Tribunal de santé et sécurité au travail Canada

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Date :

2019-04-12

 

Dossier :

2017-35

 

 

 

 

Entre :

 

Melissa Black et Tracy Blackler, demanderesses

 

et

 

Brink’s Canada Ltée, intimée

 

 

Indexé sous : Black c. Brink’s Canada Ltée

 

 

Affaire :

Demande visant le rejet en raison du caractère théorique de l’appel d’une instruction émise par un représentant délégué par le ministre du Travail en vertu de l’alinéa 145(2)(a) du Code canadien du travail

 

Décision :

La requête est accueillie et l’appel est rejeté en raison de son caractère théorique.

 

Décision rendue par :

M. Peter Strahlendorf, agent d’appel

 

Langue de la décision :

Anglais

 

Pour les demanderesses :

Niki Lundquist, avocate, Unifor

 

Pour l’intimée :

James D. Henderson, avocat, Grosman Gale Fletcher Hopkins LLP

 

 

Référence :

2019 TSSTC 9

 


 

MOTIFS DE LA DÉCISION

 

  • [1] Il s’agit d’une demande de rejet de l’appel d’une instruction émise en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code canadien du travail (le Code), en raison de son caractère théorique. La demande a été acceptée le 11 septembre 2018. Voici les raisons à l’appui de cette décision.

 

Contexte

 

  • [2] Le 25 août 2017, deux employées de Brink’s Canada Limitée (Brink’s), Melissa Black et Tracy Blackler, ont refusé d’effectuer un travail qu’elles estimaient dangereux. L’employeur a procédé à une enquête et a conclu à l’absence de danger. Le représentant des employés du comité de santé et de sécurité a également conclu à l’absence de danger. Les employées ont continué de refuser de travailler.

 

  • [3] Le Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada a été contacté et la représentante déléguée par le ministre du Travail, Michelle Sterling (déléguée ministérielle), a procédé à une enquête le 5 septembre 2017. La déléguée ministérielle a jugé que les conditions étaient telles qu’un danger existait. La déléguée ministérielle a émis une instruction le 20 septembre 2017. L’instruction a été émise en vertu de l’alinéa 145(2)(a) du Code :

 

145(2) S’il estime que l’utilisation d’une machine ou d’une chose, qu’une situation existant dans un lieu ou que l’accomplissement d’une tâche constitue un danger pour un employé au travail, le ministre :

 

(a) en avertit l’employeur et lui enjoint, par instruction écrite, de procéder, immédiatement ou dans le délai qu’il précise, à la prise de mesures propres :

 

(i) soit à écarter le risque, à corriger la situation ou à modifier la tâche,

 

(ii) soit à protéger les personnes contre ce danger ;

 

  • [4] L’instruction de la déléguée ministérielle concernant le danger était comme suit :

[Traduction] DANS L’AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL

PARTIE II SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL

 

INSTRUCTION À L’EMPLOYEUR EN VERTU DE L’ALINÉA 145(2)a)

 

Le 5 septembre 2017, la représentante déléguée par le ministre du Travail soussignée a procédé à une enquête à la suite du refus de travailler exercé par Melissa Black et Tracy Blackler sur le lieu de travail exploité par Brink’s Canada Limitée, étant un employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, au 55 Trillium Park Place, Kitchener, Ontario, N2E 1X1, ledit lieu de travail étant parfois appelé Brink’s.

 

La représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis qu’une situation dans un lieu constitue un danger pour un employé au travail :

Les conditions existantes au moment de la construction du système léger sur rail (SLR) devant le lieu de travail situé à la Banque Canadienne Impériale de Commerce (CIBC), 27 rue King à Waterloo en Ontario, représentent un danger pour les employés en raison de la possibilité réduite de conserver une ligne visuelle entre le conducteur du véhicule blindé et le messager et le gardien; par ailleurs, les barrières ou les clôtures de construction placées devant le lieu de travail restreignent la possibilité pour le messager et le gardien de s’échapper lors d’une tentative de vol. L’employeur n’a pas répertorié les dangers existants durant la construction du SLR et n’a donc pas supprimé ou contrôlé ces dangers.

 

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(2)(a) de la partie II du Code canadien du travail, de prendre immédiatement des mesures propres à écarter le danger ou à corriger la situation.

 

Fait à London, ce 20e jour de septembre 2017.

 

  • [5] Le travail consistait à ramasser, transporter et livrer des objets de valeur au moyen d’un camion blindé. Trois employés travaillent avec le véhicule blindé de l’employeur : le conducteur, un gardien et un messager. Le conducteur reste dans le véhicule. Le gardien et le messager descendent du véhicule lorsqu’il s’arrête à l’établissement d’un client. Le messager récupère ou dépose le ou les colis de valeur. Le gardien fait le gué. Le conducteur fait de même. Le conducteur surveille le messager et le gardien lorsqu’ils se déplacent du camion à l’établissement du client et inversement. La préoccupation en matière de sécurité porte sur le fait que les employés pourraient faire l’objet d’un vol et, ce faisant, être blessés. De plus, en pareille situation, le messager et le gardien doivent pouvoir retourner au camion et quitter le lieu de l’incident en toute sécurité.

 

  • [6] Le jour du refus de travailler, Mme Blackler était la gardienne et Mme Black était la messagère. Le client était une banque de la rue King à Waterloo en Ontario. Des travaux de construction étaient en cours devant la banque. Par conséquent, il n’était pas possible de stationner le véhicule blindé directement devant la banque. Les demanderesses estimaient qu’il n’était pas possible de se stationner suffisamment près pour pouvoir conserver une ligne visuelle entre le véhicule et l’entrée de la banque. Les travaux de construction empêchaient également le véhicule de quitter rapidement les lieux en cas de problème. Au moment de l’incident, l’employeur n’avait pas procédé à une évaluation des risques du site pour cet établissement. Les demanderesses estimaient que la situation les mettait en danger. Les enquêtes susmentionnées s’en sont ensuivies et ont finalement conduit la déléguée ministérielle à conclure à l’existence d’un danger et à émettre une instruction.

 

  • [7] L’employeur a interjeté appel de l’instruction le 19 octobre 2017. Les motifs de l’appel étaient les suivants :

 

Brink’s Canada Limitée conteste l’interprétation de la définition de « danger », au sens du paragraphe 122(1) du Code, donnée par la déléguée ministérielle Sterling ainsi que l’application qu’elle en fait, aux circonstances existantes à la CIBC, 27 rue King N. à Waterloo en Ontario au moment de son enquête et de son instruction.

 

  • [8] Les intimées à l’appel ont déposé une demande de rejet de l’appel en raison de son caractère théorique. L’employeur s’est opposé à la demande. Les parties ont fourni des observations écrites sur la question du caractère théorique. Par un courriel en date du 11 septembre 2018, les parties ont été informées par le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada que leur demande était accordée, les motifs devant suivre.

 

Observations des demanderesses

 

  • [9] L’intimée, en tant que demanderesses, affirment que l’affaire est théorique. Le refus de travailler concernait un emplacement en particulier. Depuis l’instruction de la déléguée ministérielle, les travaux devant la banque située au 27 rue King ont pris fin. Une évaluation des risques du site a été réalisée pour cet établissement. Les demanderesses déclarent qu’il n’existe pas de conflit actuel entre les parties :

[Traduction] Une décision sur le fond n’aurait aucune incidence tangible, concrète ou pratique sur les droits des parties à l’appel. Une décision sur le fonds n’aurait, au mieux, qu’un effet déclaratoire.

 

  • [10] Les demanderesses fondent leur argument sur le critère du caractère théorique énoncé par l’agent d’appel dans la décision Manderville c. Service correctionnel Canada, 2015 TSSTC 3 (Manderville), au paragraphe 13 :

 

[13] Le critère pour déterminer si une question est théorique a été fixé par l’arrêt Borowski, et il doit être appliqué à la démarche du Tribunal. Dans un premier temps, le tribunal doit se demander si le différent concret et tangible est disparu de manière à rendre le litige académique. Dans l’affirmative, l’agent d’appel doit se demander s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur le bien-fondé de la cause.

 

  • [11] Dans son arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (Borowski), la Cour suprême du Canada a déclaré :

 

En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.

 

  • [12] Les demanderesses font valoir que les travaux de construction étant terminés, les conditions particulières relevées par la déléguée ministérielle ayant donné lieu à la constatation d’un « danger » n’existent plus; par conséquent, il n’existe plus de litige actuel.

 

  • [13] En l’absence d’un litige actuel, la décision Manderville précise qu’il convient dans un second temps de vérifier si l’agent d’appel doit ou non exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre malgré tout l’appel. Les demanderesses estiment qu’une décision sur le fond n’aurait aucune valeur de précédent. Une audience ne permettrait pas de lever l’ambiguïté ni de préciser les questions.

 

Observations de l’intimée

 

  • [14] L’employeur, qui était l’appelant à l’appel, mais l’intimé dans la présente demande, reconnaît que l’instruction de la déléguée ministérielle était propre à un emplacement en particulier, mais indique que cela est vrai dans tous les cas de refus de travailler. L’intimée soutient que les points suivants continuent d’être des questions en litige entre les parties :

 

1) Est-ce que la possibilité réduite de conserver une ligne visuelle entre le messager, le gardien et le conducteur représente un danger?

 

2) Est-ce que les barrières de construction placées devant le lieu de travail restreignent la possibilité du messager et du gardien de s’échapper lors d’une tentative de vol?

 

3) Est-ce que le défaut de répertorier tous les dangers existants durant la construction du SLR représente un danger?

 

  • [15] Bien que les travaux de construction à l’endroit où le refus de travailler s’est produit soient terminés, l’intimée soutient que, quotidiennement, l’équipe du camion blindé peut se trouver dans une situation où elle pourra ou non « se stationner suffisamment proche » de l’établissement du client pour assurer une ligne visuelle dégagée entre le camion et l’entrée de l’établissement du client. De plus, à tout moment et à n’importe quel emplacement, un obstacle représentant un « danger » pour les employés de l’intimée peut exister. Chaque jour, un nouveau danger peut survenir. La question de savoir si le fait de ne pas réaliser une évaluation du danger entraîne un danger est toujours présente.

 

  • [16] L’intimée affirme que la question qui reste pendante est celle de la validité de l’instruction de la déléguée ministérielle en citant à cet effet le paragraphe 22 de la décision Brink’s Canada Limitée c. Childs et Unifor, 2017 TSSTC 18 (Childs) :

 

[22] [...] l’employeur n’a pas rempli les critères énoncés dans l’arrêt Borowski [...] La question en litige porte sur la validité de l’instruction émise dans les circonstances prévalant au moment du refus de travailler. Il existe à mon avis un différend qui se poursuit entre les parties à l’appel et concernant la validité de l’instruction.

  • [17] L’intimée soutient également que le Code autorise les délégués ministériels à utiliser les conclusions des enquêtes et des instructions précédentes relatives à un lieu de travail pour décider si un danger existe ou non sur ce lieu de travail. L’intimée affirme qu’il est important que les questions en litige soient traitées de sorte que l’instruction ne soit pas invoquée par d’autres délégués ministériels sur les lieux de travail de l’intimée. Le paragraphe 129(3.1) du Code énonce ce qui suit :

 

129(3.1) Dans le cadre de son enquête, le ministre vérifie l’existence d’enquêtes, passées ou en cours, touchant le même employeur et portant pour l’essentiel sur les mêmes questions. Il peut :

 

a) se baser sur les conclusions des enquêtes précédentes pour décider de l’existence ou non d’un danger;

 

b) procéder à la fusion des enquêtes en cours et rendre une seule décision.

 

  • [18] L’intimée a invoqué la décision Childs pour appuyer son argument selon lequel, une fois que le délégué ministériel émet une instruction, la question prend une « dimension de politique publique ». La question devient alors de savoir si l’instruction est valide. Le litige « n’est donc plus entre les mains de [l’employé ayant refusé de travailler] » (paragraphe 33). À l’appui de son argumentation, l’intimée a noté que le Code ne permet pas expressément à un agent d’appel d’annuler une décision pour la seule raison que les parties ont résolu le différend qui a motivé l’instruction de la déléguée ministérielle. L’intimée a invoqué une partie de la décision Childs dans laquelle l’agent d’appel renvoie à la décision Agence canadienne d’inspection des aliments c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2015 TSSTC 1 :

 

[26] [...] Le fait que l’employé dont la plainte est à l’origine de l’enquête ne travaille plus pour l’employeur n’est pas, en soi, une raison de rendre purement théorique l’instruction et de mettre fin à la procédure.

 

  • [19] Par extension, le fait que les conditions sur le lieu de travail qui ont été à l’origine de l’enquête n’existent plus n’est pas, en soi, une justification pour rendre l’instruction purement théorique.

 

  • [20] En résumé, l’intimée estime qu’il existe des litiges actuels entre les parties et que la question n’est donc pas théorique. L’intimée affirme que, s’il devait être établi qu’il n’existait plus de litige actuel, l’agent d’appel devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire sur le fond, car une décision par un agent d’appel [traduction] « éclairerait davantage les parties à l’avenir ».

 

Réplique des demanderesses

 

  • [21] Les demanderesses estiment que la position de l’intimée est intenable, car le fait qu’un différend semblable puisse éventuellement surgir entre les parties à l’avenir ne signifie pas qu’il existe un litige actuel. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a estimé que la doctrine du caractère théorique était conçue pour éviter que des questions hypothétiques ou abstraites, comme celle soulevée par l’intimée, ne soient examinées par un arbitre.

 

  • [22] Dans la décision Pogue c. Brinks Canada Ltée, 2017 TSSTC 27 (Pogue), sur laquelle l’intimée a fondé son opinion selon laquelle un litige actuel existait, l’employé ayant refusé de travailler demandait qu’une instruction soit émise pour exiger que Brink’s ajoute un gardien dans un centre commercial en raison de l’achalandage bien plus important pendant la période des fêtes. Bien que la question du caractère théorique n’ait pas été abordée, il est évident que les mêmes conditions ayant donné lieu au refus de travailler se reproduiraient chaque année pendant la période des fêtes. Les demanderesses soutiennent que, contrairement à la présente affaire, dans la décision Pogue, il n’avait pas été demandé à l’agent d’appel de trancher sur une question hypothétique ou abstraite.

 

  • [23] Les demanderesses estiment que, contrairement à la situation présente dans la décision Pogue, les conditions ayant mené à la présente affaire ne se reproduiront plus de façon exactement identique; l’intimée demande donc à l’agent d’appel d’examiner une question hypothétique ou abstraite, corroborant ainsi une décision selon laquelle l’appel revêt un caractère théorique.

 

  • [24] Les demanderesses ont fait une distinction entre la décision Manderville et la décision Childs, en faisant valoir que la présente affaire présente plus de similarités avec la situation présente dans la décision Manderville. Dans la décision Childs, l’employé ayant exercé le refus de travailler contestait le recours par l’employeur au « modèle du déploiement complet » toujours en cours d’utilisation par l’employeur, de telle sorte qu’un conflit actuel persistait. L’utilisation continue du « modèle du déploiement complet » signifiait que le refus de travailler n’était pas propre à un emplacement en particulier. Dans la décision Manderville, une agente correctionnelle a refusé de travailler en raison des gestes obscènes d’un détenu. Le détenu a été transféré par la suite. L’agent d’appel a jugé que la question était théorique et qu’il « serait futile » d’analyser l’instruction sur le danger étant donné le départ du détenu du lieu de travail. Les intimées estiment que la situation de la présente affaire ressemble à celle de la décision Manderville – dans laquelle les circonstances qui formaient la raison d’être du refus de travailler avaient disparu. Dans la présente affaire, il n’y a rien de similaire au « modèle de déploiement complet » qui subsiste comme litige actuel.

 

  • [25] Quant au fait que l’intimée s’appuie sur le paragraphe 129(3.1), les demanderesses estiment que l’application du paragraphe 129(3.1) ne serait pertinente que dans le cas où les mêmes trois conditions qui constituaient le fondement de la décision de la déléguée ministérielle se reproduisaient. Des questions liées à une ligne visuelle, à des accès et sorties et à la mise en place de barrières nécessiteraient une enquête sur place afin de pouvoir prendre une décision portant sur l’existence d’un danger.

 

  • [26] Selon les demanderesses, aucune question ne serait jamais considérée comme théorique si l’interprétation du « litige réel » faite par l’intimée devait être acceptée par l’agent d’appel.

 

  • [27] En résumé, les demanderesses estiment que comme les conditions à l’appui de la décision de la déléguée ministérielle n’existent plus, l’affaire est théorique.

 

Analyse

 

  • [28] Même si en l’espèce, il a été décidé que l’argument du caractère théorique était valable, il est important d’examiner une affaire qui n’a pas été citée par les parties dans laquelle des arguments solides avaient été présentés pour contester le rejet d’un appel en raison de son caractère théorique. Dans la décision Service correctionnel du Canada c. Laycock, 2017 TSSTC 21 (Laycock), l’agent d’appel a expliqué en détail pourquoi il estimait qu’une conclusion de caractère théorique contre une instruction était peu probable en raison de la manière dont le cadre législatif est établi dans le Code :

[76] Lorsque l’appel vise une instruction qu’un délégué ministériel a émise, l’objet de l’appel n’est pas tout à fait le même : il s’agit alors d’établir si l’instruction est bien fondée ou non. Une instruction est une ordonnance que le ministre du Travail ou son délégué émet et qui entraîne des conséquences juridiques importantes. Cette ordonnance doit être exécutée immédiatement ou dans les délais fixés par le délégué ministériel. Le fait de ne pas se conformer à une instruction constitue une infraction et peut donner lieu à des poursuites.

[77] Compte tenu du cadre législatif, j’ai beaucoup de difficulté à conclure que l’appel est sans objet et qu’il soulève une question abstraite selon le critère énoncé dans la décision Laroche. Accueillir l’objection des intimés signifierait rejeter l’appel sans se pencher sur la validité de l’instruction, qui resterait « officielle » à titre d’ordonnance juridique valide liant l’employeur. De plus, la question en est une qui pourrait être soulevée à nouveau et l’employeur a effectivement intérêt à ce que l’instruction soit annulée de sorte que tous les partenaires du milieu de travail n’exercent pas leurs activités sur la base d’une instruction qui pourrait ne pas être bien fondée (décision Aviation). Je suis également conscient de la possibilité qu’un autre délégué ministériel puisse, en vertu du nouveau paragraphe 129(3.1) du Code, tenir compte de l’instruction pour fonder ses conclusions au moment de se pencher sur une question similaire à l’avenir. Toutes ces questions sont, à mon avis, concrètes.

[78] De plus, je suis préoccupé par le fait que l’appelant fait essentiellement valoir que le caractère théorique dans la présente affaire est une conséquence directe du respect par l’employeur de l’instruction, comme le Code l’exige, et non en raison de facteurs externes ou d’un changement dans les circonstances survenu entre l’appel et l’audience, comme c’est habituellement le cas dans les autres décisions précitées. […]

[79] Cela ne veut pas dire qu’il n’est jamais possible de conclure au caractère théorique lorsque l’appel vise une instruction. Les intimés citent la décision rendue dans Leeman, où l’argument du caractère théorique a été accepté dans le cadre d’un appel visant une instruction. Dans cette affaire, toutefois, il a été prouvé qu’il existait des changements ultérieurs, extérieurs aux circonstances de l’appel : l’employeur avait rétabli de manière permanente la pratique qui consistait à déployer un deuxième agent correctionnel au moment de permettre à un détenu de se prévaloir de ses privilèges téléphoniques; l’unité d’isolement fonctionnait comme une unité à sécurité maximale, ce qui exigeait la présence d’un deuxième agent pour cette tâche; enfin, il était peu probable que le problème à l’origine de l’instruction soit soulevé à l’avenir.

[80] J’ai beaucoup de mal à conclure au caractère théorique lorsque le prétendu caractère théorique de l’appel résulte uniquement du respect par l’employeur de l’instruction, comme il était légalement tenu de le faire. Dans ce contexte, on pourrait affirmer que tous les appels sont théoriques, sauf lorsqu’une suspension a été accordée, privant ainsi l’une des parties de son droit d’interjeter appel. À mon avis, une telle conclusion aurait un effet pervers et porterait atteinte au cadre législatif établi dans le Code.

[C’est moi qui souligne]

 

  • [29] Des précédents comme celui de la décision Laycock, qui fournit de bonnes raisons de ne pas autoriser de rejeter un appel en raison de son caractère théorique, n’affirme pas que le caractère théorique n’est jamais un motif valable de rejet. Soutenir qu’un agent d’appel n’a pas le pouvoir discrétionnaire de rejeter l’appel en raison de son caractère théorique rendrait superflues les lignes directrices énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski.

 

  • [30] Même si la Banque CIBC située sur la rue King à Waterloo existe toujours et que Brink’s peut toujours se présenter à la banque avec son camion blindé, la présente affaire se rapproche plus d’une situation dans laquelle le lieu de travail visé par une instruction a tout simplement disparu. Elle est plus proche d’affaires dans lesquelles un employé a une situation personnelle unique et qu’il n’est plus sur le lieu de travail ou d’une affaire dans laquelle le danger est associé à une personne en particulier qui ne se trouve plus sur le lieu de travail. Dans la présente affaire, il n’est pas question de savoir si l’intimée a respecté l’instruction de la déléguée ministérielle. De plus, il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle les parties ont convenu que leurs différends étaient réglés. On peut convenir que le rejet de l’appel en raison de son caractère théorique ne devrait pas survenir uniquement parce que le destinataire d’une instruction l’a respectée, ou uniquement parce que les parties ont résolu leurs différends et souhaitent qu’une instruction soit annulée. Toutefois, la présente affaire est une affaire dans laquelle, comme l’expriment les demanderesses, la raison d’être de l’instruction de la déléguée ministérielle n’existe plus.

 

  • [31] En l’espèce, les travaux sont terminés, les barrières de constructions ont été enlevées et une évaluation du site a eu lieu. D’une certaine manière, le lieu de travail visé par l’instruction n’existe plus. Une audience sur le fond ne serait ni pertinente ni utile pour ce qui est d’aider les employés à faire face au risque encouru sur le lieu visé par l’instruction. Une décision selon laquelle [traduction] « les travaux entraînent un danger » ou [traduction] « les barrières de construction entraînent un danger » aurait une portée excessive. Ce serait parfois le cas et parfois pas. Les aménagements physiques varient énormément d’un site à un autre. Les risques associés à ces aménagements doivent être évalués au cas par cas, car ils sont propres à un emplacement en particulier.

  • [32] En outre, une décision selon laquelle une [traduction] « ligne visuelle doit être conservée, sinon un danger existe » serait également trop large. La distance, les conditions météorologiques, la vapeur qui s’échappe des installations d'utilité publique sous la rue, la circulation des personnes, la densité de la foule, la croissance de la végétation, la circulation des véhicules et de l’équipement, etc. diffèrent d’un emplacement à un autre et peuvent également varier rapidement à un emplacement donné. Il est vrai qu’il serait impossible de garantir à cent pour cent une ligne visuelle totale et efficace.

 

  • [33] L’intimée indique qu’une décision sur le fond éclairerait les parties à l’avenir. Il est difficile de voir en quoi cela pourrait être vrai. À l’avenir, à tout autre emplacement, il conviendrait d’évaluer une multitude de facteurs pour arriver à une constatation de l’existence d’un « danger » propre à un emplacement en particulier. Il n’appartient pas à un agent d’appel de rédiger les politiques et procédures pour les parties concernées du lieu de travail, ni d’énoncer les principes abstraits qu’elles devraient prendre en compte lors des évaluations des dangers, ni de fournir des conseils sur la manière de former les employés à l’évaluation des risques propres à un emplacement particulier. Dans la décision Childs, une politique spécifique, le « modèle de déploiement complet », était examinée. La décision Childs ne portait pas sur la configuration physique propre à un emplacement en particulier. Le « modèle de déploiement complet » serait appliqué sur d’autres lieux de travail à l’avenir. La présente affaire ne ressemble pas à celle de Childs, car, en l’espèce, il n’y a rien d’utile à dire au sujet des politiques et procédures en vigueur qui puisse être suffisamment précis pour être profitable.

 

  • [34] L’intimée s’inquiète de l’application du paragraphe 129(3.1) du Code. À l’avenir, dans d’autres établissements, un délégué ministériel pourrait utiliser l’instruction de l’espèce comme précédent. Par conséquent, l’intimée a intérêt à ce que l’instruction ne soit pas maintenue. La partie pertinente du paragraphe 129(3.1) énonce :

 

129 (3.1) Dans le cadre de son enquête, le ministre vérifie l’existence d’enquêtes, passées ou en cours, touchant le même employeur et portant pour l’essentiel sur les mêmes questions. Il peut :

 

(a) se baser sur les conclusions des enquêtes précédentes pour décider de l’existence ou non d’un danger;

 

  • [35] Dans leur réplique, les demanderesses ont déclaré que l’application du paragraphe 129(3.1) ne serait pertinente que si exactement les mêmes conditions que celles de l’espèce se présentaient dans une affaire future. Étant donné qu’il est peu probable que les mêmes conditions se reproduisent, un prochain délégué ministériel devra toujours procéder à sa propre enquête. Comme cela a été mentionné, il y a tellement de facteurs propres à un emplacement en particulier à prendre en compte lors de l’évaluation des risques qu’il est évident qu’une instruction donnée en l’espèce n’enlèverait pas la nécessité pour un prochain délégué ministériel de procéder à une enquête. Le paragraphe 129(3.1) vise le cas où un certain nombre d’employés exercent, suivant un ordre séquentiel, leur droit de refuser de travailler concernant le même danger, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

 

  • [36] En résumé, il n’y a pas de litige actuel entre les parties, car les conditions de travail qui ont occasionné le refus de travailler n’existent plus et parce qu’il est peu probable qu’elles se reproduisent à l’avenir exactement de la même manière ou de manière sensiblement identique. Une audience sur le fond ne conduirait qu’à des conclusions trop hypothétiques ou abstraites pour être utiles à l’évaluation du risque sur de futurs lieux de travail particuliers. Il n’est pas nécessaire d’exercer un pouvoir discrétionnaire pour aller de l’avant, car une décision sur le fond ne permettrait pas de clarifier les questions d’une manière utile aux parties du lieu de travail.

 

Décision

 

  • [37] La demande est accueillie et le dossier doit être fermé.

 

 

 

 

Peter Strahlendorf

Agent d’appel

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