Tribunal de santé et sécurité au travail Canada

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Date :

2022-06-08

Dossier :

2018-31

 

 

Entre :

 

Kenneth Turner et autres, appelants

 

et

 

Agence des services frontaliers du Canada, intimée

 

 

Indexé sous : Turner et autres c. Agence des services frontaliers du Canada

 

 

Affaire :

Appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail à l’encontre d’une décision d’un représentant délégué par le ministre du Travail.

 

Décision :

La décision est confirmée

 

Décision rendue par :

M. Peter Strahlendorf, agent d’appel

 

Langue de la décision :

Anglais

 

Pour les appelants :

Mme Jessica Greenwood et M. Zachary Rodgers. Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

 

 

 

Pour l’intimée :

Mme Nour Rashid Services juridiques du Conseil du Trésor, ministère de la Justice

 

 

 

Référence :

2022 TSSTC 3

 


 

MOTIFS

  • [1]La présente affaire porte sur un appel interjeté par des employés de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code), à l’encontre d’une décision d’« absence de danger » rendue le 3 octobre 2018 en vertu du paragraphe 129(4) du Code, par Mme Michelle Sterling, représentante déléguée par le ministre du Travail (la « déléguée ministérielle »).

Contexte

  • [2]La décision d’« absence de danger » a été rendue par la déléguée ministérielle à la suite de son enquête sur les refus d’effectuer un travail dangereux signifiés par 21 agents des services frontaliers (ASF), le 1er octobre 2018 ou autour de cette date en vertu de l’article 128 du Code. Les refus de travailler ont été signifiés au port d’entrée du pont Ambassador à Windsor, en Ontario, ou à proximité de celui-ci.

  • [3]Les noms des 21 employés appelants sont énoncés dans le rapport d’enquête de la déléguée ministérielle. Chacun de ces employés a présenté une déclaration exposant les circonstances de son refus. Il n’existe aucune différence appréciable entre les situations de chacun des appelants, et cette décision s’applique à tous. Les employés ayant refusé de travailler ont délégué M. Kenneth Turner pour les représenter dans le cadre de la procédure d’appel.

  • [4]La question de savoir si la présence d’un insigne nominatif sur l’uniforme des ASF constitue un danger pour ces derniers a un historique relativement long. Avant 2012, les ASF ne portaient pas d’insigne nominatif. Au lieu de cela, ils portaient sur leur uniforme un insigne indiquant un numéro à cinq chiffres qui permettait de les identifier si un voyageur avait une plainte à formuler au sujet de son interaction avec lui.

  • [5]En décembre 2012, l’intimée a instauré une politique imposant le port d’un insigne nominatif sur les uniformes. Selon l’intimée, cette mesure se justifiait par le fait que les insignes nominatifs allaient améliorer le service à la clientèle ou « l’excellence du service ». La deuxième raison était le désir d’une harmonisation avec les uniformes d’autres organismes fédéraux chargés de l’application de la loi.

  • [6]En réponse à la politique sur les insignes nominatifs adoptée en 2012, des refus de travailler ont été signifiés par 251 employés dans 13 lieux de travail au pays. Les ASF ayant refusé de travailler étaient d’avis que le port d’un insigne nominatif sur leur uniforme les exposait, ainsi que les membres de leur famille, au risque de faire l’objet de traques et de subir du harcèlement et des préjudices corporels de la part de voyageurs mal intentionnés à l’extérieur de leur lieu de travail. Plusieurs agents de santé et de sécurité (ASS – appelés délégués ministériels au moment des refus de travailler en question) ont enquêté sur ces cas et ont tous conclu que les insignes nominatifs ne représentaient pas un « danger » au sens du Code.

  • [7]Un appel a été interjeté à l’encontre de l’une des décisions ayant conclu à une « absence de danger », rendue par l’ASS Chris Wells mais, comme il n’avait pas été reçu à temps par le Tribunal de la santé et de la sécurité au travail du Canada (le Tribunal), a été rejeté par l’agent d’appel au motif qu’il était hors délai (voir Alex Hoffman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2013 TSSTC 19). L’agent d’appel ayant conclu que l’appel était hors délai et refusé de proroger le délai prévu pour interjeter appel, il n'a pas abordé le dossier sur le fond.

  • [8]Dans une autre affaire de 2012, l’ASS Paul Danton avait conclu à une « absence de danger ». Cependant, il avait en même temps émis une instruction en vertu du paragraphe 145(1) du Code exigeant la prise de mesures préventives à l’égard du danger causé par l’introduction des insignes nominatifs. L’employeur avait porté en appel cette instruction et l’appel a été entendu par l’agent d’appel Pierre Hamel. L’appel de l’employeur a été rejeté et l’instruction a été confirmée dans une décision datée du 3 juillet 2014 (voir Agence des services frontaliers du Canada c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2014 TSSTC 11 (Agence des services frontaliers du Canada)).

  • [9]Précisons que la question dont était saisi l’agent d’appel dans cette affaire était de savoir si l’employeur avait mis en place des mesures préventives conformément à l’alinéa 125(1)z.03) du Code et au paragraphe 19.5(1) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (le Règlement) pour remédier au danger lié à sa politique sur les insignes nominatifs. Il est important de noter que l’agent d’appel n’a pas abordé la question de savoir si le port d’un insigne nominatif par les ASF constituait un danger.

  • [10]Il convient également de souligner que les affaires de 2012 étaient fondées sur la définition du « danger » donnée dans le Code, laquelle a été modifiée en 2014.

  • [11]En réponse à l’instruction émise par l’ASS Danton et à la décision de l’agent d’appel, l’intimée a mis en place un certain nombre de contre-mesures visant à réduire le risque posé par les insignes nominatifs. Par exemple, on a expliqué aux employés la marche à suivre pour faire retirer de l’annuaire leur numéro de téléphone personnel et comment réduire leur empreinte en ligne afin de rendre plus difficile pour un voyageur mal intentionné de retracer un ASF en dehors de son travail.

  • [12]Néanmoins, entre 2014 et 2018, tant la question des insignes nominatifs que la réponse de l’employeur à l’instruction émise par l’ASS Danton ont continué d’être une source de conflits à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

  • [13]Le 30 août 2018, à la suite d’une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP), certains renseignements sur tous les membres du personnel de l’ASFC ont été communiqués au demandeur. Par la suite, les renseignements suivants sur chaque employé ont été publiés sur un compte Twitter :

  • -nom et prénom

  • -autorisation de sécurité

  • -classification

  • -lieu de travail

  • [14]L’intimée a pris connaissance de la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP le 28 septembre 2018 et a communiqué cette information aux employés de l’ASFC. En conséquence, plusieurs ASF ont signifié leur refus de travailler le 1er octobre 2018 ou autour de cette date.

  • [15]Pour justifier l’exercice de leur droit de refuser de travailler, les employés invoquaient la politique de l’employeur leur imposer de porter un insigne nominatif, conjuguée à la publication sur Internet de renseignements personnels sur les ASF. Leur crainte était que, grâce à ces renseignements, un voyageur mal intentionné puisse retracer un ASF en dehors de son travail et lui porter préjudice, ainsi qu’à sa famille.

  • [16]À l’issue de son enquête sur les refus de travailler, l’intimée avait conclu qu’aux termes du paragraphe 128(7.1) du Code, il n’existait aucun danger. Le comité de santé et de sécurité au travail était arrivé à la même conclusion à la suite de sa propre enquête, en vertu du paragraphe 128(10.1).

  • [17]Les employés refusant de travailler ont rejeté les conclusions des enquêtes internes et ont continué à refuser de travailler. L’affaire a été renvoyée au ministre (paragraphe 128(16) du Code) le 2 octobre 2018, où elle a été confié à la déléguée ministérielle Michelle Sterling le jour même. Pendant son enquête, d’autres employés ont rejoint le mouvement de refus de travailler. À la suite de son enquête, la déléguée ministérielle a rendu une décision d’« absence de danger » le 3 octobre 2018.

  • [18]Le 11 octobre 2018, les appelants ont porté en appel la décision de la déléguée ministérielle en vertu du paragraphe 129(7) du Code.

  • [19]L’audition de l’appel s’est déroulée en deux séances. J’ai d’abord tenu une audience en personne du 18 au 21 février 2020 à Windsor, en Ontario; ensuite, en raison de la pandémie de COVID-19, j’ai poursuivi en audience virtuelle par Zoom du 13 au 16 octobre 2020.

I — Question préliminaire

  • [20]Avant d’aborder le bien-fondé de l’appel, je traiterai en premier lieu de la demande des appelants relative à l’anonymisation des noms de certains témoins.

Position des appelants

  • [21]Les appelants demandent que cette décision soit anonymisée afin de supprimer la mention du nom de six de leurs témoins, à savoir ceux qui ont témoigné au sujet de leurs interactions personnelles avec des voyageurs. À cet égard, les appelants renvoient à ce qu’on appelle le « critère de Dagenais/Mentuck », établi par la Cour suprême du Canada (CSC), comme fondement pour concilier l’intérêt public dans la publicité des débats judiciaires et le droit à la vie privée des parties. Dans l’arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, au paragraphe 26, la CSC a réaffirmé les principes pertinents de ses arrêts antérieurs, Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (Dagenais) et R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442 (Mentuck).

  • [22]Les appelants citent des décisions du Tribunal où l’anonymisation a été accordée. Par exemple, l’anonymisation a été accordée dans un cas où un auteur présumé de violence au travail n’avait pas eu l’occasion de réfuter les allégations à son encontre (Association des employeurs maritimes c. Syndicat des débardeurs, Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 375, 2016 TSSTC 14) (Employeurs maritimes). De même, elle a été accordée dans un cas où les pièces, si elles étaient rendues publiques, risquaient de compromettre la sécurité des employés et des institutions – par exemple, les renseignements des établissements correctionnels (voir Stayer c. Service correctionnel du Canada, 2018 TSSTC 8 (Stayer)).

  • [23]Les appelants craignent que des individus puissent utiliser les renseignements de cette décision pour les traquer et leur causer un préjudice. Ils soulignent également l’existence d’un fort sentiment anti-police dans la population générale qui pourrait accroître le risque de représailles en conséquence de leur témoignage.

Position de l’intimé

  • [24]L’intimée fait valoir que la demande d’anonymisation des appelants doit être rejetée compte tenu du principe de publicité des débats judiciaires.

  • [25]Elle allègue qu’il existe une présomption selon laquelle toutes les procédures judiciaires doivent être entendues publiquement, comme l’a reconnu la CSC dans l’affaire Vancouver Sun (re), [2004] 2 R.C.S. 332 (Vancouver Sun). Cette présomption s’applique également aux procédures quasi judiciaires (voir Lukas c. Canada, 2015 CAF 140).

  • [26]L’intimée s’appuie également sur le critère de Dagenais/Mentuck, tel que reformulé dans l’affaire Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 (Sierra Club du Canada), où la CSC a statué qu’une partie qui cherche à obtenir une limitation du principe de la publicité des débats doit démontrer que le risque de préjudice est « réel et important » et « bien étayé par la preuve » (voir Dagenais, précitée; Mentuck, précitée; et Sierra Club du Canada, précitée). L’intimée fait valoir qu’il n’existe pas de telles preuves en l’espèce. Les appelants craignent les préjudices que pourraient leur causer des voyageurs mal intentionnés du fait des mesures d’application de la loi prises par les ASF. Il ne s’ensuit pas que la mention du nom d’un témoin dans cette décision entraînerait un quelconque risque pour celui-ci.

  • [27]Selon l’intimée, dans les décisions Employeurs maritimes et Stayer, précitées, il existait une preuve de risque sérieux touchant des intérêts importants, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En outre, les avantages de la dissimulation des noms des témoins ne l’emporteraient pas sur les effets négatifs sur le droit du public à la publicité des débats judiciaires.

Motifs

  • [28]Pour les motifs qui suivent, j’ai tranché partiellement en faveur des appelants en ordonnant l’anonymisation d’un de leurs témoins.

  • [29]Dans leurs observations écrites, les deux parties font référence au critère de Dagenais/Mentuck, qui a récemment été reformulé par la CSC dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, en ces termes :

[38] Le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires a été décrit comme une analyse en deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité de l’ordonnance proposée (Sierra Club, par. 53). Après un examen, cependant, je constate que ce test repose sur trois conditions préalables fondamentales dont une personne cherchant à faire établir une telle limite doit démontrer le respect. La reformulation du test autour de ces trois conditions préalables, sans en modifier l’essence, aide à clarifier le fardeau auquel doit satisfaire la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

  • [30]Les témoins des appelants ont témoigné de la manière dont leurs renseignements personnels ont été, ou auraient pu être, utilisés pour les localiser en dehors de leur lieu de travail. Ces témoins craignent que les renseignements les concernant mentionnés dans cette décision ne soient utilisés de la même manière.

  • [31]Les appelants ne demandent pas la mise sous scellés des pièces, comme je l’ai ordonné dans la décision Stayer, précitée. Ils demandent que les noms des témoins soient dissimulés. Dans l’affaire Stayer, précitée, les pièces contenaient des cartes et des plans d’étage d’un établissement correctionnel, l’emplacement de caméras cachées et des procédures de renseignement. La nécessité de préserver la sécurité de l’établissement était évidente. Dans la décision Maritime Employers, précitée, la preuve mise sous scellés concernait une personne qui s’était prétendument livrée à des actes de violence sur le lieu de travail, mais qui n’avait pas eu l’occasion de réfuter ces allégations. Ces affaires ne sont pas directement applicables à la présente situation.

  • [32]En l’espèce, certains des éléments de preuve présentés à l’audience étaient de nature choquante et concernaient des images et des déclarations diffamatoires en ligne au sujet d’une employée, dans lesquelles la violence sexuelle était encouragée. Il est nécessaire de décrire ces preuves afin d’illustrer la nature et la gravité des menaces à l’encontre d’employés identifiables. Toutefois, le nom de cette employée n’est pas pertinent.

  • [33]À mon avis, permettre d’identifier ce témoin de sexe féminin, que nous appellerons « X », ne serait pas dans l’intérêt du public et constituerait un risque pour sa vie privée et sa sécurité. Un nombre élevé de participants au forum de discussion en ligne augmente la probabilité de représailles à l’encontre de X advenant la révélation de son identité et de la leur, d’autant plus que les utilisateurs du forum étaient, et sont probablement toujours, des utilisateurs fréquents du port d’entrée. En outre, aucune mesure de rechange raisonnable ne permettrait d’écarter le risque, et les avantages d’accéder à la demande d’anonymisation du nom de ce témoin particulier l’emportent sur les effets négatifs d’une telle mesure.

  • [34]Les autres témoins n’ont pas été associés à une preuve similaire à celle de X, et rien ne laisse croire à l’existence d’un risque de représailles si leur nom apparaît dans la décision. Je ne suis donc pas convaincu qu’une ordonnance d’anonymisation soit nécessaire pour les cinq autres témoins.

II-Le fond

Questions en litige

  • [35]Je dois trancher les questions suivantes :

1. La décision de la déléguée ministérielle était-elle bien fondée? Plus particulièrement, les appelants étaient-ils exposés à un « danger », au sens donné à cette expression dans le Code, au moment où ils ont exercé leur droit de refuser de travailler le 1er octobre 2018?

2. Si un danger existait, était-il une condition normale de l’emploi, ce qui aurait empêché les appelants d’exercer leur droit de refuser de travailler en vertu du Code?

Observations des parties

Observations des appelants

  • [36]Les appelants ont appelé les témoins suivants à témoigner, principalement au sujet des efforts déployés par l’intimée pour consigner les incidents liés à la politique sur les insignes nominatifs :

1. Mark Webber, vice-président national, Syndicat des Douanes et de l’Immigration (SDI)

2. Kenneth Turner, ASF et président de la succursale locale du SDI de Windsor

3. Fred Nechitaluk, membre du comité de santé et de sécurité

  • [37]Les appelants ont appelé les témoins suivants à témoigner au sujet de divers incidents auxquels ils ont été personnellement mêlés et qui, selon eux, se sont produits parce qu’ils portaient un insigne nominatif :

1. Maggie Gwiazdowski, ASF, Aéroport Pearson de Toronto

2. Mohammed Farhat, ASF, Services de fret d’Ottawa

3. Alissa Howe, ASF, Port d’entrée de Windsor

4. Kathleen Hunter, ASF, Port d’entrée de Sault Sainte-Marie

5. Sheri Cody, ASF, aéroport d’Edmonton

6. X, ASF, Windsor

  • [38]Les appelants ne croient pas que l’intimée ait consigné avec précision les incidents qui ont découlé du port de l’insigne nominatif. Le témoin des appelants, M. Mark Webber, a recensé 19 incidents de sécurité en mars 2018, dont 14 pour lesquels il n’existait pas de rapport d’incident de sécurité (RIS) au dossier, ce qui indique une sous-déclaration. Il a été dit que la version actuelle du formulaire de RIS ne comprend plus de questions sur les blessures résultant de l’événement de sécurité. Les témoins des appelants ont également fait état d’une certaine confusion quant à l’utilisation des rapports d’enquête de situation comportant des risques (RESCR) ou du formulaire LAB 1070, ce qui a entraîné une sous-déclaration.

  • [39]Les appelants ont appelé six témoins qui ont fourni des détails sur divers incidents attribuables, à leur avis, au port d’un insigne nominatif.

  • [40]Selon les appelants, l’intimée n’a pas établi que la politique sur les insignes nominatifs avait un objectif commercial légitime autre que le fait que de tels insignes contribuaient à [Traduction] « l’excellence du service ». Il a été allégué que l’intimée n’avait pas non plus établi qu’un problème d’excellence du service existait avant la mise en œuvre de la politique sur les insignes nominatifs ni que l’excellence du service s’était améliorée après l’adoption de cette politique.

  • [41]De l’avis des appelants, l’intimée est constamment préoccupée par le risque de divulgation de renseignements, car il tente actuellement de trouver des moyens, autres que le retrait des insignes nominatifs, de limiter la divulgation de renseignements au seul nom de famille de l’ASF sur les documents remis aux voyageurs.

  • [42]Les appelants ont souligné le témoignage du témoin de l’intimé, le chef de la sécurité Pierre Lessard, selon lequel les cas de traque des ASF ont été décuplés depuis l’introduction des insignes nominatifs en 2012.

  • [43]Les appelants font une distinction entre les renseignements les concernant sur lesquels chaque employé a un certain contrôle, comme le choix de faire retirer de l’annuaire leur numéro de téléphone personnel, et les renseignements les concernant qui sont publiés en ligne par des tiers, par exemple, l’appartenance à des clubs, des sociétés et des associations ou les activités connexes, sur lesquels ils n’ont que peu ou pas de contrôle. De l’avis des appelants, aucun élément de preuve ne permet de conclure que l’intimée a mis en place des contre-mesures susceptibles de remédier aux problèmes susmentionnés touchant leur empreinte en ligne.

  • [44]La position des appelants est qu’il existait bel et bien un danger au sens du Code aux dates où les employés ont refusé de travailler. Les appelants ont renvoyé au critère à trois volets applicable à l’existence d’un « danger » énoncé dans Canada (Service correctionnel) c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19 (Ketcheson), tel qu’approuvé par la Cour fédérale dans Canada (Procureur général) c. Laycock, 2018 CF 750. Se fondant sur la décision Ketcheson, précitée, ils font valoir ce qui suit :

  • -Il existe deux types distincts de danger dans la définition de ce terme que donne le Code, selon qu’il présente une « menace imminente » ou une « menace sérieuse ».

  • -Le droit de refuser un travail dangereux complète les mécanismes du système de responsabilité interne, une philosophie sur laquelle repose le Code; autrement dit, le Code prévoit de nombreux moyens de remédier aux risques de façon régulière autres que le droit de refuser un travail dangereux. Lorsque le système de responsabilité interne n’a pas permis de remédier adéquatement à un danger, le droit de refuser de travailler fait office de mécanisme de secours.

  • -Le terme « danger » renvoie à des causes directes plutôt qu’à des causes profondes, mais la définition n’exclut pas les dangers susceptibles de causer des préjudices chroniques ou à long terme.

  • -On peut éviter que les risques deviennent des « menaces » et, par conséquent, des « dangers », en appliquant ce que l’on appelle la « hiérarchie des mesures de contrôle » énoncée à l’article 122.2 du Code et au paragraphe 19.5(1) du Règlement.

  • [45]Les appelants font une distinction entre la perspective d’une atteinte physique et celle d’une atteinte psychologique. Ils soulignent que dans la plupart des décisions du Tribunal dans lesquelles une atteinte à la santé mentale était en cause, celle-ci découlait de conflits interpersonnels et de problèmes de harcèlement entre employés. Le Tribunal ne s’est pas penché sur la possibilité d’atteintes psychologiques dans un contexte plus large. Les appelants considèrent les points suivants comme des questions nouvelles :

  • -le risque d’atteinte à la santé mentale des employés qui résulte d’actes de harcèlement, d’agression ou de diffamation de la part de membres du public;

  • -la possibilité d’une atteinte à la santé mentale causée par le stress permanent de savoir que l’on peut être enregistré par la caméra d’un téléphone dans l’exercice de ses fonctions, et que l’on est responsable de sa protection et de celle de sa famille en dehors du lieu de travail.

  • [46]Les appelants font référence à l’instruction émise par le délégué ministériel Danton et à la confirmation de cette instruction par l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée. Comme on l’a dit, le délégué ministériel avait rendu une décision d’« absence de danger », mais avait déterminé que l’employeur ne s’était pas conformé au paragraphe 19.5(1) du Règlement. L’agent d’appel Hamel a décrit comme suit le risque posé par les insignes nominatifs :

[77] [...] Le « nouveau » risque créé par l’insigne nominatif consiste plutôt dans le fait que le nom de famille accroché à l’uniforme des ASF permet à une personne en colère à la suite de mesures d’application prises par l’un d’entre eux d’obtenir rapidement et subrepticement, à l’aide des technologies modernes et de l’Internet, ses renseignements personnels, comme le numéro de téléphone ou l’adresse de sa résidence, avec des intentions criminelles à l’égard de l’ASF ou de sa famille. Voilà le risque découlant directement du port de l’insigne nominatif, en plus de celui, plus général, d’être harcelé ou assailli par un client mécontent. L’identification personnelle des ASF au moyen d’insignes nominatifs les rend donc plus vulnérables à de telles situations. Comme l’employeur l’a lui‑même évalué, le potentiel ou la probabilité qu’une telle situation se produise peut être faible, mais la gravité peut être critique. [...]

  • [47]L’agent d’appel Hamel a également déclaré que la bonne façon de traiter le risque posé par les insignes nominatifs était de suivre l’ordre dans lequel les mesures préventives doivent être prises aux termes du paragraphe 19.5(1) du Règlement.

[86] [...] Quoi qu’il en soit, je répète que la vulnérabilité accrue des ASF et de leur famille à l’égard de l’intimidation, du harcèlement et des voies de fait en raison de la plus grande facilité à avoir accès à leurs renseignements personnels est la conséquence directe de l’obligation du port d’insignes nominatifs imposée par l’employeur. Par conséquent, les mesures de prévention dans ce cas-ci devraient viser d’abord à éliminer le risque, puis, s’il est impossible de le faire sans éliminer le poste, à réduire le risque au maximum [...]

(soulignement ajouté)

  • [48]Selon les appelants, la capacité du voyageur mal intentionné à accéder à Internet et à traquer un ASF en dehors de son travail n’a fait qu’augmenter depuis la décision rendue en 2014 par l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée.

  • [49]Le rapport d’enquête de la déléguée ministérielle Sterling comprenait une copie d’une décision concernant le port d’insignes nominatifs rendue par la Commission des relations de travail de l’Ontario dans l’affaire Toronto Police Association v. Toronto Police Services Board, 2010 CanLii 76072 (Toronto Police Association). Contrairement à la position de l’intimé, les appelants ne croient pas que cette décision soit pertinente. Ils soulignent ce qui suit :

  • -Dans l’affaire Toronto Police Association, précitée, la législation applicable n’était pas le Code, mais la Loi sur la santé et la sécurité au travail de l’Ontario.

  • -L’affaire Toronto Police Association, précitée, ne portait pas sur un refus de travailler.

  • -L’environnement de travail de l’ASF est très différent de celui d’un agent de la police municipale :

  • les risques sont différents;

  • les ASF agissent dans un environnement contrôlé;

  • les ASF ne sont pas en service 24 heures sur 24, 7 jours sur 7;

  • les ASF n’emportent pas leurs armes à feu chez eux;

  • les ASF n’utilisent pas le port d’entrée comme adresse de résidence;

  • les ASF ne voient pas régulièrement leur nom rendu public;

  • les ASF n’utilisent pas de cartes professionnelles;

  • le processus de plainte interne à l’ASFC ne permet habituellement pas la divulgation des noms des ASF;

  • les ASF sont moins susceptibles de comparaître au tribunal ou de voir leur nom mentionné dans le cadre de la divulgation préalable au procès.

  • [50]Pour appliquer le critère de Ketcheson, précitée, la première étape consiste à identifier le risque ou l’activité qui fait l’objet du refus de travailler. Les appelants caractérisent au départ le risque comme étant l’existence d’un insigne nominatif sur l’uniforme de l’ASF, associé à l’utilisation par un voyageur mal intentionné du nom de l’ASF pour rechercher celui-ci ou sa famille en dehors du travail dans le but de lui causer un préjudice. Ce risque est considéré à lui seul comme un danger. La publication de renseignements supplémentaires sur les ASF obtenus par la demande d'AIPRP a rendu plus facile de retracer un ASF, ce qui aggrave le danger. Par [Traduction] « mal intentionné », les appelants entendent la situation où un voyageur devient obsédé par l’idée de nuire à un ASF.

  • [51]Comme nous l’avons mentionné, les appelants subdivisent le préjudice potentiel pouvant découler du risque en deux catégories : le préjudice physique et le préjudice mental. Un préjudice physique peut être causé si un ASF est traqué et harcelé ou agressé en dehors de son travail. Un préjudice mental peut découler des effets à long terme de la peur et du stress engendrés par la nécessité pour les ASF d’être constamment aux aguets. Les appelants affirment qu’une atteinte psychologique aiguë et traumatique peut aussi découler d’un incident pouvant occasionner des préjudices physiques.

  • [52]Pour satisfaire au critère de Ketcheson, il faut ensuite déterminer si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que le danger constitue une « menace sérieuse » ou une « menace imminente ». S’agissant de la question de la « menace sérieuse », les appelants affirment qu’à l’évidence, un préjudice très sérieux pourrait être causé si un voyageur mal intentionné parvenait à retracer un ASF en dehors de son travail. La question la plus importante est la probabilité qu’un tel préjudice se produise – c’est-à-dire le fait qu’il puisse vraisemblablement se produire.

  • [53]En ce qui concerne la probabilité d’un préjudice physique, les appelants contestent l’utilisation des statistiques par l’intimée. Selon la preuve de l’intimée, 62 incidents pouvant être associés aux insignes nominatifs sont survenus depuis 2012. Les incidents étaient de différents degrés de gravité. L’intimée fait valoir qu’environ 7 000 ASF rencontrent des voyageurs environ 90 millions de fois par an au Canada. Il s’ensuit que la probabilité qu’une rencontre unique donne lieu à un incident lié à un insigne nominatif est très faible. Les appelants soutiennent que c’est la conclusion inverse qui devrait être tirée de ces statistiques, à savoir que le simple nombre d’interactions fait qu’il est « presque certain que le résultat le plus extrême finira par se matérialiser ».

  • [54]En ce qui concerne la probabilité de préjudice psychologique, les appelants affirment que, même si « la preuve de la gravité est moins évidente », la preuve de la probabilité est plus forte. Les témoins des appelants ont déclaré que la perspective qu’un voyageur leur cause un préjudice en dehors du travail [Traduction] « provoque chez eux un stress quotidien ». Les appelants sont d’avis que l’incidence d’un tel stress quotidien sur l’ensemble de la carrière d’un ASF ne peut être évaluée à sa juste mesure.

  • [55]Ils font une distinction entre deux types de préjudice psychologique : le stress chronique susmentionné et la réaction psychologique aiguë d’un ASF qui a réellement été victime d’une menace, d’une traque, d’une agression ou de déclarations diffamatoires sur les médias sociaux. Les appelants affirment que, même si rien ne prouve qu’un employé ait souffert d’une réaction psychologique aiguë, étant donné le nombre d’ASF à l’échelle nationale, la probabilité qu’une telle situation se produise n’est [Traduction] « pas difficile à imaginer ».

  • [56]Ils soulignent que, comme l’a démontré la preuve de l’intimé, ce dernier ne fait pas de suivi des cas de stress mental ou de réaction psychologique aiguë. Il s’agirait à leur avis d’un [Traduction] « angle mort important » de la part de l’intimée. Les appelants notent que certains éléments de preuve laissent croire que la culture de l’ASFC [Traduction] « décourage le signalement des préjudices psychologiques ».

  • [57]La deuxième partie de la deuxième étape du test de Ketcheson consiste à déterminer si le risque peut vraisemblablement constituer une « menace imminente ». Les appelants font valoir non pas que le risque constitue une menace imminente de préjudice physique pour les ASF, mais que les menaces pour la santé mentale des ASF sont [Traduction] « à la fois constantes et imminentes ».

  • [58]Les appelants affirment que leurs six témoins ont tous déclaré que le risque lié aux insignes nominatifs les oblige à [Traduction] « vivre en faisant constamment preuve d’une vigilance accrue ». Les appelants ont résumé en ces termes les dépositions de leurs témoins :

  • -Les ASF sont régulièrement filmés par des voyageurs alors qu’ils portent leur insigne nominatif;

  • -Des images et des vidéos d’ASF, y compris leurs noms, ont été publiées sur les médias sociaux afin de les critiquer ou de les diffamer;

  • -Des voyageurs ont communiqué directement avec des ASF via les médias sociaux pour les menacer personnellement;

  • -La publication sur les médias sociaux d’une photo et du nom d’une ASF a donné lieu à des commentaires indésirables et violents de la part d’internautes, dont plusieurs étaient des camionneurs qui empruntent le port d’entrée de Windsor;

  • -Dans un certain nombre d’incidents, les voyageurs ont utilisé le nom de l’ASF pour l’intimider.

  • [59]De l’avis des appelants, les témoins de l’intimée ont déclaré que les atteintes psychologiques ne sont pas considérées comme des problèmes de sécurité et que les processus de SST de l’intimée ne permettent pas d’identifier ou de suivre les préjudices qui ne sont pas assez graves pour être considérés comme une blessure invalidante.

  • [60]L’étape suivante du critère de Ketcheson consiste à déterminer si la menace pouvait exister avant que le risque puisse être écarté. La position des appelants sur ce point est que le problème n’est pas de savoir si le risque peut être écarté, mais bien qu’il ne l’a pas été et que l’intimée refuse de l’écarter. Les appelants sont d’avis que les contre-mesures de l’intimée ne permettent pas d’écarter le risque.

  • [61]Ils soulignent l’imprévisibilité du comportement humain, qui est une composante de ce risque. Les ASF sont en contact quotidien avec des individus qui peuvent leur vouloir du mal et il n’existe aucun moyen de prédire quelle interaction pourrait leur causer un préjudice.

  • [62]Les appelants critiquent les efforts d’atténuation des risques déployés par l’intimée en réponse à la décision de l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, L’intimée s’est contentée de dispenser une formation aux ASF pour les aider à réduire leur empreinte en ligne et à faire retirer leurs numéros de téléphone de l’annuaire.

  • [63]Les appelants soulignent que les ASF n’exercent pas un contrôle total sur leur empreinte en ligne. Ils peuvent être actifs dans des organisations de leur communauté, qui peuvent publier certains renseignements les concernant. La difficulté de réduire son empreinte en ligne est amplifiée par la présence en ligne de membres de leur famille portant le même nom.

  • [64]Un autre aspect qui, selon les appelants, ne peut être atténué est la prise de photographies des ASF dans l’exercice de leurs fonctions. Les appelants soulignent que l’intimée a adopté la position selon laquelle il ne peut légalement empêcher les voyageurs de prendre des photos à un port d’entrée.

  • [65]Les appelants notent également qu’un ASF ne peut pas toujours repérer les individus dangereux. Même dans le cas où l’ASF serait en mesure de signaler un tel individu, rien ne garantit qu’une réaction comme appeler la police, par exemple, suffirait à neutraliser la menace.

  • [66]Les appelants font valoir que l’intimée doit prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger ses employés, et que la manière et l’ordre dans lesquels l’intimée doit le faire sont incorporés dans le concept de la « hiérarchie des mesures de contrôles » énoncé à l’article 122.2 du Code.

  • [67]En ce qui concerne l’application de la hiérarchie des mesures de contrôle, les appelants renvoient à l’analyse faite dans Ketcheson, précitée, concernant l’article 122.2 du Code :

[196] Si le risque peut être écarté avant que la menace existe, alors il ne constituera pas un danger. Le risque peut être écarté par diverses formes de mesures de contrôle (contre-mesures, précautions). Comme il a été mentionné, le Code comporte une version de la « hiérarchie des mesures de contrôle » à l’article 122.2. Un danger peut être supprimé ou isolé. On peut y substituer un risque moins élevé. Ensuite, la correction du risque par l’adoption de mesures de contrôle devrait être envisagée — mettre des barrières physiques entre le risque et l’employé. Ensuite, la correction du risque s’effectue par l’entremise de mesures de contrôle administratives et d’EPP. La logique de la hiérarchie des mesures de contrôle a été largement acceptée et utilisée dans le domaine de la SST depuis plusieurs décennies. Le Code reflète cette pratique. Ainsi, un risque n’est pas un danger si l’on prévoit raisonnablement que le risque peut être écarté avant d’entraîner une menace imminente ou sérieuse.

  • [68]Les appelants sont d’avis que l’intimée n’a pas appliqué correctement le concept de hiérarchie des mesures de contrôle lorsqu’il a donné suite à la décision de l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée. L’employeur n’a pas sérieusement envisagé d’éliminer ou de substituer le risque, mais a choisi de se contenter de donner aux employés une formation sur leur comportement en ligne et la marche à suivre pour faire retirer leur numéro de téléphone de l’annuaire. En d’autres termes, il est affirmé que le répondant a sauté directement à la dernière des options de la hiérarchie des mesures de contrôle en mettant en œuvre des mesures de contrôle administratives et en dispensant de la formation.

  • [69]Les appelants soulignent que l’agent d’appel Hamel a mis l’accent sur la hiérarchie des mesures de contrôle, et plus particulièrement sur l’option initiale consistant à éliminer le risque. L’agent d’appel Hamel a déclaré que l’intimée n’avait pas adéquatement envisagé cette option. Les appelants affirment que l’intimée continue, depuis lors, à manquer à son obligation d’appliquer la hiérarchie des mesures de contrôle.

  • [70]Ils critiquent les raisons pour lesquelles l’intimée a refusé de lever l’obligation pour les ASF de porter un insigne nominatif. Ils sont d’avis que l’intimée n’a pas démontré que le port d’un insigne nominatif est une partie essentielle ou intégrante des fonctions d’un ASF.

  • [71]Le témoin de l’intimé, M. Denis Vinette, a déclaré que l’introduction des insignes nominatifs visait à accroître la responsabilisation et qu’il était important pour les voyageurs de [Traduction] « savoir à qui ils avaient affaire ». Les appelants affirment que l’insigne nominatif ne fait pas partie intégrante du processus de plainte et que, puisque l’ASFC utilise un système de vidéosurveillance, elle peut fort bien enquêter à partir de la description de l’ASF donnée par le voyageur. Les appelants notent que de l’avis de M. Vinette, les insignes nominatifs ne sont pas de nature à changer la perception des membres du public ou la conduite des ASF.

  • [72]Ils affirment que la principale préoccupation de l’intimé, en mettant en œuvre l’exigence du port de l’insigne nominatif, était d’harmoniser les uniformes des ASF avec ceux des autres agences fédérales sur lesquels est apposé un insigne nominatif.

  • [73]En conclusion, les appelants me demandent de conclure que la déléguée ministérielle Sterling a commis une erreur en rendant une décision d’« absence de danger » et de lui substituer une conclusion de « danger ». Les appelants me demandent aussi, indépendamment de la constatation d’un danger, d’émettre une instruction confirmant que les insignes nominatifs constituent un risque et exigeant de l’intimée qu’il applique correctement la hiérarchie des mesures de contrôle.

Observations de l’intimé

  • [74]La position de l’intimée est que les refus de travailler étaient fondés sur des craintes hypothétiques qu’un voyageur mécontent utilise l’insigne nominatif d’un agent pour trouver des renseignements supplémentaires en ligne (en utilisant la publication sur Twitter des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP) et, grâce à des recherches plus poussées sur Internet, localise et menace ou harcèle l’employé sur les médias sociaux ou à son domicile. Il a été allégué que la probabilité d’une telle menace était très faible. Les statistiques ne montrent aucune augmentation des menaces à la suite de la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. De l’avis de l’intimé, même si l’analyse conclut à un niveau de risque élevé, le risque est atténué par des mesures préventives supplémentaires prises par l’intimée.

  • [75]L’intimée a relevé que seuls deux des neuf témoins des appelants faisaient partie des employés ayant refusé de travailler en octobre 2018. Un de ces deux témoins, M. Turner, a déclaré qu’il n’avait pas été confronté à une menace le jour de son refus de travailler et n’avait pas soumis de rapport RIS ou LAB 1070. Le second témoin, Mme Alissa Howe, a fait état de deux incidents lors desquels un voyageur lui avait laissé des fleurs ou une carte de vœux sur son lieu de travail. L’intimée souligne que la direction était intervenue et qu’aucun préjudice n’avait été causé. En outre, le témoin a déclaré qu’elle ne s’était pas sentie directement menacée par les voyageurs.

  • [76]L’intimée a également fait remarquer que les sept autres témoins n’avaient pas refusé de travailler à la suite de la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP sur Twitter et que la plupart des incidents auxquels ils avaient fait référence s’étaient produits avant cette publication. L’intimée fait valoir qu’aucun des incidents n’a entraîné de blessure chez un ASF. Le défendeur note également que malgré les témoignages sur le stress et l’anxiété résultant des incidents, aucune preuve d’atteinte psychologique n’a été présentée.

  • [77]Le témoin de l’intimé, M. Vinette, a déclaré que les insignes nominatifs [Traduction] « servent les objectifs plus larges de responsabilisation, de transparence et d’obtention et de maintien de la confiance du public ». Il a également affirmé que les organismes d’application de la loi suivants ont une politique en matière d’insignes nominatifs :

  • -la GRC;

  • -les Forces canadiennes;

  • -le Service correctionnel du Canada;

  • -le ministère des Pêches et des Océans;

  • -la police provinciale de l’Ontario;

  • -de nombreux services de police locaux tels que les services de police d’Ottawa et de Toronto; et

  • -les agents des douanes et de la protection des frontières des États-Unis.

  • [78]L’intimée a insisté sur l’historique de la politique sur les insignes nominatifs. La mise en œuvre de la politique relative aux insignes nominatifs en décembre 2012 a donné lieu à un certain nombre de refus de travailler, qui ont tous abouti à des conclusions d’« absence de danger » par les ASS. À l’époque, l’ASS Danton avait émis une instruction enjoignant à l’employeur de mettre en œuvre des mesures préventives. L’employeur avait interjeté appel de cette décision, et l’appel avait été rejeté (voir Agence des services frontaliers du Canada, précitée).

  • [79]L’intimée a fourni la liste suivante des mesures préventives que l’employeur a mises en place pour donner suite à l’instruction de l’ASS Danton :

  • -un plan d’action pour les mesures préventives (PMAP) a été élaboré;

  • -dans le cadre du PMAP, l’employeur a élaboré un guide de référence rapide sur la sécurité personnelle des agents contenant de l’information sur la façon dont les employés peuvent protéger leurs renseignements personnels;

  • -des conseils ont été donnés sur la manière dont les employés peuvent protéger leurs numéros de téléphone personnels (comment faire retirer leurs numéros de téléphone de l’annuaire par leurs fournisseurs de services), [Traduction] « réduire leur empreinte en ligne, améliorer leur connaissance de la situation et signaler les incidents »; et

  • -une stratégie de communication a été élaborée.

  • [80]L’intimée a également déclaré que le PMAP avait été élaboré en consultation avec le comité de SST et le comité des politiques de santé et de sécurité. De plus, dans son témoignage à l’audience, M. Jeremy Adams, qui est conseiller principal en santé et sécurité à l’ASFC, a déclaré que l’ASS Jimmy Ammoun avait affirmé à l’employeur que les mesures préventives qu’il avait mises en place étaient conformes à l’instruction émise par l’ASS.

  • [81]En plus des mesures préventives susmentionnées prises en réponse à l’instruction émise et à la décision rendue dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, la preuve des témoins de l’intimé, Mme Lisa Coughlin et M. Vinette, indique que les autres mesures préventives suivantes contribuent à réduire ou à réduire au minimum le risque de préjudice pour les ASF :

  • -Les ASF sont tenus de suivre une formation concernant la violence sur le lieu de travail, la sensibilisation à la sécurité et la manière de réagir aux situations d’abus, de menaces, de traque et d’agression;

  • -des conseils sont fournis sur la manière de traiter les incidents comme le harcèlement téléphonique et les menaces formulées dans une lettre ou sous une autre forme en dehors du lieu de travail;

  • -un bulletin de sensibilisation à la sécurité informatique a été diffusé;

  • -Les ASF reçoivent une formation leur permettant de déterminer à quel moment et comment remplir un formulaire de rapport d’incident de sécurité.

  • [82]Le témoin de l’intimée, M. Pierre Lessard, a fourni cinq années de données statistiques sur les incidents de sécurité où les insignes nominatifs ont pu jouer un rôle. Il a donné les précisions suivantes :

  • -seuls 14 des 62 incidents (22 %) peuvent être considérés comme des « menaces réelles ou sérieuses » et notamment :

  • une traque potentielle;

  • des menaces répétées à l’encontre d’un ASF;

  • des menaces directes ou générales à l’encontre d’un ASF;

  • -une grande partie de ces incidents se seraient produits en l’absence de politique relative aux insignes nominatifs;

  • -aucun de ces incidents n’a entraîné de préjudice personnel pour un agent;

  • -compte tenu du nombre de voyageurs par an (entre 90 et 100 millions), la probabilité d’un incident est « extrêmement faible ».

  • [83]Il a également déclaré que les données portant sur la période allant de janvier 2018 à février 2020 présentaient des tendances similaires à celles des cinq années précédentes. De plus, aucun des incidents survenus après le mois d’août 2018 n’était lié à la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP.

  • [84]M. Lessard a présenté une analyse des incidents survenus avant et après la mise en œuvre de la politique sur les insignes nominatifs et en a tiré les conclusions suivantes :

  • -le nombre d’incidents semble être stable, que ce soit avant ou après la mise en œuvre de la politique de l’insigne nominatif;

  • -aucune tendance ne peut être dégagée en ce qui concerne la nature des incidents;

  • -bien que le nombre d’incidents fluctue d’une année à l’autre, il reste faible dans l’ensemble; et

  • -après la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP le 30 août 2018, le nombre d’incidents a diminué.

  • [85]En ce qui concerne la question des préjudices psychologiques possibles en lien avec les insignes nominatifs, le témoin de l’intimé, M. Jeremy Adams, a déclaré ce qui suit :

  • -les préjudices, qu’ils soient physiques ou psychologiques, doivent être signalés par les employés au moyen du formulaire LAB 1070;

  • -une formation est dispensée aux employés sur la santé mentale et sur le signalement des préjudices;

  • -en particulier, cette formation inclut la couverture par le plan d’aide aux employés;

  • -on ne recense aucun signalement de préjudice physique ou psychologique lié aux insignes nominatifs; et

  • -aucune réclamation pour stress psychologique en lien avec les insignes nominatifs n’a été signalée dans le système d’indemnisation des travailleurs.

  • [86]De l’avis de l’intimé, ce n’est pas la politique sur les insignes nominatifs seule qui constitue le risque, mais l’effet conjugué de cette politique et de la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. Il est affirmé que la situation a changé depuis la décision rendue dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, dans laquelle l’insigne nominatif seul constituait le risque. L’intimée fait valoir que des mesures préventives supplémentaires ont été mises en place depuis cette dernière décision.

  • [87]Il affirme que rien ne prouve que l’insigne nominatif et la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP auraient été utilisés conjointement pour cibler un ASF dans sa vie personnelle, et que le risque lié à ce danger est donc hypothétique ou spéculatif. Les scénarios possibles qui ne sont pas raisonnablement susceptibles de se produire ne sont pas des « dangers » au sens du Code.

  • [88]Au moment des refus de travailler, il ne se passait rien d’anormal, et aucun événement défavorable ne s’était produit au cours des quelques semaines qui s’étaient écoulées entre la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP et les refus de travailler.

  • [89]L’intimée a renvoyé à la décision rendue dans l’affaire Wade Unger c. Service correctionnel du Canada, 2011 TSSTC 8, où il a été dit que s’il est nécessaire qu’une série d’événements se produisent entre la matérialisation du risque et le préjudice éventuel, la probabilité que toutes les étapes hypothétiques se réalisent diminue la vraisemblance globale du résultat final préjudiciable. Il y a de nombreuses étapes à franchir par un voyageur mécontent entre le moment où il voit l’insigne nominatif et celui où il retrace l’ASF au point de pouvoir le localiser en dehors de son travail. La probabilité qu’un voyageur utilise spécifiquement les renseignements obtenus par la demande d’AIPRP publiés en ligne est faible étant donné les autres moyens, plus faciles, de localiser un ASF.

  • [90]L’intimée cite la décision Ketcheson en ce qui concerne la signification des expressions « menace imminente » et « menace sérieuse » figurant dans la définition de « danger » dans le Code. Pour les deux types de menaces, il doit être vraisemblable que le risque causera un préjudice. De l’avis de l’intimée, il ressort des preuves statistiques fournies que la probabilité d’un préjudice est trop faible pour que le risque puisse être considéré comme un danger. Aucun incident n’a pu être mis en relation avec la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. Au cours des cinq années qui se sont écoulées entre l’introduction de la politique sur les insignes nominatifs et la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP, seuls 14 incidents ont pu être considérés comme potentiellement et significativement préjudiciables et comme pouvant être liés à cette politique. Et même dans de tels cas, l’intimée affirme que le lien de causalité entre l’insigne nominatif et l’incident n’est pas clair. Étant donné que les 14 incidents se sont produits sur une période de cinq ans et dans le contexte d’interactions avec 90 millions de voyageurs par an, la probabilité d’un préjudice pour un ASF particulier « est infinitésimale ».

  • [91]L’intimée souligne qu’aucune preuve ne permet de conclure à une augmentation de la fréquence des incidents depuis l’introduction de la politique sur les insignes nominatifs.

  • [92]Il fait remarquer qu’une conclusion similaire a été tirée dans la décision Toronto Police Association, précitée, où l’introduction de l’insigne nominatif n’avait pas augmenté le risque de préjudice pour les policiers. L’intimée ne croit pas que les différences entre les policiers et les ASF sur le plan des tâches effectuées, comme l’ont mentionné les appelants, soient pertinentes.

  • [93]Il ne pense pas non plus que les médias sociaux, en termes de capacité d’un voyageur mal intentionné à retracer un ASF, soient plus dangereux qu’en 2012; les gens prennent généralement davantage de précautions pour protéger leur vie privée aujourd’hui qu’en 2012.

  • [94]S’agissant des préjudices physiques, l’intimée souligne le fait qu’il n’y a pas eu un seul événement lié aux insignes nominatifs, depuis 2012, au cours duquel un préjudice physique aurait été infligé à un ASF. Il concède que la gravité d’un tel événement peut être importante, mais affirme qu’en raison de la faible probabilité d’un tel événement, aucune menace imminente ou sérieuse n’est attribuable aux insignes nominatifs.

  • [95]De même, l’intimée est d’avis qu’il n’y a pas non plus d’attente vraisemblable de préjudice psychologique découlant des insignes nominatifs. L’intimée s’est appuyée sur la décision du Tribunal dans l’affaire Nina Tryggvason c. Transports Canada, 2012 TSSTC 10 (Tryggvason), pour faire valoir le principe selon lequel une preuve médicale est nécessaire pour étayer une demande fondée sur un préjudice psychologique. Les appelants n’ayant pas apporté la preuve d’une atteinte psychologique aiguë, il n’existe donc aucun fondement permettant de conclure à l’existence d’une menace imminente.

  • [96]Bien que certains des témoins des appelants aient affirmé ressentir un stress chronique en raison du port d’un insigne nominatif, rien ne prouve que la gravité de ce stress ait atteint le seuil minimal de gravité requis pour conclure à l’existence d’un danger. L’intimée souligne que le stress chronique n’a pas été évoqué au moment du refus de travailler et ne faisait pas l’objet de l’enquête de la déléguée ministérielle Par conséquent, le Tribunal ne devrait pas se pencher sur cette question nouvelle en appel.

  • [97]En outre, en ce qui concerne le stress chronique, l’intimée a fait les remarques suivantes :

  • -les formulaires Lab 1070 ne faisaient état d’aucun préjudice psychologique;

  • -le système de déclaration des préjudices de l’ASFC est adéquat et conforme;

  • -on ne retrouve pas à l’ASFC de culture qui décourage la déclaration des préjudices;

  • -les ASF sont tenus de signaler les préjudices;

  • -les ASF ont reçu une formation sur la marche à suivre pour signaler les préjudices;

  • -aucune demande d’indemnisation des travailleurs pour stress psychologique n’est liée aux insignes nominatifs;

  • -le stress est inhérent à l’exercice de toute fonction d’application de la loi; et

  • -l’ASFC fournit des ressources aux employés pour composer avec le stress.

  • [98]En ce qui a trait à la troisième étape de l’analyse selon le critère de Ketcheson, l’intimée affirme que si le préjudice causé par les insignes nominatifs est vraisemblable, un tel risque est atténué par les mesures préventives du défendeur. En réponse à l’instruction émise par l’ASS Danton, l’intimée a mis en place un plan d’action de mesures préventives. Ce plan comprend un guide destiné à aider les ASF à réduire le risque d’être repéré par des voyageurs en dehors de leur lieu de travail. Des conseils ont été donnés aux ASF sur la façon de protéger leur identité sur Facebook et de faire retirer leurs numéros de téléphone de l’annuaire. Le plan prévoyait également une formation à la sécurité des agents. Une stratégie de communication visant à sensibiliser les ASB à ces mesures préventives a été élaborée. L’intimée estime que ces actions lui ont permis de se conformer à l’instruction de l’ASS Danton.

  • [99]En outre, l’intimée a signalé d’autres politiques et formations sur des questions telles que la prévention de la violence au travail, la sensibilisation à la sécurité, le signalement et la réponse à des incidents tels que les abus, les menaces et le harcèlement. Les gestionnaires ont la possibilité de prendre des mesures au cas par cas, par exemple changer le lieu de travail d’un agent ou l’autoriser à utiliser un pseudonyme au lieu d’un insigne nominatif. L’intimée estime que les mesures qu’il a prises sont proactives, et non pas réactives comme le prétendent les appelants.

  • [100]Il fait valoir qu’il ne peut pas être responsable de l’atténuation de tous les risques qui se posent en dehors du lieu de travail. L’intimée s’appuie sur la décision de la CSC dans l’affaire Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67. Dans cet arrêt, la CSC a statué qu’un employeur n’était pas responsable de l’inspection des itinéraires des facteurs puisqu’il n’avait aucun contrôle sur cette partie du lieu de travail. De la même façon, l’intimée affirme qu’il n’a aucun contrôle sur les événements (p. ex., menaces, harcèlement, agressions) qui se produisent à l’extérieur du lieu de travail et relèvent de la compétence de la police.

  • [101]En ce qui concerne la « hiérarchie des mesures de contrôle » énoncée à l’article 122.2 du Code, l’intimée affirme qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer complètement un risque pour être en conformité. Il est reconnu qu’il peut être impossible d’éliminer complètement certains risques associés aux comportements humains imprévisibles et illicites. L’intimée est d’avis qu’il est impossible de contrôler le point de vue d’un voyageur mécontent et qu’un certain niveau de risque est inhérent au travail d’application de la loi. Il juge irréaliste de s’attendre à ce qu’il élimine complètement le risque tel qu’il se présente en l’espèce.

  • [102]Il ne lui semble pas possible d’éliminer le risque sans [Traduction] « éliminer la fonction ». L’intimée est d’avis que la politique sur les insignes nominatifs est essentielle. Cette politique ne vise pas uniquement la « qualité du service ». Les ASF disposent de pouvoirs importants en vertu de la loi, dont l’exercice peut causer un préjudice grave aux membres du public. Par conséquent, les actions des ASF doivent être totalement transparentes; les ASF doivent être totalement responsables devant le public. L’intimée conclut que l’exercice des pouvoirs des ASF ne devrait pas se faire dans l’anonymat.

  • [103]Il ne croit pas qu’on devrait lui ordonner d’éliminer les insignes nominatifs avant qu’il n’ait mis à jour l’évaluation des risques qu’il avait effectuée le 28 janvier 2013. L’intimée affirme que l’évaluation des risques doit être réexaminée à la lumière de la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP.

  • [104]Il est d’avis qu’un refus de travailler n’est pas destiné à régler des différends en matière de politique, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale (CAF) dans Canada (Procureur général) c. Fletcher, 2002 CAF 424. Les appelants contestent la politique de l’intimée sur les insignes nominatifs. De même, tout différend concernant l’utilisation des téléphones cellulaires et autres appareils d’enregistrement sur le lieu de travail constituerait également un différend sur les politiques de l’intimée.

  • [105]De l’avis de l’intimé, si les insignes nominatifs, en conjonction avec la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP, créent effectivement un risque, le recours approprié serait de faire déclarer qu’un danger existait au moment du refus de travailler, mais il ne serait pas approprié de déclarer que la politique sur les étiquettes nominatives constitue un danger indépendamment de la publication des renseignements susmentionnée.

  • [106]L’intimée demande le rejet de l’appel et la confirmation de la décision d’« absence de danger » de la déléguée ministérielle.

Réplique des appelants

  • [107]S’agissant de l’affirmation de l’intimée selon laquelle l’ASS Ammoun avait confirmé que les mesures préventives de l’intimée étaient conformes à l’instruction de l’ASS Danton, les appelants font remarquer qu’il n’existe aucun document à l’appui de cette « approbation ». En outre, ils déclarent que je ne suis pas lié par une telle prétendue approbation.

  • [108]Les appelants font valoir que comme le témoin, M. Adams, a déclaré qu’il n’avait pas eu accès à tous les rapports pertinents, il n’est donc pas exact de dire qu’il a affirmé dans son témoignage que l’ASFC n’avait reçu aucun rapport faisant état de préjudices psychologiques ou physiques liées aux insignes nominatifs.

  • [109]Les appelants contestent l’allégation de l’intimée selon laquelle le nombre d’incidents avant et après la mise en œuvre de la politique relative aux étiquettes nominatives semblait être « stable ». Ils affirment plutôt que les statistiques de l’intimée montrent une [Traduction] « augmentation marquée » des incidents de traque après la mise en œuvre de la politique.

  • [110]L’intimée a déclaré qu’il n’existait aucune preuve de stress psychologique résultant du port d’un insigne nominatif. Les appelants soulignent que bon nombre de leurs témoins ont fait état des conséquences sur la santé mentale des ASF des incidents avec des voyageurs.

  • [111]Ils contestent l’insinuation de l’intimée selon laquelle les ASF recherchent l’anonymat au travail, alors que les ASF recherchent plutôt l’anonymat lorsqu’ils sont à la maison.

  • [112]Ils affirment que la responsabilisation des ASF est importante, mais que rien ne prouve qu’il y avait un problème de responsabilisation lorsque les ASF portaient un insigne indiquant un numéro plutôt que leur nom, ni que les insignes nominatifs ont amélioré la responsabilisation.

  • [113]Les appelants ne contestent pas les politiques de l’intimée sur l’utilisation des téléphones cellulaires par les voyageurs, et ils n’élargissent pas la portée de l’appel en soulevant des questions sur l’enregistrement des ASF, puisque l’ASS Sterling avait inclus diverses publications dans les médias sociaux dans son dossier.

  • [114]En ce qui concerne les décisions mentionnées par l’intimé, les appelants s’opposent à l’argument de ce dernier selon lequel les préoccupations des appelants sont hypothétiques. Ils affirment que la décision de la CAF dans l’affaire Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156 (Martin) n’étaye pas les allégations de l’intimée sur cette question, alors qu’elle est fondée sur une preuve très semblable à la preuve en l’espèce. La décision Martin, précitée, concernait la fourniture d’armes de poing aux gardiens de parcs nationaux.

Analyse

  • [115]Les appelants ont exercé leur droit de refuser de travailler en vertu du paragraphe 128(1) du Code :

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

(soulignement ajouté)

  • [116]Comme on peut le constater ci-dessus, le « danger » est un concept clé dans l’exercice du droit de refuser de travailler par un employé.

  • [117]Les appelants ont interjeté appel en vertu du paragraphe 129(7) du Code de la décision d’« absence de danger » rendue par la déléguée ministérielle Sterling le 3 octobre 2018. Le paragraphe 129(7) se lit comme suit :

129(7) Si le ministre prend la décision visée aux alinéas 128(13)b) ou c), l’employé ne peut se prévaloir de l’article 128 ou du présent article pour maintenir son refus ; il peut toutefois — personnellement ou par l’entremise de la personne qu’il désigne à cette fin — interjeter appel de la décision par écrit au Conseil dans un délai de dix jours à compter de la réception de celle-ci.

  • [118]Le paragraphe 146.1(1) du Code décrit le pouvoir d’un agent d’appel qui est saisi d’un appel en vertu du paragraphe 129(7) :

146.1 (1) Saisi d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, l’agent d’appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

a) soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions;

b) soit donner, dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1), les instructions qu’il juge indiquées.

  • [119]Les appelants me demandent d’annuler la décision d’absence de danger de la déléguée ministérielle. Ainsi, je dois déterminer si un danger existait au moment du refus de travailler. S’il y avait un danger, je dois alors annuler la décision de la déléguée ministérielle et je peux émettre toute instruction que je juge appropriée en vertu du paragraphe 145(2) ou (2.1) du Code.

  • [120]L’article 122 du Code définit le danger comme suit :

Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.

  • [121]Le critère de « danger » énoncé dans la décision Ketcheson, précitée, est le suivant :

[199] …

1) Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?

2) a) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

ou

b) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

3) La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?

  • [122]Il convient de préciser que la demande des appelants de conclure à l’existence d’un « danger » ne constitue pas une demande de décision contraire à la décision de l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, étant donné que ce dernier ne s’était pas penché le fond d’un appel sur cette question. De plus, il m’est demandé de déterminer si la situation constitue un « danger » conformément à la nouvelle définition du « danger » introduite dans le Code en 2014, quelque temps après les refus de travailler antérieurs, mais avant les refus de travailler dont il est question en l’espèce. En outre, les appelants font valoir que les circonstances actuelles sont différentes de celles qui prévalaient il y a quelques années en raison des changements technologiques et de l’utilisation accrue d’Internet.

1) Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?

  • [123]Les parties ne s’entendaient pas sur la nature du « risque » pouvant constituer un « danger ». Les appelants affirment que l’insigne nominatif constitue à lui seul un danger, et que la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP ne fait qu’accroître ce danger. L’intimée affirme que les refus de travailler étaient fondés sur le port de l’insigne nominatif non pas considéré isolément, mais conjugué à la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. Cette différence peut sembler peu importante, mais l’intimée souligne que l’essentiel du témoignage des appelants portait sur des événements survenus avant la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. Si nous devons nous concentrer sur la question de savoir s’il existait un danger pour les employés ayant refusé de travailler le ou vers le 1er octobre 2018, peu après la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP, alors, selon l’intimé, les événements qui se sont produits plusieurs années auparavant ne présenteraient que peu de pertinence.

  • [124]Le risque devrait être défini de la même manière que par les employés qui ont exercé leur droit de refus : le risque est constitué par le port d’un insigne nominatif conjugué à la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP et à la possibilité qu’un voyageur mal intentionné utilise le nom et les renseignements fournis pour retrouver un employé en dehors du travail et lui causer un préjudice. L’insigne nominatif seul ne constitue pas un risque. Un risque est avant tout une source d’énergie capable de causer des préjudices. Cette énergie est fournie par le voyageur mal intentionné. Le voyageur a besoin d’information, principalement du nom de l’employé, pour agir. Le risque est l’ensemble des causes qui doivent être présentes simultanément.

  • [125]Même si le risque est formellement défini comme étant constitué par le port d’un insigne nominatif conjugué à la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP et à l’existence d’un voyageur mal intentionné, l’insigne nominatif conjugué à l’existence d’un tel voyageur augmente suffisamment la probabilité d’un résultat préjudiciable pour que ce danger mérite une enquête plus approfondie. En fin de compte, je ne pense pas que les divergences entre les parties sur cette question soient significatives.

  • [126]En conclusion, j’estime que le danger réside dans le port d’un insigne nominatif conjugué à la publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP et à la possibilité qu’un voyageur mal intentionné utilise le nom et les renseignements pour retracer un employé et lui nuire en dehors de son travail.

(ii) Ce risque pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente?

  • [127]Après avoir conclu que les employés qui ont refusé de travailler étaient exposés à un risque au moment où ils ont exercé leur droit de refuser un travail dangereux, il faut ensuite déterminer si ce risque pouvait vraisemblablement présenter une « menace imminente ».

  • [128]Dans l’affaire Ketcheson, précitée, j’ai décrit comme suit ce qu’est une « menace imminente » :

[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être négligeable) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; et la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

  • [129]Y avait-il une menace imminente les jours où les employés ont exercé leur droit de refuser un travail dangereux? Le sujet de préoccupation n’est pas le préjudice sur le lieu de travail, mais le préjudice en dehors du lieu de travail, lorsque l’employé n’est pas dans l’exercice de ses fonctions. Il peut exister une menace sur le lieu de travail, mais celle-ci n’a pratiquement aucun lien avec le port d’un insigne nominatif. Dans le cas d’une appelante, un voyageur s’est entiché d’elle au point de se présenter dans les bureaux de l’ASFC au port d’entrée à sa recherche, mais il semble que la principale crainte ait été que ce voyageur qui se berçait d’illusions inappropriées ait l’envie de traquer l’employée en dehors de son lieu de travail. Au-delà de cet exemple, en général, étant donné qu’un voyageur mal intentionné doit faire des recherches avant d’entreprendre des démarches pour retracer un employé hors de son lieu de travail, un certain délai doit s’écouler. Le préjudice potentiel n’est pas causé dans les minutes ou les heures qui suivent, mais à plus long terme.

  • [130]Les appelants ont concédé qu’il n’y avait pas de menace imminente pour la sécurité physique des ASF les jours où ils ont refusé de travailler. Toutefois, ils soutiennent que le port d’un insigne nominatif, associé à la disponibilité sur Internet de renseignements personnels les concernant, pourrait potentiellement causer chaque jour des préjudices psychologiques présentant divers degrés de gravité.

  • [131]Les appelants ont fait valoir que pour les ASF qui font l’objet d’une menace, d’une traque ou d’une agression, la possibilité d’un préjudice psychologique est immédiate. Toutefois, ils ont également concédé, dans leurs observations écrites, qu’aucune preuve n’avait été présentée d’un employé ayant eu une réaction psychologique aiguë à la suite de la mise en œuvre de la politique sur les insignes nominatifs. En outre, et comme je l’expliquerai plus loin, selon la jurisprudence du Tribunal, une preuve médicale est normalement requise pour étayer une allégation de préjudice psychologique, alors qu’aucune preuve n’a été présentée en l’espèce pour établir l’existence d’un préjudice psychologique aigu.

  • [132]Pour ces motifs, je ne peux pas conclure que les appelants étaient exposés à une menace imminente les jours où ils ont exercé leur droit de refuser de travailler.

3) Ce risque pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse?

  • [133]Dans l’affaire Ketcheson, précitée, j’ai décrit en ces termes ce qui constitue une « menace sérieuse » :

Pour conclure que l’intimée était exposé à une menace sérieuse pour sa santé ou sa vie, la preuve doit démontrer qu’il était vraisemblable que l’intimée soit confrontée, dans les jours, les semaines ou les mois à venir, à une situation qui lui aurait causé un préjudice sérieux parce qu’il n’a pas été en mesure de porter sur lui un vaporisateur de poivre et des menottes.

  • [134]Une menace sérieuse peut être imminente, mais son importance réside dans le fait que le préjudice sérieux peut se matérialiser à tout moment, y compris des jours, des semaines ou même plus longtemps après la situation initiale. La principale préoccupation des témoins des appelants était celle d’une menace sérieuse, c’est-à-dire une menace de préjudice sérieux susceptible de se matérialiser à un moment donné dans le futur.

  • [135]Les appelants font valoir que le préjudice sérieux potentiel pouvant être causé est à la fois physique et psychologique. Ils affirment qu’un ASF est exposé au risque d’être agressé physiquement en dehors de son lieu de travail parce qu’un voyageur mal intentionné a fait des recherches et trouvé son nom et l’adresse de son domicile. Les préjudices pouvant résulter d’une telle attaque seraient sérieux ou critiques. Outre le risque de blessure physique, les appelants font également valoir que les effets à long terme sur la santé mentale des ASF créés par le harcèlement et la traque dont ils pourraient faire l’objet sur une longue période constituent également une menace sérieuse pour leur santé mentale.

  • [136]La véritable question à trancher ici est l’affirmation selon laquelle le stress chronique ferait de la menace une « menace sérieuse ». L’intimée s’objecte à plusieurs égards à ce que le stress chronique soit considéré comme une menace sérieuse. Il convient de prendre en compte l’absence alléguée de preuves de préjudice psychologique, la nécessité de présenter une preuve médicale et l’opinion selon laquelle le stress chronique pouvant exister n’atteint pas un niveau suffisant pour être préoccupant.

  • [137]Malgré certaines preuves anecdotiques de stress chronique dans le témoignage des témoins des appelants, aucune preuve médicale d’expert n’a été présentée. Comme l’a fait valoir l’intimé, le présent tribunal a souvent exigé une preuve médicale pour corroborer l’existence d’un préjudice psychologique. Dans des décisions antérieures, les agents d’appel ont déclaré qu’il faut une preuve claire et convaincante pour conclure à un danger lié à la santé mentale de l’employé qui refuse de travailler (voir Hassan c. Ville d’Ottawa (OC Transpo), 2019 TSSTC 8 (paragraphes 59 et 60); et Tryggvason, précitée, paragraphe 88).

  • [138]Je ne nie pas la réalité du stress chronique et son importance. Je ne suis pas contre le fait que l’employeur doive prendre des mesures au sujet du stress chronique lorsqu’il existe. Cependant, je ne peux pas conclure que le risque pouvait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la santé mentale des ASF les jours où ils ont exercé leur droit de refuser un travail dangereux.

  • [139]En ce qui concerne la menace sérieuse pour la santé physique des ASF, il est tout à fait plausible qu’un voyageur mal intentionné inflige à un ASF en dehors de ses heures de travail un préjudice de nature physique pouvant être qualifié de « sérieux » — décès ou blessure invalidante. Les appelants soulignent que même le témoin de l’intimée a déclaré que le préjudice potentiel pouvait être « critique », un terme pouvant être considéré comme un synonyme de « sérieux ». Comme nous l’avons mentionné, la notion de menace sérieuse renvoie à la gravité potentielle de la blessure ou du préjudice.

  • [140]Le nœud du problème est la question du caractère « vraisemblable ». La menace est sérieuse dans le sens où les préjudices causés aux ASF ou à leur famille pourraient entraîner des blessures graves, voire un décès. Mais est-il vraisemblable qu’une blessure grave puisse survenir? Les appelants affirment que la probabilité est élevée au point où cet événement soit inévitable, compte tenu des millions d’interactions qui ont lieu entre les ASF et les voyageurs. L’intimée fait valoir que pour un individu donné, quel que soit le jour, la probabilité est très faible.

  • [141]Dans l’affaire Brinks Canada Limitée c. Dendura, 2017 TSSTC 9, l’agent d’appel a déclaré ce qui suit :

[143] Il n’est pas toujours facile de déterminer s’il existe une possibilité réelle ou s’il s’agit plutôt d’une possibilité éloignée ou hypothétique. Dans chaque cas, c’est une question de fait qui dépend de la nature de la tâche et du contexte dans lequel elle est exercée. Les données statistiques sont pertinentes pour tirer une conclusion factuelle éclairée sur cette question, bien qu’en dernière analyse, il s’agisse d’une appréciation des faits et d’un jugement sur la probabilité de la survenue d’un événement futur, en l’occurrence un événement lié à un comportement humain imprévisible.

(soulignement ajouté)

  • [142]À mon avis, les témoignages des témoins des appelants ont porté sur la nature et la gravité du préjudice susceptible d’être causé aux employés par des voyageurs mal intentionnés, plutôt que sur la probabilité que de tels préjudices se produisent. Leur témoignage a été convaincant dans le sens où, si le scénario du pire devait se réaliser, je suis d’avis que le préjudice subi par les employés serait grave. L’intimée ne contestait pas réellement la gravité du préjudice potentiel. Il se préoccupait plutôt de la probabilité du préjudice.

  • [143]Il est vrai, comme cela a été souligné lors de l’audience, qu’un voyageur mal intentionné n’aurait pas besoin du nom de l’employé pour lui causer un préjudice en dehors du travail. Le voyageur pourrait se livrer à une surveillance et suivre l’employé chez lui ou, peut-être, reconnaître l’employé à l’extérieur de son lieu de travail (par exemple, à l’épicerie) et le suivre jusqu’à son domicile. La probabilité que de tels scénarios se produisent est très faible. C’est la possession du nom de l’employé qui augmente la probabilité qu’un voyageur retrouve l’employé en dehors du travail. La publication des renseignements obtenus par la demande d’AIPRP facilite la tâche du voyageur souhaitant retracer l’ASF, mais dans une mesure marginale seulement. Il est très peu probable qu’un voyageur voie d’abord les renseignements obtenus par la demande d’AIPRP qui sont publiés en ligne et décide ensuite d’obtenir le nom de l’employé à partir de son insigne nominatif. Les renseignements obtenus par la demande d’AIPRP indiquaient le prénom et le nom de famille de l’employé et, dans de nombreux cas, mais pas tous, cette information est susceptible d’aider le voyageur à utiliser d’autres sources d’information pour localiser un employé en dehors de son travail. On peut probablement affirmer sans se tromper que le caractère distinctif du nom d’un employé influe sur la probabilité de le retracer. Un « Smith » ou un « Tremblay » peut être difficile à localiser, ce qui ne sera pas le cas d’un « Strahlendorf ». Dans le cas d’un nom de famille peu courant, les renseignements additionnels obtenus par la demande d’AIPRP n’ajouteraient pas grand-chose.

  • [144]En ce qui concerne les statistiques, les parties ne s’entendaient pas quant à leur exactitude et leur pertinence. Un des témoins des appelants, M. Turner, a fait valoir que même si les statistiques montraient une diminution du nombre d’incidents pouvant être liés aux insignes nominatifs, ces chiffres indiquaient simplement une diminution des signalements car, à son avis, lorsqu’on ne donne pas suite à leurs plaintes, les employés se découragent et cessent de signaler les incidents.

  • [145]La difficulté pour la position des appelants concernant les statistiques est que le droit de refuser un travail dangereux est de nature individuelle. Il faut donc répondre à la question suivante : au moment des refus de travailler, l’employé exerçant son droit de refus était-il confronté à un risque vraisemblable de blessure grave? La réponse à cette question doit être « non ». Je n’accepte pas que l’approche appropriée pour évaluer la probabilité d’un refus de travailler par une personne soit de considérer tous les employés de l’ASFC en tout temps. Il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’un individu donné soit frappé par une météorite dans les prochaines minutes. Il est raisonnable de s’attendre à ce que quelqu’un, parmi des milliards de personnes, soit frappé par une météorite en l’espace d’un siècle.

  • [146]Il peut être raisonnable de s’attendre à ce que n’importe quel ASF au Canada puisse se voir causer un préjudice par un voyageur mal intentionné en dehors du travail au cours d’une période de 10 ans; toutefois, selon la preuve soumise, je ne peux pas conclure qu’il était vraisemblable, le ou vers le 1er octobre 2018, qu’une menace sérieuse se matérialise en raison du port d’un insigne nominatif et de la publication de renseignements obtenus par la demande d’AIPRP. Comme on l’a souvent dit, le Code prévoit d’autres mécanismes que le droit de refuser un travail dangereux pouvant être utilisés pour composer avec les risques qui n’atteignent pas le seuil permettant de conclure à un danger.

  • [147]Ayant conclu que les employés ayant refusé de travailler n’étaient pas exposés à une menace sérieuse au moment où ils ont exercé leur droit de refuser un travail dangereux, je n’ai pas besoin d’examiner la dernière partie du critère de Ketcheson, précitée, à savoir si la menace pour la vie ou la santé existait avant que le danger ou la condition puisse être corrigé ou l’activité modifiée.

  • [148]Pour ces motifs, je conclus que les employés, lorsqu’ils ont exercé leur droit de refuser un travail dangereux, n’étaient pas exposés à un danger au sens du Code.

Instruction relative à une contravention

  • [149]Les appelants m’avaient demandé d’émettre une instruction même si je ne concluais pas à la présence d’un « danger ». Ils m’avaient demandé d’exiger de l’intimée qu’il se conforme adéquatement à la hiérarchie des mesures de contrôle énoncée à la partie XIX du Règlement et d’ordonner la suppression de l’obligation de porter un insigne nominatif.

  • [150]Le paragraphe 146.1(1) du Code n’accorde à l’agent d’appel que le pouvoir exprès de donner des instructions en vertu du paragraphe 145(2) (communément appelée instruction relative à un danger) et non en vertu du paragraphe 145(1) (communément appelée instruction relative à une contravention). Dans l’affaire Rudavsky c. Travaux publics et Services gouvernementaux, 2016 TSSTC 1 (Rudavsky), j’ai examiné en détail la question de savoir si un agent d’appel a le pouvoir d’émettre une directive relative à une contravention et j’en suis arrivé à la conclusion suivante :

[73] En conclusion, même si l’on peut soutenir qu’en vertu des conclusions de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Martin, un agent d’appel a le pouvoir d’émettre une instruction relative à une contravention en vertu du paragraphe 145(1) lorsqu’une instruction relative à un danger émise en vertu des paragraphes 145(2) ou (2.1) fait l’objet d’un appel et est annulée, je considère qu’un agent d’appel n’est pas habilité, par ailleurs, à émettre une instruction complètement nouvelle en vertu du paragraphe 145(1) relativement à une question que l’agent de SST n’a pas examinée; à une question qu’il a examinée, mais qui n’a pas servi de fondement à une instruction, ou encore à une question relative à l’application de l’instruction de l’agent de SST. Dans ce dernier cas, le Code prescrit que l’agent de SST doive poursuivre l’enquête plus à fond et émettre d’autres instructions ou déposer une poursuite. Rien dans le Code ne donne à penser que le rôle de l’agent d’appel consiste à surveiller l’ensemble du processus de mise en application des instructions.

  • [151]À la lumière des raisons expliquées dans Rudavsky, précitée, je conclus que les circonstances de la présente affaire ne donnent pas ouverture à ce que ce que j’exerce mon pouvoir d’émettre une instruction relative à une contravention. À mon avis, il serait plus approprié qu’un délégué ministériel détermine si le défendeur s’est conformé à la décision de l’agent d’appel Hamel dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, ou s’il est plus que temps de procéder à une révision de l’évaluation des risques de l’intimée.

  • [152]Toutefois, je souhaite formuler les commentaires suivants. Dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada, précitée, l’agent d’appel Hamel, lorsqu’il a confirmé l’instruction de l’ASS d’élaborer une évaluation des risques, a indiqué sans ambiguïté que l’intimée devrait envisager la suppression de l’obligation de porter un insigne nominatif. Bien qu’il ne m’appartienne pas de faire appliquer la décision de l’agent d’appel Hamel, il me semble assez clair que l’esprit de celle-ci n’a pas été respecté par l’intimée. L’intimée ne pense pas pouvoir éliminer le danger, et les mesures préventives qu’il a prises se situent donc à un niveau inférieur de la hiérarchie des mesures de contrôle.

  • [153]Pour justifier l’obligation de porter un insigne nominatif, il a invoqué des raisons telles que la responsabilisation, la transparence, l’obtention et la conservation de la confiance du public, ainsi que l’harmonisation au sein de la famille des organismes fédéraux chargés de l’application de la loi. Je ne pense pas que ces raisons soient liées à des questions de SST. De façon générale, le Code ne permet pas de trouver un équilibre entre les préoccupations liées à la SST et celles qui ne le sont pas. Cependant, certaines mesures de SST peuvent ne pas être raisonnables car elles soulèvent des préoccupations non liées à la SST. À mon avis, les préoccupations de l’employeur concernant la qualité du service et l’harmonisation des uniformes des agents fédéraux sont dignes d’intérêt en soi, mais ne suffisent pas à l’emporter sur l’importance d’éliminer ou de réduire les risques lorsqu’on procède à une évaluation des risques de la politique relative aux insignes nominatifs.

Décision

  • [154]Pour ces motifs, je confirme la décision d’absence de danger qui a été rendue par la déléguée ministérielle le 3 octobre 2018.

Peter Strahlendorf

Agent d’appel

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