Code canadien du travail, Parties I, II et III

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Motifs de décision

Conférence ferroviaire de Teamsters Canada,

plaignante,

et

Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique,

intimée.

Dossier du Conseil : 30114-C

Conférence ferroviaire de Teamsters Canada,

requérante,

et

Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique,

intimée.

Dossiers du Conseil : 30136-C, 30734-C

Référence neutre : 2015 CCRI 755

Le 9 janvier 2015

Ont comparu

Me Nizam Hasham, pour la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique;

Me Denis W. Ellickson, pour la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada.

[1] Le 5 septembre 2013, la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada (la CFTC ou le syndicat) a déposé une plainte de pratique déloyale de travail auprès du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil), dans laquelle elle allègue que la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP Rail ou l’employeur) a enfreint l’article 56, le paragraphe 94(3) et les alinéas 36(1)a) et d) et 94(1)a) du Code canadien du travail (Partie I – Relations du travail) (le Code) en ayant recours à du personnel-cadre pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation (dossier du Conseil no 30114-C). Le 20 septembre 2013, le syndicat a présenté une demande d’ordonnance provisoire pour que soit rétabli l’accès du syndicat au système de gestion de l’information de l’employeur et pour que soit produit tout document relatif aux équipes de cadres affectées à la conduite de trains depuis le 5 septembre 2013 (dossier du Conseil no 30136‑C).

[2] Il a été porté à l’attention du Conseil qu’en 2011, les parties s’étaient présentées devant lui relativement à une plainte similaire, dans laquelle il était allégué que des cadres effectuaient du travail relevant de l’unité de négociation. Cette plainte (dossiers du Conseil nos 28757-C et 28758-C) a été réglée au moyen d’une entente de principe signée par les parties le 8 juin 2011. Le Conseil a par conséquent signifié aux parties en novembre 2013 qu’il avait mis en suspens la plainte et la demande du syndicat pour une période de quatre mois, et il a demandé aux parties d’entreprendre un processus de médiation afin de régler leurs différends. Après que la médiation eut échoué, le Conseil a tenu des audiences à Calgary, en Alberta, du 8 au 12 septembre 2014, et à Toronto, en Ontario, du 3 au 5 décembre et les 9 et 10 décembre 2014.

[3] Durant l’audience tenue à Calgary, le syndicat a introduit une requête urgente afin que soit rendue une ordonnance provisoire interdisant à l’employeur d’avoir recours à des membres du personnel-cadre pour conduire les trains jusqu’à ce que la présente plainte ait été instruite et tranchée. Dans une ordonnance datée du 17 septembre 2014 (ordonnance du Conseil no 741‑NB), le Conseil a ordonné aux parties de continuer à se conformer aux dispositions de l’entente de principe qu’elles avaient conclue le 8 juin 2011, jusqu’à ce que le Conseil rende une décision dans le dossier du Conseil no 30114-C, ou jusqu’à ce que les parties aient conclu une nouvelle entente de principe afin de régler les questions ayant donné lieu à la présente plainte, ou jusqu’à ce que les conditions prévues aux alinéas 89(1)a) à e) du Code aient été remplies. Le 27 octobre 2014, le syndicat a présenté une demande, en vertu du paragraphe 23(1) du Code, afin que le Conseil dépose à la Cour fédérale du Canada l’ordonnance no 741-NB (dossier du Conseil no 30734-C). Étant donné que les audiences sur le bien-fondé de la plainte du syndicat étaient toujours en cours, le Conseil a décidé de mettre cette demande en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans le dossier du Conseil no 30114‑C.

I. Contexte et faits

[4] CP Rail est une société ferroviaire de classe I qui exerce des activités entre Montréal, au Québec, et Vancouver, en Colombie-Britannique. Aux termes d’une ordonnance d’accréditation rendue par le Conseil en mars 2004, la CFTC représente une unité de négociation composée de quelque 3 400 employés du personnel itinérant affectés aux opérations canadiennes de CP Rail. Bien qu’il n’y ait qu’une seule unité de négociation, le syndicat et l’employeur sont parties, pour des raisons d’ordre historique, à quatre conventions collectives, lesquelles s’appliquent respectivement aux mécaniciens de locomotive (ML) de l’Est et à ceux de l’Ouest, ainsi qu’aux chefs de train, agents de train et agents de triage (CATAT) de l’Est et de l’Ouest. La date d’échéance de ces conventions collectives est le 31 décembre 2014, et les parties sont actuellement engagées dans des négociations en vue de leur renouvellement.

[5] Le ratio d’exploitation – c’est‑à‑dire le pourcentage des revenus qui sert à l’exploitation de la société (et qui est obtenu en divisant les frais d’exploitation par les revenus) – est l’un des indicateurs utilisés pour mesurer le rendement d’une société ferroviaire. Habituellement, plus ce pourcentage est bas, plus l’exploitation de la société ferroviaire se fait de manière efficace. En 2009, le ratio d’exploitation rajusté de CP Rail s’établissait à 81,7 %, et en 2010, il se chiffrait à 77,6 %, soit des chiffres considérablement plus élevés que ceux du principal concurrent de CP Rail au Canada, à savoir la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. À la suite d’une course aux procurations très médiatisée qui s’est déroulée en 2012, et dont l’enjeu était le contrôle de CP Rail, une nouvelle direction est entrée en fonction en juin 2012. Celle‑ci a immédiatement pris des mesures pour améliorer le rendement de la société ferroviaire et, dans les 18 mois qui ont suivi, le ratio d’exploitation rajusté de CP Rail a atteint un niveau record pour la société, à 69,9 %. L’objectif de la direction pour 2014 était d’atteindre un ratio d’exploitation de 65 % ou moins. De nombreuses initiatives entreprises par CP Rail pour atteindre ce résultat – comme des gels de l’embauche, l’annulation généralisée des ententes locales et l’utilisation de trains plus longs, tractés par moins de locomotives sur des trajets optimisés – ont eu des conséquences importantes sur les membres de l’unité de négociation de la CFTC. Ces initiatives ont également donné lieu à un certain nombre de plaintes déposées auprès du Conseil par le syndicat – notamment la présente plainte –, dans lesquelles il est allégué que, pour améliorer son efficacité opérationnelle, l’employeur s’est livré à des pratiques déloyales de travail.

[6] En l’espèce, le syndicat allègue que l’employeur a enfreint le Code et les conventions collectives en ayant recours à du personnel-cadre pour conduire les trains alors que des membres de l’unité de négociation étaient disponibles pour effectuer le travail. Comme on l’a mentionné précédemment, ce n’est pas la première fois que cette question oppose les parties. Une plainte similaire a été réglée par suite d’une instance devant le Conseil en 2011. L’entente de principe conclue entre les parties le 8 juin 2011 pour régler cette plainte est ainsi rédigée :

Objet : Plaintes au CCRI nos 28757-C et 28758-C

Messieurs,

La présente concerne les récentes discussions au sujet du recours à du personnel-cadre pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation (dossiers du CCRI 28757‑C et 28758‑C). Comme nous vous l’avons mentionné à plusieurs reprises, le recours à du personnel-cadre pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation n’est ni notre préférence ni notre objectif à long terme. Comme vous le savez, nous embauchons actuellement de nouveaux employés à un rythme sans précédent afin de corriger la situation.

Nous nous conformerons à l’entente de principe suivante lorsqu’il y aura, à l’avenir, des situations dans lesquelles des membres du personnel-cadre effectueront du travail relevant de l’unité de négociation :

1. Toutes les règles découlant des conventions collectives et des ententes locales relatives aux procédures d’appel au travail et aux avis à communiquer au président local seront appliquées avant qu’il ne soit fait appel au personnel-cadre pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation.

2. Le président local concerné sera avisé par le gestionnaire local lorsqu’une telle situation se produira, afin que le président puisse s’assurer que la liste des employés de l’unité de négociation a été entièrement épuisée avant qu’il soit fait appel à une équipe de cadres. Si le président local ne peut être joint, le vice‑président local sera avisé. Si ce dernier ne peut être joint lui non plus, le gestionnaire local mettra à exécution le plan consistant à faire appel à une équipe de cadres, lorsqu’aucune équipe syndiquée ne sera disponible.

Les équipes de cadres, je le répète, seront utilisées lorsqu’aucun employé de l’unité de négociation ne sera disponible pour garantir qu’on puisse répondre aux attentes de la clientèle et que le Canadien Pacifique demeure concurrentiel.

J’estime que la présente constitue un règlement entier et définitif des griefs en suspens et des plaintes nos 28757-C et 28758-C déposées auprès du CCRI. Veuillez signifier votre accord à cet égard en apposant votre signature ci‑dessous.

(signé)                                                               (signé)

Alia Azim Garcia                                                 Dave Able

Directeur – Relations industrielles                        Président général, mécanicien de                        locomotive

                                                                          (signé)

                                                                          Dave Olson

                                                                          Président général, CATAT

(traduction)

[7] Le Conseil a enjoint aux parties de continuer à se conformer à cette entente de principe dans son ordonnance no 741-NB, rendue le 17 septembre 2014.

[8] Il ressort de la preuve à la disposition du Conseil que le nombre d’employés de l’unité de négociation du syndicat a considérablement diminué au cours des six dernières années, passant de 4 492 à la fin de 2009 à 3 439 à la fin de 2014. La pièce 26-8 donne les renseignements suivants :

 

2009

2010

2011

2012

2013

2014

(en date du 2 déc.)

2015 (projection)

Nbre total de membres de l’UN à la fin de l’année

4 492

4 221

4 518

4 467

3 802

3 439

 

Nbre de membres actifs de l’UN à la fin de l’année

3 418

4 146

4 518

4 046

3 619

3 392

3 861

Nbre de membres de l’UN embauchés durant l’année

15

246

1 040

506

0

535

848

Nbre d’employés mis à pied à la fin de l’année

1 074

75

0

421

183

47

 

 

[9] Les statistiques pour 2009 montrent qu’un grand nombre d’employés du personnel itinérant ont été mis à pied durant la crise économique mondiale de 2008. Les chiffres de 2010 et 2011 témoignent de la mise en oeuvre d’une décision de la direction d’engager du personnel excédentaire, représentant 20 % de l’effectif, pour garantir la disponibilité d’équipes suffisamment nombreuses pour assurer le service à la clientèle. Les chiffres pour 2013 et 2014 rendent compte du gel de l’embauche qui a été mis en place lorsque la nouvelle haute direction de la société ferroviaire est entrée en fonction au milieu de l’année 2012.

[10] Le Conseil a été informé que l’employeur utilise un système de modélisation qui lui permet de définir ses besoins en matière d’embauche; toutefois, un grand nombre de variables influent sur la capacité de l’employeur à avoir à sa disposition un nombre suffisant d’équipes aux bons endroits et au bon moment. L’employeur souligne en particulier qu’il est difficile de recruter des équipes et de les maintenir en poste dans certains lieux comme Fort Steele et Revelstoke, en Colombie‑Britannique, et Calgary et Edmonton, en Alberta. Sur le fondement de ses prévisions actuelles de ses besoins futurs, CP Rail mentionne qu’elle est en mode embauche, et selon ses projections, elle embauchera 848 employés du personnel itinérant en 2015. CP Rail fait toutefois observer que la formation est rigoureuse et que ce ne sont pas tous les nouveaux employés qui réussissent à obtenir leur accréditation.

[11] Les témoins de l’employeur ont expliqué qu’un retard peut avoir des répercussions en chaîne sur le mouvement des trains, puisque les équipes de train pourraient avoir atteint le nombre d’heures de service maximal. Ils ont mentionné que, lorsqu’aucune équipe syndiquée n’est disponible, ils peuvent tenter d’appeler des employés qui ne sont pas en disponibilité, et qu’ils n’utiliseront une équipe de cadres qu’en dernier recours.

[12] Les témoins de l’employeur ont également indiqué que l’employeur utilise, au moins depuis que CP Rail a conclu l’entente de principe avec le syndicat le 8 juin 2011, une « Liste de vérification de l’ordre de marche – Équipe de cadres » (traduction), qui est remplie chaque fois qu’une équipe de cadres est utilisée. Des listes de vérification de ce genre ont été présentées au Conseil à titre d’exemple (voir pièces 25‑14 à 25‑25). L’employeur a reconnu qu’il ne fournit pas de copie de cette liste de vérification au syndicat, et le syndicat a confirmé qu’il n’avait jamais vu cette liste avant l’instance devant le Conseil.

[13] L’employeur a présenté au Conseil une copie d’un rapport sur le recours aux équipes de cadres du 1er janvier au 23 novembre 2014 (pièce 26‑7). Selon ce rapport, les trains de CP Rail ont été conduits par des équipes de cadres dans 0,32 % des cas en 2014. Cela représente une augmentation de plus de 50 % par rapport à 2013, année durant laquelle moins de 0,2 % de tous les départs ont été assurés par des équipes de cadres dans l’ensemble du système. Ce rapport démontre également que le recours aux équipes de cadres est plus fréquent qu’ailleurs dans certains terminaux, les équipes de cadres y assurant plus de 1 % de tous les départs. L’employeur a confirmé que ces chiffres n’incluent pas les activités de formation des cadres ni l’« aide » (traduction) que les cadres peuvent apporter aux équipes.

II. Position des parties

A. Le syndicat

[14] Le syndicat affirme que les quatre conventions collectives interdisent à toute personne qui ne fait pas partie de l’unité de négociation d’effectuer du travail relevant de celle‑ci. Il reconnaît toutefois que l’entente de principe du 8 juin 2011 s’applique exclusivement aux employés des groupes des ML et des CATAT de l’Ouest. Le syndicat explique que dans le passé, le recours à du personnel-cadre pour conduire les trains n’a jamais posé problème dans l’Est du Canada.

[15] Le syndicat a donné divers exemples de situations dans lesquelles des membres du personnel-cadre ont effectué du travail relevant de l’unité de négociation. Ces incidents peuvent être regroupés dans les catégories suivantes :

a.   Situations dans lesquelles des cadres ont conduit des trains alors que des employés de l’unité de négociation étaient prêts à effectuer le travail et disponibles à cette fin;

b.   Situations dans lesquelles des employés de l’unité de négociation qui devaient travailler ont été remplacés par du personnel-cadre en formation;

c.   Situations dans lesquelles il a été demandé à des employés de l’unité de négociation de donner de la formation à du personnel-cadre;

d.   Situations dans lesquelles des membres du personnel-cadre ont effectué du travail accessoire à la conduite de trains, comme l’orientation des aiguillages, la mise en fonction des UDF et le serrage des freins à main, le déplacement des trains dans les gares de triage, l’assemblage des trains et d’autres tâches d’atelier ou de triage. Certaines de ces tâches étaient auparavant exécutées par des employés de l’unité de négociation occupant des postes de personne à tout faire, lesquels ont maintenant été abolis par l’employeur.

[16] Le syndicat affirme qu’il a eu de la difficulté à recueillir des renseignements précis et complets en ce qui concerne l’importance du recours au personnel-cadre par l’employeur, étant donné que son accès au Système de gestion des équipes (SGE) a été restreint et que, de toute façon, certains renseignements ne sont pas consignés dans le SGE. Il est donc contraint de s’appuyer sur des éléments de preuve anecdotiques. Le syndicat fait observer qu’il a également présenté des griefs individuels et de principe relativement au recours au personnel-cadre dans les circonstances décrites ci-dessus, à l’abolition des postes de personne à tout faire, ainsi qu’à l’obligation de former des membres du personnel-cadre pour qu’ils soient en mesure de conduire les trains. Cependant, le syndicat soutient que les problèmes qui découlent des mesures prises systématiquement par l’employeur ne peuvent être réglés en temps opportun, ou de manière adéquate ou appropriée, au moyen de la procédure de règlement des griefs.

[17] La CFTC prétend que l’employeur a causé une pénurie de personnel en ne rappelant pas au travail des employés mis à pied et en n’embauchant pas un nombre suffisant d’employés pour répondre aux exigences opérationnelles. Le syndicat allègue que les décisions de l’employeur consistant à abolir des postes et à mettre des employés à pied afin d’« épurer ses opérations » (traduction) ont occasionné une pénurie de personnel syndiqué. Il prétend qu’il y a une corrélation directe entre la réduction du nombre d’employés de l’unité de négociation et l’accroissement du recours aux équipes de cadres. Il soutient qu’il devrait être interdit à l’employeur de faire appel à des cadres pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation.

[18] Le syndicat allègue que les mesures prises par l’employeur enfreignent l’article 56, le paragraphe 94(3) et les alinéas 36(1)a) et d) et 94(1)a) du Code. Le syndicat soutient que les mesures prises par l’employeur, considérées de manière cumulative, ont une incidence sur l’intégrité de l’unité de négociation et portent directement atteinte aux droits de négociation du syndicat. Il demande une ordonnance enjoignant à l’employeur, d’une part, de ne plus permettre à des employés ne faisant pas partie de l’unité de négociation d’effectuer du travail relevant de celle‑ci et, d’autre part, de payer des dommages-intérêts – y compris une indemnisation complète versée à tout membre de l’unité de négociation touché, ainsi que les frais juridiques du syndicat.

B. L’employeur

[19] L’employeur avance que toutes les questions soulevées par le syndicat peuvent être réglées au moyen de la procédure de règlement des griefs et d’arbitrage, et que le Conseil devrait renvoyer l’affaire pour qu’elle soit réglée au moyen de cette procédure.

[20] CP Rail fait valoir qu’elle a la capacité d’abolir des postes selon son bon jugement. Elle informe le Conseil qu’elle a procédé à un examen des postes de personne à tout faire et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de travail dans les quelques terminaux où ce poste existait pour justifier l’existence d’un poste dédié à cette fonction à temps plein. CP Rail soutient que les cadres ont toujours apporté leur aide aux équipes de train à la gare de triage – au moment de la quitter, de s’y rendre ou au terminal d’arrivée – que ce soit en orientant les aiguillages, en mettant en fonction les UDF ou en exécutant toute autre tâche visant à garantir des opérations ferroviaires efficaces et exécutées en temps opportun. Il soutient que le fait d’apporter une telle aide ne revient pas à effectuer du travail relevant de l’unité de négociation, mais correspond aux tâches normales exécutées par ces cadres.

[21] Quoi qu’il en soit, l’employeur n’interprète pas l’entente de principe du 8 juin 2011 comme une interdiction absolue de faire appel à des cadres pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation. L’employeur souligne que l’entente de principe indique que des équipes de cadres seront utilisées lorsqu’aucun employé de l’unité de négociation ne sera disponible pour garantir qu’on puisse répondre aux attentes de la clientèle et que CP Rail demeure concurrentiel. Bien qu’il reconnaisse avoir fait appel à des équipes de cadres pour garantir la prestation du service à la clientèle, suivant les besoins, l’employeur soutient que le recours à de telles équipes est très rare. Il reconnaît que le recours à des équipes de cadres est plus fréquent dans certains terminaux et soutient que la situation est attribuable à des pénuries d’équipes à ces endroits. Il précise qu’il a été offert aux employés mis à pied d’être transférés temporairement à d’autres terminaux où il y a des pénuries de personnel, mais que les employés sont réticents à accepter ces possibilités.

[22] L’employeur explique que les pénuries d’équipes peuvent se produire à la suite d’une interruption de service majeure sur une ligne. Dans un tel cas, il est nécessaire d’avoir recours à des équipes supplémentaires sur une brève période, afin de rattraper le retard. L’employeur affirme qu’il suit normalement la procédure établie dans l’entente de principe, en avisant les dirigeants syndicaux locaux de la nécessité de faire appel à une équipe de cadres pour conduire un train. Cette procédure a été élaborée pour permettre aux représentants syndicaux de vérifier eux-mêmes qu’aucun employé de l’unité de négociation n’était disponible pour effectuer le travail. L’employeur admet que des erreurs peuvent se produire, mais que si une équipe de cadres est appelée par erreur alors qu’une équipe de la CFTC était disponible, les membres du syndicat ont le droit de présenter une demande d’indemnisation.

[23] L’employeur affirme qu’il a le droit de donner de la formation à ses cadres pour qu’ils soient en mesure de conduire les trains. Il a mis en place une politique exigeant que tous ses cadres soient qualifiés en tant que chefs de train ou mécaniciens de locomotive, afin de garantir qu’ils aient une connaissance approfondie des opérations ferroviaires. Étant donné qu’il n’y a, dans la convention collective, aucune disposition concernant la formation des cadres, l’employeur soutient que les membres de l’unité de négociation peuvent être tenus de donner une telle formation.

[24] L’employeur demande que la plainte soit rejetée.

III. Analyse et décision

[25] Bien qu’il soit conscient que CP Rail est maintenant sous l’autorité d’une nouvelle direction, qui a pour mandat d’accroître la rentabilité de la société, le Conseil doit souligner que les changements que la direction souhaite apporter doivent être conformes au régime des relations du travail défini dans le Code. Ainsi que l’a souligné le Conseil dans Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2013 CCRI 679, lorsqu’il a déposé l’ordonnance du Conseil no 699-NB à la Cour fédérale :

[29] Le Conseil a le mandat de favoriser l’établissement de relations du travail constructives, conformément au préambule du Code. Dans les circonstances de la présente affaire, l’argument de l’employeur selon lequel le dépôt de l’ordonnance ne serait d’aucune utilité ne convainc pas le Conseil. Pour que les relations du travail soient constructives, il est nécessaire que l’employeur et le syndicat négocient conjointement les conditions d’emploi qui s’appliqueront aux membres de l’unité de négociation, et qu’ils se conduisent de manière raisonnable durant ces négociations. En plus d’intervenir dans l’administration du syndicat et dans la représentation des employés par celui-ci, CP Rail a clairement adopté un comportement défavorable à des relations du travail constructives lorsqu’elle a procédé à l’annulation généralisée des ententes locales – qui avaient été négociées par les parties et approuvées par ces dernières pendant de nombreuses années – dans le but de les remplacer par des directives administratives. Par les mesures qu’il a prises, l’employeur a rendu pratiquement impossible le bon fonctionnement du régime de relations du travail, et il a pris ces mesures à un moment où le syndicat et ses membres n’ont aucun moyen d’imposer des négociations, puisqu’une convention collective est en vigueur et que, légalement, il est interdit aux employés d’entreprendre des moyens de pression collectifs. Selon le Conseil, le dépôt de l’ordonnance no 699-NB à la Cour fédérale est actuellement le seul mécanisme qui peut amener l’employeur à entreprendre de réelles négociations avec le syndicat relativement aux changements qu’il souhaite apporter à l’échelle de son organisation.

[26] De même, dans Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2014 CCRI 713, le Conseil a fait observer ce qui suit :

[21] Il s’agit clairement d’une affaire où rien ne serait aussi propice à des relations du travail constructives qu’un dialogue entre les parties ayant pour objectif de trouver un compromis acceptable pour l’une et l’autre. Le Conseil encourage fortement les parties à tenter de résoudre les questions qui ont donné lieu à la plainte de pratique de travail déloyale, à défaut de quoi l’audience aura lieu à compter du 14 avril 2014, comme prévu.

[27] La présente affaire est un autre exemple du mauvais climat de relations du travail qui sévit à CP Rail, chacune des parties attribuant à l’autre les pires motivations imaginables. Un changement fondamental dans les relations patronales-syndicales s’impose à tous les niveaux, au sein des deux organisations, afin que cette relation soit désormais fondée sur le respect mutuel. Le Conseil a été frappé par les différences qui caractérisent la conduite des relations patronales-syndicales par la haute direction dans l’Est et dans l’Ouest du Canada. S’il est vrai que l’employeur a amélioré le rendement de la société de façon spectaculaire à l’échelle du pays, les moyens employés à cette fin ont été fort différents. Le témoignage de M. John Bairaktaris, directeur – Relations industrielles à CP Rail, tend à indiquer que dans l’Ouest du Canada, soit la haute direction ne connaît pas comme il faut les dispositions des conventions collectives, soit elle n’hésite pas à y contrevenir lorsqu’elles entravent la poursuite des objectifs de CP Rail en matière d’efficacité. Cette situation a occasionné de nombreux griefs et de mauvaises relations du travail avec le syndicat. Par contraste, M. Anthony Marquis, vice-président principal, Opérations de l’Est, a fait savoir clairement dès son entrée en fonction qu’il souhaite de meilleures relations du travail en première ligne. Il tient régulièrement des réunions avec les présidents locaux du syndicat et vérifie périodiquement si les instructions qu’il a données aux gestionnaires locaux sont respectées. Il a également fait savoir clairement qu’il ne veut pas que des équipes de cadres soient utilisées, et il intervient personnellement chaque fois qu’une équipe de cadres est appelée à conduire un train, afin de déterminer pourquoi aucune équipe syndiquée n’était disponible. Il passe en revue le modèle d’affectation des équipes au moins une fois par mois, pour s’assurer de la disponibilité des équipes syndiquées nécessaires, et il planifie de façon proactive les pénuries d’équipes. Par conséquent, on a rarement recours à des équipes de cadres dans l’Est du Canada, et la majorité des situations sont réglées sans qu’une intervention soit nécessaire au niveau du président général et du vice-président principal. Il va sans dire que le Conseil estime que cette seconde approche est davantage conforme aux relations du travail constructives envisagées dans le Code.

[28] Il n’y a, dans la jurisprudence fédérale, que très peu d’affaires qui concernent la question du travail relevant de l’unité de négociation. Dans Verspeeten Cartage Ltd., 2004 CCRI 270 – une affaire qui concernait les efforts déployés par un employeur pour sous-traiter du travail relevant de l’unité de négociation –, le Conseil a procédé à un examen de la jurisprudence fédérale qui existait à l’époque à ce sujet. Le Conseil a conclu comme suit :

[128] Le Conseil se doit dès lors, pour l’application de l’alinéa 94(1)a) du Code, de poser deux questions. Une réponse négative à l’une ou l’autre indiquera qu’il y a violation de la disposition pertinente pour autant que l’employeur a participé à l’administration d’un syndicat ou est intervenu dans celle-ci.

[129] La première question est de savoir s’il existait un sentiment antisyndical. La seconde, pour autant que la réponse à cette question soit négative, est de savoir si les intérêts de l’employeur justifiaient dans tous les cas qu’il intervienne dans la représentation de l’unité de négociation.

[29] Comme il a été mentionné précédemment, le Conseil a constaté que des approches très différentes ont été adoptées au sein de CP Rail en ce qui a trait aux relations avec le syndicat. De l’avis du Conseil, la manière dont l’employeur s’est comporté dans l’Ouest du Canada traduit un manque d’égard envers la relation patronale-syndicale, mais ne correspond pas à un sentiment antisyndical.

[30] Compte tenu de la conclusion selon laquelle il n’existait pas de sentiment antisyndical, le Conseil doit donc mettre en balance les intérêts de l’employeur et ceux du syndicat.

[31] En ce qui a trait aux questions précises qui font l’objet de la plainte déposée par la CFTC, le Conseil tire les conclusions suivantes :

a. Situations dans lesquelles des cadres ont conduit des trains alors que des employés de l’unité de négociation étaient prêts à effectuer le travail et disponibles à cette fin

     De manière générale, le recours à des cadres pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation de façon régulière ou fréquente compromet la sécurité de l’unité de négociation et les droits de négociation exclusifs du syndicat, et une telle pratique constitue donc une violation des alinéas 36(1)a) et 94(1)a) du Code. Toutefois, dans la présente affaire, les parties ont approuvé une exception de portée restreinte à l’égard de cette règle générale. Selon l’entente de principe que les parties ont conclue le 8 juin 2011, des cadres peuvent être appelés à effectuer du travail relevant de l’unité de négociation lorsqu’aucune équipe syndiquée n’est disponible. Bien que les parties conviennent que cette entente a été négociée afin de régler des problèmes précis qui étaient survenus dans l’Ouest du Canada, il ressort de la preuve qu’elle a également été respectée dans l’Est du Canada.

     L’employeur a reconnu qu’il est arrivé que l’entente de principe ne soit pas respectée. Toutefois, le Conseil a été convaincu que les violations n’ont pas été aussi fréquentes que le syndicat ne le soupçonne. Néanmoins, le Conseil conclut que l’employeur enfreint les alinéas 36(1)a) et 94(1)a) du Code lorsqu’il fait appel à des cadres pour effectuer du travail relevant de l’unité de négociation alors que des équipes syndiquées sont disponibles.

     Le Conseil n’est pas convaincu que l’employeur cause délibérément des pénuries d’équipes par ses pratiques d’embauche. De l’avis du Conseil, soit que le modèle d’affectation des équipes utilisé par l’employeur n’a pas encore été mis au point, soit que ce modèle est, à lui seul, inadéquat sous sa forme actuelle et nécessite une planification proactive semblable à celle à laquelle M. Marquis procède dans l’Est du Canada. Le Conseil a été impressionné par l’importance des efforts qui sont déployés pour établir si une équipe syndiquée est disponible, comme le démontrent les détails qui figurent dans la « Liste de vérification de l’ordre de marche – Équipe de cadres », laquelle est remplie chaque fois que l’on fait appel à une équipe de cadres. Le Conseil estime que si le syndicat avait accès à cette information, il pourrait s’assurer que l’employeur se conforme à l’entente de principe, ce qui réduirait grandement le nombre de griefs. Le Conseil ordonne donc par la présente qu’une copie de la Liste de vérification de l’ordre de marche – Équipe de cadres soit fournie au syndicat chaque fois qu’il est fait appel à une équipe de cadres.

b.  Situations dans lesquelles des employés de l’unité de négociation qui devaient travailler ont été remplacés par du personnel-cadre en formation

     Bien que le Conseil reconnaisse l’intérêt que représente, pour l’employeur, le fait d’avoir des cadres qualifiés pour conduire les trains, cet intérêt doit être mis en balance avec celui du syndicat eu égard à l’intégrité de son unité de négociation. Selon le Conseil, la pratique de l’employeur consistant à retirer des affectations à des équipes syndiquées afin de former des cadres va à l’encontre de la reconnaissance du travail relevant de l’unité de négociation, qui est inhérente à l’ordonnance d’accréditation du syndicat, et contrevient aux alinéas 36(1)a) et 94(1)a) du Code. Il est donc enjoint à l’employeur, par la présente, de cesser cette pratique.

     Cela ne signifie pas que l’employeur ne peut pas donner de la formation à ses cadres. Le Conseil est convaincu que CP Rail est en mesure de trouver des solutions efficaces pour permettre à ses cadres d’acquérir l’expérience dont ils ont besoin afin d’être qualifiés comme chefs de train et comme mécaniciens, sans qu’il faille retirer à des membres du syndicat du travail relevant de l’unité de négociation qui leur avait été attribué.

c.  Situations dans lesquelles il a été demandé à des employés de l’unité de négociation de donner de la formation à du personnel-cadre

     Comme les deux parties l’ont souligné, la convention collective ne contient aucune disposition sur la formation des cadres. Le Conseil comprend le désir de l’employeur de s’assurer que ses cadres aient une connaissance approfondie des opérations ferroviaires, mais il comprend également la préoccupation très réelle qu’occasionne au syndicat le fait que la formation des cadres permettra de constituer un bassin de briseurs de grève qualifiés qui seraient disponibles en cas d’arrêt de travail légal. S’il est vrai qu’un employeur a le droit de poursuivre ses opérations durant un conflit de travail, le syndicat et ses membres ne sont nullement tenus d’apporter leur aide à l’employeur à cette fin. Par conséquent, le Conseil ordonne à l’employeur de cesser d’obliger les membres du syndicat à participer à la formation des cadres.

d.  Situations dans lesquelles du personnel-cadre a apporté son aide aux équipes de train

     La preuve présentée au Conseil démontre que des cadres effectuent depuis longtemps, de façon ponctuelle, du travail accessoire à la conduite des trains, comme l’orientation des aiguillages, la mise en fonction des UDF, le serrage des freins à main et d’autres tâches mineures exécutées dans les gares de triage. Le Conseil accepte la preuve de CP Rail selon laquelle elle a procédé à un examen approfondi des postes de personne à tout faire qui existaient et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de travail pour justifier le maintien de postes à temps plein pour l’exécution de ce travail. Bien qu’il reconnaisse que les activités en question sont des tâches qui relèvent de l’unité de négociation, le Conseil estime que la pratique susmentionnée, pour autant qu’elle continue de ne représenter qu’un aspect mineur et incident de l’ensemble des tâches des cadres, a toujours été tolérée par le syndicat et n’équivaut pas à une violation des droits de négociation du syndicat sous le régime du Code. Le Conseil s’attend toutefois à ce que l’employeur réinstitue ces postes dans l’éventualité où le volume de ces tâches accessoires s’accroîtrait, à des endroits donnés, jusqu’à un niveau qui justifierait l’existence de postes à temps plein faisant partie de l’unité de négociation.

[32] À la lumière du paragraphe 31a. de la présente décision, le Conseil refuse de rendre l’ordonnance provisoire demandée par le syndicat dans le dossier du Conseil no 30136-C. Étant donné les décisions du Conseil concernant la plainte de pratique déloyale de travail du syndicat, les délais prescrits dans l’ordonnance du Conseil no 741‑NB et la situation actuelle des négociations, le Conseil rejette également la demande présentée par le syndicat visant le dépôt de l’ordonnance du Conseil no 741‑NB à la Cour fédérale (dossier du Conseil no 30734‑C).

[33] Il s’agit d’une décision unanime du Conseil.

[34] Les parties trouveront ci-joint une ordonnance énonçant les directives du Conseil à l’intention de l’employeur.

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