Code canadien du travail, Parties I, II et III

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Motifs de décision

Innotech Aviation Limitée,

requérante,

et

Unifor; Association des employés de Innotech Aviation Limitée,

intimés.

Dossier du Conseil : 32177-C

Référence neutre : 2017 CCRI 862

Le 27 octobre 2017

Le Conseil se composait de Me Annie G. Berthiaume, Vice-présidente, siégeant seule en vertu du paragraphe 14(3) du Code canadien du travail (Partie I – Relations du travail) (le Code).

Procureurs inscrits au dossier

Me Marie-Hélène Jetté, pour Innotech Aviation Limitée;

Me Catherine Saint-Germain, pour Unifor et pour l’Association des employés de Innotech Aviation Limitée.

I. Nature de la demande

[1] Le 20 juin 2017, Innotech Aviation Limitée (l’employeur ou Innotech), a déposé une demande d’ordonnance provisoire en vertu de l’article 19.1 du Code. L’employeur demandait au Conseil de suspendre la période de maraudage débutant le 1er juillet 2017, et ce, jusqu’à ce que le Conseil rende une décision sur le fond de la plainte qu’il avait déposée le 19 janvier 2016 en vertu du paragraphe 97(1) du Code, alléguant violation des alinéas 95a) et 95b) ainsi que de l’article 96 du Code (dossier no 31503-C). Au moment du dépôt de la présente demande, le Conseil avait entendu les parties au dossier no 31503-C lors d’une audience tenue les 17 et 18 mai 2017. L’audience s’est par la suite poursuivie les 6 et 13 septembre 2017.

[2] Dans le dossier no 31503-C, lnnotech allègue principalement qu’Unifor s’est substitué à I’Association des employés de Innotech Aviation Limitée (l’Association) – qui est l’agent négociateur accrédité en l’espèce – en s’appropriant les prérogatives de cette dernière au moyen d’une première entente de services intervenue entre les deux syndicats en 2014, et d’une seconde entente conclue en 2016. Selon l’employeur, les ententes de services en question constituent une délégation totale des pouvoirs de l’Association à Unifor. Innotech soutient qu’une telle délégation de pouvoirs constitue une pratique déloyale de travail en ce sens qu’Unifor devient de fait l’agent négociateur accrédité sans avoir eu à suivre les voies dictées par le Code, contournant ainsi le paragraphe 24(2) et l’article 43 du Code.

[3] À l’aube de la période de maraudage, l’employeur a soutenu, dans le présent dossier, qu’il était nécessaire de suspendre la période « ouverte » prévue à l’article 24 du Code pour la présentation de demandes d’accréditation, laquelle débuterait le 1er juillet 2017. À défaut de cette suspension, Unifor bénéficierait des pratiques déloyales alléguées dans le dossier no 31503-C pour obtenir son accréditation, et la plainte au dossier no 31503-C deviendrait théorique.

[4] Une téléconférence de gestion de l’affaire (TGA) a été tenue le 22 juin 2017 afin de discuter du traitement du dossier no 32177-C. Après avoir entendu les parties, le Conseil a confirmé qu’il trancherait la présente demande en se fondant sur les observations écrites au dossier no 32177-C et, puisque la demande d’ordonnance provisoire découlait des faits du dossier no 31503-C, qu’il s’appuierait aussi sur les observations présentées au dossier no 31503-C – lesquelles incluent, avec le consentement des parties, la preuve testimoniale déposée lors de l’audience des 17 et 18 mai 2017. Le 27 juin 2017, Unifor et l’Association (ci-après appelés collectivement les intimés) ont déposé une réponse détaillée à la demande d’ordonnance provisoire. L’employeur a déposé sa réplique le 28 juin 2017.

[5] En raison du caractère prioritaire accordé à une demande d’ordonnance provisoire, et compte tenu de la demande de l’employeur visant à obtenir une suspension de la période de maraudage qui allait débuter le 1er juillet 2017, le Conseil s’est empressé d’informer les parties de sa décision relative à la présente demande d’ordonnance provisoire. Une décision sommaire avec motifs à suivre a donc été rendue le 30 juin 2017, dans Innotech Aviation Limitée, 2017 CCRI LD 3823.

[6] Après examen exhaustif des observations présentées par les parties, le Conseil n’a pas été convaincu que l’octroi de la mesure de redressement demandée par l’employeur était justifié à ce stade, et il a rejeté la demande de l’employeur visant à suspendre la période de maraudage.

[7] Voici les motifs de cette décision.

II. Contexte

[8] Par ordonnance no 6250-U, datée du 29 juin 1993, le Conseil a accrédité l’Association pour représenter une unité de négociation comprenant :

tous les employés de Innotech Aviation Limitée à Dorval travaillant dans l’ingénierie, la production et les ventes, à l’exclusion des contremaîtres, des surveillants et de ceux de rang supérieur, du personnel de bureau, des hommes à tout faire, et des ingénieurs de l’avionique et de la tension.

[9] L’Association et Innotech étaient liés par une convention collective pour la période du 1er octobre 2009 au 30 septembre 2014. Afin d’obtenir, entre autres, une assistance au cours des négociations en vue du renouvellement de la convention collective, l’Association a conclu avec Unifor une première entente de services le 7 novembre 2014. Outre les négociations visant le renouvellement de la convention collective, Unifor s’engageait, par cette entente, à fournir certains autres services.

[10] Dans le dossier no 31503-C, l’employeur reproche à Unifor d’avoir largement outrepassé les limites d’une simple entente de services. Entre autres, Innotech soutient qu’Unifor a violé les dispositions du Code en lien avec l’accréditation, en raison de l’utilisation du logo d’Unifor et de l’ajout de la mention « section locale 2410 Unifor » au nom de l’Association dans le cadre de diverses communications avec ses membres. L’employeur voit dans ces manœuvres une tactique de la part d’Unifor pour le forcer à négocier collectivement avec lui et créer de la confusion dans l’esprit des membres de l’unité de négociation quant à l’identité réelle de leur agent négociateur. Bien qu’Innotech ait demandé à l’Association de cesser ces pratiques, cette dernière n’a pas donné suite aux demandes de l’employeur et a continué à utiliser le nom et le logo d’Unifor dans ses communications. Toutefois, lors de l’audience du 18 mai 2017, les intimés se sont engagés à cesser cette pratique, et ce, jusqu’à ce que le Conseil rende sa décision dans le dossier no 31503-C. Pour Innotech, le respect des dispositions du Code en lien avec l’accréditation vise non seulement la protection des employés, mais également la reconnaissance de certains droits à l’employeur, dont le respect de la paix industrielle. À cet égard, Innotech soulève le caractère d’ordre public de ces dispositions.

[11] Par ailleurs, une nouvelle convention collective a été conclue entre l’Association et Innotech pour la période du 1er octobre 2014 au 30 septembre 2020.

[12] À la suite de l’expiration de l’entente de services de 2014, l’Association a recommandé à ses membres d’approuver une entente de fusion avec Unifor, mais sans succès. Par suite de cet échec, l’Association a conclu, le 26 avril 2016, une nouvelle entente de services avec Unifor.

[13] Selon Innotech, l’engagement contractuel d’Unifor envers l’Association constitue une délégation totale des pouvoirs de l’Association à Unifor. Unifor tenterait ainsi de devenir l’agent négociateur de l’unité représentée par l’Association, sans devoir passer par la procédure d’accréditation édictée par le Code. C’est cette question qui a été examinée lors des audiences devant le Conseil.

[14] C’est donc dans ce contexte que l’employeur a présenté, le 20 juin 2017, une demande d’ordonnance provisoire visant à faire suspendre la période de maraudage, qui devait débuter le 1er juillet 2017.

III. Position des parties

A. L’employeur

[15] L’employeur soutenait dans sa demande d’ordonnance provisoire que la période de maraudage, alors imminente, devait être suspendue, pour éviter qu’Unifor bénéficie des pratiques déloyales faisant l’objet de la plainte au dossier no 31503-C ainsi que de la confusion générée par ces pratiques visant à obtenir l’adhésion des membres de l’Association et à se faire accréditer. Selon l’employeur, les pratiques déloyales d’Unifor ont toujours eu pour but de remplacer l’Association d’une manière non démocratique et en contournant le Code. Ainsi, dans les circonstances de la présente affaire, ne pas suspendre la période de maraudage irait à l’encontre des objectifs du Code, car la plainte au dossier no 31503-C risquait de devenir théorique dans la mesure où Unifor obtiendrait une accréditation avant qu’une décision ne soit rendue sur le fond.

[16] Par l’entremise d’une analyse détaillée, l’employeur soutenait que les critères applicables à l’injonction interlocutoire, qui peuvent servir de guide au Conseil en matière de demande d’ordonnance provisoire, étaient remplis, bien que le Conseil ne soit pas tenu de les considérer.

[17] Innotech soutenait d’abord que le Conseil était saisi d’une question sérieuse, comme en faisaient foi les questions complexes soulevées dans sa plainte au dossier no 31503-C.

[18] L’employeur était d’avis qu’il subirait un préjudice irréparable si Unifor obtenait une accréditation et remplaçait l’Association. Essentiellement, l’employeur soutenait qu’il serait alors impossible de revenir en arrière si le Conseil concluait par la suite, dans le dossier no 31503-C, qu’Unifor s’était livré à des pratiques déloyales de travail, car les intimés auraient alors tiré avantage de leurs gestes illégaux. Ainsi, les membres de l’unité de négociation ne seraient pas en mesure de choisir leur agent négociateur de manière éclairée tant qu’une décision sur le fond de la plainte ne serait pas rendue. De la même façon, l’employeur soutenait qu’il avait le droit d’avoir comme vis-à-vis un syndicat qui avait respecté ses obligations légales; selon lui, il en allait de la sérénité des relations du travail.

[19] Enfin, l’employeur affirmait que la prépondérance des inconvénients penchait en faveur de sa demande, car il ne demandait que le report de la période de maraudage. Il rappelait que le Conseil avait été à même de constater que les intimés n’avaient pas hésité, en mars 2016, à tenter d’obtenir une fusion d’urgence au cours d’un week-end, alors que le dossier no 31503-C était devant le Conseil. L’employeur ajoutait que, malgré l’échec de cette tentative, les intimés avaient par la suite modifié les règles entourant le quorum requis à l’Association afin de faciliter un vote de fusion ultérieur. Pour l’employeur, il était donc clair qu’Unifor tenterait d’obtenir l’accréditation durant la période de maraudage. Par conséquent, si le Conseil rejetait la présente demande de suspension, une décision accueillant la plainte d’Innotech (dossier no 31503-C) serait caduque, car Unifor aurait tiré avantage de violations du Code pour arriver à ses fins, dans la mesure où il aurait obtenu une accréditation.

[20] L’employeur indiquait par ailleurs qu’Unifor pourrait toujours entreprendre des démarches afin de remplacer l’Association, même si la période pour ce faire était reportée.

[21] En définitive, l’employeur demandait au Conseil de suspendre la période de maraudage qui débuterait le 1er juillet 2017 jusqu’à ce qu’une décision sur sa plainte au dossier no 31503-C soit rendue par le Conseil.

B. Unifor et l’Association

[22] Unifor et l’Association étaient d’avis que la demande était mal fondée en droit, puisqu’il y avait absence d’une question sérieuse ou d’un préjudice irréparable.

[23] D’abord, les intimés ont rappelé qu’au cours de l’audience du 18 mai 2017, le Conseil a pris acte d’un engagement en vertu duquel l’Association acceptait de cesser de s’identifier comme une section locale d’Unifor dans ses communications, et ce, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond du dossier no 31503-C. En échange, l’employeur s’engageait à ne pas présenter de demande d’ordonnance provisoire.

[24] Les intimés prétendaient que la demande ne soulevait pas de question sérieuse puisqu’ils étaient d’avis qu’aucune preuve ne démontrait que les membres de l’Association avaient été induits en erreur quant à l’identité réelle de l’agent négociateur. Ensuite, rien n’indiquait non plus que l’Association avait abdiqué sa souveraineté et son autonomie en mandatant Unifor pour la guider et la conseiller en matière de relations du travail lors d’une période difficile de mises à pied massives. Selon les intimés, il était curieux que l’employeur s’oppose à ce qu’Unifor suive la procédure d’accréditation prévue au Code alors qu’il lui reprochait de ne pas s’y conformer dans le dossier no 31503-C.

[25] Les intimés appelaient le Conseil à exercer une grande prudence avant de restreindre ou de modifier les délais prévus au Code pour déposer des demandes d’accréditation. Selon eux, la suspension de la période de maraudage aurait porté atteinte au droit d’association et à la négociation collective – tous deux d’ordre public et protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) – et aurait causé un préjudice à Unifor et aux associations tierces souhaitant déposer une demande d’accréditation, ainsi qu’aux employés souhaitant déposer une demande de révocation.

[26] En outre, ils soutenaient que la suspension de la période de maraudage aurait porté atteinte à « l’économie du Code » sur des questions aussi importantes que les négociations en vue du renouvellement de la convention collective et l’acquisition du droit de grève et de lock-out, lesquelles s’articulent autour de l’accréditation de l’agent négociateur.

[27] Les intimés ont rappelé que les pouvoirs d’ordonnance du Conseil en matière de pratiques déloyales sont prévus à l’article 99 du Code et que, lorsque le Conseil conclut à une violation des alinéas 95a) ou 95b) du Code, il ne peut qu’ordonner aux parties de cesser d’enfreindre les dispositions, de s’y conformer ou de remédier aux effets néfastes causés par les violations. À l’exception du pouvoir prévu à l’article 99.1 du Code, aucune disposition du Code ne permet au Conseil d’en modifier une autre pour parer aux effets néfastes de telles violations.

[28] Les intimés soutenaient également que l’employeur ne risquait aucun préjudice irréparable dans la mesure où le Conseil accueillerait la plainte dans le dossier no 31503-C. Selon eux, les membres seraient en mesure de choisir leur agent négociateur de manière éclairée, et aucun d’entre eux n’avait été induit en erreur au sujet de l’identité de l’agent négociateur. Les intimés ont rappelé que le Conseil peut rejeter une demande d’accréditation s’il estime qu’une fraude a été commise de manière à vicier l’adhésion des employés à un syndicat. Ils ont ajouté que, si Unifor déposait une telle demande d’accréditation, et que le Conseil accueillait ultérieurement la plainte de pratique déloyale en statuant qu’Unifor et l’Association avaient commis une pratique déloyale de nature à induire en erreur les employés syndiqués d’Innotech, l’article 40 du Code habiliterait le Conseil à révoquer en tout temps cette accréditation. Les intimés soutenaient en outre que le dépôt d’une demande d’accréditation était hypothétique au moment du dépôt de la demande.

[29] Les intimés n’ont présenté aucune observation quant à la prépondérance des inconvénients.

C. Réplique de l’employeur

[30] En réplique, l’employeur a soutenu qu’il n’existait aucune preuve selon laquelle des associations tierces s’apprêtaient à remplacer l’Association, ou selon laquelle des employés étaient sur le point de faire une demande de révocation, mais que l’omniprésence d’Unifor, avec l’aval de l’Association depuis novembre 2014, rendait ce scénario « quasi-théorique » (sic). L’employeur a ajouté qu’un report de la période de maraudage n’aurait pas causé de préjudice irréparable, car les droits des intimés, des associations tierces et des employés auraient été reportés, et non annulés. De plus, il soutenait que les parties ne pouvaient modifier la durée des périodes de maraudage, mais qu’en l’espèce, c’est le Conseil qui le ferait. En outre, comme les ordonnances du Conseil sont publiques, les membres de l’unité de négociation et les associations tierces seraient au fait de la suspension de la période, de sorte qu’aucun droit ne serait bafoué. L’employeur a rappelé que la seule limite au pouvoir du Conseil de rendre des ordonnances provisoires est que celles-ci doivent favoriser la réalisation des objectifs du Code, et que l’objectif des articles 95 et 96 du Code est qu’il n’y ait pas de pratiques déloyales.

[31] L’employeur avançait que la délivrance de l’ordonnance provisoire demandée ne ferait que rétablir le rapport de force entre les parties, puisque la partie syndicale aurait tout intérêt à poursuivre l’audition du dossier no 31503-C avec diligence si son droit de déposer une demande d’accréditation était suspendu. De plus, la partie syndicale, les associations tierces et les employés pourraient alors bénéficier de l’opinion du Conseil avant que ne débute la période de maraudage et qu’un possible changement d’allégeance syndicale n’ait lieu.

[32] L’employeur soutenait également que, le 18 mai 2017, il ne s’était pas engagé à ne déposer aucune demande d’ordonnance. Par ailleurs, même s’il est vrai qu’Unifor avait cessé au mois de mai de représenter l’Association comme une de ses sections locales, l’employeur n’avait pas été rassuré quant à la possibilité que sa plainte de pratique déloyale soit privée de tout effet, puisque les parties syndicales pourraient avoir récolté les fruits de ces pratiques. De surcroît, l’employeur prétendait que le fait d’entreprendre une procédure de révocation pour fraude, tel que l’avaient suggéré les intimés, occasionnerait une multiplication inutile des recours et des coûts, ce qui causerait un inconvénient majeur pour les parties.

IV. Analyse et décision

[33] L’article 19.1 du Code prévoit ce qui suit :

19.1 Dans le cadre de toute affaire dont il connaît, le Conseil peut, sur demande d’un syndicat, d’un employeur ou d’un employé concerné, rendre les ordonnances provisoires qu’il juge indiquées afin d’assurer la réalisation des objectifs de la présente partie.

[34] Le Conseil a récemment réitéré les principes selon lesquels il aborde l’analyse d’une demande d’ordonnance provisoire, dans la décision V INTERACTIONS inc., 2017 CCRI 851 :

[48] Le Conseil, dans la décision Trentway-Wagar inc., précitée, a établi les facteurs qui peuvent le guider dans le cadre de son analyse lorsqu’il est saisi de demandes d’ordonnance provisoire, soit le critère de droit commun en trois étapes appliqué par les tribunaux dans le cadre de demandes d’injonction interlocutoire. Or, le Conseil n’est pas tenu de suivre ces lignes directrices. Ce qui importe pour le Conseil, dans le cadre de son analyse, c’est de s’assurer que les pouvoirs conférés par l’article 19.1 du Code sont interprétés et appliqués de manière à garantir la réalisation des objectifs du Code.

[49] Le Conseil dispose d’un pouvoir discrétionnaire très vaste pour rendre des ordonnances provisoires afin d’assurer la réalisation des objectifs fondamentaux de la Partie I du Code. Dans Transpro Freight Systems ltée, 2008 CCRI 422, le Conseil a rappelé les objectifs du Code :

[42] Quels sont les « objectifs » de la partie I du Code au sens où ce terme est utilisé à l’article 19.1?

[43] Le préambule du Code aide à cerner certains des objectifs qui sous-tendent la partie I, comme l’encouragement de la pratique des libres négociations collectives et la liberté d’association :

Attendu : qu’il est depuis longtemps dans la tradition canadienne que la législation et la politique du travail soient conçues de façon à favoriser le bien-être de tous par l’encouragement de la pratique des libres négociations collectives et du règlement positif des différends;

que les travailleurs, syndicats et employeurs du Canada reconnaissent et soutiennent que la liberté syndicale et la pratique des libres négociations collectives sont les fondements de relations du travail fructueuses permettant d’établir de bonnes conditions de travail et de saines relations entre travailleurs et employeurs;

(c’est nous qui soulignons)

[35] En somme, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le Conseil doit porter une attention particulière aux objectifs fondamentaux du Code, et il n’est pas tenu de considérer le critère en trois étapes énoncé par les tribunaux de droit commun. Il n’émettra une ordonnance provisoire que si celle-ci favorise la réalisation des objectifs du Code, notamment l’encouragement de la pratique des libres négociations, le règlement positif des différends et la liberté syndicale.

[36] L’employeur appuyait sa demande sur deux grands objectifs des relations du travail. D’une part, il souhaitait prévenir le préjudice « irréparable » qu’il subirait si Unifor bénéficiait des pratiques déloyales de travail alléguées pour devenir l’agent négociateur accrédité. D’autre part, il alléguait que la sérénité des relations du travail commandait la suspension de la période de maraudage jusqu’à ce que le Conseil ait rendu sa décision dans le dossier no 31503-C, afin de permettre aux membres de l’unité de prendre une décision éclairée.

[37] Pour leur part, les intimés soutenaient essentiellement que la suspension de la période de maraudage porterait atteinte à leur droit d’association et à la négociation collective.

[38] Bien que le Conseil puisse certes rendre une ordonnance provisoire afin d’annuler les effets possibles d’une pratique déloyale en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, le Conseil doit d’abord s’interroger sur l’effet de l’ordonnance demandée par l’employeur pour déterminer si une telle ordonnance assurerait la réalisation des objectifs du Code. Pour ce faire, il importe d’analyser les objectifs de relations du travail qui sous-tendent la notion de période ouverte.

[39] Afin d’assurer la stabilité des relations du travail, le paragraphe 24(2) circonscrit les périodes au cours desquelles les employés peuvent exercer le droit de choisir leur agent négociateur :

24 (2) Sous réserve du paragraphe (3), la demande d’accréditation d’un syndicat à titre d’agent négociateur d’une unité peut être présentée :

a) à tout moment, si l’unité n’est ni régie par une convention collective en vigueur ni représentée par un syndicat accrédité à titre d’agent négociateur aux termes de la présente partie;

b) si l’unité est représentée par un syndicat sans être régie par une convention collective, après l’expiration des douze mois qui suivent la date d’accréditation ou dans le délai plus court autorisé par le Conseil;

c) si l’unité est régie par une convention collective d’une durée maximale de trois ans, uniquement après le début des trois derniers mois d’application de la convention;

d) si la durée de la convention collective régissant l’unité est de plus de trois ans, uniquement au cours des trois derniers mois de la troisième année d’application de la convention et, par la suite, uniquement :

(i) au cours des trois derniers mois de chacune des années d’application suivantes,

(ii) après le début des trois derniers mois d’application.

[40] L’article 8 du Code établit le droit qu’ont les employés d’adhérer librement au syndicat de leur choix, faisant écho à un des objectifs du préambule du Code :

8 (1) L’employé est libre d’adhérer au syndicat de son choix et de participer à ses activités licites.

[41] Dans la décision A.S.P. Incorporated, 2010 CCRI 538, le Conseil a reconnu le lien étroit qui existe entre l’article 24 et l’article 8 du Code et le rôle joué par ceux-ci pour garantir le droit d’association protégé par l’alinéa 2d) de la Charte :

[29] L’article 8 du Code protège le droit des employés de choisir leur agent négociateur. Bien que cette disposition soit antérieure à la garantie de la liberté d’association que l’on retrouve à l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, il donne un effet concret à cette liberté. L’article 24 du Code énonce les délais pour exercer ce droit et précise les périodes pendant lesquelles une demande d’accréditation peut être présentée. C’est seulement pendant ces périodes définies qu’un employé, à titre individuel, a la possibilité d’exprimer sa volonté quant au choix de l’agent négociateur qui va le représenter…

[42] Le Conseil reconnaît l’importance de respecter des périodes ouvertes fixes et prévisibles, car celles-ci assurent aux employés la possibilité d’exercer un droit fondamental accordé par l’article 8 du Code à des moments précis.

[43] L’importance de la prévisibilité des périodes d’ouverture a d’ailleurs été soulignée par le Conseil canadien des relations du travail (CCRT), le prédécesseur du présent Conseil, dans Dolphin Delivery Ltd. (1993), 93 di 103; 23 CLRBR (2d) 270; et 94 CLLC 16,025 (CCRT no 1043), et a été citée plus récemment dans Transport Jean-Marie Bernier inc., 2010 CCRI 508, dans le contexte de l’analyse du paragraphe 67(2) du Code, qui interdit expressément aux parties à une convention collective d’en modifier la durée.

[44] Plus particulièrement, dans Dolphin Delivery Ltd., précitée, le CCRT expliquait que l’effet pratique de l’interdiction contenue au paragraphe 67(2) du Code visait précisément à empêcher que la période d’ouverture ne devienne mobile :

La raison d’être de l’interdiction prévue au paragraphe 67(2) de modifier la durée d’une convention collective est double. Elle s’inspire d’abord du respect des droits individuels des employés et puis des conditions nécessaires à l’application du Code dans la perspective plus large des relations du travail.

Pour ce qui est des droits individuels, les droits des employés procèdent de leur liberté fondamentale d’adhérer au syndicat de leur choix (paragraphe 8(1)). À l’inverse existe le droit de changer de syndicat ou de se défaire de la représentation syndicale. Ces droits sont directement liés, dans le régime nord-américain de la libre négociation, à ce qu’on appelle communément la période « d’ouverture ». Dans le Code, cette période est régie par les articles 24 (accréditation) et 38 (révocation). Dans les deux cas, la période d’ouverture varie selon qu’il existe ou non une convention collective ou selon la durée de celle-ci. Les employés ont donc, à intervalle régulier, la possibilité de changer leur agent négociateur ou de le faire révoquer. S’il devait être reconnu aux employeurs et aux syndicats le droit absolu de rouvrir la convention collective pour en modifier la durée, ils pourraient, dans la pratique, enlever aux employés individuels, et donc aux syndicats rivaux, toute possibilité de déloger un syndicat en place. Le législateur, en vertu de l’interdiction claire établie au paragraphe 67(2), a empêché que la période d’ouverture ne devienne mobile. Une fois signée une convention, les parties perdent la possibilité d’en modifier la durée, et la période d’ouverture est fixée.

(pages 115; c’est nous qui soulignons)

[45]  Dans la même veine, le Conseil rappelait l’objectif sous-jacent poursuivi par l’établissement de périodes ouvertes fixes, dans la décision American Cartage Agencies ltée, 2006 CCRI 354 :

[61] Comme il est indiqué dans Jazz Air Limited Partnership, faisant affaire sous la raison sociale d’Air Canada Jazz, 11 mai 2005 (CCRI LD 1241), c’est dans le but de favoriser la stabilité des relations du travail et d’offrir la liberté de choix aux employés que le législateur a prévu une période ouverte fixe pendant laquelle un syndicat peut présenter une demande d’accréditation pour une unité de négociation qui est déjà représentée par un agent négociateur accrédité. La stabilité est assurée en faisant en sorte que les demandes d’accréditation visant des unités déjà représentées par un agent négociateur accrédité (maraudage) ne puissent être présentées que dans des périodes particulières circonscrites dans le temps; quant à la liberté de choix, elle est assurée en permettant aux employés de changer d’agent négociateur si telle est leur volonté.

(c’est nous qui soulignons)

[46] Il ressort de ce survol de la jurisprudence que les objectifs fondamentaux sous-jacents au maintien de périodes d’ouverture fixes, telles qu’elles sont prévues à l’article 24 du Code, sont la liberté d’association et la pratique des libres négociations collectives.

[47] Dans le contexte d’une demande formulée en vertu de l’article 19.1, le Conseil doit se demander si la délivrance de l’ordonnance demandée favorisera la réalisation des objectifs du Code. À la lumière des objectifs sous-jacents au maintien des périodes de maraudage fixes et prévisibles, le Conseil est d’avis qu’une ordonnance qui reporterait la période ouverte irait plutôt à l’encontre des objectifs fondamentaux du Code. Il rejette donc la demande d’ordonnance provisoire présentée par Innotech dans le dossier no 32177‑C.

[48] En outre, et bien que le Conseil ne soit pas tenu de considérer cet élément, le Conseil n’a pas été convaincu que l’employeur risquait de subir un préjudice irréparable si Unifor obtenait une accréditation et que le Conseil concluait, dans le dossier no 31503-C, qu’il y avait eu des pratiques déloyales. En effet, l’employeur dispose de recours prévus au Code pour corriger une telle situation. Ces recours entraîneraient certes certains coûts et délais, mais ces inconvénients ne sont pas suffisants, aux yeux du Conseil, pour justifier le recours à une solution aussi difficilement conciliable avec les objectifs du Code que le report de la période de maraudage. Pour le Conseil, la préservation de la libre négociation collective et de la liberté syndicale, deux objectifs fondamentaux protégés par la Partie I du Code, l’emporte sur les inconvénients qui pourraient possiblement être subis par les parties s’il concluait qu’Unifor s’était adonné à des pratiques déloyales de travail dans le dossier no 31503-C.

[49] Le Conseil souhaite rappeler aux parties que la présente décision ne préjuge pas du bien-fondé de la plainte au dossier no 31503-C (voir Bell Mobilité inc., 2009 CCRI 457).

[50] Par conséquent, le Conseil rejette la demande d’ordonnance provisoire déposée en vertu de l’article 19.1 du Code par l’employeur.

 

 

 

 

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Annie G. Berthiaume

Vice-présidente

 

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