Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Jeremy Eugene Matson, Mardy Eugene Matson
et Melody Katrina Schneider (née Matson)

Plaignants

(Intimés à la requête)

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

(Intimée à la requête)

 

- et -

Affaires indiennes et du Nord Canada

(maintenant Affaires autochtones et Développement du Nord Canada)

Intimé

(Requérant)

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

Date : Le 6 septembre 2012

Référence : 2012 TCDP 19

 


I.                   La requête

[1]               Il s’agit d’une décision sur requête relative à la requête présentée par l’intimé le 30 juillet 2012 en vue d’obtenir une ordonnance en annulation de l’intégralité de l’avis de question constitutionnelle (l’AQC) que les plaignants ont signifié le 19 janvier 2012.

[2]               Les plaignants ont signifié un AQC en vue de contester la validité constitutionnelle de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.) (1982), ch. 11 (la Charte). La contestation de la constitutionnalité de cet article en vertu de la Charte est fondée sur le fait que l’article 6 de la Loi sur les Indiens [traduction] « […] contrevient a) aux articles 2 et 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne; et b) à l’article premier et au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, et devrait être annulé et déclaré inopérant ». L’article 6 de la Loi sur les Indiens porte sur l’inscription au registre des Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens.

II.                Le contexte

[3]               Les plaignants sont des frères et sœur, petits‑enfants d’une Indienne qui a épousé un non‑Indien avant 1985. Les plaignants ont déposé des plaintes pratiquement identiques en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP), affirmant que les dispositions relatives à l’inscription de l’article 6 de la Loi sur les Indiens étaient discriminatoires à leur endroit pour des considérations fondées sur le sexe ou la situation de famille en ce sens qu’elles ne donnaient pas le droit à leurs enfants d’être inscrits à titre d’Indien, ce qui ne serait pas le cas dans la situation hypothétique d’enfants nés d’un grand‑père Indien qui aurait épousé une non‑Indienne.

[4]               Dans son avis de requête, qui comprend ses observations écrites, l’intimé affirme que le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) n’a pas la compétence requise pour connaître d’une contestation de la Loi sur les Indiens fondée sur la Charte et que l’AQC devrait être annulé.

[5]               Dans ses observations écrites datées du 9 août 2012, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) affirme qu’elle convient avec l’intimé du fait qu’en l’espèce, le Tribunal devrait refuser d’examiner les questions fondées sur la Charte qui sont soulevées dans l’AQC.

[6]               Dans leurs observations écrites datées du 9 août 2012, les plaignants soutiennent que le Tribunal est compétent pour entendre et juger leur AQC.

[7]               Dans ses observations faites le 23 août 2012 en réponse aux observations des plaignants, l’intimé affirme que les observations des plaignants n’ont aucun fondement.

III.             Les dispositions légales pertinentes

[8]               Dans la présente requête, les dispositions légales pertinentes sont les suivantes :

Dans la Charte :

1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

15(1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Dans la LCDP :

2 La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

39 Pour l’application de la présente partie, « acte discriminatoire » s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1.

40(1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

49(1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée.        

50(2) [Le membre instructeur] tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire […]

67 La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi. [Abrogé, 2008, ch. 30, art. 1]

Dans les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04)

9 (7) Si une partie entend invoquer des motifs constitutionnels devant le membre instructeur pour contester la validité, l’applicabilité ou l’opération d’une loi ou d’un règlement, elle doit donner un avis à cet effet conformément à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale et à la Formule 69 des Règles de la Cour fédérale (1998).

Dans la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7

57(1) Les lois fédérales […] ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant […] un office fédéral […], ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2).

IV.             Les observations des parties

[9]               Les observations de l’intimé peuvent être résumées de la manière suivante :

i)                    En vertu du paragraphe 50(2) de la LCDP, le Tribunal est compétent pour trancher les questions de droit, constitutionnelles ou autres, dans les affaires dont il est saisi en vue de décider s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte donné est un « acte discriminatoire » au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP. Le Tribunal n’est pas compétent pour connaître des questions de droit qui ne lui servent pas à se prononcer sur les affaires dont il est saisi, comme la question de savoir si l’article 6 de la Loi sur les Indiens contrevient à l’article 15 de la Charte, et, le cas échéant, si cet article est justifié par l’article premier de la Charte;

ii)                  Le pouvoir de trancher les questions de droit s’applique à toute question constitutionnelle soulevée dans l’exercice du mandat du Tribunal. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, au paragraphe 34, « la question qui se pose alors est de savoir si la mission du tribunal administratif inclut le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition contestée ». La compétence conférée au Tribunal par le paragraphe 50(2) de la LCDP ne s’applique pas à la contestation de l’article 6 de la Loi sur les Indiens fondée sur l’article 15 de la Charte telle qu’elle est énoncée dans l’AQC;

iii)                Le fait que l’article 15 de la Charte offre également une protection contre la discrimination ne confère pas au Tribunal la compétence requise pour trancher de façon autonome les questions constitutionnelles relatives à la contestation de dispositions législatives pour des raisons de discrimination; le Tribunal n’a pas davantage la compétence requise pour décider si une loi donnée contrevient aux articles 2 ou 7 à 12 de la Charte. Le Tribunal peut s’acquitter du mandat qui lui a été confié par la loi et établir si les dispositions contestées constituent un « acte discriminatoire » au sens de la LCDP, indépendamment de la Charte. Par conséquent, la question fondée sur la Charte ne relève pas du mandat confié au Tribunal par la LCDP. En conséquence de quoi, l’AQC devrait être annulé, comme cela a été le cas dans les décisions Neubauer c. British Columbia (Ministry of Human Resources), 2004 BCHRT 34, et Hendershott c. Ontario (Community and Social Services), 2011 HRTO 482;

iv)                L’abrogation de l’article 67 de la LCDP n’a pas de rapport avec la question qui fait l’objet de la présente requête. L’article 67 n’a aucune incidence sur les droits à l’égalité prévus par la Charte qui sont invoqués devant les tribunaux. Les plaintes de violation des droits à l’égalité prévus par la Charte pouvaient être déposées avant l’abrogation de l’article 67 et peuvent toujours être déposées après son abrogation. Toutefois, ladite abrogation de l’article 67 n’a pas eu pour effet d’autoriser le Tribunal à connaître de ces plaintes.

[10]           Les observations de la Commission peuvent être résumées de la manière suivante :

i)                    Le paragraphe 50(2) de la LCDP prévoit que, dans les affaires dont il est saisi, le Tribunal a le pouvoir de trancher les questions de droit, y compris les questions constitutionnelles qu’il est nécessaire d’examiner afin de trancher les affaires dont il est saisi. En l’espèce, le Tribunal peut se pencher sur les allégations de violation de la LCDP sans avoir à trancher les questions relatives à la Charte que les plaignants ont soulevées dans leur AQC. Autrement dit, pour reprendre la formulation du paragraphe 50(2) de la LCDP, le Tribunal n’a pas à trancher les questions relatives à la Charte qui lui ont été soumises dans l’affaire dont il a été saisi. Par conséquent, le Tribunal devrait renoncer à examiner les questions relatives à la Charte qui ont été soulevées;

ii)                  Lorsque le Tribunal est saisi d’une affaire, la question essentielle doit toujours être de savoir si un intimé s’est rendu coupable d’un acte discriminatoire, au sens de la LCDP.  Le Tribunal n’est pas compétent pour mener des enquêtes autonomes visant à établir si une disposition législative contrevient ou non à la Charte; 

iii)                Même lorsqu’un tribunal conclut qu’une disposition législative contrevient à la Charte, il n’a pas le pouvoir de prononcer une déclaration générale d’invalidité. Il s’ensuit que le Tribunal n’a pas la compétence requise pour accorder aux plaignants les réparations fondées sur la Charte qu’ils demandent, soit une déclaration selon laquelle l’article 6 de la Loi sur les Indiens est annulé et inopérant.

[11]           Les observations des plaignants peuvent être résumées de la manière suivante :

i)                    Le Tribunal est compétent pour connaître de l’ACQ relatif à l’article 6 de la Loi sur les Indiens et il n’y a rien dans la LCDP qui limite cette compétence;

ii)                  Le paragraphe 50(2) de la LCDP accorde au Tribunal le pouvoir de trancher toutes les questions de droit, sans restriction, y compris les questions constitutionnelles, à condition qu’un ACQ approprié ait été signifié;

iii)                L’abrogation de l’article 67 de la LCDP visait à soumettre les dispositions de la Loi sur les Indiens à un examen en vertu de la LCDP, sans restriction, y compris en ce qui concerne la question de savoir si les dispositions de la Loi sur les Indiens contreviennent à la Constitution et à la Charte aussi bien qu’à la LCDP.

V.                Analyse

[12]           Un tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence constitutionnelle n’est pas clairement écartée peut résoudre une question constitutionnelle se rapportant à une affaire dont il est régulièrement saisi (R. c. Conway, 2010 CSC 22, au paragraphe 78 (Conway)). Si le tribunal administratif a le pouvoir exprès ou tacite de trancher une question de droit, la question qui se pose toujours est celle de savoir si la réparation demandée est de celles que le législateur a voulu que le tribunal administratif en cause puisse accorder eu égard au cadre législatif établi (voir Conway, aux paragraphes 81 et 82).

[13]           Le paragraphe 50(2) de la LCDP accorde au Tribunal le pouvoir de trancher toutes les questions de droit « dans les affaires dont il est saisi ». Comme le précisent les articles 2 et 39 ainsi que les paragraphes 40(1) et 49(1) de la LCDP, la question que le Tribunal doit trancher dans toutes les affaires dont il est saisi est de savoir si un acte discriminatoire a été commis au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP. L’AQC que les plaignants ont signifié vise à juger des mêmes faits qui contreviennent prétendument à la LCDP à la lumière de la Charte. À cet égard, la question constitutionnelle que les plaignants ont soulevée ne se rapporte pas à la question de savoir si un acte discriminatoire a été commis au sens de la LCDP. Il s’agit d’une question de droit totalement distincte, qui ne relève pas du mandat confié par la loi au Tribunal en l’espèce.

[14]           Le fait que les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne exigent des parties qu’elles signifient un AQC conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales ne change rien à la compétence constitutionnelle accordée au Tribunal par la LCDP. L’abrogation de l’article 67 de la LCDP n’a pas non plus eu pour effet d’accorder au Tribunal le pouvoir d’entendre et juger de manière autonome, et en vertu de la Charte, des contestations relatives à la Loi sur les Indiens qui ne se rapportent pas à la question de savoir si un acte discriminatoire a été commis au sens de la LCDP.

[15]           Dans leur AQC, les plaignants demandent également au Tribunal d’annuler l’article 6 de la Loi sur les Indiens et de le déclarer inopérant. Comme l’indique le paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal n’est compétent pour accorder des réparations que s’il juge qu’un acte discriminatoire a été commis au sens de la LCDP et tout ordre en vue de réparer l’acte discriminatoire est donné « […] à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire » (voir les alinéas 53(2)a) à e), le paragraphe 53(3) et les articles 54 et 54.1 de la LCDP). Rien n’indique dans la LCDP, ou ailleurs, que le Tribunal a le pouvoir d’annuler des dispositions législatives ou de prononcer des déclarations générales d’invalidité constitutionnelle.

[16]           Après avoir étudié avec attention les observations des parties ainsi que la jurisprudence applicable en l’espèce, je conviens avec l’intimé et la Commission que la requête de l’intimé en annulation de l’intégralité de l’AQC devrait être accordée. En l’espèce, le Tribunal n’a pas le pouvoir requis en matière constitutionnelle pour connaître de l’AQC des plaignants.

VI.             Décision

[17]           Pour l’ensemble de ces motifs, la requête de l’intimé est accordée et j’ordonne que l’intégralité de l’AQC des plaignants soit annulée.

 

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 6 septembre 2012

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1444/7009

Intitulé de la cause : J Jeremy Eugene Matson, Mardy Eugene Matson et Melody Katrina Schneider (née Matson) c. Affaires indiennes et du Nord Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 6 septembre 2012

Comparutions :

Jeremy Matson, pour les plaignants

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Stynes, Michelle Casavant, pour l'intimé

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