Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 6/ 88

DECISION RENDUE LE 29 AVRIL 1988

DÉCISION DU TRIBUNAL LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE DANS L’AFFAIRE d’une plainte déposée en vertu du paragraphe 7a) de la Loi canadienne sur les droite de la personne

ENTRE : JAN CORRIGAN plaignante

ET : LA SOCIÉTÉ D’AVIATION PACIFIC WESTERN mise en cause

DÉCISION DU TRIBUNAL

DEVANT : DONALD LEE, Président

ONT COMPARU : Pour la plaignante et la Commission canadienne des droits de la personne RENÉ DUVAL et ESTHER SAVARD Pour la mise en cause, la Société d’aviation Pacific Western ROSS ELLISON et KEN FREDEEN

Affaire entendue dans la ville d’EDMONTON les 19 et 20 octobre 1987 et le 10 février 1988.

TRADUCTION

1. CONSTITUTION DU TRIBUNAL

Le 5 juin 1987, le Président du Comité du tribunal des droite de la personne a formé le présent tribunal pour instruire la plainte de Jan Corrigan, déposée le 4 septembre 1985, puis modifiée le 3 octobre 1985.

Cette plainte allègue une discrimination fondée sur le sexe, en contravention des dispositions de la Loi canadienne sur les droite de la personne (S. C. 1976- 1977, c. 33, version modifiée) et notamment du paragraphe 7a) de cette Loi.

La plaignante soutient ce qui suit :

(traduction)

"J’ai des motifs raisonnables de croire que la société d’aviation Pacific Western m’a refusé un poste d’agent de piste en raison de mon sexe (féminin) en contravention du paragraphe 7a) de la Loi canadienne sur les droite de la personne. J’ai sollicité le poste d’agent de piste à Yellowknife (T. N.- O.) du 28 juin 1982 au 3 octobre 1984. Le 24 avril 1985, deux agents de piste masculins, employés à temps partiel, qui avaient été embauchés en juillet 1984 sont devenus des employés à plein temps de la société d’aviation Pacific Western. Ils ont été remplacés par deux agents de piste masculins employés à temps partiel. J’ai été informée par un employé de la Pacific Western que cette société ne voulait pas voir de femmes pour travailler sur les pistes. Un autre employé de la société m’a déclaré que je n’aimerais pas travailler sur la piste."

Les audiences relatives à cette plainte se sont tenues dans la ville d’Edmonton, province de l’Alberta, les 19 et 20 octobre 1987 et le 10 février 1988. L’avis de constitution du tribunal a été déposé comme pièce T- 1.

Les procureurs des deux parties ont suggéré au tribunal d’instruire cette affaire en deux étapes : la première porterait sur l’établissement de la responsabilité, tandis que la seconde, dans le cas d’une conclusion de responsabilité contre la mise en cause, serait consacrée à la question des dommages- intérêts, si nécessaire. Cette suggestion a été retenue.

2. TÉMOIGNAGES ET PLAIDOYERS

La plaignante, Jan Corrigan, est entrée au service de la mise en cause, la société d’aviation Pacific Western, le 1er juin 1979, en tant que commis à l’administration, dans un poste à plein temps.

Mme Corrigan a remis au tribunal une note de service, datée du 28 juin 1982 (pièce C- 3), adressée à Rose Fleet, alors gestionnaire des fonctions à Yellowknife, annonçant qu’elle aimerait poser sa candidature à un emploi d’agent du service- clientèle ou d’agent de piste, dès qu’il y aurait un poste vacant à la station de Yellowknife. A cette époque, les postes qui s’ouvraient étaient attribuée selon le système des soumissions, et la plaignante, n’étant pas membre du syndicat CALEA, ne pouvait poser sa candidature à moins qu’aucun membre du syndicat ne sollicite les postes en question.

A partir de la fin de juillet ou du début d’août 1982 jusqu’en octobre 1987, le chef de la station de Yellowknife était Gary Reid. Dans son témoignage, il a déclaré ne pas avoir été au courant de la note de service envoyée par la plaignante le 22 juin 1982 et ne pas avoir vu la note en question avant que celle- ci ne lui soit présentée au cours des enquêtes de la Commission canadienne des droits de la personne. Pourtant, Rose Fleet a témoigné que Gary Reid avait passé en revue tous les dossiers des employés, dont celui de la plaignante certainement, lorsqu’il a pris ses fonctions de chef de la station de Yellowknife en juillet ou août 1982.

Entre décembre 1982 et août 1983 approximativement, la plaignante s’est absentée pour prendre un congé de maternité. A son retour au travail, en août 1983, son poste de commis à l’administration avait été transformé en poste à temps partiel.

En mai 1984, la plaignante a reçu un avis de licenciement (pièce R- 2) de la société d’aviation Pacific Western, l’informant que son dernier jour de travail serait le 15 juin 1984. En août 1984, elle a accepté de son employeur la somme de 2 300 $ à titre de règlement, ayant décidé de retirer son nom de la réserve de ressources humaines et ayant signé une renonciation libérant la Pacific Western de toute responsabilité découlant de son emploi (pièce R- 3).

A la fin de septembre 1984, la société Pacific Western a demandé à la plaignante de revenir au travail sur une base temporaire, à la station de Yellowknife.

Dans l’intervalle, soit en juin 1984, deux postes temporaires d’agent de piste se sont ouverts. Ils ont été attribuée à Andrew Balsan et à Steve Anderson. Ces derniers ont obtenu ces emplois sans passer par le syndicat de la compagnie. De plus, ils n’avaient aucune expérience antérieure liée aux fonctions du poste. Les procureurs de la mise en cause ont demandé pourquoi la plaignante n’avait pas déposé une plainte en juin 1984, alors qu’elle devait savoir que deux employés temporaires avaient été embauchés, puisqu’elle avait travaillé dans ce bureau jusqu’au 15 juin 1984. Comme explication, la plaignante a soutenu que le bureau était le lieu d’un va- et- vient constant et qu’il lui était impossible de mettre un nom sur chaque visage nouveau. C’est pourquoi, a- t- elle déclaré, elle n’a été mise au courant de l’embauchage d’Andrew Balsan et de Steve Anderson qu’à la fin de septembre 1984, lorsqu’elle est revenue au travail à titre temporaire.

Le 3 octobre 1984, la plaignante a adressé une autre note de service à Gary Reid (pièce C- 4), lui demandant de prendre sa candidature en considération pour tout poste permanent, temporaire ou à temps partiel d’agent du service- clientèle ou d’agent de piste qui pourrait devenir vacant. Gary Reid a déclaré au tribunal qu’il n’avait jamais vu la note de service du 3 octobre 1984 avant que ce document ne lui soit montré au cours des enquêtes de la Commission canadienne des droits de la personne.

En octobre 1984, la plaignante a eu un entretien avec Paul Mansueto qui a d’abord été responsable du fret, et par conséquent surveillant des agents de piste, puis plus tard responsable de l’aéroport de Yellowknife, soit de l’automne 1983 jusque janvier 1985. La plaignante a témoigné qu’elle s’était plainte verbalement à Paul Mansueto de ne pas avoir été pressentie pour les postes temporaires d’agent de piste qui s’étaient ouverts en juin 1984. D’après elle, Paul Mansueto lui aurait répondu qu’elle ne saurait pas faire fonctionner un chariot- élévateur à fourche et que la société ne voulait pas voir de femmes travailler sur la piste. Quant à Paul Mansueto, il a déclaré au tribunal qu’il n’avait aucun souvenir d’une telle conversation avec la plaignante.

Puis, au début de 1985, Andrew Balsan et Steve Anderson sont devenus agents de piste à plein temps, ce qui a encore une fois libéré deux postes à temps partiel. C’est alors Greg Rourke et Don Squires qui ont été recrutés pour ces postes, les 18 et 21 février 1985 respectivement.

La plaignante a déclaré qu’en avril 1985 elle s’était plainte verbalement à Gary Reid de ce que sa candidature n’avait pas été prise en considération pour aucun des quatre postes temporaires d’agent de piste, ni en juin 1984, ni en février 1985. Gary Reid lui aurait alors affirmé que le travail sur la piste n’était pas un travail de femme, lui demandant si elle savait conduire un chariot- élévateur à fourche. Quant à Gary Reid, il a déclaré dans son témoignage ne pas se rappeler avoir discuté de la question du travail des femmes sur la piste ou encore de la capacité des femmes de conduire un chariot- élévateur à fourche.

La plaignante affirme aussi s’être plainte verbalement de la même façon à Ferd Caron, alors directeur du fret à Yellowknife, qui, d’après elle, lui a demandé si elle savait faire fonctionner le matériel de piste, affirmant semble- t- il qu’il s’agissait là d’un travail difficile pour une femme. Ferd Caron, dans son témoignage, a déclaré se rappeler vaguement cette conversation avec la plaignante, en avril 1985 : ils avaient discuté du travail des agents de piste et il avait recommandé à la plaignante de se rendre sur l’aéroport et de voir en quoi cela consistait.

Les procureurs de la mise en cause ont soulevé la question de savoir pourquoi la plaignante n’avait pas formulé sa plainte en février 1985 au lieu d’attendre jusqu’à avril pour parler à Ferd Caron et à Gary Reid.

Quelque temps plus tard, la plaignante s’est fait offrir deux postes d’agent de piste. L’un des emplois commençait le 22 mai et l’autre le 26 mai 1985. La plaignante a fini par choisir le poste qui s’ouvrait le 26 mai 1985. Comme tout le personnel de piste appartient au syndicat CALEA, la plaignante en est devenue membre et s’est ainsi rendue admissible à tous les postes qui allaient et ouvrir. Environ deux mois après le 26 mai 1985, elle a sollicité un poste d’agent du service- clientèle (pièce R- 4). Les procureurs de la mise en cause se sont demandé pour quelle raison la plaignante avait choisi le poste qui entrait en vigueur le 26 mai 1985, ce qui la pénalisait sur le plan de l’ancienneté par rapport à la personne qui allait occuper le poste s’ouvrant le 22 mai 1985. De même, les procureurs de la mise en cause ont exprimé des doutes sur l’authenticité du désir de la plaignante d’occuper un poste d’agent de piste, puisqu’elle avait sollicité un poste d’agent du service- clientèle deux mois après avoir commencé à travailler en tant qu’agent de piste.

Le 4 septembre 1985, la plaignante a déposé une plainte officielle auprès de la Commission (pièce C- 1). Plus tard, elle a remis une version modifiée de sa plainte, datée du 3 octobre 1985 (pièce C- 2), comme il est précisé en (1) ci- dessus.

Les procureurs de la plaignante ont appelé plusieurs témoins, employés de la Pacific Western, pour déposer contre la mise en cause.

  1. Arlen Tedrick, représentant syndical et vice- président pour la région en 1984, a déclaré dans son témoignage avoir discuté avec Ferd Caron, peu après qu’Andrew Balsan et Steve Anderson eurent été embauchés à plein temps, à propos des raisons pour lesquelles la candidature de la plaignante n’avait pas été prise en considération pour un poste d’agent de piste. Ferd Caron lui a répondu qu’il ne > - 6 l’estimait pas capable de remplir le poste parce qu’elle était une femme. En revanche, Ferd Caron a affirmé dans son témoignage ne pas se rappeler cette conversation. Arlen Tedrick n’a pas pu préciser exactement à quel moment cette conversation avait eu lieu. Il a par ailleurs reconnu que lui- même et Ferd Caron avaient déjà eu un désaccord, dans le passé, sur la répartition du travail.
  2. Terry Bangle, représentant syndical à l’époque, a déclaré avoir discuté avec Gary Reid après que Andrew Balsan et Steve Anderson eurent été embauchée à titre temporaire en juin 1984, à propos du désir de la plaignante de devenir agent de piste. Gary Reid lui aurait alors déclaré que les femmes ne devraient pas travailler sur la piste et il lui aurait demandé s’il pouvait imaginer la plaignante en train de conduire un chariot- élévateur à fourche. Terry Bangle a ajouté avoir également discuté avec Paul Mansueto de cette même question. Paul Mansueto aurait répondu que les femmes ne devraient pas être autorisées à travailler sur la piste, car elles pouvaient se blesser et que ce travail convenait mieux aux hommes. Toutefois, aussi bien Gary Reid que Paul Mansueto ont affirmé au tribunal qu’ils ne se rappelaient pas ces conversations. On a également souligné que Terry Bangle semblait avoir eu un nombre considérable de difficultés disciplinaires avec la direction de la société.
  3. Alice Wong, qui occupe le poste d’agent du service- clientèle depuis juin 1979, a affirmé dans son témoignage que Gary Reid lui avait déjà déclaré, un jour qu’elle s’était plainte de ne pas avoir été pressentie pour faire des heures supplémentaires en tant qu’agent de piste, qu’il ne la voyait pas en train de conduire le chariot- élévateur à fourche et de décharger l’avion, et qu’il pensait bien être un véritable macho. Alice Wong a déclaré au tribunal que Gary Reid avait dit cela à la blague et qu’elle ne croyait pas qu’il soit vraiment macho. On a également souligné qu’Alice Wong avait reconnu ne pas être formée pour occuper le poste d’agent de piste et que c’était probablement là la raison pour laquelle on ne l’avait pas pressentie pour faire des heures supplémentaires à ce titre.

Le plaidoyer des procureurs de la mise en cause faisait notamment valoir les arguments suivants :

  1. La plaignante a toujours souhaité devenir agent du service- clientèle de la société, plutôt qu’agent de piste. En fait, elle a écrit à M. A. Fulks dès le 29 janvier 1982 (pièce R- 1), alors que M. Fulks était responsable des services à la clientèle à Yellowknife, disant qu’elle souhaitait poser sa candidature à un poste d’agent du service- clientèle.
  2. Aucune raison logique ou pratique ne peut justifier que la plaignante, laquelle avait occupé un poste permanent jusqu’au 28 mai 1984, ait démissionné de son poste et accepté un emploi temporaire en tant qu’agent de piste en juin 1984, sachant qu’un tel emploi devait normalement se terminer à la fin de l’été.
  3. Gary Reid et Paul Mansueto ont toujours cru que la plaignante cherchait à obtenir des heures de travail supplémentaires après sa mise à pied en juin 1984, mais ils ne savaient pas qu’elle souhaitait devenir agent de piste. Qui plus est, Gary Reid a déployé des efforts considérables pour augmenter les heures de travail au bureau de la plaignante en février 1985.
  4. La plaignante a eu de nombreuses occasions de faire valoir ses doléances à Gary Reid après la dotation des postes temporaires d’agent de piste en juin 1984, puis en février 1985. En effet, la station de Yellowknife est petite, et les gens qui y travaillent se voient quotidiennement. Toutefois, ce n’est qu’en avril 1985 que la plaignante s’est plainte verbalement auprès de Gary Reid.
  5. Gary Reid a encouragé Rose Fleet à travailler à l’aéroport en tant que gestionnaire des fonctions, où elle exerçait de nombreuses activités généralement dévolues à des hommes. Il a également embauché trois ou quatre femmes pour occuper des postes sur la piste.

3. APPLICATION DE LA LOI

La Loi a pour objectif de donner effet au principe de l’égalité des chances pour tous, indépendamment de toute discrimination fondée sur un motif illicite.

L’article 2 de la Loi dispose ce qui suit : 2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience. 1976- 1977, c. 33, art. 2; 1980- 81- 82- 83, c. 143, art. 1 et 28.

D’après la Loi, l’employeur qui refuse d’embaucher une personne ou qui agit de façon à priver cette personne de certaines possibilités d’emploi pour un motif illicite commet un acte discriminatoire. Le sexe est l’un de ces motifs illicites. Les passages de la Loi cités ci- dessous concernent cette question :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

7. Constitue un acte discriminatoire le fait (a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou (b) de défavoriser un employé dans le cadre de son emploi, directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite. En règle générale, le fardeau et l’ordre de présentation de la preuve dans les cas de discrimination impliquant un refus d’employer, dans les zones de compétence canadiennes, semblent supposer que le plaignant doit d’abord établir qu’il s’agit, à première vue, d’un acte discriminatoire. Ensuite, il incombe au mis en cause de fournir une explication satisfaisante de son comportement apparemment discriminatoire. Puis, en supposant que l’employeur a fourni cette explication, le fardeau de la preuve échoit à nouveau au plaignant qui doit démontrer que l’explication fournie n’est qu’un simple prétexte et que la discrimination est véritablement à l’origine des actes de l’employeur.

(traduction)

"En général, dans une plainte concernant l’emploi, la Commission établit qu’il s’agit d’un cas de discrimination apparemment fondé en prouvant :

a) que le plaignant était qualifié pour l’emploi en question; b) que le plaignant n’a pas été embauché; et c) qu’une autre personne, qui n’était pas plus qualifiée mais qui ne possédait pas la caractéristique distinctive constituant la matière de la plainte, a subséquemment obtenu le poste.

Si ces éléments sont prouvée, la charge de la preuve revient au mis en cause qui doit fournir une explication des événements qui soit tout aussi compatible avec la conclusion voulant que la discrimination fondée sur le motif interdit par le Code ne soit pas l’explication réelle de ce qui s’est passé.

Florence Israeli c. Rex Pak Limited (1982) 3 CHRR D/ 1001, à la page D/ 1002

Julius Israeli c. la Commission canadienne des droits de la personne et la Commission de la Fonction publique (1983) 4 CHRR D/ 1616

Je constate que la plaignante n’a pas été embauchée dans un poste pour lequel elle était qualifiée et que des hommes ne possédant pas de qualifications supérieures aux siennes l’ont été par la suite. En conséquence, je conclus que la Commission a rempli les trois exigences évoquées plus haut et qu’elle s’est acquittée de son fardeau initial.

Il revient donc à la mise en cause de fournir une explication satisfaisante des raisons pour lesquelles la plaignante n’a pas été retenue pour le poste en question. Essentiellement, les explications fournies sont les suivantes : la mise en cause n’était pas au courant du désir de la plaignante de devenir agent de piste avant la conversation entre la plaignante et Gary Reid (en avril 1985); elle a toujours cru que la plaignante souhaitait devenir agent du service- clientèle, ou qu’elle avait simplement, à certains moments, souhaité obtenir davantage d’heures de bureau pour gagner plus d’argent; enfin, avant avril 1985, la plaignante n’avait pas manifesté clairement son désir de devenir agent de piste. Après cette date, soit dès le mois de mai 1985, le premier poste de ce genre qui s’est libéré a été offert à la plaignante.

A mon avis, la plaignante a bel et bien informé par écrit la mise en cause de son désir de devenir agent du service- clientèle ou agent de piste, non pas une fois mais deux, soit en juin 1982 et en octobre 1984 (pièces C- 3 et C- 4). Que le travail d’agent de piste ait été son premier ou son second choix et que cela ait été un choix logique reste secondaire. En effet, ce qui compte avant tout c’est qu’elle ait bien mentionné le poste d’agent de piste dans ses notes de service. Elle n’avait aucune obligation de s’expliquer de façon claire et évidente, ni de rappeler son désir à la direction de façon régulière. Elle avait, par ses deux notes de service, communiqué ses intentions à la direction. D’autre part, elle a été informée en mai 1984 qu’elle serait licenciée et que le 15 juin 1984, serait son dernier jour de travail. En conséquence, il était logique qu’elle soit intéressée par le poste temporaire d’agent de piste qui allait s’ouvrir en juin 1984. En effet, il valait vraisemblablement mieux travailler en tant qu’agent de piste, même à titre temporaire, que de se trouver licenciée. De plus, en octobre 1984, elle avait discuté avec Paul Mansueto, qui lui- même participait indirectement au recrutement des agents de piste. Elle était en droit de voir sa candidature prise en considération pour les postes d’agent du service- clientèle ou d’agent de piste qui allaient devenir vacants.

L’affirmation de la mise en cause selon laquelle aucun membre de la gestion ne se rappelait avoir vu les deux notes de service de la plaignante ni même avoir eu quelque conversation que ce soit avec elle sur la question qui nous occupe, ne constitue pas une explication satisfaisante de sa façon d’agir. Les deux notes du 28 juin 1982 et du 3 octobre 1984 existent vraiment et doivent normalement avoir été portées à l’attention de la direction. Bien entendu, on ne s’attend pas à ce que chacun se souvienne pratiquement de toutes les lettres ou notes de service qui sont reçues au bureau, mais un service de direction compétent doit posséder un système assurant que les demandes de mutation interne ou de promotion des employés fassent l’objet d’un suivi.

Certains membres de la direction semblent avoir eu une opinion bienveillante quant aux problèmes conjugaux et familiaux de la plaignante, lesquels lui auraient rendu difficile le travail par quarts que supposait le poste d’agent de piste. Cette opinion leur semblait sans doute justifie dans leur jugement subjectif. Toutefois, les opinions subjectives, même de bonne foi, ne suffisent pas à expliquer pourquoi la plaignante n’a pas été embauchée. à titre d’exemple, citons l’affaire MacBean c. Village of Plaster Rock instruite par une commission d’enquête du Nouveau- Brunswick en 1975. à la page 12, le rapport cité dans l’ouvrage de Lennon, Sex Discrimination in Employment : The Nova Scotia Human Rights Act, 1976, 2 Dal. L. J. p. 593, à la page 601, contient un passage où l’auteur laisse entendre que l’expression bona fide" (justifiées) par opposition à reasonable" (raisonnables) en ce qui concerne les qualités professionnelles pourrait être interprétée comme exigeant simplement une bonne foi subjective de la part de l’employeur. Dans l’article concernant la discrimination fondée sur le sexe dans l’emploi, Lennon propose le commentaire suivant :

(traduction)

"Si l’on accepte que le critère soit subjectif, il faut admettre que les pratiques d’emploi fondées sur des opinions traditionnelles des rôles et capacités des femmes ne contreviennent pas à la Loi lorsqu’elles sont soutenues honnêtement et de bonne foi. Ce n’est certainement pas là ce que le législateur avait à l’esprit! Bien sûr, étant donné le rôle de plus en plus important que jouent les femmes dans tous les secteurs de la population active, la bonne foi des opinions traditionnelles apparaît de plus en plus douteuse. De toute façon, que le critère soit objectif ou subjectif, l’employeur devrait faire valoir qu’il estime les femmes incapables de faire le travail, et non pas qu’il ne veut pas qu’elles le fassent, pour que sa défense ait la moindre chance de succès."

D’après la preuve, il semble incontestable que la plaignante soit en mesure d’exécuter les fonctions d’un agent de piste avec autant de compétence que les quatre messieurs qui ont été embauchés à titre temporaire dans le même poste en juin 1984 et février 1985, puisqu’ils n’avaient aucune expérience du travail sur la piste avant d’être recrutés.

La discrimination fondée sur le sexe n’est pas toujours exercée ouvertement. Dans la présente affaire, aucun élément de preuve ne démontre directement qu’une discrimination sexiste ait été exercée délibérément. Toutefois, la preuve circonstancielle que je viens d’évoquer tend effectivement à soutenir les arguments de la plaignante. L’ampleur de la preuve circonstancielle nécessaire pour appuyer les allégations d’un plaignant a été définie comme celle qui :

"doit être en accord avec l’allégation de discrimination et en contradiction avec toute autre explication rationnelle".

Kennedy c. Mohawk College (1973) Commission d’enquête de l’Ontario (professeur Borons)

A mon sens toutefois, dans les circonstances qui nous occupent, il est préférable d’établir l’existence d’une discrimination fondée sur le sexe selon le degré de preuve civile, c’est- à- dire suivant la prépondérance de la preuve.

Julius Israel c. CCDP (supra) BHINDER c. CN (1981) 2 C. H. R. R. D/ 546; [aff. (1985) 2 R. C. S. 561]

Dans l’affaire BALBIR BASI c. LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA (16 février 1988) le président Richard I. Hornung, c. r. a été persuadé d’accepter la norme de preuve civile dans une affaire concernant une discrimination fondée sur la race ou la couleur par la logique de B. Vizkelety dans son ouvrage récent intitulé Proving Discrimination in Canada, 1987, Carswell, où Mme Vizkelety écrit à la page 142 :

(traduction)

"On estime que la norme Kennedy (c. Mohawk College) reflète un degré de preuve criminelle par opposition à un degré de preuve civile et que, en tant que telle, elle est trop rigide. Tout le monde pratiquement s’entend pour dire qu’en général, dans les causes de discrimination, c’est le degré de preuve civile qui prédomine. Le test à retenir dans les questions faisant intervenir des preuves circonstancielles, qui devrait être en accord avec cette norme, peut être donc formulé de la manière suivante : On peut conclure à la discrimination quand la preuve présentée à j’appui rend cette conclusion plus probable que n’importe quelle autre conclusion ou hypothèse possible."

Se fondant sur cette norme de preuve civile, le tribunal conclut que la mise en cause, ayant négligé de prendre dûment et normalement en considération la candidature de la plaignante à tout poste vacant d’agent du service- clientèle ou d’agent de piste, a commis contre la plaignante un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

DÉCISION ET ORDONNANCE

Pour ces raisons, le tribunal

DÉCLARE que, dans la présente affaire, la plainte est fondée puisque la mise en cause, quoique non pas de propos délibéré, a commis un acte discriminatoire en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en omettant ou en négligeant de prendre en considération la candidature de la plaignante à tout poste d’agent du service- clientèle ou d’agent de piste, ce qui constitue une infraction à l’article 7 de la Loi.

Je réserve ma compétence pour entendre les preuves et les plaidoyers sur la question des dommages- intérêts, au cas où les procureurs ne pourraient en venir à une entente. Chacune des deux parties a tout loisir de demander que le tribunal siège à nouveau pour entendre de nouvelles représentations sur cette question.

Fait dans la ville d’Edmonton, ce 5e jour d’avril 1988.

(signé par) Donald Lee, Président du tribunal

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