnement de plus de six mois » a été infligé. Toutefois, la Cour suprême a précisé qu’une peine avec sursis était une peine d’emprisonnement dans les arrêts Wu, Proulx et Fice. Ces arrêts suffisent pour justifier le rejet de l’argument de la demanderesse. Le défendeur cite en outre l’arrêt Martin et la décision Cartwright, pourtant ces précédents concernaient l’interprétation du paragraphe 64(2) de la LIPR et n’étaient donc pas directement applicables à l’espèce.

VIII.       Dispositif

[96]           La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[97]           La demanderesse propose vingt-cinq questions aux fins de certification. Je ne certifierai aucune d’elles, car il ne s’agit pas de questions graves de portée générale susceptibles d’être déterminantes en appel.

[98]           Les questions 1 à 15 concernent ma conclusion selon laquelle je suis compétent pour accorder ou refuser une prorogation de délai. L’arrêt Deng a établi le droit relatif à cette question.

[99]           Les questions 16 à 22 concernent le caractère théorique. Comme j’ai conclu que la présente demande n’était pas théorique, ces questions ne seraient pas pertinentes en appel.

[100]       Les questions 23 à 25 portent sur la contestation incidente. Encore une fois, le droit est établi : voir l’arrêt Hogervorst.

[101]       Enfin, trois de ces vingt-cinq questions concernent le fait que la demanderesse a exercé des recours administratifs avant de contester par voie de contrôle judiciaire la décision de déférer l’affaire. L’alinéa 72(2)a) de la LIPR prévoit clairement que les demandeurs doivent épuiser les « voies d’appel » avant de solliciter un contrôle judiciaire. Cependant, entre le moment où elle a été avisée de la décision de déférer l’affaire et l’audience à la SI, la demanderesse n’a pas exercé ses droits d’appel, mais s’est plutôt prévalue de recours subsidiaires. La jurisprudence établit que le demandeur peut solliciter le contrôle judiciaire d’une décision de déférer l’affaire même s’il n’a pas épuisé ses droits à la SI : voir la décision Richter. Par conséquent, la demanderesse n’a soulevé aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3891-13

 

INTITULÉ :

YUE JIAO HUANG c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 novembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2015

COMPARUTIONS :

Pantea Jafari

 

pour la demanderesse

 

Sally Thomas

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jafari Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE défendeur

 

 

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