Tribunal de santé et sécurité au travail Canada

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Armoiries du Canada

Tribunal de santé et sécurité au travail Canada

 

 

Date:

2016-08-04

 

Dossier No.:

2013-79

 

 

Entre:

 

 

Pierre Gauthier, appelant

 

et

 

Service correctionnel du Canada, intimé

 

 

 

Indexé sous : Gauthier c. Service correctionnel du Canada

 

 

 

Affaire:

Requête en vue de faire rejeter l’appel en raison de son caractère théorique

 

Décision:

La requête est accueillie et l’appel est rejeté en raison de son caractère théorique

 

Décision rendue par:

M. Pierre Hamel, Agent d’appel

 

Langue de la décision:

Français

 

Pour le requérant-intimé:

Me Kétia Calix, avocate, Ministère de la Justice du Canada, Groupe du droit du travail et de l’emploi

 

Pour l’appelant:

Lui-même

 

Citation:

2016 TSSTC 12


MOTIFS

 

  • [1] Les présents motifs se rapportent à ma décision rendue le 11 mai 2016 en regard d’un appel logé en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (Code) par M. Pierre Gauthier, à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue par M. Régis Tremblay, agent de santé et de sécurité (agent de SST). L’avis d’appel fut transmis au Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (Tribunal) en date du 20 décembre 2013. La décision d’absence de danger faisait suite à un refus de travail exercé par M. Gauthier le 15 novembre 2013 et fut rendue suite à l’enquête menée par son auteur, aux termes de l’article 129 du Code.

 

  • [2] M. Tremblay a communiqué sa décision écrite à l’appelant le 16 décembre 2013. Par la suite, il a complété son rapport d’enquête et l’a transmis aux parties en date du 8 janvier 2014, comme il se doit. La réception de ce rapport a fait en sorte que M. Gauthier a présenté au Tribunal le 31 janvier 2014 un deuxième formulaire d’appel portant sur les mêmes circonstances qui ont donné lieu à la décision d’absence de danger faisant l’objet du présent appel. Ce dernier y expose des explications supplémentaires en vue d’établir qu’il était bien en présence d’un danger le 15 novembre 2013 et ainsi appuyer sa demande d’annulation de la décision de l’agent de SST Tremblay.

 

  • [3] Le Tribunal a d’abord fixé une première série de dates pour l’audience de l’appel, soit les 4 au 6 août 2015. Ces dates furent par la suite annulées à la demande du Service correctionnel du Canada (l’employeur) et l’audience fut fixée à nouveau les 9 au 13 mai 2016, par lettre datée du 22 janvier 2016.

 

  • [4] Le 26 février 2016, l’employeur a présenté une objection préliminaire à ce que cet appel soit entendu, au motif qu’il était devenu théorique. M. Gauthier a présenté sa réponse à l’argumentation de l’employeur, par courriel daté du 21 mars 2016.

 

  • [5] Après avoir pris connaissance des représentations des parties, j’en suis venu à la conclusion que l’appel était devenu théorique et ma décision faisant droit à l’objection de l’employeur fut communiquée aux parties par lettre du 11 mai 2016, avec motifs à suivre. Les motifs au soutien de ma décision sont énoncés ci-après.

 

Contexte

 

  • [6] Les faits utiles à la compréhension des enjeux analysés dans les présents motifs se retrouvent au rapport de l’agent de SST ainsi qu’à la documentation produite au dossier du Tribunal par les parties.

 

  • [7] Le 18 novembre 2013, l’agent de SST Tremblay s’est présenté au 200, Montée St-François à Laval dans le cadre d’un refus de travail exercé par l’appelant M. Gauthier. Celui-ci est à l’emploi du Service correctionnel du Canada, à l’établissement Montée St-François, en qualité de plombier. Le danger évoqué par l'employé était relié au réseau de vapeur haute pression qu'il considère vétuste et non fiable et que le fait pour lui de fermer les vannes en aval et en amont du système n'était pas suffisant pour qu'il puisse effectuer la tâche en toute sécurité. Sa méthode de travail serait de fermer le système à la source complètement pour que ce soit entièrement sécuritaire, ce qui affecterait cependant tout le bâtiment.

 

  • [8] L’agent de SST Tremblay écrit dans son rapport que M. Gauthier mentionne aussi que fermer ces vannes ne garantirait pas sa sécurité parce que ce sont de vieilles vannes et il en n'a pas confiance. Il refuse toutefois de fermer ces vannes de vapeur haute pression car cela ne se retrouve plus dans sa description de tâches qui a été modifiée.

 

  • [9] M. Gauthier a ajouté pour appuyer ses dires que l'évent atmosphérique du réservoir de condensats qui avait été changé à sa demande n'est pas conforme. L’agent Tremblay est allé observer ce fait à la salle de pompage. Le nouveau tuyau installé possède un diamètre de 2.5 pouces ; M. Gauthier maintient qu'il est trop petit et qu'il peut se bâtir une pression trop grande à l'intérieur du réservoir. Selon l’appelant, un tuyau d’évent de six (6) pouces de diamètre, qui est selon lui la dimension prescrite par le fabriquant, est requis pour que la station de pompage soit sécuritaire.

 

  • [10] Face au refus de travail de M. Gauthier, il appert que l’employeur a fait faire le travail par un contracteur externe. L’agent de SST Tremblay a communiqué avec cette personne, qui lui a expliqué avoir isolé la partie de la canalisation où il doit travailler, dans ce cas à l'endroit où se trouve le purgeur. Il mentionne avoir fermé les vannes pour ce faire et laissé sortir l'excédent de pression. Pour lui, le travail en question est une tâche routinière qui ne requiert aucune mesure spéciale de sécurité.

 

  • [11] L’agent de SST Tremblay explique qu’il a rendu sa décision d’absence de danger sur la base de ces informations. Il ajoute cependant qu’il a poursuivi ses recherches par la suite et après vérification de la norme ACNOR B51 M 1981, il souligne dans son rapport que l'alinéa a) de l'article 6.2.3.1 de cette norme exige un diamètre de trois (3) pouces pour un évent atmosphérique d'un réservoir de vidange; toutefois, rien n'est spécifié pour un réservoir de condensats. Il appert que le réservoir de condensats en question est exclu de la règlementation car il n'est pas sous haute pression, étant soumis à la pression atmosphérique normale.

 

  • [12] L’appelant est pour le moins laconique dans son premier formulaire d’appel en ce qui a trait à la nature et aux aspects techniques du travail qu’on lui demandait d’accomplir au moment du refus. Il y est surtout question du processus d’enquête que M. Gauthier estime avoir été mené de façon inadéquate. Il est plus explicite sur la question dans son deuxième formulaire présenté au Tribunal le 31 janvier 2014. Il y énonce ce qui suit :

 

J'ai fait un refus de travail parce que mon surveillant G. Lefaivre a modifier une installation d'évent de ventilation de réservoir contenent des liquides condensés.

 

Lorsque la compagnie Dunor est venue installer ce réservoir, il ont suivit les recommandations du fabriquand et il ont instaler un évent de 6 pouces jusqu'à l'extérieur, mais il non pas prolonger le tuyau jusqu'au-dessus du toit comme le code de plomberie le mentionne pour éviter que quelqu'un se brûle et reçoive du condensé sur lui à une température de 175 degrée f.

 

Cette même compagnie est revenue à la demande de mon surveillant environ deux ans après pour modifier le tuyau d'évent et le réduire à 2 pouces pour le prolonger jusqu'au toit, parce que le tuyau endommageai la structure du bâtiment et que 6 pouces jusqu'au toit était trop dispendieux.

 

De cette façon, en réduisant le tuyau de 6 pouces à 2 pouces il ont créer une pression dans le réservoir des liquides de plusieurs livres, qui normalement n'a aucune pression dans le réservoir, mais considérant quelques fuites sur le réseaux le réservoir se retrouve donc avec quelques livres de pression de vapeur même dans le réseau des condensés extrêmement dangereux.

[sic pour l’ensemble de la citation]

 

  • [13] M. Gauthier présente par la suite dans ce même document son exposé du calcul de la charge d’un évent de réservoir de condensats, pour conclure que la pression présente dans le système (réseau et réservoir) nécessite une « ligne » d’évent de 6 pouces pour être sécuritaire. Il expose qu’il risque d’y avoir éjection de vapeur très chaude et non seulement un peu de liquide qui s’écoule de l’évent, ce qui pourrait occasionner des brûlures graves aux mains et au visage de l’employé qui serait appelé à y faire du travail de « vidangeage ».

 

  • [14] L’agent de SST Tremblay a rendu sa décision d’absence de danger sur la foi de ces éléments de preuve et du motif invoqué par l’appelant pour appuyer sa prétention qu’il était exposé à un danger, i.e. la nécessité qu’il y ait un évent de six (6) pouces de diamètre.

 

  • [15] Au soutien de son objection préliminaire, l’employeur invoque un fait nouveau survenu depuis le dépôt de l’avis d’appel : le tuyau d’évent qui faisait l’objet du refus de M. Gauthier le 15 novembre 2013, n’existe plus. En effet, plusieurs travaux de rénovation ont été effectués depuis lors et l'évent a été sectionné complètement. Ces travaux ont été effectués en décembre 2014, soit environ un an après les faits qui ont donné lieu au refus de travail et à la décision de l’agent de SST Tremblay. Plus précisément, la fonction de cet évent a été remplacée par une nouvelle conception de station de pompage de condensat ne nécessitant plus d'évent atmosphérique. L’employeur produit au dossier du Tribunal des photos « avant et après » du lieu de travail (station de pompage) ainsi que le dessin de montage de la firme Preston Phipps Inc. et la fiche technique des composantes de ce système.

 

  • [16] L’appelant ne conteste pas ces faits tels que rapportés par l’avocate de l’employeur, bien qu’il soutienne que ce nouveau mécanisme crée en soi une situation dangereuse. Selon lui, la valve de sécurité qui remplace l’évent et que l’employeur aurait installée pour s’éviter de défrayer les coûts plus élevé d’un réservoir atmosphérique, crée maintenant une pression constante dans le réservoir de condensats, et est source de danger.

 

Question en litige

 

  • [17] L’appel de M. Gauthier est-il devenu théorique en raison des modifications apportées à l’équipement sur lequel il devait travailler le 15 novembre 2013 et devrait-il être rejeté pour cette raison?

 

Arguments des parties

 

Arguments de l’intimé (requérant pour la requête)

 

  • [18] Après avoir relaté les faits nouveaux justifiant selon elle le rejet de l’appel devenu académique, l’avocate de l’intimé rappelle que le Tribunal a déjà confirmé que le droit de refuser d'exercer un travail est irréfutablement un droit individuel associé à un risque spécifique, une situation ou une activité dans un milieu de travail. Même si les allégations de M. Gauthier sont acceptées (qu'il pourrait y avoir un risque associé au tuyau d'évent), le Tribunal a confirmé qu'une détermination par celui-ci qu'un appel est devenu théorique dans ce cas n'aurait pas pour effet d'empêcher un autre employé de soulever le droit de refuser de travailler, lorsque les circonstances le justifient (Manderville c. Service correctionnel Canada, 2015 TSSTC 3, paras 20-21 (Manderville); Maureen Harper c. L’Agence canadienne d'inspection des aliments, 2011 TSSTC 19, paras 29-30 (Harper); Denis Leclair c. Service correctionnel du Canada, décision no. 01-024, paras 24, 25-28; Tremblay c. Air Canada, décision no. 09-004, para. 34).

 

  • [19] L’avocate réfère à l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, aux paras 15-16 et 31-42 (Borowski), où la Cour suprême du Canada a adopté une analyse en deux temps pour déterminer si un litige est théorique: (i) en premier lieu, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique, et (ii) en deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.

 

  • [20] La procureure poursuit en référant aux décisions suivantes, où le Tribunal a appliqué ce test et conclu au caractère théorique de l’appel :

 

  • - Dans l'affaire Harper, aux paras 31, 33 et 34, le Tribunal a conclu que l’employée, qui n’était plus à l’emploi de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, n’était plus exposée à la présumée situation dangereuse en milieu de travail.

 

  • - Dans l'affaire Robert J. Wellon c. Agence des services frontaliers du Canada, 2011 TSSTC 28, paras 16 et 18 (Wellon), le Tribunal devait déterminer si un appel fondé sur un refus de travail concernant une politique qui avait été annulée par l'employeur pouvait procéder ou si cet appel était devenu théorique. En concluant que l'appel était devenu théorique, le Tribunal a statué que dans le cas d'une telle requête l'agent d'appel doit considérer si un différend juridique concret opposant les parties existe au moment de la survenance d'un refus de travail, de l'enquête, mais aussi lorsque l’agent d'appel est appelé à prendre une décision. De plus, le Tribunal a indiqué que l'exercice du pouvoir discrétionnaire pour entendre l'affaire n'était pas justifié au seul motif que l'employeur puisse potentiellement remettre en œuvre une ancienne pratique ou politique.

 

  • - Dans l'affaire Tanya Thiel c. Service correctionnel Canada, 2012 TSSTC 39, paras 66 et 68, le Tribunal a déterminé que l'appel était théorique au motif que l'appelant n'était plus exposé à une présumée condition de travail dangereuse parce que la relation d'emploi nécessaire entre l'appelant et l'employeur (l'intimé) avait été rompue et était inexistante au moment de l’audience de l’appel. Le Tribunal a conclu que de rendre une décision sur le fond n'aurait aucun effet concret sur les droits des parties.

 

  • - Dans l'affaire Service correctionnel du Canada c. Mike Deslauriers, 2013 TSSTC 41, aux paras 41-42 et 46 (Deslauriers), le Tribunal a déterminé qu'il n'y avait pas de litige actuel dont le règlement pouvait avoir des conséquences tangibles, concrètes ou pratiques sur les droits des parties au motif que la plainte de l'employé (alléguant que la fumée imputable à une pratique observée par les délinquants autochtones constituait un risque pour la santé et la sécurité) était devenue théorique puisque l'appelant ne travaillait plus au pénitencier et que le pénitencier avait fermé ses portes. De plus, il a été confirmé que le droit de refuser de travailler est un droit individuel accordé à chaque employé. Si un employé dans un autre établissement croit qu'il est exposé à un danger, cet employé peut profiter des mêmes droits en vertu du Code. Finalement, le Tribunal a rejeté l'argument de l'employé voulant que le pénitencier puisse rouvrir parce que cette déclaration était spéculative et que l'appel ne pouvait procéder sur un tel fondement.

 

  • - Dans l'affaire Manderville, le Tribunal a indiqué que son rôle était de déterminer si

le présumé danger existait et persistait de sorte que l'exercice de ses pouvoirs ne serait pas futile. Le premier volet de l'analyse du caractère théorique permet d'établir si une décision de l'agent d'appel et la réparation y découlant pourraient avoir un effet tangible, concret ou pratique qui aura des conséquences sur les droits des parties en fonction des faits. En l'espèce, le Tribunal a statué que l'employée qui refusait de travailler n'était plus exposée au présumé danger au motif que la source du présumé danger avait été supprimée. Finalement, le Tribunal a spécifié qu'il n'exercerait pas sa discrétion pour entendre le fond de la cause au motif qu'un refus de travailler est un droit individuel soumis à l'évaluation indépendante d'un agent d'appel.

 

  • [21] L’employeur conclut que M. Gauthier n’est plus exposé au présumé danger. L’évent a été sectionné complètement et la fonction de cet évent a été remplacée par une nouvelle conception de station de pompage de condensat ne nécessitant plus d’évent atmosphérique. Par conséquent, une décision n’aurait aucune conséquence tangible, concrète ou pratique sur les droits des parties.

 

Arguments de l’appelant (intimé pour la requête)

 

  • [22] L’appelant a soulevé les points suivants dans sa réponse à l’argumentation de l’employeur :

 

Voici les nouveaux faits.

 

Mon employeur le service correctionnelle du Canada a décidé de retirer l’évent du réservoir de condensat qui était de 2 pouces au lieux de 6 pouces, comme les recommandation du fabriquant, pour le remplacer par une valve de sécurité qui crée une pression dans le réservoir de condensé, pour éviter des coup de production a l’installation d’un réservoir atmosphérique.

 

De ce fait il crée maintenant une pression constante dans le réservoir de condensat, qui devrait être (sans pression) plutôt atmosphérique une pression équivalente à 5 lbs.

Tout retour de condensat doit être sans pression et dois être atmosphérique.

 

Donc pour résumé le tout nous avons maintenant un réservoir sous pression de 5 lbs qui crée un danger pour toute personnes qui fera une maintenance ou qui remplasera un des centaines de purgeur sur les lieux du centre d’immigration canada.

Les plombier non vigilent se retrouvent donc a risque.

Aucun autres de mes bâtiments que je fait la maintenances est conçus de cette manière. Trop dangereux.

 

[sic pour l’ensemble de la citation]

 

 

 

Réplique de l’intimé (requérant pour la requête)

 

  • [23] L’employeur réplique en réitérant sa position initiale et en soulignant que les commentaires fournis par l’appelant sont des faits nouveaux qui ne font pas partie de son refus de travailler exercé le 15 novembre 2013. De plus, ces faits nouveaux n’ont pas été soumis à l’agent de SST et n’ont pas donné lieu à sa décision. Conséquemment, ces commentaires ne relèvent pas du champ de compétence du Tribunal en vertu du paragraphe 146.1(1) du Code, qui prévoit que l’agent d’appel doit faire enquête sur les circonstances ayant donné lieu à la décision.

 

  • [24] En l’espèce, la nouvelle conception de station de pompage de condensat qui a été installée en décembre 2014 (et qui ne nécessite plus d’évent atmosphérique) ne fait pas partie des circonstances ayant donné lieu à la décision sous appel. Les motifs invoqués par M. Gauthier au soutien de son refus et de son appel n’existent plus.

 

Analyse

 

  • [25] Comme je l’ai mentionné plus avant, j’ai décidé que l’objection de l’employeur était bien fondée dans les circonstances exposées au dossier puisqu’on m’a convaincu que l’appel était devenu théorique et sans objet, et qu’il devait être rejeté pour cette raison. Les présents motifs ne portent que sur cette question et ne posent aucun jugement sur le bien-fondé de la décision qui fait l’objet de l’appel.

 

  • [26] Le paragraphe 146.1(1) du Code encadre la procédure d’appel et définit le mandat d’un agent d’appel. Celui-ci doit mener une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu, dans le présent cas, à la décision qui fait l’objet de l’appel et décider de son bien-fondé. Il peut la confirmer, l’annuler ou la modifier de la façon qu’il juge appropriée.

 

  • [27] Les agents d’appel ont cependant fait exception à cette règle dans les situations où il est démontré que l’appel est sans objet en raison de circonstances survenues entre l’appel et le moment fixé par le Tribunal pour qu’il soit entendu. Une requête en rejet fondée sur le caractère théorique d’un appel, comme celle présentée par l'employeur en l'espèce, se fonde sur le principe voulant qu'il peut ne pas être approprié pour un tribunal d'entendre une affaire sur le fond lorsque, au stade de l'audience, la source du différend a cessé d'exister, ce qui rend l'instance purement théorique puisqu'il n'y a plus d'affaire concrète à juger.

 

  • [28] Les principes sous-jacents à la doctrine du caractère théorique sont énoncés dans le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Borowski, qui a été cité par l’employeur. Dans ce jugement, la Cour déclare ce qui suit à la page 353 :

 

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

  • [29] La Cour décrit ensuite les circonstances - somme toute assez rares - qui pourraient inciter un tribunal à entendre une cause même si elle est purement théorique, comme par exemple si le rejet de la cause aurait pour effet de rendre illusoire la revendication d’un droit en raison de sa nature particulière.

 

  • [30] Les agents d’appel ont donc appliqué cette approche dans les situations où il leur fut démontré que les circonstances avaient changé, si bien que la décision sur le fond de l’appel n’aurait plus d’effet pratique. La jurisprudence du Tribunal citée par l’employeur en donne de nombreux exemples. Le raisonnement derrière ces conclusions quant au caractère théorique était que l'employé n'était tout simplement plus exposé au danger allégué et que la condition préalable à l'application de l’article 128 du Code n'existait donc plus. Peu importe quel serait le résultat de l'appel sur le fond, il n'aurait aucun effet concret au regard de l'objectif prévu à l'article 128 du Code (voir : Breen Ouellette c. SaskTel, 2010 TSSTC 13; Harper; Wellon; et Thiel). J’ai moi-même eu l’occasion de traiter de cette question dans l’affaire Samson c. Service correctionnel du Canada, 2015 TSSTC 18, et plus récemment, dans Somers c. Société canadienne des postes, 2016 TSSTC 4.

 

  • [31] Cette approche se justifie du fait que le droit de refus dont peuvent se prévaloir les employés comme mesure exceptionnelle de protection, vise à protéger ceux-ci contre un danger bien précis. Une fois la décision de l’agent de santé et de sécurité rendue, elle peut être portée en appel dans les dix (10) jours et l’agent d’appel doit enquêter sur les circonstances qui y ont donné lieu. Cette enquête se fait de façon de novo, i.e. que l’agent d’appel peut entendre toute preuve pertinente, qu’elle ait été ou non portée à l’attention de l’agent de santé et de sécurité, sur les circonstances contemporaines au droit de refus.

  • [32] En l’espèce, l’appel de M. Gauthier a pour origine l’exercice de son droit de refus, que lui confère l’article 128 du Code. Cet article s’énonce comme suit :

 

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

 

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

 

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

 

[Le soulignement est ajouté]

 

  • [33] Le mot « danger » est défini à l’article 122 du Code, comme suit :

 

122. (1) « danger » Situation, tâche ou risque - existant ou éventuel - susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade - même si ses effets sur l'intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats -, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d'avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

 

  • [34] Il est bien établi que le droit de refuser d’accomplir un travail pour cause de danger est un droit individuel relié à une situation ou un risque spécifique.

 

  • [35] En l’espèce, M. Gauthier devait faire du travail sur le réservoir de condensats. Je retiens de la preuve soumise au dossier que le risque que M. Gauthier a fait valoir se rapportait à la présence d’un tuyau d’évent atmosphérique à diamètre trop petit, ce qui selon lui occasionnait une pression trop grande dans le réservoir et présentait une situation dangereuse.

 

  • [36] Or, la preuve au dossier établit clairement que les circonstances ont changé. Le système sur lequel devait travailler l’employé a été remplacé par un système différent. Le problème précis qu’invoquait M. Gauthier pour refuser de travailler à cause de danger, soit le diamètre inadéquat de « l’évent de ventilation de réservoir contenant des liquides condensés », est disparu. Le système de station de pompage de condensat a été remplacé par un nouveau système, dépourvu d’un évent atmosphérique et muni d’une valve de sécurité. Ces faits ne sont pas contestés. La preuve photographique produite par l’employeur illustre assez clairement ces changements au système, si bien qu’à mon avis, la problématique au cœur du présent litige n’existe plus.

 

  • [37] On en est arrivé à une conclusion semblable dans le cas où le lieu de travail n'existait plus. Dans Deslauriers, l'agent d'appel déclare ce qui suit au paragraphe 42 :

 

[42] D'après mon examen des faits et de la preuve qui m'ont été soumis, j'en arrive à la conclusion qu'il n'y a pas, en l'espèce, de litige actuel dont le règlement pourrait avoir des conséquences tangibles, concrètes ou pratiques sur les droits des parties. Entendre un appel relatif à un lieu de travail qui n'existe plus rend tout le processus d'appel purement théorique. J'en arrive donc à la conclusion que l'appel est purement théorique.

 

  • [38] En l’espèce, le lieu de travail et le système sur lequel devait travailler M. Gauthier existe toujours, mais a été modifié de façon substantielle. Les modifications qui y ont été apportées touchent la source même du danger invoqué, qui n’était pas le fonctionnement général du système de pompage à l’établissement St-François, mais bien la présence d’un évent trop étroit, que M. Gauthier jugeait non conforme aux prescriptions du fabriquant, et de ce fait, dangereux. Dans ces circonstances, même si l’agent d’appel devait donner raison à M. Gauthier, la mesure corrective qu’il demande serait inapplicable puisque le système n’est plus le même. Une décision selon laquelle un danger existait au moment du refus n’aurait aucune incidence pratique dans un tel contexte, seulement une incidence préventive à l’égard de situations futures éventuelles, sans même savoir, à ce moment-ci, de quelles situations il pourrait s’agir.

 

  • [39] M. Gauthier soulève par ailleurs que ce nouveau système crée en soi un danger de brûlures en raison de la pression qui risque de s’accumuler dans la station de pompage. Il a peut-être raison et il pourrait sans doute y avoir débat sur cette question. Mais il s’agit d’une question nouvelle, différente des circonstances à l’origine de l’appel. Toute enquête qui serait menée aujourd’hui sur le fond de l’appel ne porterait donc plus sur les circonstances prévalant au moment des événements comme le requiert le paragraphe 146.1(1) du Code, mais sur des faits survenus subséquemment, et sur lesquels l’agent de SST Tremblay ne s’est jamais prononcé – et ne pouvait évidemment le faire. Là n’est pas l’objet d’un appel (voir : Ville d’Ottawa (OC Transpo) c. MacDuff, 2016 TSSTC 2).

 

  • [40] Je conclus donc que l’appel n’a plus d’objet et que toute décision que je pourrais rendre sur cet appel n’aurait qu’une valeur déclaratoire puisque la condition préalable à l'application de l'article 128 du Code, i.e. l’existence d’un danger à un moment et dans des circonstances précises liées au lieu de travail, n'existe plus.

 

  • [41] En dernier lieu, on ne m’a présenté aucun argument justifiant que je doive exercer ma discrétion d’entendre l’appel sur le fond en dépit de son caractère académique. Il ne s’agit pas ici d’une situation exceptionnelle où l’exercice d’un droit deviendrait illusoire, où il serait dans l’intérêt public de statuer une question d’importance pour les parties assujetties au Code. La question soulevée par le présent appel est essentiellement une question qui repose sur une appréciation des faits.

 

  • [42] Dans l’hypothèse où le nouveau système devait présenter un danger pour l’employé, celui-ci n’est pas sans recours. Il pourra toujours exercer à nouveau son droit de refus et bénéficiera de toutes les protections que lui accorde le Code à cet égard. L’enquête de l’employeur et, le cas échéant, celle d’un agent de santé et de sécurité, portera sur les circonstances telles qu’elles se présenteront au moment du refus, comme il se doit.

 

  • [43] Je reprends ici à l’appui de ma conclusion, les commentaires de l'agent d'appel dans la décision Manderville aux paragraphes 20 et 21 :

[20] Dans cette affaire, une employée a exercé un refus de travailler dans des circonstances précises. Ce refus est un droit individuel soumis à l’évaluation indépendante d’un agent de SST. J’ai déjà jugé que les circonstances ont changé depuis le moment où le refus a été exercé, de sorte que la source du danger allégué n’existe plus et que ma décision n’aurait aucun effet sur le fond.

[21] De plus, étant donné ma décision selon laquelle la cause est théorique, rien n’empêche d’autres refus futurs de travailler dans des circonstances similaires. Chaque refus de travailler est évalué au cas par cas, et les appels sont entendus à la lumière des circonstances de chaque cause.

[Le soulignement est ajouté]

 

Décision

 

  • [44] Pour les motifs énoncés ci-haut, l’appel est rejeté en raison de son caractère théorique.

 

 

 

 

Pierre Hamel

Agent d’appel

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.