Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

KEVIN HOULIHAN
DANIEL A. SIMMS,
BILL DARRINGTON,
CARL P. HALEY,
PERRY D. MERCER

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

HALIFAX EMPLOYER'S ASSOCIATION
ASSOCIATION INTERNATIONALE DES DÉBARDEURS
(SECTION LOCALE 269)

les intimés

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1
2000/12/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Anne Mactavish, présidente

[1] Entre octobre 1997 et février 1998, cinq personnes ont déposé des plaintes contre la Halifax Employer's Association et l'Association internationale des débardeurs (Section locale 269). Les plaignants allèguent qu'ils se sont vu refuser un emploi par la HEA en raison d'une pharmacodépendance apparente, ce qui va à l'encontre de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ils prétendent également que la HEA applique en matière d'embauche des lignes de conduite qui ont généralement pour effet de défavoriser les personnes ayant une déficience, ce qui va à l'encontre de l'article 10 de la Loi. Les plaignants affirment également que le Syndicat a conclu une entente qui est susceptible d'annihiler les chances d'emploi d'une catégorie d'individus en raison d'un motif illicite, ce qui contrevient à l'article 9 de la Loi.

[2] Les répondants s'opposent à la poursuite des procédures pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne. Plus précisément, la HEA et le Syndicat affirment que le Tribunal ne jouit pas d'une autonomie institutionnelle suffisante pour assurer aux parties une audience équitable et impartiale.

[3] À cet égard, les intimés se fondent sur la décision récente de la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. ACET, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada) (1). Dans Bell Canada, la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal n'était pas un organisme autonome ou impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir de donner des directives ayant un effet obligatoire pour lui (2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'autonomie du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément de son président pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi (3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné que l'on interrompe les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime légal aient été réglés.

[4] Les intimées soutiennent que le régime légal considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'autonomie du Tribunal entre en jeu dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait interrompre les procédures jusqu'à ce que le Tribunal soit en mesure d'assurer aux parties une audience équitable et impartiale.

[5] La Commission canadienne des droits de la personne est d'avis que l'application du jugement de la juge Tremblay-Lamer n'est pas universelle; selon elle, ce jugement ne s'applique qu'à l'affaire Bell Canada. La Commission fait observer que l'arrêt Bell Canada est en instance d'appel et qu'il ne s'agit pas, par conséquent, d'un jugement définitif. En outre, la Commission fait valoir que l'affaire Bell Canada diffère de la présente instance. Contrairement à l'affaire Bell Canada, la présente instance n'est pas une affaire de parité salariale. Il n'existe pas de directives en vigueur qui pourraient entraver l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un ou plusieurs membres du Tribunal d'entendre cette affaire. Selon la Commission, il est peu probable que le mandat d'un des juges instructeurs expire avant la fin de l'audience; par conséquent, la question de la prolongation du mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Enfin, la Commission soulève la question de la renonciation implicite et est d'avis que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la poursuite des procédures.

[6] Les plaignants n'ont présenté aucun exposé relativement à ces questions.

[7] J'examinerai chacune de ces questions à tour de rôle.

I. Conséquences du pourvoi dans l'affaire Bell Canada

[8] Le fait que le jugement rendu par la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Bell Canada soit en instance d'appel n'est pas pertinent. À ce moment-ci, il s'agit d'un jugement formel valide qui a un effet obligatoire pour ce Tribunal dans la mesure où les faits dans l'affaire Bell Canada ne diffèrent pas de ceux qui existent en l'espèce.

II. Peut-on établir une distinction entre l'affaire Bell Canada et la présente instance?

[9] Selon la Commission, l'arrêt Bell Canada ne s'applique pas en l'espèce, étant donné que la Commission n'a fourni aucune directive quant à l'objet des présentes plaintes.

[10] Je ne partage pas l'opinion voulant que la portée de l'arrêt Bell Canada soit limitée aux cas où la Commission a vraiment donné des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir de donner des directives, et non de l'existence des directives proprement dites (4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et n'était pas fondé à déterminer que le Tribunal était un organisme autonome et impartial au regard du pouvoir de la Commission de donner des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal ... (c'est nous qui mettons en italique) (5)

[11] Le pouvoir de la Commission de donner des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal canadien des droits de la personne est saisi. En conséquence, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il n'existe peut-être pas de directives.

[12] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs (6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre l'autonomie ou l'impartialité de celui-ci. Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[13] Je ne souscris pas à l'argument de la Commission qu'il est peu probable que le mandat d'un des membres chargés d'instruire cette affaire expire avant la fin de l'audience et que, par conséquent, la question de la prolongation du mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire du président peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'existence du pouvoir discrétionnaire proprement dit (7).

[14] La juge Tremblay-Lamer fait remarquer qu'il n'y a aucune garantie objective que les décisions antérieures ou courantes d'un membre dont le mandat est expiré n'auraient pas d'effets négatifs sur le maintien en fonctions dudit membre. Selon l'analyse de la juge Tremblay-Lamer, on peut présumer que le fait qu'un membre sache qu'il pourrait être appelé ultérieurement à demander au président l'autorisation de terminer une affaire dont il a été saisi pourrait influencer la prise des décisions du membre en question dans l'exercice de son mandat.

[15] Même si je concluais que la crainte à l'égard de l'autonomie des membres du Tribunal découle de l'exercice du pouvoir du président, je n'ai été saisie d'aucun élément de preuve indiquant quand le mandat des membres du Tribunal expirera; il n'existe donc aucun fondement probatoire qui me permettrait de conclure que le problème n'est pas susceptible de se poser. Si je devais prendre acte des mandats des membres du Tribunal, je conclurais que le mandat de la plupart d'entre eux doit en fait expirer au cours de la prochaine année ¾ dès juin 2001 pour certains. Bien qu'aucun membre du Tribunal n'ait encore en l'espèce été affecté à l'audience sur le fond, il est loin d'être sûr, compte tenu des exigences des procédures, que la question de l'expiration de mandat ne se posera pas.

III. Les intimées ont-elles renoncé implicitement à leur droit de contester la compétence du Tribunal?

[16] La Commission soutient que les intimés n'ont pas soulevé la question de l'autonomie à la première occasion et que, de ce fait, ils ont renoncé à leur droit de s'opposer.

[17] Il est évident selon la jurisprudence que si une partie s'inquiète de l'autonomie d'un décideur, elle doit exprimer sa préoccupation à cet égard à la première occasion (8). Afin de déterminer si les intimées sont réputées avoir renoncé à leur droit de contester la compétence du Tribunal pour le motif qu'il n'est pas suffisamment autonome, il convient d'examiner la chronologie des événements entourant cette affaire.

[18] Le Tribunal a été saisi de ces plaintes à la suite de l'envoi d'une lettre en date du 6 octobre 2000. Le 31 octobre, dans le cadre de son processus de gestion des cas, le Tribunal a fait parvenir aux parties un questionnaire destiné à l'aider à planifier l'audience. La première question portait sur les questions préliminaires et s'énonçait comme suit : Les parties auront-elles des questions de droit, de compétence ou de procédures à soulever au début de l'audience?. Comme l'arrêt Bell Canada touche à la compétence et remet en question son intégrité institutionnelle, le Tribunal a demandé aux parties, le 15 novembre, de lui présenter des exposés sur les conséquences de l'arrêt Bell Canada par rapport à la présente instance. Le 15 novembre, le Syndicat a retourné le questionnaire au Tribunal. Le questionnaire rempli ne faisait mention d'aucune question de droit, de compétence ou de procédures à soulever par le Syndicat. Le 22 novembre, la HEA a retourné son questionnaire rempli, dans lequel elle contestait la compétence du Tribunal en se fondant sur l'arrêt Bell Canada. Le 23 novembre, le Syndicat a invoqué l'arrêt Bell Canada pour contester la compétence du Tribunal.

[19] Il convient de noter que, selon la juge Tremblay-Lamer, ce sont les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui suscitent des préoccupations relativement à l'autonomie ou à l'impartialité du Tribunal canadien des droits de la personne. Autrement dit, c'est le libellé de la Loi, et non la décision rendue dans Bell Canada, qui suscite les préoccupations en question, même s'il se peut fort bien que, dans le cas qui nous occupe, les intimées soient devenues conscientes du problème par suite du jugement de la juge Tremblay-Lamer. Les intimées sont réputées avoir été avisées des lois du Canada et, par conséquent, avoir été en possession de tous les renseignements nécessaires pour contester la compétence du Tribunal, à partir du moment où les plaintes lui ont été renvoyées.

[20] Cela étant dit, il s'est écoulé très peu de temps entre le moment où les plaintes ont été renvoyées au Tribunal et celui où les intimées ont contesté la compétence de celui-ci. Aucune date n'a encore été fixée pour l'audience et aucun calendrier n'a été établi en ce qui touche le processus de divulgation préalable.

[21] À mon avis, le principe de la renonciation ne devrait pas s'appliquer en l'espèce de façon à priver les intimées de leur droit de contester la compétence du Tribunal en raison du régime légal qui le régit en tant qu'institution. Il ne s'est rien produit d'important par rapport à l'établissement du calendrier de cette audience. Bien qu'elle n'ait soulevé au départ aucune préoccupation relativement à l'autonomie du Tribunal, l'AID a changé son fusil d'épaule en l'espace de quelques jours. Par conséquent, je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement dire que les intimées, par leur comportement, ont implicitement admis la compétence du Tribunal.

IV. Conclusion

[22] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce. En conséquence, je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die la présente instance jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est autonome et impartial en tant qu'institution. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (9). Ma décision d'ajourner sine die la présente instance ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt des plaignants, qui, trois ans environ après le dépôt de leur plainte de discrimination devant la Commission, ne peuvent toujours pas se présenter devant le Tribunal. Elle ne sert pas non plus l'intérêt des présumés auteurs de l'acte discriminatoire au sein des organismes intimés : l'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de leur tête pendant une période indéterminée, sans qu'ils aient l'occasion de se défendre.

[23] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens qui ont recours à la procédure en matière de droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

V. Ordonnance

[24] Les requêtes des intimées sont accueillies. La présente instance est ajournée sine die jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est autonome et impartial en tant qu'institution.

1. Dossier T-890-99, 2 novembre 2000.

2. Voir le paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada, par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109 à 111. Avec respect, je ne partage pas à cet égard l'opinion énoncée par mon collègue dans Stevenson c. Service canadien du renseignement de sécurité, Motifs de décision, 7 novembre 2000 (TCDP).

8. Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres, Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103, p. 112, et McAvinn c. Commission canadienne des droits de la personne et Strait Crossing Bridge Limited, Décision no 2, 23 novembre 2000 (TCDP).

9. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no 207).


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)
Le 8 décembre 2000

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T609/6700

INTITULÉ DE LA CAUSE: Kevin Houlihan, Daniel A. Simms, Bill Darrington, Carl P. Haley et Perry D. Mercer c. Halifax Employer's Association et Association internationale des débardeurs (Section locale 269)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 8 décembre 2000

ONT COMPARU :

Kevin Houlihan
Daniel A. Simms
Bill Darrington
Carl P. Haney
Perry D. Mercer pour les plaignants

Eddie Taylor pour la Commission canadienne des droits de la personne

Brian G. Johnston, c.r. pour la Halifax Employers' Association

Ronald A. Pink, c.r. pour l'Association internationale des débardeurs

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