Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

l'intimé

- et –

Chefs de l’Ontario

- et –

Amnistie Internationale

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon, Réjean Bélanger et Edward P. Lustig

Date : Le 31 octobre 2012

Référence : 2012 TCDP 28


I.                   Le contexte

[1]               Les plaignantes ont déposé une plainte relative aux droits de la personne, alléguant que le financement inéquitable des services de bien-être à l’enfance fournis dans les réserves des Premières Nations était assimilable à de la discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, ce qui est contraire à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi). La plainte a été renvoyée au Tribunal par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 14 octobre 2008 et, le 3 novembre 2008, cette dernière a indiqué qu’elle participerait à l’audition de l’affaire.

[2]               Le 21 décembre 2009, l’intimé a déposé une requête visant à faire rejeter la plainte au motif que les questions soulevées excédaient la compétence du Tribunal (la requête relative à la compétence). Dans une décision publiée sous la référence 2011 TCDP 4, le Tribunal s’est prononcé sur la requête relative à la compétence le 14 mars 2011 et il y a fait droit, rejetant ainsi la plainte. Cette décision a par la suite fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et, le 18 avril 2012, celle-ci a annulé la décision du Tribunal et renvoyé l’affaire à un membre instructeur différent pour nouvelle décision, conformément à ses motifs (2012 CF 445). Le 10 juillet 2012, une formation constituée de trois membres du Tribunal, soit Mme Marchildon et MM. Lustig et Bélanger, a été désignée pour instruire l’affaire (2012 TCDP 16).

II.                La requête de la SSEFPN en vue de faire radier le rapport d’expert de l’intimé

[3]               Le 23 juillet 2012, l’avocat de la SSEFPN a déposé un avis de requête visant à faire radier les deux parties et la lettre d’accompagnement du rapport d’expert de l’intimé, établi par KPMG et déposé le 15 septembre 2010, au motif que ce rapport ne satisfaisait pas aux exigences énoncées au paragraphe 6(3) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles de procédure). Le texte de ce paragraphe est le suivant :

Chaque partie doit signifier à toutes les autres parties et déposer devant le Tribunal, dans le délai fixé par le membre instructeur,

a) un rapport pour chaque témoin expert qu’elle a l’intention de citer. Ledit rapport doit

(i) être signé par l’expert;

(ii) préciser le nom de l’expert, son adresse et ses titres de compétence;

(iii) indiquer l’essentiel du témoignage que l’expert en question entend présenter;

b) un rapport pour chaque témoin expert qu’elle a l’intention de citer en réponse à un rapport d’expert déposé en vertu de l’alinéa 6(3)a), lequel rapport doit être conforme aux exigences énoncées à l’alinéa 6(3)a).

[4]               Plus précisément, la SSEFPN a mis en évidence le fait que le rapport n’indiquait ou n’énonçait pas les qualifications d’un expert quelconque de KPMG, une société d’experts‑conseils que l’intimé avait l’intention de citer comme témoin expert à l’égard de ce document. La SSEFPN a fait valoir que le rapport, s’il ne mentionnait pas son auteur particulier et ses qualifications, ne pouvait pas être admis à titre de preuve d’expert. Dans des lettres datées du 13 août 2012, tant l’Assemblée des Premières Nations (l’APN) que la Commission ont fait part de leur appui à l’égard de cette requête.

[5]               Le 27 août 2012, en réponse à cette requête, l’intimé a présenté une lettre de Paul Ross, premier vice-président de KPMG, disant qu’il était l’auteur du rapport d’expert en question; à cette lettre était jointe une copie de son énoncé de qualifications. Selon l’intimé, cette lettre et l’énoncé de qualifications répondent aux préoccupations que la SSEFPN a évoquées dans sa requête, la SSEFPN n’a subi aucun préjudice par suite du temps mis à fournir cette information et il y a donc lieu de rejeter la requête.

 

III.              La requête de l’intimé en vue de faire radier les rapports d’expert des parties adverses

[6]               Le 29 août 2012, l’intimé a présenté une requête en vue de faire radier le rapport d’expert des Chiefs of Ontario (COO); ce document, daté de juillet 2006, a été établi par le Bureau d’assistance à l’enfance et à la famille de l’Ontario et rédigé par R. Hislop et J. Finlay sous le titre Conditions Facing First Nations Children in Remote Northern Communities in Ontario : Preliminary Impressions. La requête de l’intimé visait aussi à faire radier les rapports d’expert de la Commission qui suivent :

(a)                Milloy, J. A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986 (University of Manitoba Press : 1999);

 

(b)               Greenwood, M. Places for the Good Care of Children : A Discussion of Indigenous Cultural Considerations and Early Childhood in Canada and New Zealand, juin 2009;

 

(c)                Greenwood, M. et Shawana, P. Whispered Gently Through Time, First Nations Quality Child Care;

 

(d)               Report of Dr. Nico Trocmé, daté du 2 septembre 2009;

 

(e)                Wien, F. Keeping First Nations children at home : A few Federal policy changes could make a big difference; et

 

(f)                Loxley, J. Wen:de The Journey Continues. 

[7]               L’intimé met en doute la nécessité, la pertinence et les coûts-avantages potentiels des rapports d’expert proposés à l’égard de la question en litige, se fondant à cet effet sur les critères que la Cour suprême a établis dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, en vue de déterminer l’admissibilité d’une preuve d’expert, soit la pertinence, la nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. L’intimé se fonde également sur la nouvelle approche que la Cour d’appel de l’Ontario a adoptée vis-à-vis de ces critères dans l’arrêt R. c. Abbey, 2009 ONCA 624, ainsi que sur le paragraphe 6(3) des Règles de procédure.

[8]               L’intimé conteste à la fois la pertinence de ces rapports et leur nécessité pour ce qui est d’aider le juge des faits. Selon lui, aucun des rapports d’expert proposés n’a trait à l’allégation selon laquelle les fonds que verse le gouvernement fédéral aux fournisseurs qui proposent des services aux enfants et aux familles dans les réserves sont inférieurs à ceux que procurent les gouvernements provinciaux et du Yukon aux fournisseurs de ces services qui sont situés à l’extérieur des réserves. Par ailleurs, aucun des rapports d’expert proposés, à l’exception de celui de M. Trocmé, ont été établis en vue de la présente instance et les informations qu’ils renferment débordent le cadre des allégations que le Tribunal doit trancher. L’intimé soutient de plus que les experts proposés qui sont à l’origine d’un grand nombre de ces rapports ne sont pas dûment qualifiés dans le domaine du financement des services à l’enfance et à la famille, que ces services soient fournis à l’intérieur ou à l’extérieur des réserves.

[9]               L’intimé formule également des objections précises au sujet des rapports intitulés Wen:de The Journey Continues et Keeping First Nations children at home : A few Federal policy changes could make a big difference, dont Mme Cindy Blackstock, directrice administrative de la SSEFPN, est la coauteure. Il soutient qu’au vu du rôle que joue Mme Blackstock dans le cadre de la présente instance, ces rapports ne sont pas fiables, ont peu de valeur probante et ne peuvent pas être considérés comme objectifs ou impartiaux. Il ajoute que toutes ces préoccupations, de pair avec l’effet préjudiciable que ces rapports peuvent avoir sur l’intimé, l’emportent sur les avantages possibles de leur admission. Il convient donc d’exclure ces rapports à titre de preuve d’expert.

[10]           En réponse, la SSEFPN fait valoir que la requête est prématurée. Elle soutient que même si l’on peut invoquer à titre préliminaire le non-respect des critères énoncés au paragraphe 6(3) des Règles de procédure relativement à la signification appropriée des rapports de témoins experts, la requête de l’intimé ne conteste pas la conformité des rapports à cette règle. L’intimé met plutôt en doute leur admissibilité en contestant les qualifications et l’objectivité de leurs auteurs. En réponse, la SSEFPN fait valoir qu’il est inapproprié à ce stade-ci d’adopter cette approche. En fait, soutient-elle, ce sont là des questions que le Tribunal ne peut pas trancher avant que l’audience ait commencé et que les membres instructeurs aient entendu l’expert proposé au stade initial de la détermination des qualifications. À ce stade, les membres instructeurs auront l’occasion d’évaluer l’étendue de l’expertise de l’auteur ainsi que sa pertinence par rapport à l’affaire, et l’intimé pourra contester les qualifications et l’objectivité des auteurs en procédant à un contre-interrogatoire.

[11]           La SSEFPN invoque la décision sur requête que le Tribunal a rendue dans l’affaire AFPC c. Territoires du Nord-Ouest (Ministre du Personnel), [2001] D.C.D.P. no 26, aux paragraphes 5 et 12, dans laquelle le membre instructeur Groark a déclaré : « […] [I]l convient particulièrement d’attendre que le témoin soit cité avant de se prononcer sur les questions ayant trait à la pertinence et à la recevabilité de son témoignage. » La SSEFPN est d’avis qu’en présentant cette requête au stade préliminaire, l’intimé demande au Tribunal de court-circuiter à toutes fins pratiques le processus de détermination des qualifications et d’exclure d’emblée les preuves d’expert sans entendre une preuve quelconque sur les qualifications des témoins ou la portée des témoignages proposés. Pour ces raisons, la SSEFPN soutient qu’il y a lieu de rejeter la requête de l’intimé et de laisser au Tribunal le soin de trancher de la manière habituelle les questions relatives à l’admissibilité des rapports ainsi qu’aux qualifications et à l’objectivité d’un témoin expert quelconque. Dans un courriel daté du 21 septembre 2012, l’APN a confirmé qu’elle appuyait la position de la SSEFPN et de la Commission à l’égard de cette requête.

[12]           Les 25 et 26 septembre 2012, les membres instructeurs ont entendu les observations orales des parties au sujet de la requête de l’intimé visant à faire exclure les rapports d’expert de la Commission. L’intimé a profité de l’occasion pour plaider oralement sa réplique à la réponse de la SSEFPN au sujet de la requête en radiation des rapports d’expert. Outre ses observations initiales, l’intimé a fait valoir de plus que la requête n’était pas prématurée car les questions donnant lieu à la requête subsisteront pendant toute la durée de l’audience. En fait, les questions d’impartialité et d’objectivité que suscitent les rapports dont Mme Blackstock est la coauteure ne changeront pas car cette dernière continuera d’être une plaignante en l’espèce. Il soutient que Mme Blackstock peut rendre témoignage, mais qu’il serait inapproprié de l’autoriser à le faire à titre d’experte même s’il est vrai qu’elle possède les qualifications professionnelles et théoriques requises.

[13]           Dans l’ensemble, l’intimé a dit que même s’il comprend qu’il est nécessaire de situer la plainte dans son juste contexte, il s’inquiète du fait que les rapports d’expert de la Commission débordent nettement le cadre de la plainte qui a été formulée au départ en 2007 et le fondement sur lequel la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal en 2008.

IV.             L’analyse et la décision

A.                La requête de la SSEFPN en vue de faire radier le rapport d’expert de l’intimé

[14]           À la lumière de la lettre datée du 27 août 2010 de l’intimé dans laquelle ont été indiqués le nom de l’auteur du rapport de KPMG ainsi que son énoncé de qualifications, le Tribunal a demandé à la SSEFPN si elle souhaitait maintenir sa requête concernant la radiation du rapport. Cette dernière a répondu qu’elle était satisfaite des informations fournies et de la conformité du rapport au paragraphe 6(3) des Règles de procédure, et elle a retiré la requête.

B.                 La requête de l’intimé en vue de faire radier les rapports d’expert de la Commission

[15]           Il est bien établi en droit, et reconnu par les parties, que l’arrêt Mohan et les facteurs de la pertinence, de la nécessité d’aider le juge des faits, de l’absence de toute règle d’exclusion et de la qualification suffisante de l’expert constituent le critère qu’il convient d’appliquer pour décider si une preuve d’expert est admissible ou non. Il est toutefois important de faire une distinction entre une demande d’autorisation à appeler des témoins et les questions qui se posent à l’égard de l’admissibilité de leur témoignage. Comme l’a déclaré le Tribunal dans la décision AFPC, précitée, il convient davantage de trancher cette dernière question au moment où le témoin est appelé à témoigner.

[16]           À ce stade préliminaire de l’instance, le Tribunal tente simplement d’établir s’il convient d’autoriser ou non la Commission à appeler ses témoins experts. Il lui suffit à cette fin de décider que le témoignage de l’expert est nécessaire pour trancher l’une des questions de fait que comporte l’affaire (Mellon c. Canada, au paragraphe 6) ou, autrement dit, de décider si la Commission a des motifs raisonnables d’appeler les témoins car leur témoignage contribuerait de manière logique à la position de la Commission : décision AFPC, précitée, aux paragraphes 5 et 6.

[17]           Pour les motifs qui suivent, nous sommes convaincus que la Commission et les plaignantes peuvent raisonnablement faire valoir qu’elles ont besoin de la preuve que contiennent les rapports d’expert. Le rapport de John Milloy, intitulé A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, semble à première vue donner un contexte à la plainte et aux services de bien-être à l’enfance au Canada. Les rapports de Margo Greenwood, intitulés Places for the Good Care of Children : A Discussion of Indigenous Cultural Considerations and Early Childhood in Canada and New Zealand et Whispered Gently Through Time, First Nations Quality Child Care (écrits conjointement avec Perry Shawana), ont trait à la question des services de garde destinés aux enfants des Premières Nations au Canada, et le rapport de Nico Trocmé, de pair avec celui de John Loxley et de Frederic Wien, portent sur la question cruciale des politiques et des formules de financement des services à l’enfance et à la famille du MAINC.

[18]           Le Tribunal est d’avis que ces rapports contribuent logiquement à la position de la Commission et, de ce fait, que cette dernière peut appeler les témoins experts proposés. Le Tribunal n’est pas en mesure – et il n’est nul besoin – de déterminer la pertinence de ces rapports ou leur nécessité pour ce qui est d’aider les membres instructeurs comme le prescrit l’arrêt Mohan et comme le conteste l’intimé. Ce dernier fait valoir que les questions d’impartialité que suscite la participation de Mme Blackstock à la rédaction de deux des rapports ne changeront pas d’ici l’audition sur le fond de la plainte, mais cet argument a trait à la fiabilité de la preuve et, de ce fait, à sa pertinence : arrêt Mohan, aux paragraphes 18 et 19. Il est impossible au Tribunal de le déterminer avant que Mme Blackstock ou ses coauteurs soient appelés à témoigner.

[19]           Le Tribunal prend acte de la lettre des COO datée du 19 septembre 2012, informant les parties que le rapport de Mme Ruth Hislop et de M. Finlay intitulé Conditions Facing First Nations Children in Remote Northern Communities in Ontario : Preliminary Impressions from the Perspective of the Office of Child and Family Services Advocacy ne sera pas déposé en tant que rapport d’expert dans le cadre de la présente instance, quoique les COO se réservent le droit d’appeler M. Finlay comme témoin. Cela étant, le Tribunal n’a pas à décider si ce rapport satisfait aux exigences du paragraphe 6(3) des Règles de procédure ou s’il contribuerait logiquement à la position des plaignantes.

[20]           Pour les motifs qui précèdent, la requête est rejetée.

 

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation collégiale

 

Réjean Bélanger

Membre instructeur

 

Edward P. Lustig

Membre instructeur

Ottawa (Ontario)

Le 31 octobre 2012


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 31 octobre 2012

Date et lieu de l’audience : Le 25 septembre 2012 à Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Paul Champ, pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

David Nahwegahbow et Stuart Wuttke, pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Daniel Poulin et Samar Musallam, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Jonathan Tarlton, Melissa Chan et Edward Bumburs, pour l'intimé

Michael Sherry, pour les Chefs de l’Ontario, partie intéressée

Justin Safayeni, pour Amnistie Internationale, partie intéressée

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