Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Greg Morrison Blain

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Sophie Marchildon

Date : Le 12 juin 2012

Référence : 2012 TCDP 13

 


I.                   Le contexte

[1]               Le 20 juin 2008, M. Greg Morrison Blain (le plaignant) a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), alléguant que la Gendarmerie royale du Canada (l’intimée) avait fait preuve de discrimination à son égard, contrairement aux articles 7, 10 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Il soutient avoir été privé du droit de choisir pour quelle affectation présenter sa candidature à cause de l’attitude discriminatoire et stéréotypée de son surintendant vis-à-vis de son statut d’Autochtone, ce qui, à son avis, constitue aussi du harcèlement. Il ajoute que les nombreuses enquêtes liées au Code de déontologie qui ont été menées sur son rôle au sein de la Bande indienne d’Ashcroft constituent de la discrimination et du harcèlement du fait de ses antécédents autochtones.

[2]               Le 30 mars 2012, la Commission a demandé que le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) instruise la plainte en vertu du paragraphe 44(3) de la LCDP. La Commission prend part à l’audience pour représenter l’intérêt public à l’égard de l’affaire.

[3]               L’intimée a présenté une demande de contrôle judiciaire auprès de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada en vue, d’une part, de contester la validité de la décision prise par la Commission de déférer la plainte au Tribunal et, d’autre part, de solliciter une ordonnance interdisant à ce dernier d’instruire la plainte. La demande a été déposée le 27 avril 2012, et elle a été signifiée au plaignant et à la Commission. Dans une lettre datée du 7 mai 2012, l’intimée a demandé que le Tribunal suspende l’instruction de la plainte jusqu’à ce que la Cour fédérale du Canada se soit prononcée sur sa demande de contrôle judiciaire, car la question générale dont la Cour fédérale est saisie consiste à décider si la Commission a déféré à juste titre au Tribunal la plainte relative aux droits de la personne.

[4]               Le 16 mai, M. Susheel Gupta, président par intérim, a confié à la soussignée la tâche de trancher la présente demande. L’intimée n’a pas déposé d’avis de requête, pas plus qu’une requête officielle, comme l’exige l’article 3 des Règles de procédure du Tribunal. Après que toutes les parties ont eu la possibilité de présenter leurs observations, j’ai tranché la demande en me fondant sur les documents fournis.

II.                La position des parties

[5]               L’intimée n’a pas présenté d’autres observations ni invoqué d’autres questions à l’appui de sa demande de suspension de l’instruction du Tribunal jusqu’à ce que la Cour fédérale se soit prononcée sur la décision de la Commission de déférer la plainte au Tribunal.

[6]               Pour faire suite à la demande de l’intimée en vue d’obtenir la suspension de l’affaire susmentionnée en attendant l’audition de sa demande de contrôle judiciaire, le plaignant soutient qu’il y a lieu de la rejeter. Il fait valoir que la LCDP prescrit, au paragraphe 48.9(1), que « [l’]instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». Suspendre l’instruction pour la simple raison que l’intimée a présenté une demande de contrôle judiciaire ne serait pas conforme au paragraphe 48.9(1) de la Loi, car cette mesure empêcherait de régler le présent litige de façon expéditive. La plainte date de juin 2008 et il s’est déjà écoulé près de quatre ans avant qu’elle atteigne cette étape-ci du processus. Un délai additionnel, en attendant l’instruction de la demande de contrôle judiciaire de l’intimée, lui porterait préjudice.

[7]               Le plaignant soutient par ailleurs que l’intimée a sollicité une suspension mais sans réellement motiver sa demande, hormis le simple fait d’avoir présenté une demande de contrôle judiciaire. Il s’agit donc là, selon lui, d’un motif insuffisant pour étayer une suspension selon la jurisprudence du Tribunal.

[8]               Le plaignant fonde ses observations sur une décision récente du Tribunal : Marshall c. Cerescorp Co., 2011 TCDP 5, et il fait valoir que, dans cette affaire-là, l’intimée avait elle aussi demandé que l’on soumette à un contrôle judiciaire la décision prise par la Commission de déférer la plainte au Tribunal et qu’elle ne souhaitait pas que le processus du Tribunal se poursuive pendant que la demande de contrôle judiciaire était en instance.

[9]               Le plaignant soutient que lorsque la demande de contrôle judiciaire a été déposée dans l’affaire Marshall, cette dernière se situait à un stade plus avancé devant le Tribunal que ne l’était la présente affaire au moment où l’intimée a demandé un ajournement. Cependant, dans Marshall, même si des dates avaient été fixées en vue de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, le Tribunal n’avait pas accédé à la demande d’ajournement de l’intimée, car celle-ci n’avait pas montré que la poursuite de l’instance engagée devant le Tribunal causerait un déni de justice naturelle.

[10]           Par ailleurs, le plaignant soutient que l’intimée n’a pas allégué qu’elle serait privée de justice naturelle et d’équité procédurale si la demande d’ajournement n’était pas accordée. Il ajoute qu’une telle allégation ne pourrait pas être établie en l’espèce et que l’intimée aura tout le loisir de présenter au Tribunal des éléments de preuve et des observations. Il soutient donc que le moment où sera entendue la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et son issue éventuelle sont actuellement inconnus et qu’il ne faudrait pas qu’il soit obligé d’attendre les résultats de cette demande avant que le Tribunal entreprenne l’instruction de sa plainte.

[11]           La Commission soutient que le fait d’accorder une suspension en attendant l’issue d’une demande de contrôle judiciaire est une question d’intérêt public et qu’il y a donc lieu de rejeter la demande. Elle ajoute que la demande de suspension d’instance de l’intimée repose sur le fait qu’il a été demandé de soumettre à un contrôle judiciaire la décision prise par la Commission de déférer la plainte au Tribunal et que ce simple fait ne suffit pas en droit pour justifier un ajournement, notamment au vu de l’article 48.9 de la LCDP, ainsi que de la jurisprudence. Par ailleurs, elle soutient qu’aucune question de justice naturelle n’a été invoquée pour justifier cette demande.

 

III.              Analyse

[12]           Pour étudier la demande de suspension, il est nécessaire de prendre en compte le paragraphe 48.9(1) de la LCDP, lequel prescrit : « [l’]instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ».

[13]           Il est bien établi que le Tribunal est maître de sa propre procédure et que le fait de se prononcer sur l’ajournement d’une affaire relève bel et bien de son pouvoir discrétionnaire. Je conclus que les principes énoncés dans la décision Baltruweit, 2004 TCDP 14 (CanLII), s’appliquent en l’espèce :

[15] Il est bien établi que les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure. Par conséquent, ils disposent d’importants pouvoirs discrétionnaires lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des demandes d’ajournement. Ce principe est analysé plus en détail par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Prassad c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1989] 1. R.C.S. 560. Dans cette affaire, l’appelant avait demandé l’ajournement de son enquête d’immigration en attendant que le Ministre rende sa décision à l’égard de sa demande visant à lui permettre de demeurer au Canada. L’arbitre a rejeté la demande d’ajournement.

[16] Dans son jugement, la Cour suprême a affirmé que les tribunaux administratifs, en l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, sont maîtres chez eux et fixent leur propre procédure. Cependant, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, ces tribunaux sont tenus de respecter les règles de justice naturelle. [Voir aussi Re Cedarvale Tree Services Ltd. and Labourers’ International Union of North America, (1971), 22 D.L.R. (3d) 40, 50 (C.A. Ont.), Pierre c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 849, 851 (C.F., 1re inst.)].

[14]           Cela dit, l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal est assujetti aux règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle, de même qu’au régime de la Loi. Cette dernière exige que le Tribunal instruise la plainte quand la Commission lui en fait la demande et, aussi, qu’il accorde aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leurs arguments et leurs observations. L’article 2 de la Loi fait état d’un intérêt public prépondérant à l’égard de l’élimination des pratiques discriminatoires. Conformément à cet article, les allégations de discrimination doivent être instruites de façon expéditive et en temps opportun.

[15]           Dans une décision récente qui, à mon avis, est applicable en l’espèce et que le plaignant a déjà citée : Marshall c. Cerescorp Co, le membre du Tribunal Edward P. Lustig a conclu, aux paragraphes 11 et 12 :

[Traduction] Conformément au paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’instruction des plaintes par le Tribunal doit se faire sans formalisme et, élément particulièrement pertinent quant à la présente requête, de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. Cependant, comme le Tribunal est maître chez lui, il peut néanmoins ajourner une instance lorsqu’il le juge approprié, vu son pouvoir discrétionnaire (voir Léger c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1999) D.C.D.P. no 6 (TCDP), au paragraphe 4; Baltruweit c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2004 TCDP 14, au paragraphe 15). Le Tribunal doit exercer ce pouvoir discrétionnaire en respectant les principes de justice naturelle (Baltruweit, au paragraphe 17). La non-disponibilité d’éléments de preuve, le besoin d’ajourner l’instance en vue d’obtenir l’assistance d’un avocat ou une communication tardive de la part de la partie adverse sont quelques exemples de préoccupations liées à la justice naturelle auxquelles le Tribunal pourrait répondre.

[…] Pour pouvoir obtenir un ajournement, l’intimée se doit d’établir que le fait de laisser l’instance engagée devant le Tribunal suivre son cours normal la privera de justice naturelle. L’intimée ne m’a pas convaincu que le fait de ne pas accorder un ajournement causerait nécessairement un tel préjudice.

[16]           Je conclus que l’intimée n’a pas établi que si sa demande n’est pas accueillie on la privera de l’équité procédurale ou de la justice naturelle, ou d’une possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations. De ce fait, sa demande est rejetée.

 

 

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

Ottawa (Ontario)

Le 12 juin 2012

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1808/3812

Intitulé de la cause : Greg Morrison Blain c. Gendarmerie royale du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 12 juin 2012

Comparutions :

Stephanie Drake, pour le plaignant

Giacomo Vigna, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Susanne Pereira, pour l'intimée

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