Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Pamela Egan

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence du revenue du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

Date : Le 12 décembre 2012

Référence : 2012 TCDP 31

 



I.                   Le contexte

[1]               La plaignante a déposé une plainte relative aux droits de la personne le 21 mai 2003, alléguant que son employeur, l’Agence des douanes et du revenu du Canada (l’ADRC), aujourd’hui appelée l’Agence du revenu du Canada (l’ARC), avait fait preuve de discrimination à son endroit du fait de sa déficience et avait refusé de prendre à son égard des mesures d’accommodement, ce qui est contraire à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi), dont le texte est le suivant :

Emploi

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[2]               La plaignante, qui est aveugle au sens de la loi, travaillait comme agente des contacts pour les recouvrements à temps plein et pour une période indéterminée. En 1998, elle a subi une lésion de nature non professionnelle au cou et au haut du dos, et elle souffre depuis ce temps de douleur chronique. À la suite de cet incident, elle a pris un congé d’invalidité d’une période de deux ans. Son médecin l’a jugée apte à entreprendre un retour graduel au travail au début de 2001.

[3]               Dans le formulaire de plainte qu’elle a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), la plaignante allègue qu’à de nombreuses reprises, à compter d’avril 2001, elle a demandé l’autorisation de travailler à partir de chez elle (télétravail), ce qui lui aurait permis de mieux gérer les effets néfastes, dus à ses déficiences, de plusieurs aspects de son lieu de travail, dont le fait d’être assise à un bureau pendant un temps prolongé, de soulever des graphiques ou des dossiers et de se servir d’une chaise ordinaire, d’un écran d’ordinateur et d’une souris. La plaignante allègue que son employeur a soit évité, soit refusé ces demandes de mesures d’accommodement. Elle allègue également qu’en juin 2001 un plan de retour au travail a été mis en application sans son consentement et malgré les recommandations de son médecin en faveur d’un retour au travail graduel et restreint. Selon elle, l’intimée a également rejeté l’évaluation ergonomique que son médecin avait recommandée.

[4]               Au milieu de novembre 2001, l’employeur a organisé une réunion en vue de discuter des progrès accomplis par la plaignante en vue d’un retour au travail à temps plein. Lors de cette réunion, il a été convenu qu’il serait bon que la plaignante subisse une évaluation ergonomique. Cette dernière a eu lieu en janvier 2002 et dans un rapport, présenté à la direction le 11 mars 2002, il a été recommandé que le matériel nécessaire soit commandé et mis en place avant la fin du mois de mars 2002. Selon la plaignante, en février 2003, elle n’avait toujours pas reçu le matériel recommandé.

[5]               En février 2002, la plaignante a présenté une demande de congé avec étalement du revenu. L’intimée a rejeté cette demande en avril 2002 parce que la plaignante n’avait pas encore établi une base de travail de 37,5 heures par semaine. En juin 2002, on a dit à la plaignante qu’elle avait été choisie pour un projet pilote de télétravail et qu’on lui accorderait aussi le congé avec étalement du revenu qu’elle avait demandé. Elle dit que, bien qu’heureuse de cette décision, elle a été déroutée par le fait que l’on avait accédé à sa demande relative à ce programme en fonction des critères du projet, mais non pour des raisons liées à sa déficience.

[6]               En février 2009, la plaignante a eu un accident de travail. Le logiciel qui avait été installé pour tenir compte de ses problèmes d’acuité visuelle fonctionnait censément mal et, à cause de cela, le curseur sautillait sur tout l’écran. La plaignante dit qu’à cause de ce problème elle devait se servir de sa souris de manière excessive et qu’elle a fini par subir un microtraumatisme au coude, à l’épaule et au cou. Elle n’est pas retournée au travail depuis ce temps.

[7]               La plaignante dit que pendant toute cette période elle a eu le sentiment d’être victime de discrimination et de harcèlement. Elle signale que, même si l’ADRC a instauré des politiques sur le télétravail, l’obligation de prendre des mesures d’accommodement et l’équité en matière d’emploi, ces politiques n’ont pas été suivies dans son cas.

[8]               La plaignante a déposé sa plainte relative aux droits de la personne auprès de la Commission le 21 mai 2003. Dans une décision datée du 9 février 2007, la Commission a rejeté la plainte. Cette décision a été soumise à un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et, le 22 mai 2008, l’affaire a été renvoyée à la Commission pour nouvel examen. La Commission a mené deux enquêtes et renvoyé la plainte au Tribunal le 10 septembre 2010.

II.                La modification de la plainte

[9]               Le 28 juin 2012, la plaignante a déposé son exposé des précisions (EP) auprès du Tribunal. Les deux premiers paragraphes de ce document sont les suivants :

[traduction]

Il s’agit d’une affaire de discrimination, de différence de traitement défavorable et de harcèlement, ce qui est contraire aux articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (ci-après appelée la « Loi »). La plaignante, Pamela Egan, prétend que son employeur, l’Agence du revenu du Canada (l’« intimée »), a contrevenu à la Loi en agissant de façon discriminatoire à son endroit et en adoptant des politiques et des pratiques qui ont eu sur elle, du fait de ses déficiences, des effets défavorables. Mme Egan soutient de plus que l’intimée l’a harcelée du fait de ses déficiences.

Mme Egan affirme par ailleurs que l’intimée a appliqué des politiques et des pratiques qui lui ont fait subir un traitement défavorable à l’égard de ses possibilités de carrière. Afin de s’assurer que toutes les dispositions pertinentes de la Loi s’appliquent aux faits allégués, Mme Egan prévoit demander au Tribunal qu’il lui soit permis de modifier sa plainte de façon à inclure une allégation de discrimination contraire à l’article 10 de la Loi.

[Non souligné dans l’original]

[10]           Outre les faits décrits dans la plainte initiale, l’EP décrit une série d’incidents de harcèlement qui sont censément survenus pendant la durée de l’emploi que la plaignante a exercé auprès de l’intimée. L’EP contient également des allégations concernant le fait que l’intimée n’a pas fourni à la plaignante les activités de formation et le matériel accessible qui étaient à la disposition de ses collègues voyants et qui lui auraient permis de combler ses ambitions professionnelles. Malgré ses excellents antécédents de travail, 15 ans plus tard, la plaignante se situe toujours au niveau PM01 (aujourd’hui SP4), soit celui auquel elle a été embauchée, et elle lie son absence de promotions aux pratiques discriminatoires de l’intimée.

[11]           Peu après avoir reçu l’EP de la plaignante, l’intimée a écrit au Tribunal pour faire part de ses doutes au sujet des nouvelles allégations soulevées dans l’EP, des allégations qui, d’après l’intimée, n’avaient pas été soulevées lors du processus tenu devant la Commission. La plaignante a répondu à ces doutes, qualifiant l’ajout des articles 10 et 14 d’une simple modification d’ordre administratif découlant des faits fondamentaux de la plainte. Insatisfaite de cette réponse, l’intimée a fait valoir que le meilleur moyen de régler ces questions était de faire en sorte que la plaignante dépose une requête formelle, à la suite de quoi l’intimée présenterait des observations plus complètes sur la demande de modification de la plainte. La plaignante a déposé une requête en modification de la plainte le 6 septembre 2012.

[12]           Par souci de commodité, voici le texte des articles 10 et 14 de la Loi :

Lignes de conduite discriminatoire

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

Harcèlement

(1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logement;

c) en matière d’emploi,

 

III.             Les positions des parties

La position de la plaignante

[13]           La plaignante est d’avis que toutes les allégations contestées ne font qu’apporter des précisions à la plainte initiale et que l’ajout des articles 10 et 14 de la Loi à la plainte découle naturellement des faits qu’elle a allégués dans sa plainte. Elle conteste que l’annihilation de ses chances d’emploi, au sens de l’article 10, et le harcèlement, au sens de l’article 14 de la loi, n’a pas été pris en considération au cours de l’enquête menée sur sa plainte.

[14]           La plaignante soutient que la décision Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1 fixe un seuil relativement peu exigeant pour ce qui est de modifier une plainte et que, contrairement à la situation dont il était question dans les décisions Cook c. Première nation d’Onion Lake, (2002), 43 CHRR D/77, et Tran c. Canada (Agence du revenu), 2012 TCDP 31, où il n’y avait aucun lien factuel entre la plainte initiale et la modification que les plaignants souhaitaient apporter, dans la présente requête les modifications proposées ajoutent simplement les dispositions législatives que mettent en jeu les allégations existantes de la plaignante. Dans la décision Gaucher, aux paragraphes 14, 15 et 17, le Tribunal a statué qu’il n’y avait pas de ligne de démarcation nette entre les articles 7 et 10 de la Loi. La plaignante soutient que son allégation selon laquelle l’application des politiques de l’intimée donne lieu à de la discrimination oblige inévitablement à examiner l’application de ces politiques en général. Selon la plaignante, l’ajout de l’article 10 ne fait que [traduction] « clarifier les aspects juridiques » de la plainte et satisfait donc au critère qui s’applique aux modifications.

[15]           La plaignante soutient que les allégations contestées servent simplement d’exemples qui illustrent les habitudes constantes de l’intimée de ne pas prendre de mesures d’accommodement, ce qui cadre avec l’objet de l’EP. Contrairement à ce qu’elle allègue, l’intimée n’a pas à répondre à de nouvelles allégations qu’elle ignorait quand le processus a débuté. La plaignante soutient que l’intimée a amplement de temps à ce stade-ci pour préparer ses observations en se fondant sur les dispositions ajoutées et que, de ce fait, la modification ne lui cause aucun préjudice. La plaignante convient que la plainte a subi de nombreux délais, mais ces derniers ont eu un effet égal sur les deux parties. Elle soutient par ailleurs que la présumée vingtaine de nouveaux témoins que l’intimée a nommés auraient raisonnablement dû être anticipés, car ces personnes sont liées aux allégations initiales d’absence de mesures d’accommodement de la plaignante.

La position de l’intimée

[16]           L’intimée soutient que l’essentiel des allégations que contient la plainte initiale de la plaignante a trait au présumé manquement de sa part à fournir en temps opportun du matériel ergonomique ainsi qu’au temps mis avant d’approuver la demande de télétravail et de congé avec étalement du revenu de la plaignante. Il s’agit là des questions que l’intimée a eu à défendre devant la Commission au stade de l’enquête

[17]           L’intimée soutient que les nouvelles allégations de harcèlement et de discrimination systémique n’ont aucun lien avec la plainte initiale, ne sont mentionnées dans aucun des rapports d’enquête que la Commission a examinés et sont assimilables au dépôt d’une nouvelle plainte. Elle ajoute que le fait d’étendre la portée de la plainte de manière à englober les articles 10 et 14 de la Loi revient dans les faits à court-circuiter le processus de renvoi de la Commission, qui se situe à la base même de la compétence du Tribunal, conformément à l’alinéa 44(3)a) et au paragraphe 49(1) de la Loi. L’intimé se fonde sur la position qu’a exprimée le Tribunal dans la décision Gaucher, au paragraphe 8 :

La Commission, lorsqu’elle a renvoyé la plainte au Tribunal, doit avoir examiné la situation essentielle qui constitue le sujet de l’affaire à instruire. Cela crée certaines limites à l’égard des modifications qui doivent avoir leur historique dans les circonstances soumises à la Commission.

[18]           L’intimée est d’avis qu’en faisant droit à la modification on minerait sérieusement l’équité du processus et on ouvrirait une voie nouvelle et imprévue pour l’instruction. Elle déclare que, sur les 37 témoins qui ont été mentionnés lors de son examen de l’EP de la plaignante, 20 sont de nouveaux témoins que l’intimée n’avait pas déjà prévu d’appeler et qu’il lui faudrait interroger en vue de pouvoir répondre aux allégations. Il faudra un temps considérable pour trouver et interroger ces témoins, dont certains ne travaillent plus au sein de la fonction publique, car ils ont changé d’emploi, ont pris leur retraite ou sont décédés. L’intimée prétend être entrée en contact avec certains de ces témoins et qu’un certain nombre d’entre eux ne se souvenaient pas des faits évoqués par la plaignante dans son EP et avaient déclaré que c’était la première fois qu’ils entendaient les allégations contestées. De plus, la politique de conservation de l’intimée oblige les employés à conserver des documents pendant une période maximale de deux ans et il y a donc peu de chances que ces éventuels témoins aient conservé des documents quelconques relativement à ces questions.

[19]           L’intimée soutient que la plaignante a eu de nombreuses occasions de modifier sa plainte et, pourtant, la présente requête a été déposée deux ans après que la Commission a renvoyé l’affaire. Si la plaignante avait soulevé ces allégations lors de l’enquête sur la plainte, la Commission aurait interrogé ces témoins pour déterminer la véracité de l’allégation et l’intimée aurait reçu l’avis qui est exigé pour la conservation des éléments de preuve. L’intimée soutient que le temps considérable qui s’est écoulé l’empêchera de présenter une défense pleine et entière. Permettre que l’on soulève ces allégations pour la première fois, plus de neuf ans après le dépôt de la plainte initiale, causera à l’intimée un préjudice considérable. Il faudrait donc rejeter la requête en modification et modifier en conséquence l’EP de la plaignante de façon à supprimer les paragraphes portant sur les allégations de harcèlement et de discrimination systémique.

La position de la Commission

[20]           La Commission a fait savoir au départ qu’elle ne déposerait pas d’observations sur la requête de la plaignante, car elle ne participerait pas à l’audience sur la présente affaire, mais elle a revu sa position et a déposé des observations le 4 octobre 2012. La Commission a déclaré qu’elle ne s’oppose pas à la requête de la plaignante, car elle est d’avis que les modifications ne changent pas le fond de la plainte et ne porteront pas préjudice à l’intimée.

IV.             Le dossier supplémentaire de la requête de l’intimée

[21]           Le 15 octobre 2012, à la suite des observations de la Commission sur la requête en modification de la plainte, l’intimée a déposé un dossier supplémentaire de requête, contenant une copie d’une note de service provenant de George Kolk, de la Commission canadienne des droits de la personne, et datée du 15 novembre 2006. Dans cette note de service, M. George Kolk, gestionnaire des enquêtes, informait le représentant de la plaignante que, si cette dernière avait des problèmes qui portaient sur une période postérieure aux faits allégués dans le formulaire de plainte, il faudrait qu’elle dépose une nouvelle plainte. L’intimée soutient que la position actuelle de la Commission ne cadre pas avec l’avis qu’elle a formulé le 15 novembre 2006.

[22]           En réplique, la plaignante a fait valoir que cette preuve est du ouï-dire, car l’auteur présumé, M. Kolk, n’a pas souscrit d’affidavit dans l’affaire. La plaignante a soutenu que, de toute façon, la preuve n’avait aucun rapport avec la requête et qu’il fallait donc en faire abstraction. Elle soutient en effet qu’il n’y a pas de cas dans lesquels on a répondu à une déclaration censément faite par un enquêteur de la Commission à l’ancien représentant d’un plaignant en vue de déterminer la portée d’une plainte. La plaignante est d’avis que les communications qu’il peut y avoir entre le personnel de la Commission et les parties au cours du processus d’enquête sont extrinsèques et n’aident pas à décider si une modification tombe sous le coup ou non de la plainte initiale. Par ailleurs, la note de service a été rédigée au cours de la première enquête menée sur la plainte de la plaignante, enquête que la Cour fédérale a par la suite jugée inadéquate. La plaignante soutient qu’il serait absurde de définir la portée de la plainte en se fondant sur une enquête que la Cour fédérale a jugée insuffisamment complète.

V.                L’analyse et la décision

[23]           Le pouvoir qu’a le Tribunal de modifier une plainte est bien établi, et les parties ne le contestent pas en l’espèce. La Cour fédérale confirme clairement le pouvoir discrétionnaire du Tribunal à cet égard dans la décision Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313, au paragraphe 30 :

Le Tribunal jouit d’une discrétion considérable relativement à l’instruction des plaintes en vertu des paragraphes 48.9(1) et (2) et des articles 49 et 50 de la Loi. En ce qui a trait à l’exercice de cette discrétion pour traiter d’une demande d’amendement, dans l’arrêt Canderel Ltée c. Canada (C.A.), [1994] 1 C.F. 3, 1993 IIJCan 2990 (C.A.F.), le juge Robert Décary a rappelé que : « […] la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice ». 

[24]           Il est évident que la « plainte » doit être interprétée de manière large de façon à englober l’étendue complète des allégations du plaignant, et que cette plainte est susceptible d’être précisée. Tant que l’on respecte le fond de la plainte initiale ou, autrement dit, tant que les allégations sont, de par leur nature, liées entre elles, le plaignant et la Commission sont autorisés à clarifier et à expliciter les allégations initiales avant la tenue d’une audience : Gaucher, au paragraphe 11. Ce n’est plus le cas par contre quand la modification que l’on souhaite apporter à la plainte ne peut plus être considérée comme un « simple amendement » mais devient fondamentalement une nouvelle plainte. « Il ne peut être dit, dans de telles circonstances, que la Commission a demandé une instruction et le Tribunal n’a pas compétence pour procéder » : Cook c. Première nation d’Onion Lake, au paragraphe 11.

[25]           En plus d’établir un lien entre la plainte et la modification, le Tribunal doit également examiner le préjudice que pourrait causer à l’intimé le fait d’autoriser le plaignant à modifier sa plainte. La jurisprudence ne précise pas le degré de préjudice qui doit être établi de façon à pouvoir rejeter une modification, mais il faut qu’il soit « réel et important ». Comme il est déclaré dans la décision Cook c. Première nation d’Onion Lake, au paragraphe 20, il faut qu’il existe un « préjudice effectivement subi » et « [i]l peut aussi exister des facteurs implicitement préjudiciables, comme le retard. Ces facteurs pourraient inclure la perte de l’enquête et du processus de conciliation ».

[26]           Si l’on applique ces principes aux faits de l’espèce, je signale que les deux modifications souhaitées sont distinctes, tant pour ce qui est de leur nature que de leur portée. J’ai donc examiné chacune d’elle séparément, à tour de rôle.

L’ajout de l’article 14 de la Loi à la plainte

[27]           Pour établir si la modification souhaitée constitue une « nouvelle plainte » ou non, le point de départ consiste à examiner les allégations contestées. Les allégations de harcèlement de la plaignante sont énoncées au paragraphe 142 de son EP :

[traduction]

142. Au cours de l’emploi qu’elle a exercé auprès de l’intimée, Mme Egan a été harcelée par des employés de l’intimée du fait de ses déficiences. Ces cas de harcèlement incluaient les suivants :

a) Sa chef d’équipe, Ellen Howard, s’est déjà plainte à Mme Egan que l’on « déversait » chez elle tous les cas de déficience. C’était Mme Howard que Mme Egan était censée consulter pour vérifier son solde de congé et son niveau de salaire, car elle n’avait pas accès au portail de libre-service des employés.

b) Mme Kitchen, la personne-ressource des Ressources humaines pour ce qui était de la plateforme d’écriture de Mme Egan, a transmis un courriel et téléphoné à Mme Egan pour se plaindre du coût élevé de cette plateforme, même si ce coût n’était pas supporté par le Bureau des services fiscaux de Hamilton.

c) La commis à qui l’on avait donné instruction d’aider Mme Egan à inscrire son temps, Barb Nelson, s’est régulièrement plainte à Mme Egan et à leur gestionnaire, lvano Feltrin, parce que Mme Egan présentait ses données sous une forme incorrecte. Mme Egan était peu familière avec le formatage requis, car elle n’avait pas accès au système.

d) La chef d’équipe de Mme Egan, Ellen Howard, a rédigé et diffusé à tous les membres de son équipe un « Plan d’exécution du travail pour 2003-2004 ». Mme Egan et deux autres collègues souffrant d’une déficience ont été identifiés comme « invalides » auprès de tous les autres membres de l’équipe sans raison apparente. Mme Egan a été embarrassée et contrariée par le fait d’être décrite de manière aussi réductrice auprès de ses collègues alors que cela n’avait manifestement rien à voir avec les objectifs du document.

e) Mme Egan a été harcelée par le service de TI local lors des visites que ce dernier a faites à son domicile en vue d’y installer des appareils pour son bureau à domicile. M. Tony Gazzalone et M. Brad Moore ont souvent donné l’impression à Mme Egan qu’elle en demandait trop, alors qu’ils faisaient simplement ce que la direction les avait chargés de faire. À une de ces occasions, M. Gazzalone a accusé Mme Egan d’avoir trop de matériel. Il a allégué qu’elle avait déjà un second ordinateur à domicile, alors qu’en fait, l’appareil dont il parlait était une déchiqueteuse.

[28]           En plus de ces allégations, l’intimée souligne aussi un certain nombre d’autres allégations de harcèlement évoquées ailleurs dans l’EP de la plaignante. Plus particulièrement :

[traduction]

a) l’allégation selon laquelle Mme Mary Wesko, une employée de Santé Canada, a empilé des reliures pour que Mme Egan puisse s’en servir comme plateforme (au paragraphe 7 de l’EP);

b) l’allégation selon laquelle Mme Steacy a déclaré, lors d’une réunion tenue le 29 janvier 2004, qu’elle ne voulait pas être « inondée » de demandes de mesures d’accommodement (au paragraphe 82 de l’EP);

c) l’allégation selon laquelle M. Bill Julian a déclaré : « vous avez bien fait semblant » (au paragraphe 127 de l’EP).

[29]           Bien que ces incidents ne soient pas mentionnés dans le formulaire de plainte (FP) de la plaignante ou dans le rapport d’enquête (RE) de la Commission, la plaignante décrit tout de même un milieu de travail dans lequel elle est traitée différemment de ses collègues de travail (FP, page 2, par. 1; page 4, par. 1 et 3; RE, al. 33c). Elle allègue que les employés de l’intimée n’ont pas tenu compte des difficultés associées à sa déficience visuelle. Par exemple, elle décrit une réunion tenue avec le directeur adjoint Tony Prosia et au cours de laquelle, selon ses dires, ce dernier a minimisé tout ce qu’elle avait subi et a refusé de prendre des mesures d’accommodement pour sa déficience visuelle en la laissant utiliser une enregistreuse à ruban comme moyen de prendre des notes lors de l’une de leurs réunions. La plaignante allègue aussi que les employés de l’intimée ont fait abstraction des mesures nécessaires pour tenir compte de la douleur chronique dont elle souffrait depuis son accident. Cela inclut les allégations selon lesquelles l’intimée n’a pas tenu compte de ses demandes de télétravail, qui lui auraient permis de mieux gérer sa douleur, ainsi que de ses demandes concernant une évaluation ergonomique. La plaignante conclut le formulaire de plainte en disant qu’elle croit avoir été victime de harcèlement et de discrimination au cours de son emploi auprès de l’intimée.

[30]           Même si les incidents précis de harcèlement ne figurent pas dans le formulaire de plainte, ces allégations s’inscrivent toutes sous un thème plus général : les difficultés présumées auxquelles la plaignante a été confrontée dans ses demandes de mesures d’accommodement concernant ses déficiences. Si l’on ajoute foi à ses allégations de harcèlement, les demandes de mesures d’accommodement de la plaignante, auprès du service de TI local ou auprès de la personne-ressource des Ressources humaines, se sont heurtées à de l’hostilité, ce qui lui a souvent [traduction] « donné l’impression qu’elle en demandait trop ». Cela concorde avec l’observation antérieure de l’enquêteur de la Commission selon laquelle [traduction] « Mme Cordeiro a déclaré que Mme Steacy “faisait sentir à la plaignante qu’elle ‘n’en valait pas la peine’”» (voir le rapport supplémentaire de l’enquêteur, au paragraphe 13), de même qu’avec les allégations de la plaignante, dans son formulaire de plainte, selon lesquelles on n’avait pas tenu compte de ses autres demandes de mesures d’accommodement, comme le télétravail et une évaluation ergonomique. La plaignante n’allègue pas qu’elle a été victime de harcèlement dans le cadre de ces demandes précises de mesures d’accommodement, et il est évident que les incidents de harcèlement décrits dans l’EP de la plaignante n’avaient pas été précisés auparavant. Cependant, à mon avis, ces incidents explicitent la plainte initiale de la plaignante et sont suffisamment liés à cette dernière pour satisfaire au critère relatif aux modifications.

[31]           Pour ce qui est de l’observation de l’intimée selon laquelle la modification lui causera un grave préjudice, je suis d’avis que l’intimée a amplement le temps de répondre à ces allégations et qu’elle aura amplement l’occasion de le faire. L’intimée a peut-être bien relevé des témoins additionnels qu’elle ne prévoyait pas appeler au départ, mais on ne m’a pas convaincu qu’à cause du délai, il est impossible d’obtenir leur témoignage. Il se peut qu’en raison du temps qui s’est écoulé un certain nombre des témoins appelés aient de la difficulté à se souvenir des incidents allégués. Il s’agit là d’un point que j’examinerai une fois qu’ils seront appelés à témoigner. À cet égard, je signale que je demeure compétent, après avoir examiné la totalité des éléments de preuve fournis, pour rejeter les allégations de harcèlement de la plaignante si je conclus que les délais subis ont empêché l’intimée de répondre convenablement aux allégations, ce qui compromettrait l’équité procédurale du processus.

L’ajout de l’article 10 de la Loi à la plainte

[32]           En plus des allégations susmentionnées, l’EP de la plaignante contient des allégations concernant le défaut de l’intimée de fournir à la plaignante les activités de formation et le matériel accessible dont disposaient ses collègues voyants. Dans une section intitulée [traduction] « Accès à l’information », aux paragraphes 110 à 123 de son EP, la plaignante soutient, notamment, que :

[traduction]

a) à trois occasions distinctes sa demande d’affectation intérimaire à un poste PM02 a été rejetée parce que le matériel requis n’était pas fourni dans un format accessible et qu’elle ne pouvait pas donc démontrer sa compétence (paragraphe 112);

b) il lui a été impossible de remplir un plan d’apprentissage individuel (PAI) que l’intimée créait annuellement avec chaque employé de façon à faire ressortir les compétences que ce dernier devait améliorer et perfectionner, car les formulaires n’étaient pas présentés sous un format accessible (paragraphe 114);

c) il lui a été impossible de suivre la formation que ses chefs d’équipe recommandaient dans le cadre du programme Campusdirect car elle était obligée de se coller le visage contre l’écran pour pouvoir en regarder le contenu et que cela était trop douloureux (paragraphe 115);

d) malgré la promesse de son directeur d’essayer de lui fournir des formulaires accessibles qui lui permettraient de faire partie d’un répertoire de candidats préqualifiés, ce qui était nécessaire pour pouvoir participer à des concours, les formulaires accessibles ne lui ont jamais été fournis (paragraphe 116).

[33]           La plaignante soutient que l’accès à ces activités de formation et à ce matériel lui aurait permis de combler ses ambitions professionnelles et que le défaut de l’intimée à cet égard a sérieusement nui à ses chances de promotion, ce qui est contraire à l’article 10 de la Loi.

[34]           Contrairement aux allégations de harcèlement, toutefois, ni le formulaire ni l’enquête de la Commission ne traitent d’une perte de chances de promotion imputable à la discrimination exercée par l’intimée. Même si la plaignante fait état du paragraphe 41 du rapport d’enquête, où il est dit que la plaignante a déclaré que [traduction] « on ne lui a pas fourni d’activités de formation qui lui étaient accessibles », cette déclaration n’est pas liée à une perte de chances de promotion, mais plutôt à l’allégation selon laquelle l’intimée lui a fourni le matériel dont il pensait qu’elle aurait besoin, plutôt que de l’évaluer en vue de s’assurer qu’on lui fournissait le bon matériel. Cela sert seulement à illustrer davantage les difficultés auxquelles la plaignante s’est heurtée dans les demandes qu’elle a faites à l’intimée pour que l’on prenne des mesures d’accommodement à l’égard de ses déficiences.

[35]           Les allégations de perte de chances de promotion sont liées de façon générale aux déficiences de la plaignante. Comme cette dernière l’a fait valoir : n’eût été la discrimination exercée par l’intimée à l’encontre de la plaignante du fait de ses déficiences, cette dernière aurait obtenu les activités de formation nécessaires et, compte tenu de ses excellents antécédents de travail, elle aurait été promue. Cependant, je ne crois pas que le critère soit aussi vaste. Le fait d’adopter ce raisonnement voudrait dire que n’importe quel acte discriminatoire fondé sur la déficience de la plaignante, indépendamment des allégations initiales de cette dernière ou de l’enquête de la Commission, pourrait être ajouté plus tard à la plainte. Cela ferait abstraction de l’importance d’un lien logique entre les faits sur lesquels la Commission a fait enquête et les nouvelles allégations qui, selon moi, sont lacunaires en l’espèce.

[36]           Les problèmes liés à la dotation en personnel requièrent aussi des considérations différentes de celles qui entourent le fait de prendre des mesures d’accommodement à l’égard d’un employé au sein du poste que ce dernier occupe. Outre l’examen du rendement de la plaignant, il faut également prendre en considération, notamment, le nombre et le type de processus de promotion que l’employeur a entrepris au cours de la période applicable, la relation entre ces processus et les activités de formation qui, comme l’allègue la plaignante, étaient inaccessibles à elle ainsi qu’à d’autres candidats bénéficiant des processus, et rien de tout cela n’a fait l’objet d’une enquête au stade de la Commission en l’espèce. À mon avis, lancer maintenant le Tribunal dans cette voie d’enquête nouvelle et imprévue résulterait en une audience plus longue et plus compliquée et obligerait à analyser et à examiner des allégations qui débordent le cadre de l’enquête qui a été menée au stade de la Commission. Cette demande excède donc la compétence du Tribunal : Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1991] A.C.F. no 334 [Q.L.]. De plus, contrairement à la situation dont il était question dans l’affaire Gaucher, l’intimée n’a pas été avisée de ces allégations avant de recevoir l’EP de la plaignante. Faire droit à cette modification et exiger de l’intimée qu’elle défende ces nouvelles allégations minerait, selon moi, l’équité du processus.

[37]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter la partie de la requête en modification de la plainte de la plaignante qui vise à inclure l’article 10 de la Loi, et je radierais les paragraphes 110 à 123 de l’EP de la plaignante qui contiennent les allégations concernant la perte de chances de promotion. Je ferai droit à la partie de la requête en modification qui vise à faire ajouter à la plainte l’article 14 de la Loi.

 

 

 

 

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du tribunal

OTTAWA (Ontario)

Le 12 décembre 2012

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1509/5510

Intitulé de la cause : Pamela Egan c. Agence du revenue du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 12 décembre 2012

Comparutions :

Andrew Raven et Lisa Addario, pour la plaignante

Samar Musallam, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Gillian Patterson, pour l'intimée

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