Tribunal de santé et sécurité au travail Canada

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Date :

2022-03-08

Dossier :

2018-22

 

 

 

 

Entre :

 

 

 

 

Benoît Lachapelle, appelant

 

et

 

Service Correctionnel du Canada, intimé

 

 

 

 

Indexé sous : Benoît Lachapelle c. Service Correctionnel du Canada

 

 

Affaire :

Appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail à l’encontre d’une décision rendue par un représentant délégué par le Ministre du travail.

 

Décision :

Une instruction est donnée

 

Décision rendue par :

M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel

 

Langue de la décision :

Français

 

Pour l’appelant :

Me Catherine Sauvé, Laroche Martin, Service juridique de la CSN

 

Pour l’intimé :

Me Karl Chemsi, Ministère de la Justice Canada, Services juridiques du Secrétariat du Conseil du Trésor

 

Référence :

2022 TSSTC 2


MOTIFS DE DÉCISION

Contexte

 

  • [1]La présente décision concerne un appel déposé le 2 août 2018 conformément au paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code) par M. Martin Bibeau, au nom de l’appelant M. Benoît Lachapelle, à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue le 27 juillet 2018 par Mme Jenny Teng, déléguée ministérielle, à la conclusion de son enquête concernant le refus de travailler de l’appelant dans le lieu de travail situé au Centre Régional de Réception, Unité spéciale de détention (USD), Établissement de Sainte-Anne-des-Plaines (Québec) et l’émission d’une instruction en conséquence de la décision de l’existence d’un danger à laquelle est arrivé l’agent d’appel soussigné au terme de l’audition dudit appel dans Benoît Lachapelle c. Service Correctionnel du Canada, 2021 TSSTC 2.

 

  • [2]Les faits et circonstances de la présente affaire sont complètement énoncés dans la décision susmentionnée et il n’est pas nécessaire d’y revenir ci-après.Toutefois, aux fins de précision, il est utile de mentionner que l’employé et appelant, Benoît Lachapelle, a fondé son refus de travail sur la prétention, reconnue par le Tribunal, qu'il existe un danger pour un agent de plancher en raison de la plus grande puissance de l’arme à feu récemment déployée pour usage par les agents de passerelle de surveillance des salles communes sans que des mesures additionnelles n'aient été instaurées, tenant compte du fait que les fenêtres desdites salles communes ne sont pas suffisamment résistantes pour arrêter un projectile tiré avec ladite arme.

 

  • [3]Dans la décision sur l’appel mentionnée ci-dessus, j’ai indiqué ce qui suit relativement à l’émission d’une instruction :

 

[106] Ayant conclu à l’existence d’un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi, l’alinéa 146.1(1)b) du Code m’habilite à donner les instructions que je juge indiquées dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1) de la législation. J’estime toutefois, étant donnée la période considérable de temps écoulée depuis la formulation du refus par M. Lachapelle et la décision de la déléguée ministérielle, qu’il serait plus avisé de permettre aux parties d’arriver conjointement à une solution de la question. J’opte conséquemment de ne pas émettre d’instruction pour le moment, mais demeure saisi en l’instance et demeure compétent pour émettre toute instruction jugée indiquée si les parties n’en arrive pas à résoudre la question dans un délai de 90 jours de la date des présentes et qu’une telle demande m’en est faite. Dans un tel cas, je pourrai considérer les soumissions écrites des parties de manière expéditive.

 

 

Propositions des parties

 

  • [5]Le 15 novembre 2021, la partie appelante a transmis au Tribunal les informations demandées sans plus, indiquant sommairement que trois mesures permettraient, à son avis, d’éliminer le danger à la source à savoir, changer l’arme à feu de service (C-8), changer les vitres des salles communes ou changer la munition utilisée pour la carabine C-8, précisant toutefois que suite à une expertise, son premier choix serait de changer la carabine C-8 pour une arme à feu de moindre calibre (9 mm), alors que tout au long de l’audition de l’appel, la partie appelante avait primairement argué pour le changement aux vitres des salles communes. De façon plus détaillée, la partie appelante a expliqué les mesures proposées comme suit :

 

En premier lieu, le syndicat a indiqué que la solution souhaitable est le changement de la carabine C-8, pour une arme dont la munition ne traverserait pas la vitre. Avant 2015, l’arme utilisée sur la passerelle était une carabine Colt 9 mm et une arme équivalente à la C-8, l’AR 15 de calibre .223 était utilisée uniquement pour l’extérieur. Or, l’expert Guillaume Arnet a testé les vitres avec une arme de calibre 9 mm et il appert que le polycarbonate utilisé pour les salles communes « était une barrière efficace pour protéger le personnel dans le corridor lorsque l’ancienne arme de service était en opération ». Ainsi, le syndicat propose de changer la C-8 pour une arme de calibre 9 mm. Il semble que plusieurs fabricants font de telles armes, dont JR Carabine, Keltec, Beretta, pour ne nommer que ceux-là.

 

En deuxième lieu, le syndicat est revenu sur la proposition d’augmenter la capacité balistique du mur et des fenêtres. La préoccupation du syndicat était de s’assurer toutefois que les nouvelles vitres ne soient pas trop opaques, pour s’assurer de pouvoir bien surveiller les détenus en tout temps.

 

  • [6]Relativement à sa troisième proposition, laquelle visait à conserver l’arme de service C-8 mais en optant pour une munition différente qui n’aurait pas la capacité de traverser les fenêtres des salles communes, la partie appelante explique comme suit :

 

[…] Il y aurait l’option de munitions frangibles. Il semble que l’utilisation d’une munition « frangible » de bonne qualité à poids léger, comme une de 55 grains, pourrait être efficace. Le projectile de la munition frangible est composé d’une agglomération de poudre de métal. Il n’y a donc pas de ricochet sur les surfaces dures et la munition ne traverserait pas la vitre. Cette munition est toutefois mortelle sur des tissus mous à courte portée, donc utile pour les CX [agents correctionnels] sur la passerelle. Cependant, des tests pourraient être nécessaires pour valider la distance optimale d’utilisation. Aussi, il est clair qu’il faudra identifier la carabine C8 réservée pour l’intérieur, afin que les chargeurs contenant la munition « frangible » ne soient pas confondus avec celle à pointe creuse, qui elle serait exclusivement utilisée à l’extérieur. Un ruban électrique de couleur différente pourrait faire le travail à moindre coût.

 

  • [7]Pour sa part, la partie intimée a donné suite à la demande du Tribunal le 22 novembre 2021, catégorisant en deux les mesures qu’elle prévoit mettre de l’avant à savoir, mesure immédiate ou à très court terme et mesure à moyen-long terme (plus de six mois) en les accompagnant d’un croquis explicatif.

 

  • [8]Au titre de mesure immédiate ou a très court terme, la partie intimée propose en premier lieu de « retirer le marquage au sol autour des fenêtres des salles communes (anciennes zones de sécurité) et informer le personnel que la note de service qui avait été envoyée à cet effet n’est plus valide », et identifie dans un croquis produit en annexe une nouvelle zone de sécurité. Il particularise les mesures à ce titre comme suit :

 

Modifier les ordres de postes afin d’aviser tous les employés postés à l’USD qu’ils ne doivent en aucun temps se trouver dans la nouvelle zone de sécurité (en rouge sur le croquis « annexe A ») lorsque l’alarme « incident » est déclenchée (Air Horn précédent une intervention). L’ordre de poste expliquera précisément le type d’alarme qui devra être utilisé, par qui et dans quelles circonstances (Incident dans une salle commune à l’USD). Cette mesure immédiate viendra éliminer le danger en lien avec la présence de personnel dans cette zone en cas d’utilisation de la C-8.

 

  • [9]De manière plus spécifique, l’intimé identifie ci-après les Ordres de Postes (OP) devant être modifiés dans le cadre de la mesure immédiate ou à court terme préconisés pour éliminer le risque :

 

Modification de OP 609 : coordonnateur de secteur USD et 619A ACI Supervision d’unité :

 

L’ordre de poste définira que le coordonnateur de secteur est responsable de s’assurer qu’advenant une situation d’urgence dans une salle commune, il devra veiller à ce qu’aucun employé civil et/ou de correction ne se retrouve dans la nouvelle zone de sécurité […] tant et aussi longtemps que la situation n’est pas sous contrôle de l’agent de la passerelle. La passerelle étant le seul lieu ou les interventions sont possibles dans les salles communes, personne ne doit se retrouver dans cette zone afin de ne pas nuire aux interventions. De plus, le contrôle devra fermer les grilles d’accès […] bloquant ainsi l’accès à la zone de sécurité une fois que celle-ci est évacuée. Le croquis de l’unité spéciale de détention […] explique clairement l’emplacement des anciennes démarcations au sol […], et de la nouvelle zone de sécurité […] qui inclut l’ancienne zone de sécurité.

 

Modification de l’OP 619A : AC1 Surveillance de l’unité – USD :

 

La modification de cet ordre de poste précisera qu’advenant une situation d’urgence dans une salle commune, les agents affectés à ce poste doivent quitter la nouvelle zone de sécurité et rester derrière la grille d’accès […] tant et aussi longtemps que la situation n’est pas maîtrisée par l’agent de passerelle et que le coordonnateur de secteur de l’unité n’autorise pas la réouverture de cette zone.

 

Modification de l’OP 610A : AC1 Passerelle :

 

Avant toute intervention, l’ordre de poste viendra préciser et rappeler aux agents qu’ils doivent toujours actionner l’alarme sonore de type Air Horn avant toute intervention. De plus, avant toute utilisation de l’arme à feu C-8, l’agent devra informer, via les ondes radio, les autres agents – ex. NOVEMBRE 23 à NOVEMBRE, opération arme à feu à l’USD.

 

L’intimé précise à cet égard que la mise en œuvre de cette mesure durera jusqu’à ce que soit complétée l’installation du coffret d’entreposage de la C-8 dont l’ouverture déclenchera automatiquement une alarme sonore.

 

  • [10]Comme mentionné ci-haut, la réponse de l’intimé à la requête du soussigné prévoit également la mise en place d’une mesure à moyen-long terme (plus de 6 mois), laquelle est centrée autour de l’installation d’un coffret d’entreposage de la C-8 dont l’ouverture déclenchera automatiquement une alarme sonore et visuelle. L’intimé précise à cet égard :

 

Ranger les armes à feu dans un coffret de sécurité sur la passerelle. Une alarme sonore et visuelle se déclenchera automatiquement dès que l’arme C-8 est sortie de son coffre, avertissant ainsi tous les employés de l’USD de quitter immédiatement le périmètre de sécurité autour du contrôle central de l’USD. L’alarme visuelle servira à créer un impact visuel en éclairant la zone interdite avec une lumière rouge de manière très distinctive. Une fois l’installation complétée, tous les ordres de postes des agents travaillant à l’USD seront modifiés pour ajouter les procédures lors du déclenchement de cette nouvelle alarme. Des séances d’information « debriefings » seront offertes à tout le personnel les avisant de la nouvelle procédure. Le coordonnateur de secteur de l’USD sera responsable de faire respecter cette procédure par tous les employés de l’USD.

 

  • [11]L’intimé fait valoir relativement aux mesures qu’il propose que cette modification des procédures opérationnelles en situation d’urgence permet la mise en place rapide et efficace d’un périmètre de sécurité qui élimine totalement le risque que comporte l’usage de la C-8 dans les salles communes. Estimant que le plan de mise en œuvre relié à l’instauration d’un nouvel entreposage de la C-8 est réalisable rapidement, l’intimé fait valoir que l’ouverture du coffre enclenchera une alarme sonore et visuelle ainsi que la procédure d’évacuation du périmètre de sécurité autour du contrôle de l’USD. Relativement à cette nouvelle zone de sécurité, l’intimé soumet qu’elle couvre une zone beaucoup plus vaste que les anciennes démarcations au sol, qu’elle couvre tous les angles de tir à partir de la passerelle et qu’en conséquence, l’interdiction de se trouver dans cette zone de même que la fermeture de la grille d’accès élimine le risque advenant la nécessité de recourir à l’utilisation de la C-8. Malgré le fait que le soussigné avait enjoint aux parties de se limiter à la présentation de leurs propositions relatives à l’atténuation du danger identifié par le Tribunal dans sa décision au fond, l’intimé s’est permis de formuler des commentaires concernant les propositions formulées par la partie appelante avec le résultat prévisible que cette dernière partie a voulu également commenter les propositions faites par l’intimé, situation qui appelle le commentaire suivant de la part du soussigné.

 

  • [12]Le Code, et dans une certaine mesure la jurisprudence développée par le Tribunal à travers les années, établissent clairement les limites de la juridiction du Tribunal en l’instance, laquelle se résume très sommairement à deux éléments. Premièrement, aux termes de l’article 146.1, le Tribunal enquête sur les circonstances ayant donné lieu à sa décision, quelle que soit cette décision, ce qui signifie que ce sont les circonstances au moment du refus de travail ayant entraîné l’appel au Tribunal qui sont au centre de sa détermination. Deuxièmement, le Code autorise le Tribunal ayant conclu à l’existence d’un danger à l’époque du refus à donner les instructions qu’il juge indiquées dans une optique de correction, évidemment pour l’avenir, suivant sa décision, cette discrétion accordée au Tribunal lui permettant de donner des instructions allant du général au spécifique.

 

  • [13]Cependant, rien dans la législation ne permet au Tribunal de considérer ou se prononcer pour l’avenir sur l’efficacité ou l’efficience à venir d’une instruction/mesure à mettre en vigueur, fut-elle générale ou spécifique, bien qu’au regard de l’objectif principal du Code, le degré ou niveau de protection doit primer sur les difficultés et/ou coûts de son implantation. Pour employer une figure de style descriptive relativement à l’intervention possible du Tribunal, sa juridiction en la matière vise l’amont et non l’aval de la décision. Il en va tout de même de soi que l’émission d’une instruction ne doit pas constituer un exercice clairement futile ou l’instruction spécifique serait inapplicable. Toutefois, aux termes du Code, il existe clairement des mécanismes en place pour procéder à une telle évaluation, allant de l’inspection du lieu de travail par le Ministre, par le biais d’un délégué ministériel, soit à la demande d’une partie ou encore périodiquement, au recours à la procédure de refus de travail relativement à l’application éventuelle d’une instruction, laquelle entraînerait enquête et évaluation de ses effets.

 

  • [14]C’est en tenant compte de ce qui précède que j’ai inscrit aux présentes les commentaires de chaque partie relativement aux propositions de la partie adverse. Il importe également de noter que ni l’une ou l’autre des parties n’a suggéré que la ou les propositions formulées par l’autre partie étaient impossibles à mettre en application en soi, mais seulement que cette application présentait des difficultés sérieuses ou une protection incomplète.

 

Commentaires des parties sur les propositions adverses

 

  • [15]Les commentaires de l’intimé visent tant le changement d’arme et de munition que l’installation de vitres pare-balles proposés par la partie appelante. Relativement au premier point, la partie intimée fait valoir que lors de l’adoption de la C-8, le choix de munition s’est basé sur différentes expertises balistiques et que selon la section « armurerie » de la GRC, l’emploi d’une munition frangible sur une cible humaine est contre-indiqué en raison des blessures considérables et irréparables (haut risque de décès) qu’elle occasionne. Notant que la directive du Commissaire 567-5 précise que « [c]onformément à l’article 25 du Code criminel, il est possible de tirer sur une personne pour empêcher la perpétration d’actes susceptibles de causer la mort ou des blessures corporelles graves lorsque des mesures moins rigoureuses se sont révélées inapplicables, inefficaces ou ne constituent pas l’intervention la plus sécuritaire et la mieux adaptée à la situation », l’intimé fait valoir que dans le cadre de la formation des agents, il est enseigné que l’intention est d’arrêter le délinquant par un usage légitime de la force et que l’objectif premier n’est pas de donner la mort, ce qui, selon l’intimé, rend la munition proposée par la partie appelante inappropriée dans un contexte carcéral.

 

  • [16]En outre, eu égard au changement d’arme proprement dit, l’intimé fait valoir qu’une telle mesure est empreinte à plusieurs niveaux de maintes difficultés qui empêcheraient une implantation rapide. Il y aurait nécessité de revoir le volet de formation des agents correctionnels, des recrues et des EUI, de même que la formation spécialisée des armuriers nationaux. Il y aurait également un volet budgétaire quant à l’achat des armes, des pièces de rechange, des munitions et des heures supplémentaires requises pour assurer la formation des agents. L’intimé estime conséquemment que 24 à 36 mois seraient requis pour mettre en place les critères d’une nouvelle arme, procéder aux appels d’offres (armes et munitions) ainsi que mettre à jour et livrer le contenu des modules de formation aux agents.

 

  • [17]Quant à l’installation des vitres pare-balles, l’intimé fait valoir que ceci engendrerait des impacts considérables. Selon ce dernier, assurer une couverture balistique complète selon une norme établie nécessiterait d’effectuer des évaluations sur l’ensemble de l’enveloppe des salles communes (murs, cadres, portes, vitres, etc.), entraînant des travaux importants pouvant s’étendre sur plus de 24 mois i.e., depuis la période d’évaluation, l’appel d’offres, l’élaboration d’une solution de conception et d’un plan de projet jusqu’à l’achèvement des travaux et ce, à un coût estimé de plus ou moins 2,000,000 $. De tels travaux rendraient impossible l’utilisation des salles communes durant ceux-ci, ce qui, étant donnée la législation actuelle et les droits des détenus, nécessiterait de relocaliser les détenus durant toute la durée. L’USD constituant un établissement unique et le seul apte à accueillir le type de détenus qui y sont logés, l’intimé estime que leur relocalisation pour une longue période dans d’autres établissement à sécurité maximale dont les infrastructures n’ont pas été conçues avec les mêmes capacités de surveillance et contrôle que l’USD pourrait résulter en un nombre accru d’incidents.

 

  • [18]L’intimé conclut donc qu’au vu de ce qui précède, les propositions formulées par ce dernier représentent la meilleure façon de résoudre la question en accord avec la décision du Tribunal.

 

  • [19]La partie appelante réplique en trois points aux commentaires de l’intimé. En premier lieu, la partie appelante s’inscrit en faux relativement à la prétention de l’intimé que la nouvelle zone de sécurité couvre tous les angles de tir à partir de la passerelle. Selon l’appelante, la zone rouge délimitée par l’employeur fait complètement abstraction des zones entre les salles communes alors que les agents correctionnels de plancher doivent souvent procéder dans le corridor à la fouille des détenus devant être escortés hors de leur section pour se rendre à certaines activités, les détenus devant se positionner sur les marques au plancher dans le corridor, lesquelles sont attenantes aux fenêtres et portes des salles communes, lesdites fenêtres étant couvertes d’une pellicule givrée rendant plus difficile de voir les personnes présentes dans le corridor.

 

  • [20]En deuxième lieu, la partie appelante souligne le fait que cette nouvelle procédure proposée par l’intimé n’a pas été sérieusement analysée par l’employeur en ce qu’elle est silencieuse relativement à ce qui doit être fait des détenus que les agents correctionnels doivent escorter dans les corridors de l’USD dans le cas d’un incident. Ainsi, la procédure précise uniquement que les employés se dirigent dans la zone sécurisée avec le personnel évacué du plancher, soit les agents CX1 et CX2, les infirmières, les agents de libération, les gestionnaires, les détenus escortés ne pouvant ni suivre ces derniers dans le corridor sécurisé, ni être laissés à eux-mêmes, et que dans cette optique, elle devient inapplicable comme telle. Sur ce point, la partie appelante souligne que la configuration du corridor principal de l’USD, i.e. en cercle autour du contrôle central, signifie que lors de l’évacuation commandée par la sirène, il y a risque que plusieurs personnes répondant à ce signal passent devant les fenêtres des salles communes, ce qui constitue un problème en soi.

 

  • [21]Troisièmement, l’appelant fait valoir que cette procédure n’élimine pas le danger à la source, entre autres raisons du fait que l’agent de passerelle doit intervenir rapidement pour mettre fin à une altercation et préserver la vie. Ce faisant, l’appelant fait valoir que la preuve a démontré que les détenus de l’USD ont les habiletés nécessaires pour mettre à exécution une menace, qu’il n’y a pas de gradation des moyens et que le tout peut se dérouler en quelques secondes, requérant de l’agent de passerelle de possiblement effectuer un tir sans même un coup de semonce, l’appelant sous-entendant ainsi que la procédure proposée par l’intimé ne pourrait pas être mise en application en temps utile.

 

Décision et instruction

 

  • [22]Le langage de l’article 146.1 du Code relativement à l’émission d’une instruction est on ne peut plus clair. L’article 146.1 se lit ainsi :

 

(1) Saisi d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, le Conseil mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

a) soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions;

b) soit donner, dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1), les instructions qu’il juge indiquées.

 

  • [23]L’autorité d’émettre une instruction que confère cette disposition à un agent d’appel est une autorité discrétionnaire (« peut ») et la teneur de toute instruction émise en vertu de ladite disposition, suite à une conclusion de danger, peut être générale ou spécifique (« instructions qu’il juge indiquées »), qu’elle soit donnée dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1) de la législation. Le renvoi par l’alinéa 146.1(1)b) auxdits paragraphes indique clairement de ce fait qu’une instruction concerne la prise de mesures propres à écarter le risque, corriger la situation, modifier la tâche ou protéger les personnes contre le danger identifié.

 

  • [24]Il en découle conséquemment, en vertu de ce libellé, qu’un agent d’appel ayant conclu à danger, peut émettre dans chaque cas entendu une ou des instruction(s) correctrice(s) de teneur générale ou une ou des instructions correctrices spécifiques, i.e. ordonnant la prise de mesures correctrices spécifiquement adaptées aux tenants et aboutissants de chaque situation pour laquelle un danger a été identifié. Cette discrétion différencie ainsi l’autorité discrétionnaire d’un agent d’appel de celle exercée par le ministre ou son délégué qui, suite à une conclusion de danger relativement à l’un ou l’autre des facteurs ouvrant droit au refus de travail, a l’obligation (« enjoint » – « shall ») de donner une instruction aux termes du paragraphe 145(2) du Code.

 

  • [25]Cela dit, l’émission d’une instruction ne peut se faire dans un vacuum et doit tenir compte de certaines dispositions et obligations particulières du Code. Ainsi, toute action entreprise dans le cadre de la législation, et particulièrement au titre d’instructions données en vertu du Code, doit prendre en compte l’objet général de la législation qui est de « prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions » (article 122.1), ledit objet se voulant beaucoup plus qu’une déclaration de principe puisque ladite prévention doit viser la réduction de tout risque à la simple condition normale d’emploi, ce qui requiert qu’elle doit se traduire par une gradation des mesures appliquées, laquelle est souvent décrite sous le titre « hiérarchie des contrôles » devant consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés (article 122.2).

 

  • [26]Outre ces dispositions, et prenant en considération que dans un cas comme le présent, lequel concerne une conclusion de « danger », le pouvoir de l’agent d’appel d’émettre une instruction vise l’employeur, certaines obligations faites à ce dernier et qui revêtent une importance particulière, sont énoncées à l’article 124 du Code, lequel précise plus généralement que l’employeur veille à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail, et à l’article 125 qui prévoit que dans le cadre de l’obligation générale stipulée à l’article 124, l’employeur est tenu relativement à tout lieu de travail qu’il contrôle ou toute tâche relevant de son autorité exécutée par un employé dans un lieu de travail qu’il ne contrôle pas, de se conformer aux instructions verbales ou écrites qui lui sont données par le ministre ou l’agent d’appel en matière de santé et sécurité des employés (alinéa 125(1)x)).

 

  • [27]Tel que noté précédemment, le soussigné est d’avis que le libellé de l’alinéa 146(1)b) et du paragraphe145(2) du Code permet au Tribunal de donner dans chaque cas instruit une ou des instructions correctrices spécifiques, i.e. spécifiquement adaptées aux tenants et aboutissants de chaque situation pour laquelle un danger a été identifié. Il est évident que, indépendamment du contrôle de l’employeur sur le lieu de travail et/ou les activités de ses employés et de la variété quasi infinie de ceux-ci, que ce faire nécessiterait du Tribunal de maîtriser une gamme extrêmement vaste de connaissances ou expertises, fussent-elles techniques ou autres, qu’il, en la personne d’agents d’appels individuels, ne possède pas et ne saurait posséder, la logique du régime voulant plutôt que mis-au-fait d’une ou de situations, le Tribunal procède à évaluer s’il existe un danger pour qu’ensuite, des mesures correctrices volontaires ou dirigées soient mises en place par les parties du lieu de travail, dont particulièrement la partie exerçant le contrôle sur le lieu et/ou les activités des employés, qui sont plus au fait des caractéristiques du lieu, des tâches et des moyens pour apporter des corrections, lesquelles, tel que mentionné précédemment, pourront subséquemment faire l’objet d’évaluation de leur efficacité et efficience par le biais d’inspections sollicitées ou périodiques, de décisions et/ou instructions par le Ministre par l’entremise d’un(e) délégué(e).

 

  • [28]Ceci étant, et compte tenu de la grande complexité des milieux de travail auxquels s’applique le Code et que vise par conséquent la juridiction qu’exerce chaque agent d’appel, le Tribunal a, au vu de la logique ci-dessus, adopté au cours des années la pratique de se limiter à l’émission d’instructions de nature générale ordonnant, selon le vocable en usage au Code, la prise de mesures propres à écarter le risque, corriger la situation, modifier la tâche ou protéger les personnes contre le danger identifié, conscient que les mesures prises peuvent être sujettes à examen et évaluation subséquents, tel que mentionné précédemment. Je trouve appui à mon propos ci-haut dans ceux de M. le Juge Pratte de la Cour d’appel fédérale dans Employeurs Maritimes c. Harvey et al, [1991] A.C.F. no 325, ci-après à la page 3:

 

La requérante a aussi fait valoir que les instructions données par l’agent de sécurité et confirmées par l’agent régional étaient trop laconiques en ce qu’elles ordonnaient simplement à l’employeur « de prendre immédiatement des mesures propres à parer au danger » sans autrement prévoir ce que l’employeur devait faire. Pour se conformer à ses obligations en vertu de l’alinéa 145(2)(a), soutient la requérante, l’agent de santé et de sécurité aurait dû indiquer de façon précise les mesures que devrait prendre l’employeur pour parer au danger.

Même si la loi ne le dit pas expressément, il est clair que les instructions données en vertu du paragraphe 145(2) doivent être assez précises pour permettre de déterminer si l’employeur s’y est conformé. Pour avoir la précision requise, il n’est cependant pas nécessaire que ces instructions spécifient les moyens que l’employeur doit prendre pour parer au danger que couraient les employés; il suffit qu’elles précisent le résultat que l’employeur doit atteindre en identifiant clairement le danger que courent les employés et en effet, s’il peut être facile, en certain cas, de préciser ce que l’employeur doit faire pour remédier à un danger, cela peut être, en d’autres cas, difficile ou même impossible. Il peut exister une multitude de moyens permettant d’arriver au résultat désiré; ou, encore, il peut être impossible à une personne qui ne possède pas de connaissances scientifiques spécialisées, de savoir comment arriver à ce résultat. Il est normal dans les circonstances qu’on laisse à l’employeur le choix des moyens à prendre pour atteindre le but qu’on lui assigne.

 

[c’est nous qui soulignons]

 

  • [29]Dans le cas qui nous occupe, informé des mesures correctrices mises de l’avant par les parties dans le cadre de leurs échanges, mesures que lesdites parties reconnaissent, évidemment à des degrés variables, susceptibles de corriger le danger auquel a conclu le Tribunal, le soussigné fait sienne la logique du Tribunal énoncée ci-dessus et n’a aucunement l’intention de déroger à la pratique établie. Conséquemment, l’instruction suivante est émise :

 

Eu égard à la conclusion de danger à laquelle est arrivé le Tribunal le 5 août 2021, j’ordonne à l’employeur de prendre des mesures pour protéger l’employé ayant exercé son droit de refuser de travailler, M. Benoît Lachapelle, et toute autre personne contre le danger identifié aux termes de l’instruction jointe à la présente décision.

 

 

 

 

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

ANNEXE

Références : 2021 TSSTC 2 et

2022 TSSTC 2

Numéro de dossier : 2018-22

DANS L’AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL

PARTIE II – SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL

 

INSTRUCTION À L’EMPLOYEUR EN VERTU DE L’ALINÉA 146(1)b)

ET DU PARAGRAPHE 145(2)

À la suite d’un appel interjeté conformément au paragraphe 129(7) du Code, j’ai procédé à une enquête en vertu de l’article 146.1 du Code relativement à la décision d’absence de danger rendue par la déléguée ministérielle Jenny Teng le 27 juillet 2018 en conclusion de son enquête concernant le refus de travail de M. Benoît Lachapelle. Ce droit de refuser de travailler par M. Benoît Lachapelle a été exercé en lien avec son travail au Centre Régional de Réception, Unité spéciale de détention (USD), Établissement de Sainte-Anne-des-Plaines (Québec), un lieu de travail exploité par le Service Correctionnel du Canada (SCC), employeur de l’employé assujetti au Code.

Sur la base de mon enquête, j’ai conclu à l’existence d’un danger pour l’employé ayant exercé son droit de refus de travailler, M. Benoît Lachapelle, en raison de la plus grande puissance de l’arme à feu récemment déployée pour usage par les agents de passerelle de surveillance des salles communes de l’USD sans que des mesures additionnelles de sécurité ne soient instaurées, tenant compte du fait que les fenêtres des salles communes ne sont pas suffisamment résistantes pour arrêter un projectile tiré avec ladite arme à feu.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu du sous-alinéa 145(2)a)ii) du Code, de prendre des mesures pour protéger l’agent correctionnel Lachapelle et toute autre personne relativement au danger identifié ci-dessus.

Il vous est ÉGALEMENT ORDONNÉ de faire rapport sur ces mesures à un délégué ministériel du district de Québec d’Emploi et Développement social Canada, Programme du Travail, dans les trente (30) jours de la date de la présente instruction.

Émise à Ottawa, ce 8jour de mars 2022.

 

 

 

 

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

 

À : Service correctionnel du Canada

Centre Régional de Réception

Unité spéciale de Détention

Établissement Sainte-Anne-des-Plaines

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