Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

James Louie

- et –

Joyce Beattie

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Affaires indiennes et du Nord Canada

l'intimé

Décision

Membre : Wallace G. Craig

Date : Le 24 février 2012

Référence : 2012 TCDP 2



I.                   Le contexte

[1]               Au cours de la période du 19 au 22 juillet 2010, le Tribunal a mené l’instruction des allégations présentées par les plaignants, James Louie et Joyce Beattie, selon lesquelles des agents de l’intimé, Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, anciennement Affaires indiennes et du Nord Canada (le MAINC), avaient agi de façon discriminatoire dans leur traitement des demandes de bail des plaignants présentées en application du paragraphe 58(3) de la Loi sur les Indiens (la Loi).

[2]               L’article 58(3) de la Loi est ainsi rédigé :

Le ministre peut louer au profit de tout Indien, à la demande de celui-ci, la terre dont ce dernier est en possession légitime sans que celle-ci soit désignée.

[3]               Le paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP) prévoit ce qui suit :

Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

[4]               L’article 5 de la LCDP est rédigé ainsi :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[5]               Les plaignants avaient formé une coentreprise afin de préparer et de présenter une demande d’utilisation de terres dans une réserve indienne et une demande de titulaire d’un billet de location au ministre du MAINC conformément au paragraphe 58(3) de la Loi. Ils voulaient obtenir un bail d’habitation à long terme prépayé visant des terres appartenant au titulaire d’un billet de location (le plaignant M. Louie) pour le développeur (la plaignante Mme Beattie), dans l’intention d’éventuellement mettre le bail en marché et de l’attribuer à un tiers. L’intimé, qui n’était pas satisfait de l’auto‑déclaration faite par le plaignant M. Louie selon laquelle la transaction était à son avantage, a refusé de traiter les demandes des plaignants à moins qu’ils ne prouvent que le titulaire d’un billet de location recevrait une contrepartie reflétant la juste valeur marchande du bien. Les plaignants allèguent que cette politique et cette interprétation de la Loi constituent de la discrimination à l’égard des propriétaires fonciers individuels indiens.

A.                La décision du Tribunal

[6]               Le 26 janvier 2011, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu une décision (la décision du Tribunal) selon laquelle, en refusant de laisser le plaignant M. Louie évaluer lui‑même les avantages qui découleraient de la location de ses terres et en refusant de traiter la demande de bail d’un titulaire d’un billet de location présentée par les plaignants, l’intimé les a privés de services destinés au public et a donc commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP.

[7]               Plusieurs des conclusions formulées dans la décision du Tribunal sont pertinentes pour ce qui est de clarifier les mesures de redressement ordonnées :

52. Dans le traitement de la demande des plaignants pour un bail d’un titulaire d’un billet de location, le MAINC s’est fondé sur des critères et des procédures établies dans son Guide de la gestion des terres afin de tenter de déterminer si la transaction proposée par M. Louie était viable et à son avantage. Dans le cadre de ce processus, le MAINC a demandé une évaluation indépendante afin de déterminer la juste valeur marchande, sans tenir compte de l’accord de coentreprise des plaignants et, en novembre 2008, le MAINC a demandé à M. Louie d’établir, à la satisfaction du ministère, une preuve de [traduction] « sa capacité et sa compétence à conclure la transaction proposée ».

53. Le MAINC a tenté d’imposer un pouvoir unilatéral sur tous les aspects de la proposition de bail d’un titulaire d’un billet de location des plaignants. Pendant le traitement de la demande de M. Louie, les agents du MAINC étaient d’avis qu’il était de leur « devoir » d’intervenir afin de protéger les intérêts de M. Louie à titre d’Indien inscrit et de dicter la nature et les modalités du bail demandé. Ce faisant, ils ont démontré la façon dont la Loi est devenue un anachronisme qui est contraire à la liberté et aux droits de la personne individuels garantis auxquels tous les Canadiens ont droit.

54. L’attitude paternaliste du MAINC envers M. Louie a été avalisée et soutenue sans équivoque par le ministre Chuck Strahl dans sa lettre à M. Louie le 15 mai 2008. Le ministre a carrément déclaré que M. Louie ne pouvait pas dicter les modalités du bail d’un titulaire d’un billet de location qu’il demandait, et il a soutenu qu’[traduction] « un rapport fiduciaire est créé […] lorsque le Canada contracte des baux de certificats de possession. […] En vertu de la Loi sur les Indiens, le pouvoir d’établir le loyer revient au Canada et ne peut pas être annulé de quelque façon que ce soit, sauf par modification de la loi. Ce pouvoir s’étend au-delà de l’établissement du loyer et une décharge ne modifiera pas le pouvoir unilatéral du Canada d’établir les modalités du bail, qui comprennent aussi, sans s’y limiter, des dispositions quant à l’environnement. » [Non souligné dans l’original.]

55. Le ministre avait tort. Il n’existe aucune obligation fiduciaire dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au paragraphe 58(3). De plus, l’exercice unilatéral du pouvoir discrétionnaire ne serait pas judicieux et annulerait l’objet du paragraphe 58(3), qui vise à faciliter la location de terres par des propriétaires fonciers individuels indiens qui y voient un avantage (voir Boyer, précité).

56. La demande de bail ministériel des plaignants était fondée sur un accord de coentreprise en vertu duquel Mme Beattie construirait une maison unifamiliale sur la terre louée et la vendrait ensuite à un prix et selon des modalités qui étaient acceptables pour M. Louie, et le produit net de la vente serait divisé entre M. Louie et Mme Beattie. Le loyer de 1 $ n’était pas fondé sur la valeur réelle de la terre et il ne s’agissait pas de l’avantage que M. Louie cherchait à obtenir dans le cadre de la coentreprise. Les avantages que M. Louie et Mme Beattie souhaitaient obtenir étaient la construction d’une maison unifamiliale sur la propriété louée et sa vente éventuelle. Plutôt que de se concentrer sur la demande de bail dans le contexte plus large de l’accord de coentreprise, et des avantages qui en découlaient pour M. Louie, les agents du MAINC ont insisté pour préparer un bail conformément aux exigences applicables du Guide de la gestion des terres, y compris des recettes de location avantageuses sur une période de 49 ans établies en fonction d’une évaluation de la terre dans son état amélioré prospectif.

57. Le refus du MAINC d’accepter le fait que M. Louie avait le droit de déterminer les avantages dont il pourrait bénéficier de son association d’affaires avec Mme Beattie a immobilisé le processus de demande. En pratique, la demande des plaignants pour un bail ministériel selon les modalités sur lesquelles ils s’étaient entendus a été rejetée par le ministre dans sa lettre du 15 mai 2008 à M. Louie. La lettre du ministre a exacerbé le traitement discriminatoire dont le MAINC a fait preuve envers les plaignants.

B.                 Les mesures de redressement ordonnées

[8]               Conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal a rendu une décision dans laquelle il a exigé que l’intimé corrige la situation en se conformant aux cinq mesures de redressement ordonnées suivantes :

1. L’intimé examinera de nouveau les demandes de bail d’un titulaire d’un billet de location des plaignants conformément à la décision et à l’ordonnance du Tribunal;

2. L’intimé modifiera son Guide de la gestion des terres et prendra des mesures, en collaboration avec la Commission canadienne des droits de la personne, afin de rajuster ses pratiques ou d’éviter que des pratiques semblables soient utilisées;

3. L’intimé devra modifier son Guide de la gestion des terres et toute autre politique afin de prévoir que, lorsque des occupants individuels (sauf ceux qui sont frappés d’incapacité mentale ou qui sont mineurs) ont déterminé par eux-mêmes qu’une transaction sera à leur avantage, le MAINC acceptera ce choix et procédera au traitement du bail demandé en fonction de ce choix;

4. L’intimé se conformera aux ordonnances ci-jointes dans les six mois suivant la date de la décision du Tribunal en l’espèce;

5. Le Tribunal conservera sa compétence et restera saisi de l’affaire pendant neuf mois après la date de la décision en l’espèce, afin de recevoir des preuves supplémentaires, d’entendre d’autres arguments ou de rendre des ordonnances supplémentaires si les parties ne s’entendent pas au sujet de l’interprétation ou de l’application des mesures de redressement ordonnées.

[9]               Le paragraphe 59 de la décision du Tribunal fait partie intégrante des mesures de redressement ordonnées :

59. Comme la Loi est maintenant assujettie à la LCDP, je conclus que le processus de demande prévu au paragraphe 58(3) doit devenir une fonction administrative habilitante qui reconnaît et qui accepte que les Indiens inscrits (sauf ceux qui sont mineurs ou frappés d’incapacité mentale) sont des Canadiens responsables qui sont capables d’évaluer eux-mêmes les avantages qui découleraient de la location de leur terre et que le pouvoir discrétionnaire ministériel ne doit pas être exercé de façon unilatérale.

II.                Les faits survenus depuis la décision du tribunal

[10]           Conformément à la décision du Tribunal, les agents du MAINC et les plaignants ont commencé à réexaminer la demande de bail présentée par les plaignants en application du paragraphe 58(3).

[11]           Le 8 mars 2011, les plaignants ont fourni à l’intimé un bail proposé, dans lequel Sa Majesté la Reine du chef du Canada était désignée comme le bailleur, mais qui ne prévoyait ni rôles ni responsabilités continus pour le bailleur. L’intimé n’a cependant pas jugé le bail proposé acceptable et, le 18 mars 2011, il a fourni aux plaignants une ébauche de bail et a affirmé qu’elle intégrait les modalités du bail proposé par les plaignants dans son bail d’habitation standard lorsque ces modalités reflétaient les renseignements figurant dans l’accord de coentreprise. Le bail proposé n’était pas acceptable aux yeux des plaignants.

[12]           Le 20 juin 2011, l’intimé a envoyé un courriel informant le représentant des plaignants que [traduction] « […] le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada a réexaminé la demande pour un bail d’un titulaire de billet de location pour le lot 170-1, bloc quatre, plan officiel no 93082, réserve indienne no 1 Okanagan. » Un document intitulé [traduction] « Bail » (le bail du 20 juin 2011) était joint au courriel et on demandait aux plaignants de le signer et de le renvoyer pour que le représentant du ministre puisse le signer. Le bail du 20 juin 2011 prévoyait un rôle continu pour Sa Majesté la Reine du chef du Canada en tant que « propriétaire », énonçant, entre autres choses, que le locataire devait obtenir l’autorisation du propriétaire pour toute cession ou sous-location à bail et pour tous plans d’aménagement en vue de travaux proposés. Ce bail proposé n’était pas acceptable pour les plaignants.

[13]           Dans une lettre datée du 8 juillet 2011, l’avocat de l’intimé a informé le représentant des plaignants que le bail du 20 juin 2011 constituait le résultat du réexamen de la demande de bail présentée par les plaignants qui avait été ordonné à titre de mesure de redressement. L’avocat de l’intimé a ajouté que, bien que MAINC soit prêt à négocier le bail,

[traduction]

[…] de telles discussions n’ont aucun lien avec la décision du Tribunal, qui ne portait que sur l’évaluation par l’intimé de l’avantage pour le titulaire d’un billet de location au cours du processus de demande de bail. Je suis prêt à discuter du bail avec vous la semaine prochaine. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que l’intimé se conforme pleinement au paragraphe susmentionné. (Un renvoi à la première mesure de redressement.)

[14]           Au cours d’autres communications qui ont eu lieu le 12 juillet 2011, l’avocat de l’intimé a de nouveau mentionné qu’il était disponible pour discuter du bail du 20 juin 2011, mais que :

[traduction]

si les discussions portaient sur l’intégration dans le bail d’idées figurant dans votre bail, mon client envisagera de les intégrer si elles sont fondées. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, mon client s’est conformé à la décision du Tribunal et ces discussions ne font pas partie de la décision.

[15]           Le 26 juillet 2011, les plaignants ont fourni à l’intimé un bail semblable au bail du 8 mars 2011. Le jour suivant, les plaignants ont essayé d’enregistrer le bail dans le Registre des terres indiennes. À l’heure actuelle, l’intimée n’a pas encore approuvé le bail visé au paragraphe 58(3) de la Loi ni enregistré le bail dans le Registre.

[16]           Quand aux autres mesures de redressement ordonnées, qui enjoignent à l’intimé de mettre fin aux actes discriminatoires et de modifier son Guide de la gestion des terres, le 26 mai 2011, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et l’intimé ont conclu un accord de mise en œuvre afin de respecter les mesures de redressement ordonnées.

[17]           L’interprétation contradictoire des mesures de redressement ordonnées a paralysé le processus de conformité. Le 20 septembre 2011, les parties ont présenté des observations écrites et des plaidoyers dans lesquels ils demandaient des éclaircissements au sujet de la décision du Tribunal et des mesures de redressement ordonnées.

III.             Analyse et précisions

A.                Le ministre ne doit pas exercer son pouvoir discrétionnaire unilatéralement

[18]           Selon la décision du Tribunal, les agents du MAINC doivent répondre aux besoins particuliers en matière de location de chaque Indien qui présente une demande de bail, même si le bail demandé est exceptionnel ou irrégulier.

[19]           Pour administrer les demandes de bail de manière appropriée et de façon judicieuse, il faut tenir compte des droits publics accordés aux Indiens, comme il en a été question dans l’arrêt Boyer c. R. [1986] 2 C.F. 393. (C.A.) :

17. [...] Quoi qu’il en soit, je ne crois tout simplement pas que la Couronne soit soumise à des obligations de fiduciaire lorsqu’elle exerce le pouvoir conféré par le paragraphe 58(3). Dans l’affaire Guerin, il était question de terrains non attribués faisant partie d’une réserve, terrains qui avaient été cédés à la Couronne afin qu’elle consente à leur sujet un bail à long terme ou vende ces terrains à des conditions favorables à la bande. Selon mon interprétation du jugement, c’est à cause de toutes ces circonstances qu’il a pu être dit qu’une obligation de caractère fiduciaire était née : en effet, l’intérêt même de la bande avait été confié au Ministre lors de la cession des terrains et était en jeu au moment de leur aliénation. Lorsqu’un bail est consenti en vertu du paragraphe 58(3), les circonstances sont entièrement différentes : aucune aliénation n’est envisagée et le droit qui sera transféré temporairement est le droit à l’usage d’un terrain, droit qui appartient individuellement à l’Indien qui en a possession, et aucun intérêt de la bande ne peut être touché (je répète qu’il va de soi que l’intérêt dont je parle ici a un sens technique et juridique; il est évident que, sur le plan moral, la bande peut toujours être concernée par le comportement et l’attitude de ses membres). Selon moi, l’obligation du Ministre, lorsqu’il exerce les pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 58(3), se limite, pour ainsi dire, à ce que prévoit la loi : il ne peut excéder le pouvoir qui lui est conféré, ce qu’il ferait si, sous le couvert d’un bail, il procédait à ce qui constituerait, à toutes fins pratiques, une aliénation du terrain (ce n’est certainement pas le cas en l’espèce puisque la durée prévue pour le bail est de 21 ans et que celui-ci ne comporte aucune clause de renouvellement particulière); il ne peut [page 406] non plus tenir compte de considérations non pertinentes dans l’exercice de sa discrétion, ce qui serait le cas s’il accordait de l’importance à quoi que ce soit d’autre que le profit de l’Indien en possession légitime à la demande duquel il agit. L’obligation du Ministre ne concerne tout simplement pas la bande.

18. La conclusion me semble évidente. Considérant la structure de la Loi sur les Indiens et la clarté du libellé de son paragraphe 58(3), il n’existe aucun motif de croire que le Ministre est obligé d’obtenir le consentement de la bande ou de son conseil avant de consentir un bail comme celui dont il est question en l’espèce. Il semble que cette Loi, dont l’esprit paternaliste a fait l’objet de tant de critiques, ait néanmoins jugé bon d’accorder à chaque membre de la bande une certaine autonomie, et une indépendance relative à l’égard des dicta de son conseil de bande dans l’exercice de son esprit d’entreprise et la mise en valeur de son terrain.

[20]           De plus, le jugement dont le ministre et les agents du MAINC doivent faire preuve dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire que leur confère le paragraphe 58(3) de la Loi se traduit par la réalisation de l’objet de la LCDP exprimé à l’article 2 de cette loi :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[21]           Pour ce qui est de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que détient le ministre concernant l’octroi d’un bail visé au paragraphe 58(3), il importe de tenir compte du fait que le bail n’entraîne pas une cession de propriété par le bailleur (le détenteur d’un certificat de possession) au preneur. Le bailleur demeure propriétaire de la terre pendant la durée du bail, sous réserve seulement du droit du preneur de posséder et d’utiliser la terre jusqu’à la date d’expiration du bail. L’expiration du bail entraîne l’application du droit réversif du bailleur de reprendre possession de la terre.

[22]           Le MAINC affirme qu’il a examiné de nouveau la demande des plaignants. Pour décider si le traitement de la demande a été effectué comme s’il s’agissait d’une fonction administrative habilitante ou s’il a été effectué en « suiv[ant] les règles », sans tenir compte des droits décrits dans l’arrêt Boyer et garantis par la LCDP, il convient d’examiner minutieusement le traitement de la demande faite par les plaignants pour obtenir un bail relatif à un certificat de possession.

[23]           La démarche adoptée par les agents du MAINC, soit celle de « suivre les règles » et le fait qu’ils ont insisté sur une location à bail, sont incompatibles avec les exigences des plaignants et constituent un exercice vexatoire du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 58(3). L’expression « suivre les règles » a été mentionnée lors d’un échange entre Ken McDonald, directeur par intérim, Services fonciers et fiduciaires de la région de la Colombie‑Britannique, et Sheila Craig, directrice intérimaire, Terres et développement économique, MAINC, et a été décrit dans la décision du Tribunal :

Paragraphe 29

[traduction]

Le 8 février 2008, M. McDonald a envoyé un courriel à M. Beattie et a envoyé des copies à Mme Craig, à M. Adam et à plusieurs autres dirigeants du MAINC dans lequel il expliquait son souvenir d’un appel à M. Adam : Nous avons brièvement discuté de la nature de la transaction et de ce qui était une question émergente. Les occupants cherchent de plus en plus à trouver des façons d’utiliser leurs terres attribuées par certificat de possession afin d’obtenir du financement pour des projets de logement. Nous avons aussi discuté du fait que cela est « tout nouveau » et que, par conséquent, nous nous efforcerons de travailler avec vous afin de trouver un modèle de bail qui répond aux besoins de M. Louie et qui satisfait aussi aux exigences du MAINC.

Paragraphe 36

[traduction]

Le 7 novembre 2008, lorsque les discussions entre M. Beattie, pour le compte des plaignants, et les agents du MAINC se sont soldées par une impasse, Mme Craig a envoyé un courriel à M. McDonald dans lequel elle lui a demandé de « tout lui renvoyer et de proposer une date de rencontre, puis de fermer le dossier si l’impasse persistait […] ».

Paragraphe 37

[traduction]

Le 11 novembre 2008, M. McDonald a envoyé un courriel à Mme Craig : Ça me semble bon Sheila. En passant, à l’époque où je communiquais avec lui, je lui ai dit de rester discret et que je ferais ce que je pourrais. Vous vous souviendrez des deux décharges, etc. Lorsqu’il a commencé à écrire toutes ces lettres, nous lui avons dit que nous n’avions aucune autre option que de suivre les règles.

B.                 Les allégations du MAINC selon lesquelles il s’est conformé à l’ordonnance quant à la première mesure de redressement

[24]           Le MAINC affirme qu’en établissant le bail du 20 juin 2011, il avait [traduction] « bel et bien mis en œuvre » la mesure de redressement faisant état du fait que la demande de bail visé au paragraphe 58(3) présentée par les plaignants devait être examinée à nouveau.

[25]           Le Guide de la gestion des terres du MAINC comprend des lignes directrices générales en matière de rédaction de baux. Une de ces lignes directrices concerne l’importance des attendus et informe les agents du MAINC que les attendus doivent constituer un énoncé détaillé des faits pertinents concernant l’entente entre les parties, et qu’ils figurent après l’identification des parties et avant les dispositions du bail. Cette directive n’a pas été respectée pour ce qui est du bail du 20 juin 2011. Le bail contient plutôt un [traduction] « Contexte » de quatre phrases dans lequel il n’est nullement fait mention de la coentreprise des plaignants.

[traduction]

Le titre de propriété de la terre est détenu par le propriétaire pour l’usage et au profit de la Première Nation.

Le propriétaire foncier, un membre de la Première Nation, a la possession légitime de la terre, comme le montre le certificat de possession no 159390.

Aucune amélioration n’a été faite à la terre au début.

Le bail est établi en application du paragraphe 58(3) de la Loi sur les Indiens.

[26]           MAINC n’a pas mentionné dans le [traduction] « Contexte » que James Louie était le possesseur légitime de la terre qui lui avait été attribuée, reléguant cette précision dans une liste de définitions figurant en annexe : [traduction] « Propriétaire foncier » : S’entend de James (Jimmie) Louie et ses héritiers, exécuteurs, administrateurs, successeurs, ayants droit et autres représentants légaux. »

[27]           Le bail du 20 juin 2011 est une location à bail type de base renfermant des clauses qui sont incompatibles avec l’accord de coentreprise des plaignants. Le MAINC ne s’est pas véritablement efforcé de se conformer aux mesures de redressement ordonnées dans la décision du Tribunal, et cela reflète l’étroitesse d’esprit et l’intransigeance dont le MAINC a fait preuve dans sa réponse à la décision du Tribunal.

[28]           Nonobstant les observations écrites et verbales présentées par les MAINC le 20 septembre 2011 à l’appui de sa prétention selon laquelle il s’est conformé à la décision du Tribunal, je conclus que le MAINC a continué, en dépit de la décision du Tribunal, de réexaminer de manière vexatoire et arbitraire la demande de bail d’un titulaire d’un billet de location présentée par les plaignants.

[29]           Cette conclusion est fondée, en partie, sur la lettre accompagnant l’ébauche de bail du 18 mars 2001 que l’intimé a envoyée au représentant des plaignants, dans laquelle il est mentionné ce qui suit :

[traduction]

Nous avons examiné votre bail et avons intégré vos modalités dans notre bail‑type d’habitation lorsque celles‑ci reflètent les renseignements énoncés dans l’accord de coentreprise et à l’audience du Tribunal. Nous avons joint une ébauche pour que vous puissiez l’examiner et pour qu’elle puisse constituer le point de départ de nos discussions.

Vous comprendrez que nous avons besoin de précisions concernant l’usage du bien afin de pouvoir évaluer les exigences statutaires et réglementaires obligatoires pour l’octroi du bail et en discuter avec vous. [...] [Non souligné dans l’original.]

[30]           La référence aux [traduction] « exigences statutaires et réglementaires obligatoires » est analysée dans la prochaine section de la présente décision apportant des précisions.

[31]           Même si la coentreprise des plaignants a en quelque sorte été mentionnée dans l’ébauche de bail du 18 mars 2001, l’affirmation selon laquelle les modalités de la coentreprise des plaignants sont intégrées dans le document est inexacte et trompeuse.

[32]           Je conclus également que l’ébauche de bail du 18 mars 2001 a servi de modèle pour le bail du 20 juin 2011. Les deux versions sont peut‑être appropriées lorsqu’il est question d’un bail à long terme entre un propriétaire et un locataire où l’avantage recherché pour l’Indien qui est propriétaire de la terre est la garantie d’obtenir un revenu de location à intervalles réguliers. Aucune des deux versions n’est cependant compatible avec la coentreprise des plaignants.

[33]           Le bail du 20 juin 2011 n’est pas conforme à la décision du Tribunal et au réexamen de la demande de bail d’un titulaire d’un billet de location présentée par les plaignants qui a été ordonné dans les mesures de redressement. Cela reflète plutôt une attitude intransigeante et une poursuite des actes discriminatoires que les agents du MAINC ont commis lorsqu’ils ont initialement traité la demande de bail d’un titulaire d’un billet de location présentée par les plaignants. Les lignes de conduite contradictoires adoptées par l’intimé sont préoccupantes : d’un côté, l’intimé confirme son intention de mettre en œuvre la décision du Tribunal afin d’empêcher la perpétration des actes discriminatoires dont les plaignants ont été victimes grâce à l’accord de mise en œuvre conclu avec la Commission, alors que, de l’autre, il permet à ses agents des Terres en Colombie‑Britannique de continuer de perpétrer les actes discriminatoires initiaux.

C.                Le respect par le MAINC de l’ordonnance quant aux mesures de redressement deux, trois et quatre

[34]           Cette incongruité compromet l’accord de mise en œuvre du 26 mai 2011 conclu entre l’intimé et la Commission. Plusieurs paragraphes sont particulièrement pertinents quant aux éclaircissements demandés et quant à la reprise du processus de réexamen de la demande de bail visé au paragraphe 58(3) présentée par les plaignants :

[traduction]

2.1 Les Services fonciers et la Commission reconnaissent que, pour empêcher la perpétration des actes discriminatoires, il faut adopter une stratégie proactive et systématique, et qu’il est dans l’intérêt de toutes les parties de travailler ensemble pour apporter une solution quant aux allégations de discrimination le plus rapidement possible.

2.2 Il est admis que le présent accord a été conclu en réponse à la décision du membre du Tribunal Wallace G. Craig selon laquelle un tel accord permet de se conformer à sa décision.

3. Responsabilités

A. Respect de l’ordonnance

3.1 Dans les trente (30) jours suivant la date du présent accord, les Services fonciers doivent donner une directive provisoire à leur personnel selon laquelle les demandes de bail d’un titulaire d’un billet de location visé au paragraphe 58(3) doivent être traitées conformément au point 3 du paragraphe 64 de la décision rendue le 26 janvier 2010 par le membre du Tribunal Wallace G. Craig, qui prévoit ce qui suit : « [l]’intimé devra modifier son Guide de la gestion des terres et toute autre politique afin de prévoir que, lorsque des occupants individuels (sauf ceux qui sont frappés d’incapacité mentale ou qui sont mineurs) ont déterminé par eux-mêmes qu’une transaction sera à leur avantage, le MAINC acceptera ce choix et procédera au traitement du bail demandé en fonction de ce choix. » Les parties conviennent que le terme « avantage » s’entend d’une contrepartie financière, s’il y a lieu, à l’égard de la transaction. Les parties conviennent et reconnaissent également que cela ne saurait retarder ou empêcher la participation obligatoire des Premières Nations à la modification du Guide de la gestion des terres.

3.5 La Commission et les Services fonciers conviennent qu’aucune des dispositions du présent accord n’a pour effet de modifier l’obligation des Services fonciers d’examiner de nouveau les demandes de bail d’un titulaire d’un billet de location des plaignants conformément au point 2 du paragraphe 64 de la décision.

[35]           Pour se conformer à la première mesure de redressement, les agents du MAINC doivent élaborer un bail ministériel qui concorde avec l’accord de coentreprise des plaignants et qui constitue un tout harmonieux uniquement assujetti aux règlements administratifs de la bande, et dans lequel le plaignant M. Louie est désigné comme le bailleur, ce qui lui permet de protéger son intérêt dans la coentreprise dans l’avenir, de même que son droit réversif de reprendre possession de sa terre à l’expiration du bail.

[36]           Cela remet en question la section 2.7 de la directive 7‑1 du Guide de la gestion des terres de l’intimé et la désignation de la Couronne comme bailleur dans le bail du 20 juin 2011 :

2.7 Cause Obligatoire. Parce qu’il est dans l’intérêt des deux parties d’être bien au fait de leurs obligations respectives, la plupart des baux renferment un grand nombre de dispositions traitant des rapports entre le propriétaire et le locataire. Cependant, toute entente relative à la location d’une terre doit, à tout le moins, comprendre les éléments suivants :

a)   le nom du bailleur (propriétaire) et du preneur (locataire). La Couronne fédérale étant détentrice du titre juridique sur toutes les terres de réserve, tous les baux concernant ces dernières doivent être conclus avec Sa Majesté la Reine du chef du Canada à titre de bailleur, sauf dans le cas d’une sous-location à bail. Cette disposition s’applique, même lorsque le contrôle et l’administration des terres ont été délégués à une bande particulière conformément aux articles 53 ou 60 de la Loi sur les Indiens, l’autorité déléguée doit signer le bail au nom du ministre, qui représente la Couronne. Un sous-bail est, par sa nature même, conclu entre le preneur du bail principal et le tiers sous-preneur et par conséquent, la Couronne n’y est pas partie au sous-bail; […] [Souligné dans l’original.]

[37]           Les auteurs du guide ont mal interprété quel était l’objet visé lorsque le titre sur les terres réservées pour les Indiens était simplement transmis à la Couronne, soit le fait que seul le titre était transmis à la Couronne, pas la propriété. La Couronne et le gouvernement du Canada ne détiennent ni titre juridique, ni droit réversif à l’égard des terres réservées pour les Indiens.

[38]           Dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85 (C.S.C.), M. le juge La Forest a décrit le droit des Indiens aux « terres réservées aux Indiens » comme « un droit absolu » et juste :

Donc, si une bande indienne conclut une opération commerciale ordinaire, que ce soit avec une Couronne provinciale ou une société privée, et acquiert des biens personnels, que ce soit sous forme de chatels ou de titres de créances, comment doit‑on qualifier les biens en question? À mon avis, il est illogique de les comparer aux biens qui échoient aux Indiens conformément aux traités et à leurs accords accessoires. Les Indiens ont un droit absolu à ces biens; ils leur sont dus en tant qu’Indiens. [Non souligné dans l’original.]

[39]           Ce droit absolu protège les terres attribuées par les bandes à ses membres au moyen de certificats de possession, ainsi que tous les droits de propriété qui en découlent, dont le droit de louer la possession des terres qui leur ont été attribuées. Un bail d’un titulaire d’un billet de location ne porte pas atteinte à la propriété collective perpétuelle et ultime par les Indiens de ces terres attribuées, ou du titre de ces terres qui a été transféré à la Couronne pour qu’elle le détienne en fiducie pour les Indiens.

[40]           Même si le gouvernement du Canada a l’autorité législative exclusive sur les « Indiens et terres réservées pour les Indiens », il doit exercer ce pouvoir en respectant les restrictions imposées par la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[41]           Lorsque les parties ont comparu devant le Tribunal le 22 septembre 2011, le processus de mise en œuvre des changements au Guide de la gestion des terres n’avait pas été terminé dans la période de six mois prévue pour la mise en œuvre. À la suite d’une demande des parties, la période a été prolongée jusqu’au 26 mai 2012, le Tribunal conservant sa compétence jusqu’au 25 août 2012.

IV.             La décision

[42]           Un Indien inscrit qui détient un certificat de possession a le droit de construire une maison sur sa terre, ou bien de la lotir et de l’aménager, sans aucune intervention du MAINC, à moins qu’une demande de bail visé au paragraphe 58(3) soit présentée au ministre. Pour accorder un tel bail, les agents du MAINC responsables de la gestion de terres doivent porter attention à l’objet de la LCDP pour s’assurer que la décision discrétionnaire d’accorder ou de refuser d’accorder un bail découle d’une fonction administrative habilitante. Les Indiens ne doivent pas être traités comme des suppliants. Il s’agit de demandeurs qui ont parfaitement le droit de louer leurs terres et, ce faisant, de conserver le contrôle de leur intérêt dans une transaction de tenure à bail en étant désigné comme le bailleur.

[43]           En l’espèce, l’insistance du MAINC pour que la Couronne, en fait le gouvernement du Canada, soit le bailleur, abroge le droit du plaignant M. Louie, en tant que propriétaire légitime de la terre qui lui a été attribuée par certificat de possession, de gérer son intérêt continu dans l’accord de coentreprise visant l’aménagement de sa terre.

[44]           Je considère comme dénuée de fondement l’allégation du MAINC selon laquelle il a véritablement réexaminé la demande de bail d’un billet de location des plaignants et il s’est conformé à la décision du Tribunal et aux mesures de redressement ordonnées.

[45]           Je considère également comme sans fondement l’allégation du MAINC selon laquelle, dans les mesures de redressement ordonnées, il n’est pas question que le Tribunal examine les diverses clauses des baux que les parties se sont échangés lors des discussions continues qu’elles ont eu pour établir les modalités d’un bail acceptable.

[46]           La décision du Tribunal prévoit que le Tribunal conserve sa compétence et reste saisi de l’affaire afin de pouvoir prendre les mesures nécessaires si les parties ne s’entendent pas au sujet de l’application des mesures de redressement ordonnées. Dans la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherches) (1994), 80 F.T.R. 256 (C.F.) (paragraphe 33), la Cour fédérale a expressément reconnu que ce pouvoir faisait partie des vastes pouvoirs de redressement énoncés dans la LCDP que possède le Tribunal

[47]           Il incombe à l’intimé de se conformer à la décision du Tribunal et de recommencer le traitement de la demande de bail visé au paragraphe 58(3) présentée par les plaignants, et ce, conformément aux directives et aux instructions données dans la décision que le Tribunal a rendue en 2011 et dans la présente décision.

Signée par

Wallace G. Craig

Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 24 février 2012

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1441/6709

Intitulé de la cause : Joyce Beattie et James Louie c. Affaires indiennes et du Nord Canada

Date de la décision du tribunal : Le 24 février 2012

Date et lieu de l’audience : Le 22 septembre 2011

Calgary (Alberta)

Comparutions :

Bruce Beattie, pour les plaignants

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sid Restall et Kevin Staska, pour l'intimé

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.