Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

EddyMorten

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : J. Grant Sinclair

Date : Le 25 octobre 2007

Référence : 2007 TCDP 48

Air Canada’s Motion

[1] Air Canada dépose une requête demandant au Tribunal de suspendre en permanence l’audition de la plainte relative aux droits de la personne d’Eddy Morten, qu’il a présentée à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) le 19 septembre 2005. La CCDP a soumis cette plainte au Tribunal le 23 février 2007.

M. Morten et sa plainte relative aux droits de la personne

[2] Dans sa plainte relative aux droits de la personne, M. Morten soutient qu’Air Canada l’oblige à voyager avec un accompagnateur, alors qu’il n’y a pas d’obligations de ce genre pour les personnes non déficientes. Il fait valoir qu’en agissant ainsi, Air Canada pose des actes discriminatoires contre lui en raison de sa déficience, ce qui est contraire à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

[3] M. Morten se décrit comme étant un homme de 43 ans qui est sourd et aveugle. Il a une certaine vision tubulaire et il vit de façon tout à fait indépendante, sans soins à domicile. En août 2004, M. Morten a acheté un billet d’avion d’Air Canada par l’entremise de son agence de voyage pour se rendre de Vancouver à San Francisco. Il s’est déjà rendu seul en Europe deux fois, et aux États-Unis de nombreuses fois à bord d’Air Canada et d’autres transporteurs aériens.

[4] Environ deux semaines après sa réservation de vol, son agence de voyage l’a avisé qu’Air Canada ne lui permettait pas de prendre le vol pour San Francisco s’il n’avait pas d’accompagnateur. Il n’a pas fait son voyage.

[5]  M. Morten n’a pas d’accompagnateur et n’a pas les moyens de payer des frais d’accompagnateur. Qui plus est, il croit fermement qu’il est tout à fait capable de prendre l’avion seul et qu’il n’a pas besoin d’un accompagnateur.

La décision de l’Office des transports du Canada

[6] En février 2005, M. Morten a présenté une demande à l’Office des transports du Canada (l’Office) en vertu de la Loi sur les transports du Canada (LTC). Il soutenait que l’exigence d’Air Canada selon laquelle il devait voyager avec un accompagnateur constituait un obstacle abusif à ses déplacements.

[7] L’Office a rendu sa décision le 8 juillet 2005. Il a convenu que l’exigence d’Air Canada constituait un obstacle aux déplacements de M. Morten. Mais l’Office a aussi conclu qu’il ne s’agissait pas d’un obstacle abusif. Par conséquent, l’Office n’a pris aucune mesure au sujet de la demande de M. Morten.

[8] Air Canada soutient que les questions que M. Morten soulève dans sa plainte relative aux droits de la personne sont les mêmes qui ont déjà été tranchées par l’Office et qu’elles ne devraient pas être remises en litige. Air Canada fait valoir qu’il y a préclusion pour même question en litige, contestation parallèle et abus de procédure.

[9] M. Morten a présenté sa plainte à l’Office en vertu de la partie V de la LTC. L’article 172 prévoit que l’Office, sur demande, peut déterminer s’il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience qui utilisent le réseau de transports de compétence fédérale. Si l’Office conclut que c’est le cas, il peut exiger la prise de mesures correctives indiquées ou le versement d’une indemnité destinée à couvrir les frais supportés par une personne ayant une déficience en raison de l’obstacle en cause, ou les deux.

[10] La partie V de la LTC doit être examinée conjointement avec l’article 5 de la LTC, qui énonce la politique nationale des transports du Canada. En particulier, le sous‑alinéa 5g)(ii) prévoit que les liaisons assurées par chaque transporteur ou mode de transport s’effectuent, dans la mesure du possible, selon des modalités qui ne constituent pas un obstacle abusif à la circulation des personnes, y compris les personnes ayant une déficience. 

[11] Tant M. Morten qu’Air Canada ont présenté des observations à l’Office au sujet de l’exigence d’Air Canada selon laquelle il devait voyager avec un accompagnateur. Avant d’en arriver à sa décision, l’Office a noté qu’Air Canada avait consulté l’agence de voyage et le représentant de M. Morten au sujet de sa déficience. À la suite de ces consultations, Air Canada a conclu que M. Morten n’était pas [Traduction] autonome et qu’il avait besoin d’un accompagnateur. Selon le tarif applicable d’Air Canada, une personne [Traduction] non autonome est une personne qui n’est pas indépendante et n’est pas capable de subvenir à ses besoins lors d’un vol ou lors d’une évacuation ou d’une décompression d’urgence, et qui requiert une aide spéciale ou inhabituelle autrement que pour monter dans l’avion ou en descendre.

[12] Quant à la question de savoir si l’exigence d’Air Canada constituait un obstacle abusif , l’Office a accepté l’évaluation d’Air Canada au sujet des problèmes de sécurité qui pourraient survenir dans le cas d’une évacuation ou d’une décompression d’urgence. Air Canada est d’avis que, dans une telle situation, M. Morten pourrait nuire non seulement à sa propre sécurité, mais à la sécurité de tous les passagers. La sécurité collective des passagers et de l’équipage doit avoir priorité sur les préférences personnelles d’un passager.

L’Office et les principes des droits de la personne

[13] Dans l’arrêt CCD c. Via Rail, rendu en 2007, la Cour suprême du Canada a établi que le critère permettant de déterminer s’il y a obstacle abusif au déplacement, au sens de la LTC, est le même que le critère permettant de déterminer s’il y a contrainte excessive au sens de l’article 15 de la LCDP. Afin de définir et de cibler les obstacles abusifs dans le contexte des transports, l’Office doit appliquer les principes énoncés dans la LCDP (Conseil des Canadiens avec déficience c. Via Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, au paragraphe 115).

[14] Lorsqu’un employeur ou un fournisseur de services tente de justifier, au sens de l’article 15 de la LCDP, une politique ou une pratique qui, autrement, serait discriminatoire, il doit démontrer qu’il a pris toutes les mesures d’accommodement possibles qui ne lui causent pas de contrainte excessive.

[15] La Cour suprême a examiné dans plusieurs arrêts les principes des droits de la personne au sujet de ce qui constitue une contrainte excessive. Ces arrêts se résument comme suit. Lorsqu’il y a obstacle au déplacement d’une personne, l’obstacle ne peut être justifié que s’il est impossible d’adapter la situation pour cette personne sans causer de contrainte excessive à la personne qui a imposé l’obstacle. Il y a contrainte excessive lorsque toutes les possibilités raisonnables d’accommodement sont épuisées et qu’il ne reste que des options déraisonnables ou impraticables d’accommodement (Via Rail, aux paragraphes 129 et 130).

[16] Pour que l’Office puisse conclure qu’il n’y a pas d’obstacle abusif au déplacement d’une personne déficiente, il doit être convaincu qu’il n’existe aucune autre solution raisonnable que celle de créer un obstacle à cette personne. La personne qui a imposé l’obstacle a le fardeau de convaincre l’Office.

La préclusion pour même question en litige

[17] Le contexte étant établi, je me pencherai donc sur l’allégation de préclusion pour même question en litige afin de déterminer si elle s’applique en l’espèce. Pour qu’il y ait préclusion, il faut satisfaire en l’espèce à trois conditions :

  1. la même question est en litige dans les deux instances;
  2. la décision juridique qui crée la préclusion est définitive;
  3. les parties ou les ayants droit sont les mêmes dans les deux instances.

[18] Cependant, même s’il est satisfait à ces conditions, une cour ou un tribunal doit décider, de façon discrétionnaire, si la préclusion doit être appliquée compte tenu des circonstances particulières de l’affaire (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, aux paragraphes 25 et 33).

[19] Il n’a pas été satisfait à la troisième condition. Les parties dans la décision de l’Office étaient M. Morten et Air Canada. Les parties au litige relatif aux droits de la personne sont M. Morten, Air Canada et la CCDP. Les parties sont donc différentes.

[20] La CCDP ne peut, en aucun cas, être qualifiée d’ayant droit de M. Morten. L’article 51 de la LCDP prévoit clairement que lorsque la CCDP comparaît lors d’une audience, elle représente l’intérêt public et non le plaignant.

[21] En effet, à ce sujet, Air Canada fait simplement valoir que [Traduction] bien que la Commission ait maintenant été ajoutée comme partie à l’instance devant le Tribunal, à titre de représentant de l’intérêt public en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, nous soutenons qu’il a été satisfait à ce volet du critère de la préclusion pour même question en litige . L’observation d’Air Canada reconnaît le rôle de la CCDP comme représentant de l’intérêt public et admet, de façon implicite, que les parties ne sont pas les mêmes. C’est tout ce que cette observation apporte à la question.

[22] La seconde étape de l’analyse, soit l’exercice du pouvoir discrétionnaire, n’entre en jeu que lorsqu’il est satisfait à toutes les conditions de la première étape. Comme les parties sont différentes dans les deux instances, je n’ai pas à examiner la question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire quant à l’application de la préclusion pour même question en litige.

L’abus de procédure

[23] L’objectif de la doctrine de l’abus de procédure est de préserver l’intégrité du processus juridictionnel par la promotion de certains principes : économie des ressources juridictionnelles, de même que cohérence et caractère définitif des décisions. Une nouvelle instance peut avoir des conséquences défavorables. Rien ne garantit qu’elle permettra d’arriver à un résultat plus correct qu’à la première fois. Elle peut arriver à un résultat contradictoire et à un gaspillage des ressources, de même qu’entraîner des dépenses inutiles pour les parties (Toronto c. S.C.F.P., 2003 CSC 63, aux paragraphes 37 et 51).

[24] Cependant, dans certaines affaires, l’interdiction d’engager une nouvelle instance pourrait entraîner une iniquité ou créer une injustice. Dans de tels cas, cela l’emporterait sur l'intérêt qu'il y a à maintenir l'irrévocabilité de la décision initiale (Toronto c. S.C.F.P., au paragraphe 63).

[25] Deux motifs impérieux militent contre à l’application de la doctrine de l’abus de procédure et la suspension de la procédure du Tribunal. Premièrement, la CCDP participe à titre de partie à la procédure au sujet de la plainte de M. Morten. La loi prévoit qu’elle a le droit de présenter des preuves et de représenter l’intérêt public en ce qui a trait à la prévention et à l’élimination de la discrimination (articles 2 et 51 de la LCDP).

[26] La CCDP n’était pas partie à la procédure de l’Office et n’a pas eu l’occasion de promouvoir l’intérêt public qu’elle a défini dans l’affaire en l’espèce. L’Office a rendu sa décision sans la participation de la CCDP.

[27] Deuxièmement, il ressort clairement de la décision de l’Office que son analyse de la plainte de M. Morten est loin de satisfaire aux exigences énoncées dans Via Rail. La plainte de M. Morten au sujet des services, présentée en vertu de l’article 5 de la LCDP, est actuelle et attaque une politique d’Air Canada qui est toujours en place.

[28] Il serait injuste de priver M. Morten et la CCDP de l’occasion d’imposer à Air Canada le fardeau de prouver son argument selon lequel répondre aux besoins de M. Morten ou de personnes qui ont des besoins semblables causerait à la compagnie une contrainte excessive au sens de la LCDP.

La contestation parallèle

[29] La règle interdisant la contestation parallèle existe pour que soit évitée une contestation, lors d’une procédure ultérieure, de la légalité d’une ordonnance judiciaire rendue par un tribunal compétent. Cette règle porte sur la contestation de l’ordonnance même et de son effet juridique (Toronto c. S.C.F.P., aux paragraphes 33 et 34; Danyluk, au paragraphe 20). Ce n’est pas le cas en ce qui a trait à la plainte relative aux droits de la personne de M. Morten. La plainte ne vise pas à contester, devant le Tribunal, la légalité de la décision de l’Office.

Conclusion

[30] Air Canada n’a pas satisfait aux trois conditions d’application de la préclusion pour même question en litige. Le fait de poursuive l’étude de la plainte relative aux droits de la personne de M. Morten ne constitue pas un abus de procédure. La règle interdisant la contestation parallèle ne s’applique pas en l’espèce.

[31] Pour ces motifs, la requête d’Air Canada est rejetée.

Signée par

J. Grant Sinclair
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 25 octobre 2007

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1207/1907

Intitulé de la cause : Eddy Morten c. Air Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 octobre 2007

Date et lieu de la requête préliminaire :

Les 18 et 19 septembre 2007

Ottawa (Ontario)
Burnaby (Colombie-Britannique)
(via vidéoconférence)

Comparutions :

Eddy Morten, pour le plaignant

Giacomo Vigna et Kevin Shaar, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Gerard Chouest et Tae Mee Park, pour l'intimée

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