Code canadien du travail, Parties I, II et III

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Motifs de décision

Sonja Paulina Farrell,

requérante,

et

Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes,

agent négociateur accrédité,

et

Société canadienne des postes,

employeur.

Dossier du Conseil : 30444‑C

Référence neutre : 2015 CCRI 794

Le 15 octobre 2015

Le Conseil canadien des relations industrielles (Conseil) était composé de MGraham J. Clarke, Vice‑président, et de MM. André Lecavalier et Gaétan Ménard, Membres. Une audience a été tenue à Calgary le 22 septembre 2015.

Ont comparu

Mme Sonja Paulina Farrell, en son propre nom;

M. Gordon Fischer, pour le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes.

Les présents motifs de décision ont été rédigés par Me Graham J. Clarke.

I. Nature de la demande

[1] Dans sa demande datée du 4 mai 2014, Mme Sonja Paulina Farrell a demandé au Conseil, aux termes du paragraphe 70(2) du Code canadien du travail (Partie I – Relations du travail) (Code), de l’exempter des dispositions de la convention collective exigeant qu’elle adhère au Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), et de ne plus être tenue de verser les cotisations syndicales :

70. (2) S’il est convaincu que le refus d’un employé de faire partie d’un syndicat ou de lui verser la cotisation syndicale normale est fondé sur ses croyances ou convictions religieuses, le Conseil peut, par ordonnance, exempter l’employé des dispositions de la convention collective exigeant soit l’adhésion syndicale comme condition d’emploi, soit le versement de la cotisation syndicale normale à un syndicat. L’intéressé est alors tenu de verser, soit directement, soit par prélèvement sur son salaire, un montant équivalent à la cotisation syndicale normale à un organisme de bienfaisance enregistré agréé à la fois par l’employé et le syndicat.

[2] Le STTP s’est opposé à la demande de Mme Farrell. L’employeur de Mme Farrell, la Société canadienne des postes (SCP), n’a joué aucun rôle actif dans le cadre de cette demande.

[3] Le Conseil a d’abord mis le dossier en suspens en attendant une décision de la Cour d’appel fédérale (CAF) à propos d’une autre affaire portant sur une exemption pour motifs religieux en vertu du paragraphe 70(2). En avril 2015, après la publication de la décision Bradford c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA‑Canada), 2015 CAF 84 (Bradford CAF), le Conseil a donné aux parties la possibilité de formuler des commentaires sur cette affaire. Le Conseil a alors prévu la tenue d’une audience les 22 et 23 septembre 2015 à Calgary, en Alberta. L’affaire n’a nécessité qu’une seule journée d’audience.

[4] Après avoir analysé les témoignages et les arguments juridiques des parties, le Conseil a décidé de rejeter la demande de Mme Farrell, pour les motifs exposés ci‑après.

II. Faits

A. Chronologie

[5] La SCP a d’abord embauché Mme Farrell comme factrice rurale et suburbaine aux alentours de septembre 2005. Vers le mois de septembre 2008, la SCP a embauché Mme Farrell comme commis des postes occasionnel. Elle travaille maintenant pour la SCP comme employée à temps partiel à Three Hills, en Alberta.

[6] Le STTP représente les deux unités de négociation dont a fait partie Mme Farrell.


 

[7] L’alinéa 4.01a) de la convention collective conclue entre le STTP et la SCP exige que la SCP prélève des cotisations syndicales :

4.01 Prélèvement obligatoire

a) Comme condition d’emploi, la Société retient sur la rémunération mensuelle de tous les employés et employées de l’unité de négociation les cotisations ordinaires du Syndicat dont le montant peut varier suivant les diverses sections locales.

[8] Selon les alinéas 4.07a) et b) de la convention collective conclue entre le STTP et la SCP, l’adhésion au STTP est obligatoire :

4.07 Adhésion obligatoire

a) Toute employée régulière ou tout employé régulier embauché après la signature de la présente convention doit, comme condition d’emploi, devenir membre du Syndicat au moment de son embauche, ou aussitôt que possible, conformément à la clause 6.03.

b) La société n’est pas tenue de renvoyer une employée ou un employé auquel le Syndicat a retiré les droits d’adhésion.

[9] Dans son témoignage, Mme Farrell a mentionné que le STTP lui avait demandé en 2011 de signer une carte confirmant qu’elle ferait la grève, au besoin. Mme Farrell a ajouté les mots « ne… pas » (traduction) sur la carte et l’a signée pour indiquer qu’elle ne ferait pas la grève. Finalement, la SCP a imposé un lock‑out pendant la ronde de négociations collectives, de sorte que le STTP n’a jamais déclenché de grève.

[10] Mme Farrell a témoigné que, du jour où elle a été embauchée pour la première fois en septembre 2005 jusqu’à l’été 2012, le STTP ne lui a jamais communiqué d’information à propos de la carte d’adhésion et ne lui a jamais demandé d’en signer une. La demande relative à la carte d’adhésion qu’on lui a faite en 2012 avait été formulée par Mme Trish Flynn, déléguée syndicale de la section locale du STTP, qui avait été transférée de Calgary au bureau de poste de Three Hills, en Alberta, aux alentours de mars 2011.

[11] De juin à décembre 2012, Mme Flynn a demandé à trois reprises à Mme Farrell de signer une carte d’adhésion du STTP. Chaque fois, Mme Farrell a refusé. Mme Flynn a aussi demandé à d’autres employés nouvellement embauchés ou récemment promus dans le petit lieu de travail de signer une carte d’adhésion.


 

[12] Outre ces trois occasions en 2012 où Mme Flynn a demandé à Mme Farrell de signer une carte d’adhésion, le STTP n’a jamais approché Mme Farrell à cette fin, pas plus qu’il n’a pris de mesures, comme la présentation d’un grief, pour faire appliquer le paragraphe 4.07 à Mme Farrell.

[13] Mme Farrell a présenté sa demande en vertu du paragraphe 70(2), afin d’obtenir une exemption pour motifs religieux, le ou vers le 4 mai 2014, soit quelque 16 mois après que Mme Flynn lui eut demandé pour la dernière fois de signer une carte d’adhésion. Mme Farrell avait appris d’un représentant du Conseil, tout juste avant de présenter sa demande, que le Code contenait une disposition permettant à un employé de s’opposer pour des motifs religieux au versement des cotisations syndicales ou à l’exigence d’adhérer à un syndicat.

B. Motifs invoqués par Mme Farrell pour demander une exemption

[14] Dans les affaires relatives au paragraphe 70(2), l’analyse que fait le Conseil depuis longtemps l’oblige à examiner les motifs sur lesquels repose la demande du requérant. C’est la raison pour laquelle le Conseil tient souvent une audience dans les affaires concernant une objection d’ordre religieux.

[15] Mme Farrell s’est représentée elle‑même. Elle avait présenté des actes de procédure détaillés, mais le Conseil a jugé son témoignage de vive voix quelque peu limité.

[16] La situation est toujours délicate lorsqu’un tribunal administratif tient une audience à laquelle prend part un requérant qui se représente lui‑même. Le Conseil ne peut devenir conseiller juridique dans l’affaire en cause, puisqu’il a avant tout l’obligation d’être juste envers toutes les parties. Mais cette obligation peut aussi l’obliger à demander des commentaires sur des questions soulevées par un requérant dans ses actes de procédure.

[17] Comme Mme Farrell avait présenté un témoignage peu détaillé sur certaines questions, le Conseil lui a demandé, à la fin de son interrogatoire principal, si elle pouvait donner des précisions à propos des motifs d’ordre religieux sur lesquels se fondait sa demande.

[18] Mme Farrell est une fervente chrétienne depuis plus de 20 ans. L’interdiction d’adhérer à un syndicat n’est pas un précepte de son église; en fait, une infirmière faisant partie de sa communauté religieuse est aussi syndiquée. Mme Farrell a témoigné que, selon son interprétation des Écritures saintes, l’adhésion syndicale était incompatible avec sa foi.

[19] L’un des motifs précis sur lesquels repose sa demande a trait au serment qu’elle doit prêter selon les statuts du STTP. À son avis, ce serment la priverait de sa liberté de religion. Elle ne pourrait prêter serment à personne d’autre qu’à Dieu.

[20] Mme Farrell conteste aussi certains éléments contenus dans les statuts du STTP. Par exemple, elle estime que la mentalité du « nous contre eux » (traduction) véhiculée dans les statuts va à l’encontre de l’obligation que lui impose la Bible de se soumettre et d’être fidèle à son employeur.

[21] En outre, Mme Farrell s’oppose fermement à l’avortement et au mouvement pro‑choix, un mouvement auquel le STTP exprime son soutien dans ses statuts. De l’avis de Mme Farrell, ses cotisations syndicales étaient utilisées pour appuyer le mouvement pro‑choix.

[22] En contre‑interrogatoire, Mme Farrell a reconnu qu’elle ne savait pas dans quelle mesure, le cas échéant, le STTP utilisait réellement les cotisations syndicales pour appuyer le mouvement pro‑choix. Elle a toutefois souligné que, dans ses statuts, le STTP affirmait qu’il exercerait des pressions en faveur du mouvement pro‑choix, et elle en avait déduit que ces pressions devaient supposer un appui financier.

[23] Mme Farrell s’est également opposée à la position adoptée dans les statuts du syndicat concernant la décriminalisation de la marijuana. À son avis, la marijuana « fait dérailler » (traduction) les gens et leur enlève leur lucidité. Elle pense la même chose de l’alcool, s’il est consommé jusqu’à l’état d’ébriété.

[24] Mme Farrell a ajouté en contre‑interrogatoire qu’elle désapprouvait également la position adoptée dans les statuts du syndicat sur différents enjeux internationaux, notamment des positions de principe concernant Cuba, la Palestine et la Colombie.

[25] Mme Farrell a mentionné qu’elle avait l’impression de n’avoir d’autre choix que de verser les cotisations syndicales. Elle versait des cotisations au STTP depuis son embauche par la SCP en 2005. Elle ne savait pas que le Code prévoyait une exemption qui pouvait permettre que ses cotisations soient plutôt remises à un organisme de bienfaisance enregistré.

[26] En contre‑interrogatoire, Mme Farrell a décrit les cotisations syndicales comme un « pot‑de‑vin » (traduction), mais elle a reconnu que le STTP les utilisait pour négocier les conditions d’emploi de tous les membres de l’unité de négociation. Elle a aussi reconnu qu’elle a pu passer du statut d’employée occasionnelle à la SCP à celui d’employée à temps partiel grâce à l’ancienneté qu’elle avait accumulée aux termes de la convention collective.

[27] Mme Farrell a aussi reconnu, en contre‑interrogatoire, qu’elle n’aurait qu’à démissionner si le STTP insistait pour qu’elle signe une carte d’adhésion. À son avis, son emploi n’était pas menacé si elle continuait de verser les cotisations syndicales. Même si le STTP n’avait jamais tenté de faire valoir ses droits en vertu du paragraphe 4.07 au cours de ses 10 années au service de la SCP, Mme Farrell estimait qu’une menace imprécise pesait sur son emploi.

[28] Mme Farrell a indiqué qu’elle ne fait pas appel au STTP pour présenter des griefs. Son point de vue est qu’elle parlerait à son superviseur des problèmes qu’elle pourrait rencontrer au travail ou qu’elle prierait pour qu’ils se règlent.

III. Droit

[29] Le Code cherche à établir un équilibre entre la liberté d’association et la liberté de religion, qui sont décrites comme des « libertés fondamentales » à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés :

Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

a) liberté de conscience et de religion;

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

c) liberté de réunion pacifique;

d) liberté d’association.

(c’est nous qui soulignons)

A. Liberté d’association

[30] L’alinéa 68a) du Code permet à un employeur et à un syndicat de négocier une clause à inclure dans la convention collective pour confirmer que l’adhésion syndicale obligatoire est une condition d’emploi valide et contraignante :

68. La présente partie n’a pas pour effet d’empêcher les parties à une convention collective d’y inclure une disposition qui :

a) soit impose comme condition d’emploi l’adhésion à un syndicat déterminé…

[31] Le paragraphe 70(1) du Code confère au syndicat le droit, sur simple demande, de faire inclure dans sa convention collective une disposition obligeant un employeur à prélever les cotisations syndicales sur le salaire versé à tous les employés de l’unité de négociation et à remettre celles‑ci au syndicat :

70. (1) À la demande du syndicat qui est l’agent négociateur des employés d’une unité de négociation, la convention collective conclue avec l’employeur doit contenir une disposition obligeant ce dernier à prélever sur le salaire versé à chaque employé régi par la convention, que celui‑ci adhère ou non au syndicat, le montant de la cotisation syndicale normale et à le remettre sans délai au syndicat.

[32] Les droits d’un syndicat à l’égard de ces deux éléments distincts diffèrent légèrement. Le prélèvement automatique des cotisations syndicales sur le salaire des employés de l’unité de négociation, que ceux‑ci adhèrent ou non au syndicat, doit être ajouté à la convention collective sur simple demande faite à l’employeur pendant les négociations.

[33] En revanche, un syndicat doit négocier collectivement l’inclusion d’une clause d’« exclusivité syndicale » (traduction) dans la convention collective afin de rendre l’adhésion syndicale obligatoire.

[34] Ces dispositions du Code démontrent l’intention du Parlement de promouvoir et de protéger la liberté d’association des syndicats.

B. Liberté de religion

[35] Le paragraphe 70(2) reconnaît que certaines personnes, en raison de leurs croyances ou convictions religieuses, peuvent demander à être exemptées de l’obligation, autorisée par le Code, de verser des cotisations syndicales à un syndicat ou d’adhérer à un syndicat :

70. (2) S’il est convaincu que le refus d’un employé de faire partie d’un syndicat ou de lui verser la cotisation syndicale normale est fondé sur ses croyances ou convictions religieuses, le Conseil peut, par ordonnance, exempter l’employé des dispositions de la convention collective exigeant soit l’adhésion syndicale comme condition d’emploi, soit le versement de la cotisation syndicale normale à un syndicat. L’intéressé est alors tenu de verser, soit directement, soit par prélèvement sur son salaire, un montant équivalent à la cotisation syndicale normale à un organisme de bienfaisance enregistré agréé à la fois par l’employé et le syndicat.

[36] Si un requérant convainc le Conseil qu’il est admissible à l’une de ces exemptions ou aux deux, il peut alors continuer de travailler sans avoir à être membre du syndicat ou à verser les cotisations obligatoires, ou les deux. La cotisation sera tout de même prélevée, mais elle sera versée à un organisme de bienfaisance enregistré plutôt qu’au syndicat. Aux termes du Code, le requérant et le syndicat sont tenus de s’entendre sur le choix de l’organisme de bienfaisance enregistré, faute de quoi le Conseil en désignera un.

C. Pratique du Conseil dans les affaires liées à une objection d’ordre religieux

[37] En 1984, le Parlement a ajouté au Code, dans ce qui était alors l’article 162, des dispositions conférant aux syndicats le droit de demander l’inclusion dans la convention collective d’une clause rendant obligatoire le prélèvement des cotisations syndicales (formule Rand) et donnant aux employés la possibilité de soulever une objection d’ordre religieux :

162. (1) À la demande du syndicat qui est l’agent négociateur des employés d’une unité de négociation, il doit être inclus dans la convention collective conclue entre le syndicat et l’employeur une disposition obligeant l’employeur à déduire du salaire de chaque employé de l’unité visé par la convention collective, que l’employé soit ou non membre du syndicat, le montant de la cotisation syndicale normale et l’obligeant à remettre la somme au syndicat sans délai.

(2) Lorsque le Conseil est convaincu qu’un employé, à cause de ses convictions ou croyances religieuses, refuse de faire partie d’un syndicat ou de verser la cotisation syndicale normale à un syndicat, le Conseil peut ordonner que la disposition d’une convention collective exigeant

a) comme condition d’emploi, soit l’appartenance à un syndicat,

b) soit le versement de la cotisation syndicale normale à un syndicat,

soit inapplicable à cet employé, si un montant équivalent à la cotisation syndicale normale est versé par celui‑ci, soit directement soit au moyen d’une déduction de son salaire, à un organisme de charité enregistré, au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu, désigné conjointement par l’employé et le syndicat.

[38] Dans Barker (1986), 66 di 91; 13 CLRBR (NS) 28; et 86 CLLC 16,031 (CCRT no 576), le prédécesseur du Conseil, le Conseil canadien des relations du travail (CCRT), a souligné que le Code avait été modifié de manière à reconnaître que les croyances ou les convictions religieuses pouvaient être difficiles à concilier avec la liberté d’association :

Avant l’entrée en vigueur des modifications apportées au Code canadien du travail, en 1984, et l’adoption de la Charte des droits, le Conseil ne pouvait reconnaître à un employé le droit de se retirer du syndicat si, en raison de convictions profondes, il s’opposait à y adhérer au point de préférer perdre son emploi.

Ce qui a été dit au sujet de la situation qui prévalait en Ontario avant l’adoption de ces mesures, valait aussi pour ce Conseil. Voici ce que déclarait un juge de la Cour d’appel de cette province dans une décision rendue avant l’introduction de la présente version de l’article 47 de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario :

... l’employé qui n’accepte pas les conditions négociées par le syndicat en place au nom de tous les travailleurs, que ce soit à cause du salaire, des heures de travail ou pour toute autre raison, n’a d’autre choix que de quitter son emploi. Il ne peut toutefois agir à sa guise en face de la loi, puisque celle‑ci régit sans exception employeurs et employés, sans égard à leurs convictions religieuses et politiques...

... Notre société assure à chacun le droit d’adhérer à la religion et à l’option politique de son choix. Elle ne permet toutefois pas d’invoquer ces convictions lorsque, aux yeux de la loi, les circonstances ne leur font aucunement obstacle; l’employé ne peut donc s’appuyer sur ses croyances pour faire obstacle aux ententes qui lient toutes les parties, quelles que soient leurs convictions religieuses ou politiques. Cette règle s’applique actuellement aux relations du travail.

(Hoogendoorn v. Greening Metal Products and Screening Equipment Company et al. (1967), 67 CLLC 14,017, pages 78‑79; traduction; c’est nous qui soulignons)

La situation a toutefois évolué et, en 1984, le législateur a mis en œuvre des mesures qui apportent une solution aux problèmes des employés dont les convictions entreraient sérieusement en conflit avec la sécurité syndicale. En adoptant le paragraphe 162(2), le Parlement a distingué les croyances religieuses des croyances politiques et sociales. Un employé ne peut en effet invoquer que ses croyances religieuses s’il veut obtenir une exemption lui permettant de ne pas adhérer à un syndicat ou de ne pas lui verser de cotisation. Quoi qu’il en soit, il faut quand même interpréter cette disposition à la lumière des objectifs et des principes généraux du Code.

(pages 97; 34‑35; et 14,283; c’est nous qui soulignons)

[39] Le CCRT a fait observer que l’objection d’ordre religieux prévue au Code visait des situations où il existait, entre les croyances religieuses d’un employé et les dispositions relatives à la sécurité syndicale d’une convention collective, un conflit profond, qui pourrait faire en sorte que l’employé concerné serait dans l’impossibilité de conserver son emploi.

[40] Le Conseil s’est vu confier la tâche d’instruire les affaires dans lesquelles s’opposent ces deux libertés protégées par la Charte. Le CCRT a décrit l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard dans Wiebe (1987), 70 di 89; 18 CLRBR (NS) 241; et 87 CLLC 16,032 (CCRT no 632) (Wiebe) :

... Bien que l’octroi au Conseil d’un tel pouvoir discrétionnaire entraîne un certain malaise pour tout panel saisi d’une telle requête, cela révèle clairement des intentions du Parlement. Il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire, lorsqu’il s’agit pour un syndicat de se voir systématiquement accorder le droit de faire percevoir les cotisations syndicales en son nom, en vertu du paragraphe (1) de l’article 162, s’il en fait la demande. Mais un pouvoir discrétionnaire est conféré au Conseil, lorsqu’il s’agit de permettre à certains employés de se soustraire à cette exigence. Cela veut dire qu’on s’attend que le Conseil, même s’il n’aime peut‑être pas être mêlé à la question difficile et fort subjective des « convictions et croyances religieuses », tienne compte de la situation particulière de chaque requérant demandant une exemption et qu’il n’accorde pas toujours pareille exemption.

(pages 94; 246; et 14,258; c’est nous qui soulignons)

[41] Dans les premières affaires qu’il a traitées, le CCRT a examiné diverses pratiques des commissions des relations de travail au Canada afin d’élaborer des lignes directrices pour traiter ce type de demande. Dans Bradford, 2013 CCRI 696 (Bradford 696), le Conseil a résumé ces lignes directrices appliquées de longue date :

[27] Le Conseil a énoncé cinq critères dont il doit tenir compte lorsqu’il interprète cet article du Code. Les quatre premiers ont été établis dans la décision Barker (1986), 66 di 91; 13 CLRBR (NS) 28; et 86 CLLC 16,031 (CCRT no 576), et le cinquième a été ajouté ultérieurement, dans Wiebe (1987), 70 di 89; 18 CLRBR (NS) 241; et 87 CLLC 16,032 (CCRT no 632). Les voici :

  1. Le requérant doit s’opposer à tous les syndicats et non à un seul syndicat en particulier.

  2. Le requérant ne doit pas nécessairement fonder son objection sur des préceptes explicites d’une religion ou d’une église.

  3. Le Conseil doit procéder à une évaluation objective des croyances du requérant, afin de déterminer si celles‑ci sont associées au Divin ou à la façon dont l’Homme perçoit son rapport au Divin, par opposition aux institutions humaines.

  4. Le requérant doit convaincre le Conseil de sa sincérité et prouver qu’il n’a pas rationalisé son opposition au syndicat après avoir pris connaissance des dispositions du Code portant sur l’objection à caractère religieux.

  5. Le Conseil doit évaluer les conséquences probables qu’entraînerait le rejet de la demande pour le requérant, y compris la question de savoir si ce rejet occasionnerait, chez lui, une situation conflictuelle telle qu’il se retrouverait dans l’impossibilité de conserver son emploi.

[42] En l’espèce, les parties n’ont soulevé aucun argument lié à la Charte ni contesté la nature des lignes directrices du Conseil. Dans ses observations écrites, Mme Farrell a cependant fait valoir qu’il était pratiquement impossible de respecter les exigences liées à la ligne directrice no 1, qui concerne la nécessité de s’opposer à tous les syndicats, puisque personne ne peut connaître la teneur des statuts de tous les syndicats. Nous examinerons ci‑après l’interprétation et l’application par le Conseil de la ligne directrice no 1.

[43] Comme les parties n’ont soulevé aucun argument fondé sur la Charte ni contesté les lignes directrices du Conseil, une observation contextuelle préliminaire formulée par la CAF dans Bradford CAF s’applique également en l’espèce :

[2] Avant d’exposer le contexte factuel et les questions dont nous sommes saisis, il importe de souligner ce qui n’est pas en litige en l’espèce. Ainsi, bien que la sincérité des croyances religieuses du demandeur soit l’une des questions de fait que devait examiner le banc du conseil ayant initialement entendu sa demande (le banc initial) portant sur la question de savoir s’il y avait lieu d’accorder une exemption, le demandeur n’a pas soutenu que l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), qui protège la liberté de religion, avait été violé. Cela a été bien précisé lors de l’audience. La présente demande ne concerne pas non plus la question de la validité du critère applicable pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une exemption en vertu du paragraphe 70(2) du Code.

(c’est nous qui soulignons)

[44] Le Conseil reçoit souvent des éléments de preuve divers à l’égard des motifs invoqués par un requérant pour demander une exemption pour motifs religieux. Comme il a été mentionné dans Gordon (1988), 74 di 84; et 3 CLRBR (2d) 245 (CCRT no 695), les motifs invoqués par le requérant peuvent être de nature mixte, en ce sens que certains peuvent appuyer l’exemption, alors que d’autres peuvent inciter le Conseil à ne pas l’accorder :

Les requêtes de ce genre posent toujours des problèmes. La religion est une chose si personnelle, et il est souvent difficile de juger de la sincérité d’une personne. Dans bien des cas, la ligne de démarcation entre les croyances religieuses et les opinions d’une personne sur le plan moral, social ou politique n’est pas nette. Me George Adams, c.r., ancien président de la Commission des relations de travail de l’Ontario, a décrit avec exactitude le dilemme auquel fait face le Conseil :

... Il est toujours difficile de savoir si les croyances du requérant sont vraiment de nature religieuse, par opposition à un point de vue moral, social ou politique. De fait, ces éléments peuvent souvent empiéter les uns sur les autres, de sorte que le tribunal saisi de l’affaire se trouve dans une situation difficile quant à l’interprétation…

(G.W. Adams, Canadian Labour Law: A Comprehensive Text, Aurora, Canada Law Book Inc., 1985, page 792; traduction)

(pages 90; et 251; c’est nous qui soulignons)

[45] En tenant compte de ce cadre juridique, le Conseil cherchera à déterminer comment il doit appliquer ses lignes directrices à la demande de Mme Farrell.

IV. Décision

1. Est‑ce que Mme Farrell s’oppose à tous les syndicats et non à un seul syndicat en particulier?

[46] Cette ligne directrice n’oblige pas un requérant à étudier les statuts de tous les syndicats. Elle exige cependant que l’objection d’ordre religieux soit universelle et applicable à tous les syndicats qui participent au modèle de négociation collective du Code.

[47] Si un requérant ne s’oppose qu’à certains syndicats, mais pas aux autres, il est alors peu probable qu’il réponde au critère de cette ligne directrice. Les éléments de preuve présentés par Mme Farrell relativement à cette ligne directrice sont incontestablement de nature mixte.

[48] Aussi bien dans ses actes de procédure que dans son témoignage de vive voix, Mme Farrell s’est expressément opposée au contenu des statuts du STTP, non seulement en ce qui concerne l’obligation de prêter serment, mais aussi en ce qui touche l’appui que le syndicat apporte au mouvement pro‑choix et à la décriminalisation de la marijuana, et en ce qui a trait aux positions du syndicat sur les enjeux internationaux touchant la Palestine, Cuba et la Colombie. Ces objections qui visent expressément ce syndicat pourraient laisser croire que c’est au STTP en particulier que Mme Farrell s’oppose, et non à tous les syndicats. Le contenu de ses objections est clairement lié à des motifs d’ordre religieux, mais aussi à des opinions d’ordre moral, social et politique.

[49] Le Conseil a refusé d’accorder des exemptions lorsque l’objection soulevée visait expressément la politique d’un syndicat sur un sujet comme l’avortement, comme l’illustre Bradford 696 :

[31] Comme il a été mentionné ci‑dessus, pour qu’une demande fondée sur le paragraphe 70(2) soit accueillie, il faut que l’opposition s’applique à tous les syndicats, et non à un syndicat en particulier. Cela signifie que les croyances religieuses et l’opposition doivent avoir trait au syndicalisme en général et aux principes de la négociation collective, et non aux actes, activités ou politiques d’un syndicat en particulier. Ainsi, il a été conclu qu’une opposition à une politique syndicale ou à une prise de position publique sur la question de l’avortement est trop éloignée de la raison d’être et des activités d’un syndicat, ainsi que du rôle d’un agent négociateur sur le lieu de travail, pour justifier une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations (Doyle (1993), 91 di 26; et 93 CLLC 16,028 (CCRT no 990); et Carroll, 23 juin 1989 (LD 731)).

(c’est nous qui soulignons)

  • [50] Dans Scholl, 2012 CCRI 630, le Conseil a aussi rejeté la demande d’une personne qui avait participé aux activités d’un syndicat et avait ensuite contesté les actes de celui‑ci en particulier, et non le syndicalisme en général :

[9] En l’espèce, la demande découle manifestement de l’insatisfaction de la requérante quant à la manière dont son syndicat s’est conduit dans le milieu de travail. La requérante critique les tactiques de syndicalisation du syndicat, la manière dont il a négocié la première convention collective et son comportement lors de réunions syndicales. Selon le Conseil, cela donne à penser que la demande est fondée sur l’insatisfaction de la requérante à l’égard d’un syndicat en particulier, plutôt que sur une objection religieuse absolue au syndicalisme en général. La demande ne satisfait donc pas au premier des critères énoncés dans la décision Barker, précitée.

[10] La conclusion du Conseil selon laquelle la requérante n’est pas fondamentalement opposée au syndicalisme en général est étayée par le fait que la requérante a participé à des réunions syndicales et qu’elle a participé à des activités syndicales concernant la négociation d’une première convention collective dans son milieu de travail. Une telle participation dans les activités du syndicat est incompatible avec l’argument selon lequel la participation au syndicalisme est contraire aux croyances religieuses de la requérante. La demande en cause semble tout simplement représenter un nouveau chapitre dans la lutte que mène la requérante envers son syndicat. Il ne fait aucun doute que le paragraphe 70(2) du Code n’est pas censé servir à cette fin.

(c’est nous qui soulignons)

[51] Cependant, le témoignage mixte de Mme Farrell donne aussi à penser qu’elle se sentait obligée de suivre les ordres de la SCP et qu’elle ne pouvait pas accepter qu’un syndicat s’insère entre elle‑même et celle‑ci. Elle avait décrit cette conception dans les observations qu’elle a présentées au Conseil le 29 avril 2015 :

Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, c’est tout à l’opposé de la façon dont je crois devoir traiter mon employeur (ou n’importe qui d’ailleurs). Si je veux aimer (respecter) mon employeur et le traiter comme je voudrais être traitée, je dois alors tâcher de déterminer ce qui est le mieux pour lui aussi.

En devenant une employée de Postes Canada, j’ai aussi accepté de suivre les instructions de mon patron. En fait, selon la Bible (en laquelle je crois), je crois qu’il est de mon devoir de suivre les instructions de mon employeur (quoique, s’il me demandait d’agir à l’encontre de mes croyances, j’aurais toujours la liberté de démissionner plutôt que d’obtempérer; je ne lui ai pas prêté allégeance, j’ai seulement conclu une entente qui peut être annulée en tout temps).

Pour ce qui est de l’opposition à tous les syndicats pour des motifs d’ordre religieux, bien qu’à mon avis la situation soit très commune peu importe le syndicat et que je m’attende à ce qu’elle s’applique à la grande majorité d’entre eux, je ne peux affirmer de façon catégorique qu’elle s’applique à tous les syndicats. En fait, ce serait un préjugé de ma part de ne pas admettre la possibilité qu’un syndicat puisse avoir une ligne de conduite différente.

(pièce 1, lettre du 29 avril 2015; traduction; c’est nous qui soulignons)

[52] Dans Allan v. International Brotherhood of Electrical Workers, Local 586, 2005 CanLII 21432 (ON LRB), la Commission des relations de travail de l’Ontario (CRTO) a décrit cette conception voulant qu’une personne soit obligée de suivre les ordres d’un employeur comme une relation de « sujétion » (traduction). La CRTO, sous un régime législatif différent, a accordé une exemption pour cette raison :

6. Le requérant croit sincèrement que l’adhésion à un syndicat contrevient à ses croyances religieuses. Il fait partie d’une confrérie de croyants en Jésus Christ, qui est également appelée la Fraternité chrétienne. L’un des préceptes centraux de sa foi tient au fait que les Écritures saintes ne permettent d’appartenir qu’à une seule assemblée, soit celle de ceux qui croient, comme il le dit, en notre Seigneur Jésus Christ. L’adhésion à un syndicat contreviendrait à ce précepte, appelé principe de la séparation, comme le ferait l’adhésion à toute autre association. Pour faire partie d’une confrérie de croyants en Jésus Christ, il faut être séparé de toutes les autres associations, car toutes ces associations sont séparées de Dieu. Il s’agit là de la raison principale à l’origine de la demande du requérant visant à être exempté, pour motifs religieux, de l’obligation d’adhérer au syndicat.

7. Un deuxième principe religieux du requérant entre en conflit avec l’obligation d’appartenir à un syndicat. Il croit au principe de la sujétion : il doit faire preuve de loyauté envers son employeur, Boldt, car il est soumis à son autorité, et cette loyauté serait à son avis compromise s’il devait être membre du syndicat et si le syndicat devait intervenir en son nom. Le principe de la sujétion exige une relation directe, sans intermédiaire syndical.

(traduction; c’est nous qui soulignons)

[53] Bien que le Conseil ait demandé à Mme Farrell, à l’audience, de lui donner des précisions sur le fondement religieux de sa demande, il a eu la nette impression que les objections qu’elle a soulevées visaient souvent le STTP en particulier, quoique certainement pas de façon exclusive.

[54] Le Conseil n’a pas à tirer de conclusion définitive sur la façon de traiter cet élément de preuve mixte, puisque Mme Farrell ne satisfait pas aux exigences liées à une autre ligne directrice déterminante (voir ci‑après).

2. Le requérant ne doit pas nécessairement fonder son objection sur des préceptes explicites d’une religion ou d’une église.

[55] L’église de Mme Farrell n’a pas de précepte qui interdit l’adhésion à un syndicat. Une autre membre de sa communauté religieuse a travaillé comme infirmière syndiquée. De toute façon, un tel précepte ne constitue pas une condition obligatoire pour accorder une exemption, comme l’a souligné le CCRT dans Guertin (1987), 69 di 1 (CCRT no 614) :

L’assise des croyances de Mme Guertin repose, on l’aura noté, strictement sur son interprétation de la Bible, et non sur la doctrine particulière d’une religion ou d’une église donnée. Une exemption ne saurait lui être refusée pour ce motif. C’est d’ailleurs ce que le Conseil a déclaré dans Barker, supra :

Le requérant ne doit pas nécessairement fonder son objection sur des préceptes explicites d’une secte religieuse.

(pages 107; et 14,288)

À la réflexion, il eut mieux valu employer les termes « religion » ou « église » plutôt que « secte » puisque ce terme, plus restrictif, n’évoque chez certains que la notion d’un groupe dissident minoritaire à l’intérieur d’une religion. Afin de mieux refléter notre pensée, il convient d’apporter ce correctif nécessaire : un requérant ne doit pas nécessairement fonder son objection sur des préceptes explicites d’une religion ou d’une église donnée.

(page 5; c’est nous qui soulignons)

[56] Mme Farrell a témoigné que son interprétation de la Bible était à l’origine de ses croyances. Cela est suffisant pour répondre au critère de la deuxième ligne directrice.

3. Est‑ce que les croyances de Mme Farrell sont associées au Divin ou à la façon dont l’Homme perçoit son rapport au Divin, par opposition aux institutions humaines? 

[57] Les éléments de preuve n’ont soulevé aucun doute quant au fait que les croyances de Mme Farrell découlent de sa lecture et de sa compréhension de la Bible.

4. Mme Farrell est‑elle sincère ou a‑t‑elle rationalisé son opposition au STTP après avoir pris connaissance des dispositions du Code sur l’objection à caractère religieux?

[58] Le STTP a demandé au Conseil de comparer la demande initiale de Mme Farrell avec les actes de procédure qu’elle a présentés par la suite. À son avis, la position de Mme Farrell a évolué au fur et à mesure qu’elle en apprenait davantage sur le paragraphe 70(2) et les lignes directrices énoncées dans la jurisprudence du Conseil.

[59] Dans Bradford CAF, la CAF a affirmé que les décideurs ne devraient pas analyser trop rigoureusement les pratiques antérieures d’un requérant lorsqu’ils examinent la question de sa sincérité :

[46] Dans l’arrêt Amselem, quoique dans un contexte différent, la Cour suprême du Canada nous a rappelé que l’appréciation de la sincérité « est une question de fait qui repose sur une liste non exhaustive de critères, notamment la crédibilité du témoignage du demandeur … et la question de savoir si la croyance invoquée par le demandeur est en accord avec les autres pratiques religieuses courantes de celui‑ci » (Amselem, au paragraphe 53). Je conviens avec le demandeur que tous les décideurs doivent avoir à l’esprit et respecter la mise en garde formulée dans cet arrêt (également au paragraphe 53) selon laquelle il ne convient pas que le tribunal analyse trop rigoureusement les pratiques antérieures du demandeur pour décider de la sincérité de ses croyances courantes. Il en est ainsi parce que, de par leur nature même, les croyances sont fluides et il peut fort bien arriver qu’elles changent et évoluent avec le temps.

(c’est nous qui soulignons)

[60] Dans Bradford 696, le Conseil a conclu que le requérant avait « rationalisé » son opposition au syndicat en modifiant ses actes de procédure. Dans cette affaire, M. Bradford était membre du syndicat depuis longtemps. Il a d’abord présenté une demande d’exemption pour motifs religieux en Alberta, en se fondant uniquement sur le fait qu’il s’opposait à la position du syndicat à l’égard de l’avortement.

[61] Lorsqu’il a appris que le Conseil avait compétence à l’égard de sa situation, il a alors présenté une demande beaucoup plus détaillée, axée sur les critères de longue date que le Conseil examine dans les affaires relatives au paragraphe 70(2).

[62] Le Conseil a conclu que M. Bradford avait rationalisé sa position, puisqu’il avait été membre du syndicat pendant de nombreuses années sans que cela lui pose problème :

[34] Personne ne conteste que c’est parce qu’il a découvert que le syndicat appuyait activement le mouvement pro‑choix relativement à la question de l’avortement que le requérant a demandé pour la première fois, en s’adressant à la CRTA, à être exempté, pour des motifs religieux, de l’obligation de verser les cotisations syndicales. La correspondance échangée entre le requérant et le président du syndicat en juin 2012 démontre clairement que le requérant a des opinions solidement ancrées sur cette question et que la prise de position du syndicat dans ce dossier l’avait beaucoup contrarié. La correspondance avec le syndicat démontre également que le requérant n’était aucunement préoccupé, à cette époque, par la représentation des employés par le syndicat relativement à des enjeux liés au lieu de travail. En fait, la solution que le requérant avait proposée était simplement de faire en sorte que sa section locale se dissocie du TCA.

[35] Après avoir été informé qu’il avait présenté sa demande devant le mauvais tribunal, le requérant a présenté une demande au Conseil en août 2012. La demande qui a été présentée au Conseil était très différente. Le requérant demandait cette fois à être exempté de l’obligation d’adhérer à un syndicat ainsi que de celle de verser les cotisations syndicales, et il affirmait désormais qu’il s’opposait à l’adhésion à quelque syndicat que ce soit. Il attribuait ce changement de position à une progression de ses idées religieuses, survenue à la suite de certaines recherches qu’il avait faites sur des questions religieuses et juridiques. Même s’il s’agissait d’un élément clé du dossier du requérant, peu de détails ont été donnés au sujet de ces recherches.

(c’est nous qui soulignons)

[63] En l’espèce, le Conseil voit une différence entre la situation de M. Bradford et celle de Mme Farrell. M. Bradford était membre du syndicat depuis longtemps et n’a présenté de demande qu’après avoir découvert la position de son syndicat à propos de l’avortement. Jusqu’à ce moment‑là, il ne s’était jamais préoccupé du fait que son syndicat représentait les employés auprès de l’employeur.

[64] En revanche, Mme Farrell n’a jamais adhéré au STTP. En 2011, elle a refusé de signer une carte à l’appui d’une grève éventuelle. Même lorsqu’on lui a demandé à plusieurs reprises, en 2012, de signer une carte d’adhésion du STTP, elle a toujours refusé. Dans son témoignage, elle a parlé des raisons d’ordre religieux pour lesquelles elle avait agi ainsi, même si elle ne les avait pas communiquées explicitement aux personnes qui lui demandaient son appui. Mme Farrell a témoigné qu’elle n’exprimait pas ses opinions religieuses au travail, mais qu’elle agissait conformément à celles‑ci.

[65] En l’espèce, il ne s’agit pas d’un changement soudain de position, fondé sur une seule question morale, qui serait similaire à la situation examinée par le Conseil dans Bradford 696. Les éléments de preuve en l’espèce ne permettent pas de conclure que Mme Farrell a accepté le rôle du STTP, mais qu’elle aurait rationalisé sa position après avoir appris ce que prévoyait le paragraphe 70(2) du Code. Ses actes de procédure constituaient simplement une réponse aux lignes directrices qui, selon ce que le Conseil avait indiqué, sont appliquées pour trancher les demandes de cette nature. Comme la requérante l’a mentionné à l’audience, « cette disposition existe pour des gens comme moi » (traduction).

[66] Le Conseil conclut que Mme Farrell avait des croyances religieuses profondes et constate qu’elle a toujours refusé de participer aux affaires du STTP tout au long de son emploi. Mme Farrell était sincère lorsqu’elle a présenté sa demande, et elle n’a pas rationalisé son opposition pour un quelconque motif caché.

5. Si le Conseil rejette la demande, est‑ce que ce rejet occasionnerait, chez Mme Farrell, une situation conflictuelle telle qu’elle se retrouverait dans l’impossibilité de conserver son emploi?

[67] Mme Farrell n’a pas convaincu le Conseil qu’elle satisfait aux exigences de cette ligne directrice. Le Conseil n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire de lui accorder les deux exemptions demandées.

[68] Le Conseil a mentionné plus tôt que l’exemption pour motifs religieux vise des situations où les dispositions du Code relatives à la sécurité syndicale risquent de placer un employé ayant des croyances et des convictions religieuses sincères dans une situation de conflit fondamental et de menacer son emploi. Dans Wiebe, le CCRT a décrit l’exemption comme étant analogue à une nécessité impérieuse :

Bien que M. Wiebe réponde à ces critères, le Conseil estime qu’il ne faut pas uniquement tenir compte de ces éléments. Nous avons dit plus haut que nous interprétons le paragraphe 162(2) comme laissant entendre que le pouvoir discrétionnaire du Conseil pour accorder une exemption l’oblige à être convaincu qu’il existe d’excellentes raisons de le faire. Nous devons faire plus que de simplement conclure que les convictions ou croyances religieuses du requérant l’incitent à s’opposer au versement des cotisations syndicales. Nous sommes obligés de tenir compte des conséquences probables, pour le requérant, qu’entraînerait le refus d’accorder l’exemption. S’il n’était pas exempté, serait‑il déchiré par une crise personnelle? Sa conscience le tourmenterait‑il tellement qu’il devrait envisager de démissionner, et ce, indépendamment des souffrances possibles que la chose comporterait pour lui, sur le plan financier? Ses croyances sont‑elles si profondément ancrées en lui, ses convictions sont‑elles si fortes que, selon toute probabilité, il ne pourrait plus continuer à exercer son emploi?

(pages 96; 248; et 14,259; c’est nous qui soulignons)

[69] Étant donné que le Code prévoit deux exemptions distinctes pour motifs religieux, le Conseil se penchera sur chacune d’elles successivement.

i. Exemption des cotisations syndicales

[70] Le Conseil doit apprécier les conséquences que subirait probablement un requérant s’il n’obtenait pas cette exemption.

[71] Mme Farrell n’a pas convaincu le Conseil que le fait de devoir verser une cotisation syndicale, ce qu’elle fait depuis qu’elle a été embauchée pour la première fois par la SCP en 2005, ferait en sorte qu’elle se retrouverait dans l’impossibilité de conserver son emploi.

[72] Les cotisations syndicales sont essentielles pour un syndicat. Elles permettent au syndicat de s’acquitter de ses obligations en vertu du Code, ce qui comprend la représentation de tous les employés de l’unité de négociation.

[73] En effet, le Code impose à chaque syndicat et agent négociateur l’obligation de représenter tous les employés de l’unité de négociation au regard des droits qui leur sont reconnus par la convention collective :

37. Il est interdit au syndicat, ainsi qu’à ses représentants, d’agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi à l’égard des employés de l’unité de négociation dans l’exercice des droits reconnus à ceux‑ci par la convention collective.

[74] Puisque tous les employés de l’unité de négociation bénéficient de la représentation de leur syndicat, il est tout à fait logique qu’ils contribuent tous aux coûts.

[75] Mme Farrell n’a pas contesté le fait qu’elle avait bénéficié des efforts du STTP. Par exemple, elle a pu se prévaloir de son ancienneté pour passer d’un poste occasionnel à un poste à temps partiel.

[76] Dans ses actes de procédure, Mme Farrell a décrit le paiement de la cotisation syndicale comme un « pot‑de‑vin » (traduction) et un « mal nécessaire » (traduction), mais elle n’a pas caché au Conseil que le paiement des cotisations syndicales ne l’empêcherait pas de continuer à exercer son emploi.

[77] À la page 5 de ses observations datées du 29 avril 2015, Mme Farrell a précisé qu’elle ne quitterait pas son emploi si le Conseil exigeait qu’elle continue à verser les cotisations syndicales :

5) ... Le fait de ne pas m’exempter de l’obligation de verser les cotisations syndicales ne me ferait pas perdre mon emploi. Cela est assez évident, puisque je la paye déjà depuis des années, mais on ne m’a jamais donné le choix et cela m’a toujours dérangé. Bien que je n’aime pas qu’une partie de mes cotisations contribue à appuyer des causes auxquelles je m’oppose pour des motifs religieux, je ne crois pas que cela représente une partie importante de mes cotisations. Quoi qu’il en soit, je m’oppose aussi à la façon dont le syndicat fonctionne en général, et je suppose qu’une partie beaucoup plus importante de mes cotisations est consacrée au fonctionnement général. Une partie importante est mise de côté pour les indemnités de grève – et comme je m’oppose à la grève pour des motifs religieux, je ne participerai jamais à une grève et, par conséquent, je ne recevrai jamais d’indemnité de grève. Une partie sert soi‑disant à me représenter; cependant, je ne bénéficierai jamais de cette partie de mes cotisations non plus, puisque le syndicat ne représente pas les employés qui ne sont pas membres (de toute façon, je ne voudrais pas de sa représentation).

Quoi qu’il en soit, je ne considère pas cela comme une raison suffisante pour démissionner. D’une part, quelqu’un d’autre serait embauché pour me remplacer et ses cotisations syndicales serviraient à la même chose – et ma démission ne changerait donc rien à la situation. D’autre part, ce n’est pas vraiment différent que de payer des impôts, dont une partie sert aussi à appuyer des choses que je désapprouve. La Bible me dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mathieu, 22:21). Alors, si le versement des cotisations syndicales est une exigence de l’emploi, je peux l’accepter.

(pièce 1, observations du 29 avril 2015; traduction; c’est nous qui soulignons)

[78] Le Conseil est convaincu que l’obligation de continuer à verser des cotisations syndicales ne placera pas Mme Farrell dans une situation de conflit qui l’empêcherait de continuer à exercer son emploi. Mme Farrell ne répond pas au critère de cette ligne directrice.

ii. Exemption de l’adhésion au STTP

[79] Mme Farrell ne satisfait pas non plus aux exigences de cette ligne directrice, du moins jusqu’à maintenant. À supposer que le paragraphe 4.07 permette au STTP de demander à la SPC de congédier Mme Farrell, il n’est pas ressorti de la preuve que le STTP aurait déjà tenté d’exercer ce droit.

[80] Le Conseil comprend la préoccupation de Mme Farrell selon laquelle le STTP pourrait changer d’idée et demander plus tard à la SCP de la congédier. Cependant, le STTP n’a jamais tenté d’invoquer le paragraphe 4.07 de la convention collective, du moins en ce qui a trait à l’emploi de Mme Farrell. Le Conseil doit analyser la situation telle qu’elle se présente actuellement.

[81] La cinquième ligne directrice oblige le Conseil à examiner si le fait de ne pas accorder d’exemption risque de placer le requérant dans une position intenable et de mettre son emploi en péril. En l’espèce, il n’existe aucune nécessité impérieuse de ce genre. Il n’est pas ressorti de la preuve que Mme Farrell se trouverait dans l’impossibilité de conserver son emploi si le Conseil ne lui accordait pas d’exemption.

[82] En fait, que ce soit sciemment ou non, il semble que le STTP tienne peut‑être déjà compte des croyances religieuses de Mme Farrell en n’insistant pas pour qu’elle signe une carte d’adhésion. Cette coexistence harmonieuse ne correspond pas au type de conflit grave auquel le paragraphe 70(2) doit s’appliquer.

[83] Par conséquent, le Conseil n’est pas disposé, en ce moment même, et compte tenu de ces faits en particulier, à exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’exempter Mme Farrell de l’adhésion au STTP. Elle n’a jamais eu à adhérer au STTP depuis qu’elle a été embauchée par la SCP en 2005, et rien ne démontre qu’elle serait obligée de le faire dans l’avenir.

[84] Si jamais les faits sous‑jacents changent, Mme Farrell pourra présenter une nouvelle demande au Conseil.


 

[85] Pour les motifs susmentionnés, le Conseil rejette la demande de Mme Farrell.

[86] Il s’agit d’une décision unanime du Conseil.

Traduction

 

____________________

Graham J. Clarke
Vice‑président

 

 

____________________

André Lecavalier Membre
Membre

 

____________________

Gaétan Ménard

Membre

 

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