Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Bronwyn Cruden

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence canadienne de développement international

- et -

Santé Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre: Sophie Marchildon

Date: Le 1 mars 2012

Référence: 2012 TCDP 5

 


[1]               Le 23 septembre 2011, le Tribunal a rendu sa décision dans l’affaire Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada, 2011 TCDP 13 [Cruden].

[2]               Le 24 novembre 2011, l’avocate de Mme Bronwyn Cruden (la plaignante) a demandé des éclaircissements au sujet de la mise en œuvre de la mesure de redressement ordonnée par le Tribunal au paragraphe 176 de la décision Cruden, à savoir :

[C]onformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, j’ordonne à l’ACDI de déployer la plaignante à la DGPG au niveau PM‑06 et de prendre avec elle les mesures nécessaires pour l’affecter dans un pays ami, faisant partie de ses trois premiers choix où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale.

(Cruden, paragraphe 176)

[3]               Dans le cas d’une ordonnance rendue en vertu de l’alinéa 53(2)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 [la Loi], la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire – en l’occurrence l’Agence canadienne de développement international (l’ACDI ou l’intimée) – est tenue d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les chances dont l’acte l’a privée. La question qui requiert présentement des éclaircissements est le moment où l’on doit appliquer l’obligation de déployer la plaignante à un pays ami, c’est-à-dire celui où il y a lieu d’accorder à cette dernière, dès que les circonstances le permettent, les chances dont elle a été privée.

[4]               Le 5 décembre 2011, le Tribunal a conclu qu’il n’était pas functus officio et qu’il demeurait saisi de l’affaire pour ce qui est de l’exécution de l’ordonnance en litige (Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada, 2011 TCDP 21). Il a toutefois demandé aux parties de lui fournir des observations additionnelles afin de pouvoir trancher l’affaire.

[5]               Après avoir pris en considération les observations additionnelles des parties, le Tribunal a eu besoin de plus amples explications sur les informations qu’elles contenaient. Vu la nature technique et factuelle du litige opposant les parties, le Tribunal a convoqué une audience en vue d’entendre les parties. Cette audience a eu lieu le 16 janvier 2012.

Le droit applicable et l’analyse

[6]               La Loi est de nature réparatrice et « […] ne vise pas à déterminer la faute ni à punir une conduite » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84, au paragraphe 13 [Robichaud]). Son objet principal est plutôt de « […] déceler les actes discriminatoires et […] les supprimer » (Robichaud, au paragraphe 13). Pour supprimer ces actes discriminatoires, « il faut que les redressements soient efficaces et compatibles avec la nature “quasi constitutionnelle” des droits protégés » (Robichaud, au paragraphe 13). Pour que ces redressements soient « efficaces », la Loi prescrit qu’une mesure de redressement ordonnée en vertu de l’alinéa 53(2)b) doit être mise en œuvre « […] dès que les circonstances le permettent ». Cela dépend des circonstances de chaque affaire particulière; toutefois, l’emploi du mot « dès » dans cet alinéa dénote que la mise en œuvre de la mesure de redressement ne doit pas être retardée, sauf s’il serait déraisonnable de le faire.

[7]               La plaignante a présenté sa candidature pour deux affectations au Vietnam en prévision du cycle d’affectations de 2012, soit un poste de niveau PM‑06 : chef de la coopération (ASI‑1257), et un poste de niveau PM‑5 : agent principal de développement international (ASI‑17678). Sa candidature a été rejetée dans les deux cas parce qu’elle ne possédait pas l’expérience essentielle requise.

[8]               Selon l’intimée, la plaignante ne détient qu’une des quatre qualifications essentielles que requiert l’affectation ASI‑1257. Elle manque d’expérience en matière de gestion de programmes ou d’enjeux clés dans le domaine du développement international, elle manque d’expérience en matière de liaison avec les intervenants et elle manque d’expérience en matière de formulation et de prestation de conseils et de recommandations stratégiques à l’intention des gestionnaires supérieurs. Pour ce qui est de l’affectation ASI‑17978, l’intimée soutient que la plaignante n’a pas d’expérience en matière de collaboration avec des représentants de gouvernements étrangers ou des organisations internationales. Elle ajoute que la candidature de la plaignante à l’égard de ces affectations a été examinée par un jury, qui a décidé qu’elle n’était pas qualifiée pour passer à la deuxième étape du processus. Pour ce qui est de l’argument selon lequel la plaignante serait en mesure d’acquérir l’expérience voulue avant d’obtenir une affectation en 2012, l’ACDI soutient qu’il n’y a pas assez de temps pour avoir accès à une combinaison de formation structurée et d’expérience concrète. À cet égard, l’intimée déclare que le Tribunal doit tenir compte du fait que l’ACDI est la mieux placée pour évaluer les exigences de l’affectation et les qualifications de la plaignante. Se fondant sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], elle affirme que le Tribunal se doit d’appliquer une norme déférente à l’évaluation de l’ACDI selon laquelle la plaignante ne devrait pas recevoir une affectation au cours du cycle de 2012.

[9]               La plaignante est d’avis qu’elle possède les qualifications essentielles que requièrent les affectations de 2012, car elle a été antérieurement sélectionnée pour faire partie du basin de candidats à une affectation en 2010 pour laquelle les exigences essentielles étaient les mêmes. Subsidiairement, la candidature et le curriculum vitae de la plaignante établissent qu’elle possède l’expérience essentielle que les deux postes exigent. Le domaine dans lequel elle a moins d’expérience est lié aux qualifications qu’il n’est possible d’acquérir que sur le terrain; toutefois, ce manque d’expérience sur le terrain est le « préjudice » que l’ordonnance vise à corriger et on ne peut donc pas s’en servir comme motif pour repousser à 2013 la décision de lui accorder une affectation. La plaignante ajoute que rien ne prouve qu’il est impossible d’acquérir les compétences ou les connaissances qu’exige une affectation fructueuse au cours des six mois précédant le début des affectations.

[10]           Selon moi, l’arrêt Dunsmuir est inutile pour ce qui est de trancher la présente affaire. Cet arrêt examine la « raisonnabilité » en tant que norme de contrôle applicable aux décisions administratives qui sont soumises à un contrôle judiciaire. Dans le cas présent, nous ne contrôlons pas une décision de l’ACDI; nous tentons plutôt de trouver un moyen juste et approprié de mettre en œuvre la mesure de redressement que le Tribunal a ordonnée et de supprimer l’acte discriminatoire dont la plaignante a été victime.

[11]           Après avoir examiné la totalité des observations des parties au sujet de la présente affaire, y compris les arguments oraux et les témoignages qui ont été présentés au Tribunal à l’audience, j’accepte qu’il serait déraisonnable, vu les circonstances actuelles, d’affecter la plaignante au Vietnam pour le cycle de 2012. Le témoin de l’ACDI à l’audience, Lise Filliatrault, qui exerce les fonctions de directrice générale régionale pour les Amériques à l’ACDI, a présenté des informations dignes de foi sur le genre d’expérience qu’il faut précisément posséder pour pouvoir exécuter avec succès les deux affectations au Vietnam et sur les raisons pour lesquelles la plaignante ne possédait pas l’expérience nécessaire. Le chef de la coopération est la personne la plus haut placée dans le pays; cette personne supervise une équipe et donne des directives aux agents principaux de développement, et elle remplace au besoin le chef des missions ou un ambassadeur. La plaignante ne possède pas la vaste expérience de trois ans qui est exigée en ce qui concerne la gestion des finances, du matériel et des ressources humaines dans le cadre d’un projet mené sur le terrain. Pour le poste d’agent principal de développement, la plaignante n’a pas l’expérience d’une année qu’il faut avoir acquise en matière de collaboration avec des représentants de gouvernements étrangers ou des organisations internationales.

[12]           La plaignante a déjà été sélectionnée pour faire partie d’un basin de candidats à des affectations à un poste de niveau PM‑05 en 2010, mais Lise Filliatrault a déclaré que l’ACDI n’utilise plus cette banque de candidats disponibles. L’organisation applique actuellement un plan de décentralisation triennal. Selon Mme Filliatrault, cette décentralisation signifie que l’on transfère davantage de responsabilités aux personnes sur le terrain dans le but d’améliorer les chances de succès d’un projet, en ce sens que les représentants de l’ACDI entretiennent des rapports plus étroits avec leurs partenaires sur le terrain. J’accepte la preuve de l’intimée à propos de la décentralisation, qui explique pourquoi les postes de PM‑05 et de PM‑06, en 2012, sont classifiés différemment de ceux qui existaient en 2010, et cela inclut l’expérience plus vaste qu’il est obligatoire de posséder pour être admissible à une affectation.

[13]           Accorder prématurément une affectation à la plaignante, sans que celle-ci ait acquis l’expérience requise, pourrait mettre en péril le projet que mène l’ACDI au Vietnam et ne procurerait pas à la plaignante les outils qui lui permettraient d’exécuter son affectation avec succès. La formation obligatoire qu’offre l’ACDI et dont il a été question à l’audience est celle que l’on offre aux candidats retenus qui possèdent déjà les qualifications requises pour avoir droit à une affectation, et cette formation ne compense pas les lacunes liées à l’expérience qu’un candidat doit posséder. Cela dit, l’intimée a déclaré qu’elle est en mesure d’offrir à la plaignante un plan d’apprentissage personnalisé qui lui permettrait de suivre la formation et d’obtenir l’expérience qu’il lui faut pour exécuter avec succès une affectation sur le terrain. Selon l’intimée, ce plan d’apprentissage pourrait consister à affecter la plaignante à un poste de niveau PM‑05 tout en occupant un poste de niveau PM‑06, à lui permettre d’observer une personne dotée de l’expérience nécessaire, à faire des visites sur le terrain et à lui offrir des cours, des activités de formation et de l’encadrement. À cet égard, l’intimée déclare, dans ses observations du 30 novembre 2011 :

[traduction] [L’]ACDI a l’intention de trouver pour Mme Cruden, dès que celle-ci reviendra de son congé de maternité en février 2012, un poste (opérationnel) approprié au sein de sa DGPG. Cette mesure servira de précurseur à une affectation sur le terrain dans un pays ami, à compter de 2013, affectation dans le cadre de laquelle l’ACDI travaillera avec Mme Cruden en 2012 afin de veiller à ce qu’elle acquière les compétences et les connaissances dont elle aura besoin pour accomplir avec succès son affectation sur le terrain. À cette fin, un plan d’apprentissage défini sera élaboré avec Mme Cruden et mis en place, et ce plan sera axé sur des aspects tels que la gestion de programmes ou de projets internationaux, le travail exécuté dans le cadre de diverses modalités de programmes bilatérales (comme les approches axées sur les programmes et le soutien budgétaire).

[14]           Cependant, hormis cette déclaration, rien n’indique qu’un plan d’apprentissage défini a été établi. Rien n’indique que l’intimée s’est efforcée avec la plaignante de trouver des affectations satisfaisantes, quelle formation ou quelle expérience additionnelles sont nécessaires pour que cette dernière ait du succès dans une affectation, comment l’intimée propose que la plaignante acquière la formation ou l’expérience requise pour avoir du succès dans une affectation et à quel moment se présentera, en conséquence, la chance de l’affecter à l’étranger dès que les circonstances le permettront.

[15]           Même si la plaignante a fait part à l’ACDI des choix d’affectation qu’elle privilégiait au début du processus d’affectation, un plan d’apprentissage défini n’a pas été établi à ce stade-là. Au moment où le Tribunal a tenu son audience dans la présente affaire, soit le 16 janvier 2012, un tel plan n’avait pas été non plus établi. À l’audience, le témoin de l’ACDI a été incapable de mentionner des mesures concrètes que l’ACDI avait prises pour voir comment cette dernière exécuterait l’ordonnance du Tribunal parce qu’elle ne participait pas à ce processus. L’intimée a déclaré qu’elle avait envoyé une lettre à la plaignante et à son avocate pour l’inviter à communiquer avec elle à propos de la façon d’exécuter l’ordonnance et que la plaignante n’y avait pas répondu. Elle soutient que les communications ont été rompues entre les parties quand la plaignante a présenté sa demande d’éclaircissements au Tribunal en novembre 2011. Je conclus que cette explication n’est pas crédible. Au début du mois de novembre, l’intimée a déclaré à la plaignante que l’ACDI n’allait pas l’affecter en 2012, mais qu’elle pouvait quand même présenter sa candidature pour le processus d’affectation. La plaignante a ensuite présenté sa candidature pour deux affectations au Vietnam, et sa candidature a été rejetée dans les deux cas. Une fois que la plaignante avait fait part de ses choix d’affectation, l’ACDI aurait pu, à n’importe quel moment, planifier une réunion avec elle pour commencer à discuter de la façon d’exécuter l’ordonnance du Tribunal. La plaignante était disponible pour ces discussions.

[16]           Conformément à l’alinéa 53(2)b) de la Loi, il incombe à l’intimée d’accorder à la plaignante les chances dont l’acte discriminatoire l’a privée. Pour déterminer à quel moment il convient d’accorder à la plaignante cette chance, dès que les circonstances le permettent, l’intimée doit tout d’abord examiner de façon sérieuse de quelle façon elle exécutera l’ordonnance. L’ordonnance du Tribunal était conçue comme une directive visant à permettre aux parties de régler entre elles les détails relatifs à l’exécution de l’ordonnance, mais il est possible qu’à cause de cela la plaignante ait perdu la chance d’être affectée aux postes disponibles au Vietnam. Le Tribunal conclut donc qu’il est nécessaire de clarifier son ordonnance afin d’en faciliter l’exécution et de veiller à ce que la plaignante puisse bénéficier de la mesure de redressement qu’il a ordonnée. À cet égard, le Tribunal ordonne :

(1)               que, dans les sept jours suivant le prononcé de la présente décision, l'ACDI affecte Mme Cruden à un poste de niveau PM‑06 à la Direction générale des programmes géographiques;

(2)               que l’ACDI, dans les 15 jours suivant le prononcé de la présente décision, présente à Mme Cruden des affectations disponibles en 2013 dans des pays étrangers qui sont ou seront disponibles, à des endroits où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale;

(3)               que l’ACDI, dans les 21 jours suivant la date où Mme Cruden lui fait part, par écrit, de ces trois principaux choix d’affectation parmi ceux que l’ACDI lui aura présentés (qu’il s’agisse de trois choix relatifs à une affectation dans des pays différents ou dans un même pays, ou de deux choix dans un même pays et d’un choix dans un autre), établisse en consultation avec Mme Cruden un plan d’apprentissage personnalisé qui indiquera la formation que cette dernière devra suivre ou l’expérience qu’elle devra acquérir en vue d’exécuter avec succès l’une des affectations sur le terrain qui sera retenue pour 2013;

(4)               le plan d’apprentissage personnalisé devra préciser de quelle façon l’ACDI permettra à Mme Cruden de suivre la formation ou d’acquérir l’expérience qui sera nécessaire, et ce plan devra également inclure un calendrier, assorti de dates précises, quant au moment où Mme Cruden pourra suivre cette formation ou acquérir cette expérience avant la date d’affectation;

(5)               une fois que Mme Cruden aura suivi la formation ou acquis l’expérience qui sera indiquée dans le plan d’apprentissage, que l’ACDI accorde à Mme Cruden l’affectation sur le terrain pour laquelle le plan d’apprentissage aura été établi.

[17]           Le Tribunal continuera d’être saisi de l’affaire afin d’être disponible au cas où d’autres éclaircissements s’avéreraient nécessaires, et ce, jusqu’à ce que les parties confirment que les modalités de son ordonnance ont été mises en œuvre.

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

OTTAWA (Ontario)

Le 1 mars 2012


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1466/1210

Intitulé de la cause : Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 6 juillet 2012

Date et lieu de l’audience : Le 16 janvier 2012

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Alison Dewar, pour la plaignante

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Alex Kaufman et Max Binnie, pour les intimées

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