Date de la décision : |
Le 10 janvier 2023 |
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Référence : |
Doerksen et Bear Naked Wonders c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2023 TPEC 1 |
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Numéros des dossiers du TPEC : |
0001-2022 ; 0002-2022 ; 0003-2022 et 0004-2022 |
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Intitulé : |
Doerksen et Bear Naked Wonders c. Canada (Environnement et Changement climatique) |
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Demanderesses : |
Nancy Lynn Doerksen et Bear Naked Wonders |
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Défendeur : |
Ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada |
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Objet de la procédure : |
Requête en arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure |
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Instruit : |
Par écrit |
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Comparutions : |
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Parties |
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Avocats |
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Nancy Lynn Doerksen Bear Naked Wonders |
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Myles Davis |
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Ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada |
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Brenna Dixon |
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DÉCISION RENDUE PAR : |
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HEATHER GIBBS |
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Aperçu
[1] Bare Naked Wonders (« BNW ») est une société immatriculée qui fabrique et vend des produits contenant des parties d’ours noirs. Nancy Doerksen est une administratrice de la compagnie.
[2] BNW et Mme Doerksen (conjointement, « les demanderesses ») ont fait l’objet d’une mesure de contrôle d’application délivrée par Environnement et Changement climatique Canada (« ECCC ») au titre de la Loi sur les pénalités administratives en matière d’environnement, LC 2009, c 14, art 126 (« LPAME ») pour avoir enfreint le paragraphe 6(2) de la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial, LC 1992, c 52 (« LPEAVSRCII »).
[3] Le 10 février 2022, l’agent de la faune Matthew Jon Burke a dressé les procès‑verbaux nos 9400-8361, 9400-8362, 9400-8363 et 9400-8364 (« procès-verbaux ») à l’encontre de Nancy Doerksen et de BNW pour avoir exporté des parties d’ours sans être titulaire d’un permis. Les demanderesses ont déposé une demande de révision des procès-verbaux auprès du Tribunal de la protection de l’environnement du Canada (« Tribunal »).
[4] Elles ont incidemment déposé une requête préliminaire demandant au Tribunal de suspendre l’instance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et des libertés (« Charte ») pour abus de procédure commis par la Direction générale de l’application de la loi d’ECCC.
[5] Les demanderesses invoquent que le délai antérieur à l’émission des procès‑verbaux était déraisonnable et qu’ECCC s’est conduit de façon vexatoire et oppressante, de sorte que poursuivre la présente instance minerait l’intégrité du système judiciaire. ECCC, pour sa part, affirme qu’il n’y a eu aucun abus de procédure.
[6] Le Tribunal conclut que les demanderesses n’ont pas établi les éléments constitutifs du moyen de défense de l’abus de procédure, et, dans tous les cas, qu’elles n’ont pas démontré avoir subi un préjudice. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la requête est rejetée.
Dispositions législatives pertinentes
[7] Les dispositions les plus utiles en l’espèce sont les règles de la LPAME suivantes :
7 La contravention à une disposition, un ordre, une directive, une obligation ou une condition désignés en vertu de l’alinéa 5(1)a) constitue une violation pour laquelle l’auteur — personne, navire ou bâtiment — s’expose à une pénalité dont le montant est déterminé conformément aux règlements.
11 (1) L’auteur présumé de la violation — dans le cas d’un navire ou d’un bâtiment, son propriétaire, son exploitant, son capitaine ou son mécanicien en chef — ne peut invoquer en défense le fait qu’il a pris les mesures nécessaires pour empêcher la violation ou qu’il croyait raisonnablement et en toute honnêteté à l’existence de fait qui, avérés, l’exonéreraient.
(2) Les règles et principes de la common law qui font d’une circonstance une justification ou une excuse dans le cadre d’une poursuite pour infraction à une loi environnementale s’appliquent à l’égard d’une violation dans la mesure de leur compatibilité avec la présente loi.
Question en litige
[8] La question en litige est de déterminer si la présente instance devrait être arrêtée en raison d’un abus de procédure.
Observations des demanderesses
[9] Les demanderesses sollicitent du Tribunal un « arrêt des procédures judiciaire » au titre du paragraphe 24(1) de la Charte en raison d’un abus de procédure qui aurait été commis par la Direction générale de l’application de la loi d’ECCC.
[10] Les demanderesses exposent habilement le cadre législatif applicable à l’abus de procédure, et soulignent l’existence de deux catégories d’abus de procédure :
a) la conduite de l’État qui porte atteinte à l’équité du procès (le préjudice porté au droit de l’accusé à un procès équitable) ;
b) la conduite de l’État qui « contrevient aux notions fondamentales de justice » et mine l’intégrité du processus judiciaire.
[11] Les demanderesses font valoir que la seconde catégorie s’applique en l’espèce. En résumé, elles soutiennent que les éléments qui suivent équivalent à une conduite de l’État qui mine l’intégrité du système judiciaire :
• Le temps qui s’est écoulé avant la délivrance des procès-verbaux. Les agents d’ECCC chargés de l’application de la loi ont obtenu des éléments de preuve extraits du téléphone cellulaire de Mme Doerksen le 28 octobre 2020, mais n’ont pas dressé les procès-verbaux avant février 2022.
• La conduite vexatoire, y compris le motif répréhensible. Les demanderesses plaident que les motifs mis de l’avant par ECCC étaient trop [traduction] « lacunaires » pour dresser des procès-verbaux, que les agents d’ECCC chargés de l’application de la loi se livraient à une « partie de pêche » au moment où ils ont fouillé le téléphone cellulaire de Mme Doerksen, et que l’agent Burke a cherché à faire suspendre les permis de la CITES de BNW.
• La conduite oppressive. Cette allégation est fondée sur la méthode d’acquisition de la preuve, à savoir une fouille de la demeure de Mme Doerksen et la collecte de données provenant de son téléphone cellulaire.
[12] Dans leur exposé du droit applicable, les demanderesses signalent que le pouvoir d’arrêter les procédures en cas d’abus de procédure est « un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les “cas les plus manifestes” » (R. c Jewitt, [1985] 2 RCS 128 au para 25).
Observations d’ECCC
[13] ECCC soumet que le critère pour conclure à l’existence d’un abus de procédure provient de l’arrêt R c Babos, 2014 CSC 16 (Babos), et comporte les trois volets suivants :
a) Il doit y avoir une atteinte à l’intégrité du système de justice qui sera perpétuée par le déroulement du procès ou par son issue ;
b) Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte ;
c) S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, d’une part, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d’autre part. Ce troisième volet nécessitant la mise en balance des intérêts n’intervient que si les deux premières étapes ne permettent pas de trancher décisivement les questions.
[14] ECCC conteste les faits reprochés par les demanderesses et fait valoir qu’aucun abus de procédure n’a été démontré. Il soutient que tout délai antérieur à la délivrance des procès-verbaux devrait être considéré comme du temps consacré à l’enquête et être tenu pour raisonnable eu égard aux circonstances. Il ajoute qu’un mandat légal a permis d’obtenir les éléments de preuve tirés du téléphone cellulaire de Mme Doerksen et que les observations des demanderesses formulées dans le cadre de litiges antérieurs, lesquels précèdent la délivrance des procès-verbaux en cause, ne sont pas ici pertinentes.
Analyse et conclusions
[15] Le Tribunal a précédemment conclu que l’abus de procédure est un moyen de défense reconnu en common law dont il peut tenir compte en vertu du paragraphe 11(2) de la LPAME (voir, par exemple, la décision Rice c Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 4).
[16] Toutefois, le fardeau de la preuve exigé pour établir la recevabilité d’un tel moyen de défense est rigoureux, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours, applicable dans les « cas les plus manifestes où l’arrêt des procédures s’impose pour préserver et protéger l’intégrité du système de justice » (Babos, aux para 3, 31, 39-40, 44, 69, 75 ; et Jewitt, précité). Les demanderesses n’ont pas satisfait à ce critère rigoureux.
[17] En ce qui concerne l’allégation relative au délai s’étant écoulé avant délivrance des procès-verbaux, les éléments de preuve dont dispose le Tribunal révèlent que l’agent Burke a obtenu les renseignements tirés de l’iPhone 8 et de l’iPhone 11 conformément à un mandat de perquisition remis le 3 décembre 2020. Les données recueillies ont été analysées, puis ensuite transmises à l’agent Burke le 22 décembre 2021. Dans son affidavit, l’agent Burke déclare avoir été informé, que le retard survenu dans l’examen criminalistique de l’iPhone 8 et de l’iPhone 11 avait été causé par des problèmes de dotation au service de criminalistique informatique, associés à la pandémie de COVID-19.
[18] L’article 14 de la LPAME prévoit un délai de prescription de deux ans pour dresser un procès-verbal. Le procès-verbal dressé dans le délai imparti est présumé être remis dans un délai raisonnable. Le délai de deux ans constitue une période raisonnable pour enquêter et dresser des procès-verbaux en vertu de la LPAME. En l’espèce, les procès-verbaux ont été délivrés dans le délai imparti par la loi. ECCC a également donné une explication raisonnable pour justifier le retard dans l’enquête entre le moment de la saisie des téléphones et le moment où les procès-verbaux ont été dressés. Il n’est donc pas possible de conclure que le délai antérieur à la délivrance des procès-verbaux était déraisonnable.
[19] En ce qui concerne la « conduite vexatoire » alléguée, les demanderesses affirment que la preuve ne suffit pas à établir une violation conduisant à la délivrance des procès-verbaux en cause. Il s’agit d’un argument sur le fond qui doit être présenté lors de l’audience relative à la demande de révision, plutôt qu’à titre de moyen préliminaire.
[20] Les demanderesses font valoir qu’en 2018, l’agent Burke a cherché à [traduction] « faire suspendre indéfiniment » les permis de la CITES de BNW (les permis délivrés en vertu de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Les demanderesses reconnaissent que la suspension a été révoquée en mars 2018. Rien n’indique que les demanderesses n’ont pas été en mesure d’obtenir des permis de la CITES en 2020. Le Tribunal juge que la prétention relative à des événements survenus en 2018 n’est pas pertinente quant aux procès-verbaux dressés en 2020.
[21] Les demanderesses allèguent également que les gestes posés par l’agent Burke au moment de la fouille du téléphone cellulaire de Mme Doerksen étaient vexatoires. Elles indiquent que l’agent Burke a recueilli les données soutirées du téléphone après qu’il eut été décidé, dans une instance séparée en matière d’application des lois environnementales, de remettre ses biens à Mme Doerksen.
[22] Toutefois, ECCC fait observer que les demanderesses [traduction] « ont omis de tenir compte du fait que le troisième mandat délivré le 3 décembre 2020 visant la collecte de données tirées des téléphones cellulaires autorisait de plein droit la collecte des données produites entre le 2 avril 2017 et le 12 août 2020, donc bien au-delà de ce qui est ressorti durant la poursuite de 2019 ». La preuve produite par l’agent Burke démontre que les mandats visaient la collecte d’éléments de preuve dans le cadre de plusieurs enquêtes en cours.
[23] Comme je l’ai soulevé plus haut, la preuve produite au dossier du Tribunal démontre que l’agent Burke a obtenu les renseignements soutirés d’un iPhone 8 et d’un iPhone 11 en conformité avec un mandat de perquisition délivré le 3 décembre 2020. Le fait de recueillir et d’analyser des données provenant d’un téléphone cellulaire en conformité avec un mandat légal n’équivaut pas à une conduite vexatoire.
[24] De l’avis du Tribunal, les demanderesses n’ont pas établi l’existence d’une conduite vexatoire dans la collecte et l’analyse de la preuve produite à l’appui des procès‑verbaux dressés en l’espèce.
[25] Dans le même ordre d’idées, les demanderesses n’ont pas démontré que la perquisition de la demeure de Mme Doerksen représentait un comportement oppressif. Les demanderesses soutiennent que le Tribunal devrait retenir la définition de [traduction] « comportement oppressif » dégagée par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan dans la décision Wark v Kozicki, 1997 CarswellSask 38, soit un comportement [traduction] « oppressant, dur et répréhensible ».
[26] Les agents chargés de l’application de la loi ont procédé à la perquisition en conformité avec un mandat de perquisition légal. Bien que Mme Doerksen décrive sa réaction personnelle et son choc suivant la perquisition de sa demeure, rien ne permet de dire que les agents chargés de l’application de la loi ont agi autrement que conformément à leurs fonctions régulières.
[27] Le Tribunal souscrit à l’argument d’ECCC que l’allégation des demanderesses avançant que ECCC n’aurait pas dû être en mesure d’utiliser des éléments de preuve recueillis durant cette perquisition est conjecturale et n’est pas corroborée par la preuve.
[28] Dans tous les cas, il est manifeste qu’une partie doit prouver l’existence d’un préjudice pour invoquer validement le moyen de « dernier recours » qu’est l’arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure. Les demanderesses n’ont mis en lumière aucun préjudice associé à la délivrance des procès-verbaux. L’application des lois environnementales et la capacité de saisir le Tribunal d’une demande de révision sont des composantes habituelles du système judiciaire et de l’application régulière de la loi. Ces éléments ne peuvent être la source d’un préjudice subi par les demanderesses.
Décision
[29] En l’espèce, les demanderesses n’ont pas établi les éléments constitutifs de l’abus de procédure. La demande est rejetée.
« Heather Gibbs » |
HEATHER GIBBS RÉVISEURE-CHEF |