Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTRE DU PERSONNEL DU
GOUVERNEMENT DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST,
À TITRE D'EMPLOYEUR

l'intimé

DÉCISION SUR LA DEMANDE D'IMMUNITÉ DE L'INTIMÉ

Décision no 7
2000/05/19

MEMBRES INSTRUCTEURS : Paul Groarke, président
Athanasios Hadjis, membre
Jacinthe Théberge, membre

TABLE DES MATIÈRES

I. LA MOTION

II. LES AFFIDAVITS DE GERALD LEWIS VOYTILLA

III. LE DROIT RELATIF À L'IMMUNITÉ

IV. LES AFFIDAVITS EXISTANTS SONT-ILS SUFFISANTS?

V. QUELLE LIGNE DE CONDUITE FAUT-IL ADOPTER SI LES AFFIDAVITS NE SONT PAS SUFFISANTS?

VI. DEVRIONS-NOUS ORDONNER À L'INTIMÉ DE FOURNIR UN NOUVEL AFFIDAVIT?

VII. LE TRIBUNAL A-T-IL LE POUVOIR D'EXAMINER LES DOCUMENTS?

VIII. QUEL EST L'EFFET DES ARTICLES 37 À 39 DE LA LOI SUR LA PREUVE AU CANADA?

IX. QUEL EST L'EFFET DE L'ARTICLE 58 DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE?

X. CONCLUSION

I. LA MOTION

[ 1 ] La Commission canadienne des droits de la personne a déposé devant le Tribunal un avis de motion lui demandant d'ordonner la production d'un certain nombre de documents qui, au dire du Gouvernement, sont privilégiés. La plaignante appuie la motion.

[ 2 ] L'avis de motion comporte sur deux revendications de privilège. Dans le premier paragraphe, on demande au Tribunal d'ordonner à l'intimé de divulguer un ensemble de documents pour lesquels le Gouvernement revendique le privilège du cabinet ou de l'exécutif. Toutes les parties ont reconnu au cours de l'argumentation qu'il convient de considérer cette requête comme une demande d'immunité et plus précisément comme une demande d'immunité d'intérêt public. Dans le deuxième paragraphe, on demande au Tribunal de rendre une ordonnance indiquant que le document désigné par la mention [Traduction] CD no 8243 ne peut faire l'objet d'un [Traduction] privilège de négociation collective. Ce document, qui tient sur une page, consiste en une note manuscrite qui accompagnait initialement une proposition de négociation collective. Il n'est point nécessaire d'examiner la deuxième question, étant donné que l'avocat du Gouvernement a retiré sa revendication de privilège à l'égard de ce document dans le cadre de l'argumentation.

[ 3 ] L'avis de motion original revendique l'immunité à l'égard de 23 documents, qui sont tous énumérés dans la pièce R-11.5 ([Traduction] (Nouvelle liste de documents privilégiés du Gouvernement en date du 16 décembre 1999). Ces documents sont identifiés par le numéro de la rangée où ils sont inscrits, qui mentionne le nom de l'auteur et celui du destinataire du document et fournit une brève description de sa teneur. Lorsque la question a été débattue les 26 et 27 avril, la plaignante et la Commission ont renoncé à leur contestation à l'égard des documents correspondant aux numéros de rangée 226 et 697. Le Gouvernement a renoncé à sa revendication de privilège à l'égard du document correspondant au numéro de rangée 638.

[ 4 ] En outre, nous avons été informés que le document correspondant au numéro de rangée 411, lequel a été préparé par M. Critelli, était à l'origine une annexe du document mentionné dans la rangée 421. Bien que le Gouvernement ait initialement demandé à l'égard de ce document un privilège des communications liées à un litige, l'avocat a convenu qu'il conviendrait de considérer qu'il fait partie intégrante du document mentionné à la rangée 421 et pour lequel le Gouvernement a demandé une immunité. Par conséquent, la référence au document en question à la rangée 411 de l'avis de motion doit être supprimée et remplacée par une référence au document à la rangée 421.

[ 5 ] Il nous reste donc au total 20 documents, identifiés par les numéros de rangée suivants : 108, 172, 253, 261, 271, 335, 398, 421, 499, 505, 508, 509, 535, 563, 569, 572, 582, 1427, 2306 et 2910. Le Gouvernement revendique l'immunité d'intérêt public pour tous ces documents.

II. LES AFFIDAVITS DE GERALD LEWIS VOYTILLA

[ 6 ] Le Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest a déposé un affidavit de Gerald Lewis Voytilla, secrétaire du Conseil de gestion financière et contrôleur général des Territoires du Nord-Ouest, en réponse à l'avis de motion. L'affidavit en question précise que le mode de fonctionnement du Conseil exécutif du Gouvernement s'apparente beaucoup à celui d'un cabinet provincial. Cet organisme se réunit tantôt à titre de Conseil de gestion financière, tantôt à titre de Cabinet. Le Conseil de gestion financière est chargé de la gestion financière du Gouvernement, ce qui implique notamment d'approuver les propositions de négociation collective qui comportent un important volet financier, comme celles ayant trait à la parité salariale.

[ 7 ] M. Voytilla possède de longs états de service comme fonctionnaire; il a occupé des postes de direction durant le différend sur la parité salariale. Dans son affidavit, il attire notre attention sur les principes d'un gouvernement responsable, lesquels confèrent au Cabinet le principal rôle au sein du gouvernement. Il est notoire que nos conventions constitutionnelles accordent une grande importance au caractère secret des délibérations du Cabinet, afin de permettre à ses membres d'échanger franchement avec leurs collègues en sachant que leurs entretiens demeureront privés.

[ 8 ] Au paragraphe 14 de son affidavit, M. Voytilla affirme :

[Traduction] 14. Tous les renseignements que renferment les documents du Conseil exécutif dont le Conseil ou ses comités prennent connaissance avant de prendre une décision, ainsi que les documents connexes, sont considérés comme privilégiés.

L'affidavit donne également un aperçu de la teneur habituelle des documents déposés devant le Cabinet. On y présente une analyse des considérations politiques, juridiques, financières et interministérielles que prend en compte le Cabinet dans le cadre de son processus décisionnel.

[ 9 ] Dans son affidavit, M. Voytilla exprime l'opinion que la production des documents en question [Traduction] serait préjudiciable à l'intérêt public. Ces documents auraient apparemment été préparés pour aider à l'élaboration de la stratégie adoptée par le Gouvernement vis-à-vis de questions juridiques ou politiques comme celles évoquées dans la présente affaire. Ces questions sont encore à l'étude au sein du Gouvernement et, dans beaucoup de cas, leur divulgation pourrait être préjudiciable à l'élaboration de la politique des Territoires du Nord-Ouest et à leurs intérêts économiques.

[ 10 ] Le Gouvernement a également déposé un deuxième affidavit de M. Voytilla, qui porte sur le document correspondant au numéro de rangée 421. Cet affidavit décrit le document en question comme un [Traduction] exposé des options en date du 2 mai 1989 qui porte la mention [Traduction] Confidentiel. Il traite de diverses questions et notamment de l'évaluation des emplois et du système de classification des emplois ainsi que de la parité salariale pour fonctions équivalentes. Il se termine par un train de recommandations.

[ 11 ] Bien qu'on passe en revue dans les affidavits les divers documents mentionnés dans l'avis de motion original, le libellé des paragraphes pertinents reflète les mêmes préoccupations que celles exprimées ci-dessus. Au paragraphe 25 du premier affidavit, M. Voytilla affirme que tous les documents sont des communications [Traduction] à un très haut niveau de la hiérarchie gouvernementale, ou des communications à des échelons inférieurs élaborées dans le but de prendre des [Traduction] décisions stratégiques à un niveau supérieur. On s'inquiète dans chaque cas de la préservation du caractère confidentiel des délibérations du Cabinet.

III. LE DROIT RELATIF À L'IMMUNITÉ

[ 12 ] Dans les cas où on revendique l'immunité d'intérêt public, le ministre compétent fournit habituellement au juge des faits un affidavit énonçant les motifs de la revendication. Cette procédure a été établie par la Chambre des lords dans l'arrêt Robinson v. State of South Australia [no. 2], [1931] A.C. 704; elle est devenue partie intégrante des règles de pratique en la matière. La plupart des controverses dont fait état la jurisprudence pertinente sont survenues dans des cas où l'affidavit est insuffisant pour démontrer le bien-fondé de l'allégation.

[ 13 ] Au Canada, l'arrêt-clé est Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la notion d'immunité d'intérêt public dans le cadre d'un litige commercial mettant en cause le Gouvernement de l'Ontario. Une des principales caractéristiques de l'affaire est que le Gouvernement de l'Ontario a prétendu que les documents ordinaires du Cabinet étaient protégés par un privilège générique. Le juge La Forest, exprimant l'opinion unanime de la cour, a affirmé ce qui suit :

Cette réclamation se fonde, non pas sur la teneur des documents, qui n'a pas été révélée, mais sur la catégorie à laquelle ils appartiennent, c.-à-d. celle des documents préparés pour le Cabinet ou émanant du Cabinet, ou contenant les délibérations du Cabinet ou de ses comités.

Un privilège similaire a été revendiqué dans l'affaire qui nous intéresse. On a fait valoir l'argument traditionnel voulant que les documents ne puissent être divulgués en raison du caractère confidentiel des délibérations du Cabinet.

[ 14 ] Il est évident qu'on ne peut plus considérer cet énoncé de droit comme exact. Dans Carey, la cour a été on ne peut plus claire et a déclaré que toute revendication d'immunité doit être examinée au regard de chaque document. De l'avis du juge La Forest (p. 639), le public a intérêt à ce que toute personne qui présente une demande en justice ait accès à tous les renseignements pertinents nécessaires pour prouver ses allégations. Cependant, le public a également intérêt à protéger les communications confidentielles de la branche exécutive du gouvernement. Le tribunal doit tenir compte de ces intérêts contradictoires à la lueur des circonstances entourant l'affaire pour déterminer si l'immunité s'applique.

[ 15 ] Nous reconnaissons qu'il faut protéger le caractère confidentiel des délibérations du Cabinet; toutefois, dans l'arrêt Carey, la cour précise qu'il n'est que trop facile d'exagérer la portée d'un tel argument. Le juge La Forest fait remarquer qu'indubitablement, cette notion a été mise à rude épreuve par les tribunaux. Pour quiconque lit l'arrêt Carey, il est évident que la position de la majorité dans Burmah Oil Co. Ltd. v. Bank of England (Attorney General intervening), [1979] 3 All E.R. 700 (H.L.) l'a emporté. Le juge dissident, lord Wilberforce, qui insiste dans son jugement sur la nécessité de protéger la candeur des personnes chargées d'élaborer la politique gouvernementale, met trop l'accent sur l'importance du secret au sein du gouvernement.

[ 16 ] Bien qu'il ne soit pas vraiment nécessaire de passer en revue la jurisprudence, le juge Miller, dans les remarques qu'il a formulées dans Leeds et al. v. The Queen in right of Alberta, (1990) 69 D.L.R. (4th) 681 (B.R. Alberta), va encore plus loin, précisant au paragraphe 688 :

[Traduction] Cette tendance générale à faire une divulgation détaillée est encore plus évidente dans les décisions rendues par les cours canadiennes dans les cas où la Couronne est partie au litige et a directement intérêt à demander l'immunité afin peut-être de renforcer sa position dans le litige.

Il s'ensuit que tout argument du Gouvernement voulant qu'il ne soit pas soumis à une divulgation détaillée par la partie adverse devrait, au dire du juge Miller, [Traduction] être soigneusement examiné. Il y a lieu de redoubler de prudence, à l'égard d'un affidavit émanant d'un haut fonctionnaire du Cabinet, lorsque le Gouvernement est susceptible de tirer profit de la décision de ne pas fournir les documents aux autres parties.

IV. LES AFFIDAVITS EXISTANTS SONT-ILS SUFFISANTS?

[ 17 ] La première question de fond consiste à se demander si les affidavits de M. Voytilla sont suffisants. Toutefois, avant d'examiner les affidavits, il convient de noter que le Gouvernement a tenté de créer de nouveaux types de privilège pour s'opposer à la production des documents. Bien que nous ne soyons pas prêts à faire droit à de nouvelles revendications, il paraît inévitable, en l'absence de circonstances exceptionnelles, que les différents types de privilège tendent à se fondre dans le contexte des documents du Cabinet.

[ 18 ] Quelques exemples suffiront. Le document inscrit dans la rangée 253 de la liste de documents privilégiés est décrit aux paragraphes 42 à 45 de l'affidavit original. Il renferme des recommandations au sujet de la législation et de la politique sur les droits de la personne, y compris des conseils juridiques du ministère de la Justice. Le document figurant à la rangée 1427 est décrit au paragraphe 87 de l'affidavit original comme le compte rendu d'une décision du Cabinet [Traduction] concernant la stratégie de négociation relative à la parité salariale qui traite, entre autres, d'aspects juridiques. Il se peut fort bien que ce type de document soit normalement assorti de la protection accordée aux communications entre client et avocat ou aux documents préparés en vue d'un litige.

[ 19 ] Il y a d'autres exemples. Dans notre décision sur le privilège, nous avons admis la prétention des parties voulant que les documents ayant trait à la stratégie interne de négociation collective fassent l'objet d'un privilège des communications liées à un litige. Dans beaucoup de cas, il est difficile de distinguer ce type de revendication de celle voulant que les documents du Cabinet qui rendent compte des délibérations relatives au processus de négociation collective soient soumis à une certaine forme de protection dans l'intérêt public.

[ 20 ] À notre avis, ce serait une erreur, dans une procédure caractérisée par l'équité, de mettre trop l'accent sur l'espèce de protection que le Gouvernement revendique. La présente revendication d'immunité repose sur le principe que le caractère confidentiel des documents du Cabinet protège et facilite le fonctionnement interne du gouvernement. Cependant, il est évident que le genre de considérations qui s'appliquent dans le cas d'autres revendications de privilège peuvent constituer d'autres raisons d'accorder une immunité à l'égard de tels documents. À notre avis, tout cela peut être examiné sous l'angle de l'intérêt public.

[ 21 ] Passons maintenant à la documentation en question. La description des documents est moins certaine qu'elle devrait l'être; en effet, il existe des différences entre la description des documents dans les affidavits de M. Voytilla et leur description dans la liste de documents privilégiés. Il est néanmoins évident que les documents peuvent être répartis entre trois catégories. Figurent dans la première catégorie les documents ayant trait aux négociations collectives avec le Syndicat des travailleurs du Nord ou à la convention collective. Ces documents traitent jusqu'à un certain point, semble-t-il, de questions liées à la parité salariale, dans un contexte plus global - celui des rapports collectifs. Les documents de cette catégorie sont ceux correspondant aux numéros de rangée 108, 172, 335, 398 et 1427. La description des documents 108 et 1427 dans la liste de documents privilégiés laisse croire qu'il s'agit de documents traitant expressément de la parité salariale.

[ 22 ] Deux documents (correspondant aux numéros de rangée 253 et 261) font partie de la deuxième catégorie. M. Voytilla affirme que ces documents traitent de l'élaboration de la politique générale et des initiatives législatives en matière de droits de la personne. On y fait référence dans une certaine mesure à des questions liées à la parité salariale. Selon la liste de documents privilégiés, ces documents traitent expressément de la parité salariale.

[ 23 ] La troisième catégorie comprend divers documents. D'après la description fournie dans la liste de documents privilégiés, ils ont tous rapport, d'une façon ou d'une autre, aux délibérations courantes du Cabinet sur l'évaluation des emplois et le remplacement du système de classification des emplois des Territoires du Nord-Ouest. Font partie de cette catégorie les documents correspondant aux numéros de rangée 271, 421, 499,505, 508, 509, 535, 563, 569, 572, 582, 2306 et 2910. Les affidavits précisent que ces documents traitent de la parité salariale, de l'évaluation des emplois, du système de classification des emplois, de la plainte déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne et de l'étude conjointe sur la parité salariale.

[ 24 ] Certains documents posent davantage problème que d'autres. M. Voytilla n'a pas précisé l'objet des documents correspondant aux rangées 172 et 335; il a simplement indiqué qu'il s'agit de documents qui, dans le cours normal des événements, ont été utilisés par un ministre ou de hauts fonctionnaires. Cela ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de protection.

[ 25 ] Le document correspondant à la rangée 582 consiste en une note d'information du Sous-ministre du Personnel, qui serait destinée, dans le cours normal des activités, au ministre ou au Conseil exécutif. Cette description prête pour le moins à équivoque et ne suffit pas pour déterminer s'il s'agit d'un document protégé. Par ailleurs, on peut se demander si le document de M. Critelli, qui fait maintenant partie intégrante de celui correspondant au numéro de rangée 421, a été rédigé expressément à l'intention du Cabinet. Il est extrêmement difficile de déterminer les cas où l'intérêt public prédomine sans examiner les documents de ce genre.

[ 26 ] Toutefois, le problème est généralisé et se pose pour l'ensemble des documents. Si l'information contenue dans les affidavits et la liste de documents privilégiés suffit à déterminer la nature des documents, elle ne permet pas de déterminer où se situe l'intérêt public. L'affidavit ne fournit en fin de compte qu'une description relativement vague des documents et un avis ministériel. Cet avis est exprimé en termes très généraux et fait ressortir l'importance de préserver le caractère confidentiel des délibérations du Cabinet. Bien que chaque document soit décrit dans les affidavits, le Gouvernement a essentiellement revendiqué un privilège générique à l'égard des délibérations du Cabinet.

[ 27 ] En définitive, ce qui importe le plus dans les instances relatives aux droits de la personne, c'est l'équité. Il est évident que des éléments divergents doivent être pris en compte dans toute évaluation de l'intérêt public. Nous sommes conscients du besoin de préserver la candeur et le caractère confidentiel des délibérations du Cabinet. Les tribunaux ont également reconnu l'importance de la procédure de règlement des plaintes relatives aux droits de la personne; toutefois, nous sommes obligés d'accorder un certain poids aux intérêts inhérents à cette procédure dans toute évaluation de l'intérêt public.

[ 28 ] Étant donné que les documents ordinaires du Cabinet ne sont plus assortis d'un privilège générique, il faut examiner chaque document séparément. Ce dont il faut peut-être se préoccuper d'abord et avant tout, c'est qu'il est impossible, sans plus d'information, de déterminer dans quelle mesure une décision faisant droit à la revendication d'immunité serait préjudiciable à la cause présentée par la plaignante et la Commission. La jurisprudence a reconnu que l'effet possible de documents sur un litige [Traduction] constitue en soi ¾ pour reprendre les termes de la cour dans l'arrêt Robinson (supra, par. 716) ¾ [Traduction] une raison impérieuse de les produire.

[ 29 ] L'intimé a reconnu dans son factum que la valeur probante de la preuve est un des facteurs qu'une cour doit prendre en compte pour décider s'il y a lieu de faire droit à une revendication d'immunité. Au paragraphe 17 du factum, l'avocat fait valoir l'argument suivant :

[Traduction] … la pertinence et le caractère substantiel sont des critères auxquels doit satisfaire tout élément de preuve présenté aux tribunaux. S'il ne satisfait à ces critères, l'intérêt qu'il présente n'importe peu. Il n'est pas admis. Si la décision de faire droit à la revendication de privilège et d'empêcher la divulgation de l'information ne peut influer sur le résultat du procès ou de l'audience, on devrait alors, de façon générale, faire droit à la revendication de privilège.

Le problème est qu'on ne peut juger du caractère pertinent et substantiel des documents sur la foi des descriptions très générales figurant dans les affidavits fournis par l'intimé.

[ 30 ] Un certain nombre de facteurs qui ajoutent à la complexité doivent être pris en compte dans ce contexte. Certains concernent les rapports entre le Gouvernement et sa fonction publique tandis que d'autres ont trait aux dossiers chauds du gouvernement. Il y a aussi la question de la mauvaise foi, qui a été invoquée comme moyen de défense par l'intimé. L'un des éléments les plus importants dans ce contexte consiste à savoir si le syndicat a entamé les négociations collectives avec le Gouvernement sans divulguer comme il se doit la plainte.

[ 31 ] La question de la mauvaise foi soulève certaines considérations en matière d'équité ainsi que la théorie des mains nettes, élément qu'on ne peut examiner sans se pencher sur le comportement des deux parties. Bien que nous n'ayons entendu que quelques témoins, il est évident que l'état des connaissances de l'intimé en ce qui touche la plainte est devenu une question substantielle en l'occurrence. Ce n'est pas une considération secondaire, étant donné que les deux parties semblent avoir négocié dur à la table de négociation. Il est impossible, sans examiner les documents, de dire s'ils permettraient de jeter un jour nouveau sur ces questions ou si toute décision visant à les protéger serait préjudiciable à la plaignante et à la Commission.

[ 32 ] Dans Carey, la Cour d'appel a refusé d'examiner les documents parce qu'elle a estimé qu'il devait y avoir un motif concret de croire, un motif qui ne tient pas de la conjecture, que les documents apporteraient vraisemblablement une preuve qui aiderait grandement la partie qui demande leur production. Comme l'a reconnu la Cour suprême, une telle approche pose toutefois un problème : elle impose le fardeau de démontrer l'intérêt que présentent les documents à la partie qui ne les a jamais vus, et ce en dépit du fait que le Gouvernement les ait inscrits sur une de ses listes de documents pertinents. Il est évident que la plupart des documents dont il s'agit portent sur les mêmes questions liées à la classification et à l'évaluation des emplois que celles qui ont été abordées dans le corps de l'audience.

V. QUELLE LIGNE DE CONDUITE FAUT-IL ADOPTER SI LES AFFIDAVITS NE SONT PAS SUFFISANTS?

[ 32 ] Cette question nous ramène à la première étape du processus. Même si nous jugeons les affidavits insuffisants, nous ne sommes pas pour autant fondés à ordonner que les documents soient divulgués aux autres parties. Comme l'a soutenu lord Blanesburgh dans Robinson (supra, p. 722), il est fort possible

[Traduction] … que, parmi les documents énumérés, il s'en trouve certains auxquels le privilège s'applique vraiment; le fait de soumettre ces documents à l'examen du demandeur, sans plus, annulerait la protection que confère le privilège.

La Chambre des lords a soutenu que le juge devait examiner les documents avant de poursuivre l'instruction, afin de s'assurer que les questions qui sont plus ou moins secrètes ne sont pas divulguées simplement parce que le Gouvernement n'a pas fourni un affidavit suffisant.

[ 34 ] La Cour suprême du Canada a suivi le même raisonnement dans Carey (p. 674), ordonnant que les documents litigieux soient examinés.

Cela lui permettra de s'assurer que les divulgations ne gêneront pas indûment les communications confidentielles du gouvernement. Compte tenu de la déférence due au pouvoir exécutif, les documents du Cabinet ne doivent pas être divulgués sans qu'on ne procède à un examen judiciaire préliminaire afin d'évaluer les intérêts opposés de la confidentialité en matière gouvernementale et de la bonne administration de la justice.

L'examen a donc pour but de satisfaire à la demande d'une partie gouvernementale et de protéger le caractère confidentiel des documents litigieux. Il est à l'avantage du Gouvernement.

[ 35 ] Dans Carey, la cour a considéré qu'il s'agit d'une règle de pratique (p. 683) et a adopté la règle énoncée par les tribunaux néo-zélandais dans Fletcher Timber Ltd. v. Attorney General, [1984] 1 N.Z.L.R. 290. Là-bas, la Cour d'appel de la Nouvelle-Zélande a soutenu ce qui suit (p. 308) :

[Traduction] … une fois admis que les documents se rapportent au litige, comme c'est le cas en l'espèce, il devrait être possible de les examiner, à moins qu'on ne présente une raison pour laquelle, dans l'intérêt public, il faut procéder autrement. Et l'obligation de prouver que les documents ne devraient pas être produits pour inspection incombe nécessairement à la partie qui cherche à déroger à la règle générale.

Cette position est conforme au principe général voulant que le Gouvernement soit traité de la même manière que les autres litigants, à moins que l'intérêt public n'exige qu'il en soit autrement.

[ 36 ] Nous ne voyons rien dans les affidavits fournis par le Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest qui indique pourquoi la procédure habituelle en matière d'examen ne devrait pas être suivie. Il existe toutefois une autre façon de procéder.

VI. DEVRIONS-NOUS ORDONNER À L'INTIMÉ DE FOURNIR UN NOUVEL AFFIDAVIT?

[ 37 ] L'intimé a proposé que nous demandions un autre affidavit, si les affidavits présentés sont insuffisants. La jurisprudence fait état d'autres situations du genre. L'avocat de l'intimé nous a priés de suivre la démarche de la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest dans l'arrêt Fullowka v. Royal Oak Mines Inc., [1998] N.W.T.J. No. 87 (Q.L.), où le juge Vertes ordonne (p. 5) que le Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest produise un deuxième affidavit [Traduction] décrivant de façon relativement détaillée chaque document pour lequel un privilège est revendiqué et la nature de la préoccupation liée à l'intérêt public qui s'applique à chaque document.

[ 38 ] Dans l'affaire Fullowka, la situation était très différente de celle à laquelle nous sommes confrontés en l'espèce, car le Gouvernement n'avait fourni aucune description des documents en question, se contentant d'inclure une liste de 98 numéros dans son [Traduction] exposé relatif aux documents. En l'espèce, nous disposons d'une description des documents [Traduction]
( Nouvelle liste), et le problème se situe plutôt au niveau de la détermination des différentes préoccupations liées à l'intérêt public à prendre en compte dans le cas de chaque document.

[ 39 ] À notre avis, il y a d'autres cas où la situation se compare davantage à celle qui nous intéresse. Dans Robinson, même si la Chambre des lords s'inquiétait qu'on puisse divulguer des documents protégés, la cour hésitait à donner à l'État une seconde chance de justifier sa revendication, étant donné [Traduction] que cela entraînerait nécessairement d'autres longs retards, sans peut-être permettre de progresser vers un règlement définitif de la question en litige (722). Nous nous retrouvons dans une large mesure dans la même situation.

[ 40 ] Dans Carey, on s'est demandé notamment si le Gouvernement avait le droit d'interjeter appel d'une ordonnance d'examen, avant que la cour procède à l'exécution de l'ordonnance. Les remarques du juge La Forest à cet égard (p. 646f) nous éclairent dans le cas qui nous occupe.

Les droits d'appel sont conférés par la loi et l'avocat ne nous a signalé aucun texte permettant qu'une ordonnance d'inspection de documents soit portée en appel devant la Cour d'appel. Il s'est simplement appuyé sur la jurisprudence anglaise et néo-zélandaise dont, comme l'a fait remarquer le juge Thorson en Cour d'appel, le fondement législatif peut être différent. En ce qui concerne la compétence de cette Cour, il est prématuré d'en discuter tant que la question n'est pas soulevée. Il convient toutefois de souligner que les considérations d'ordre pratique mentionnées par le juge Thorson, qui militent contre l'autorisation d'appels sur ce type de questions avant le règlement définitif du litige, n'ont pas manqué de m'impressionner. C'est d'autant plus vrai qu'une procédure spéciale est prévue pour les questions particulièrement délicates telles les relations internationales, la défense et la sécurité nationales; voir Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, par. 36.1(2), 36.2(1), adoptés par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4, ann. III.

Nous trouvons ces commentaires convaincants.

[ 41 ] Il convient de répéter, aussi souvent que cela est nécessaire, que nous avons l'obligation d'agir avec célérité. La plainte initiale a été déposée en 1989, soit il y a onze ans, et nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant que nous puissions envisager de nous prononcer sur le fond de la revendication. On devrait dissuader les parties d'interrompre le processus, à moins qu'il n'y ait des raisons impérieuses de le faire. Nous sommes convaincus que ce serait une erreur que de retarder à nouveau l'audience pour demander un autre affidavit, qui ne serait peut-être pas utile.

VII. LE TRIBUNAL A-T-IL LE POUVOIR D'EXAMINER LES DOCUMENTS?

[ 42 ] Cette question semble nous amener à la prochaine étape du processus. Comme l'a écrit le juge Sopinka dans The Law of Evidence in Canada (2d),

[Traduction] Dans Carey c. La Reine, le juge La Forest a fait remarquer que le Ministre devrait collaborer dans toute la mesure du possible sans dévoiler ce qu'on cherche à protéger. Si l'affidavit est insuffisant, la cour peut rejeter la revendication d'immunité ou examiner les documents en question. (868)

L'intimé a répliqué que le Tribunal n'est pas une cour et qu'il n'a pas le pouvoir d'ordonner la production de ces documents, ne serait-ce que pour qu'on les examine. Cette opposition implique d'examiner les pouvoirs du Tribunal par rapport au processus de divulgation et à la production de documents.

[ 43 ] Il existe de la jurisprudence traitant du pouvoir d'un organisme quasi judiciaire d'ordonner la production de documents en dehors d'une audience. Dans Lignes aériennes Canadien Pacifique c. Association canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] A.C.S.. no 114 (Q.L.), par exemple, la Cour suprême s'est penchée sur une disposition du Code canadien du travail, S.R.C., 1970. À la p. 8f, les juges majoritaires ont souligné que l'exercice de tels pouvoirs est normalement réservé aux cours supérieures, qui tirent leurs pouvoirs de contrainte de leur compétence inhérente. Le libellé de la disposition pertinente a fait l'objet d'une interprétation étroite, et la cour a soutenu que le Conseil n'avait pas le pouvoir d'ordonner la production de documents en dehors d'une audience.

[ 44 ] Il existe un certain nombre de différences importantes entre le Conseil des relations du travail et le Tribunal canadien des droits de la personne. Le Tribunal est un organisme d'arbitrage, dont le seul rôle est de trancher les litiges dont il est saisi. Il n'exerce aucune fonction d'enquêteur, rôle qui a été conservé par la Commission, et il ne participe pas au processus d'enquête. Il semble clair que les pouvoirs qu'exerce le Tribunal sont complémentaires à ceux qu'il exerce lorsqu'il tient une instruction. À notre avis, les pouvoirs du Tribunal en matière de divulgation sont indispensables à l'exécution de son mandat et constituent un élément qui fait partie intégrante du processus d'audience en général.

[ 45 ] La décision des juges majoritaires dans l'arrêt Lignes aériennes Canadien Pacifique s'appuie sur le caractère judiciaire du pouvoir de contrainte à l'égard de la production de documents. Au dire de la cour, ce serait une erreur que de présumer qu'un organisme administratif dispose de tels pouvoirs, à moins que la loi habilitante ne lui les confère expressément.

Étant donné la nature judiciaire du pouvoir, tout élargissement de celui-ci à un contexte administratif constituerait une extension exceptionnelle de son application. On ne saurait considérer que le pouvoir conféré est aussi général en l'absence d'un texte clair en ce sens.

En l'espèce, il faut donc se demander si notre propre loi habilitante renferme un libellé clair conférant au Tribunal le pouvoir d'exiger la production de documents en vue de leur examen.

[ 46 ] Les pouvoirs du Tribunal sont énoncés à l'art. 50 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, chap. H-6 (version modifiée). Les dispositions pertinentes semblent être les suivantes :

50. (1) Fonctions -- Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l'intermédiaire d'un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

(2) Questions de droit et de fait -- Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente.

(3) Pouvoirs -- Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

a) d'assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu'il juge indispensables à l'examen complet de la plainte, au même titre qu'une cour supérieure d'archives;

e) de trancher toute question de procédure ou de preuve.

Il y a lieu de noter que dans la loi originale, l'article pertinent ne comportait ni le paragraphe 2 ni l'alinéa (3)e), qui élargissent les pouvoirs du Tribunal.

[ 47 ] L'alinéa 50(3)a) semble accorder au Tribunal les pouvoirs d'une cour supérieure en ce qui concerne la production de documents. Cependant, cette disposition traite du pouvoir du Tribunal de contraindre des témoins à comparaître et non des procédures qui se déroulent en dehors de l'audience formelle. Bien que l'on puisse interpréter la disposition de manière à étendre l'application du pouvoir à ces procédures, les autres dispositions semblent suffisantes pour combler toute lacune de la loi.

[ 48 ] Le paragraphe 50(1) implique que les parties ont le droit d'examiner toute preuve pertinente et admissible que les autres parties ont en leur possession. Le paragraphe 50(2) étend la compétence du Tribunal à toutes les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi. Cette disposition a une vaste portée, car elle étend nos pouvoirs au-delà de la salle d'audience et de l'audience formelle. La décision à laquelle nous sommes confrontés en ce qui touche l'examen des documents semble être une question de droit et de fait, car elle exige que nous déterminions si les faits dont il est question dans les documents dont nous avons été saisis font l'objet d'une immunité.

L'effet de l'alinéa 50(3)e) semble dépendre de l'interprétation étroite que l'on pourrait donner au pouvoir de trancher toute question de… preuve.

[ 49 ] À notre avis, les dispositions de l'article 50 nous confèrent le pouvoir d'ordonner la production de documents en dehors de l'audience formelle lorsque cela est nécessaire ¾ pour reprendre les termes du par. 50(2) ¾ pour trancher les affaires dont nous sommes saisis. Nous sommes d'avis qu'il serait impossible de tenir une audience impartiale, en l'espèce, sans une pleine divulgation des documents pertinents que les parties ont en leur possession. Cela n'est pas possible sans un examen des documents faisant l'objet de l'avis de motion. Dans l'arrêt Lignes aériennes Canadien Pacifique (p. 13), la Cour suprême commente un arrêt antérieur (Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) [1989] 1 R.C.S. 1722. Dans cet arrêt, la Cour reconnaît l'existence d'un pouvoir du Conseil, qui s'il n'était pas reconnu, l'empêcherait de remplir son rôle principal. La même logique s'applique dans le cas qui nous occupe.

[ 50 ] Des raisons pratiques militent en faveur de l'adoption d'une position accordant au Tribunal le pouvoir de superviser le processus de divulgation. Nous avons déjà fait des commentaires, dans des décisions antérieures, sur le nombre de documents que le Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest a en sa possession. Il serait naïf de penser qu'on puisse procéder à la présente audience sans un processus formel de divulgation, et les réalités pratiques de la situation sont trop confuses pour qu'on s'attende à ce qu'une partie puisse se préparer à plaider sans examiner les documents que possède l'autre partie. C'est une question de nécessité et d'équité, qui met en jeu les principes de justice naturelle conformément au par. 50(1). Nous avons déjà siégé durant 57 jours et nous avons entendu, relativement à diverses questions complexes, les arguments présentés par les différentes parties.

[ 51 ] D'autres facteurs ont trait à l'intégrité de l'audience. La plaignante et la Commission ont précisé qu'elles ne seront pas en mesure de plaider tant que la question n'aura pas été résolue. Il s'agit d'un élément important; un des problèmes que pose la position soutenue par l'intimé est qu'elle permet aux parties d'interrompre le processus d'instruction et de le mettre en veilleuse en attendant que la Cour fédérale ait tranché le litige, et ce malgré le fait que nous pourrions nous prononcer en faveur de l'intimé à la suite d'un examen des documents.

VIII. QUEL EST L'EFFET DES ARTICLES 37 À 39 DE LA LOI SUR LA PREUVE AU CANADA?

[ 52 ] Cela pourrait sembler suffisant pour trancher la question. Toutefois, d'autres difficultés se posent. L'intimé est prêt, semble-t-il, à admettre que le Tribunal a le pouvoir de réglementer le processus de divulgation ordinaire. L'argument pointu est que la revendication de l'immunité d'intérêt public échappe à l'application du processus de divulgation ordinaire.

[ 53 ] Il ne faut pas prendre cet argument à la légère. L'article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, chap. C-5 (version modifiée), se lit comme suit :

37. (1) Opposition à divulgation -- Un ministre fédéral ou toute autre personne intéressée peut s'opposer à la divulgation de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d'intérêt public déterminées.

(2) Opposition devant une cour supérieure -- Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas où l'opposition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour supérieure, celle-ci peut prendre connaissance des renseignements et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions ou conditions qu'elle estime indiquées, si elle conclut qu'en l'espèce, les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public invoquées lors de l'attestation.

(3) Opposition devant une autre instance -- Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas où l'opposition visée au paragraphe (1) est portée devant le tribunal, un organisme ou une personne qui ne constituent pas une cour supérieure, la question peut être décidée conformément au paragraphe (2), sur demande, par :

a) la Section de première instance de la Cour fédérale, dans les cas où l'organisme ou la personne investis du pouvoir de contraindre à la production de renseignements en vertu de la loi fédérale…

Le reste de l'article impose des délais relativement rigoureux en ce qui concerne l'audition des demandes présentées en vertu de ces dispositions et tout appel subséquent.

[ 54 ] L'article 38 décrit la procédure particulière qui s'applique à l'audition d'une opposition qui se fonde sur le motif que la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. Ces demandes doivent être entendues par le juge en chef ou un juge désigné par ce dernier. Conformément à l'article 39, un renseignement qu'on atteste être un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada est assorti d'un privilège absolu et ne peut être examiné par les tribunaux. Ce privilège ne s'applique pas à un document de travail si, conformément à l'alinéa (4)b), les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou ont été rendues quatre ans auparavant.

[ 55 ] Tous les avocats qui ont comparu devant nous ont reconnu que le Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest ne peut être considéré comme une autre personne intéressée au sens de l'art. 58 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Nous ne voyons aucune raison d'établir une distinction entre ce terme et le terme autre personne utilisé au par. 37(1) de la Loi sur la preuve au Canada. Nous sommes également disposés à admettre, pour la commodité du raisonnement, que les affidavits de M. Voytilla sont suffisants pour satisfaire aux exigences d'une attestation, et ce en dépit du fait que le paragraphe en question semble exiger plus qu'une déclaration générale voulant que le caractère confidentiel des documents ordinaires du Cabinet soit préservé.

[ 56 ] Une fois ces critères satisfaits, il faut se demander si la demande d'immunité du Gouvernement doit être tranchée par la Cour fédérale, conformément aux dispositions de l'art. 37. La difficulté est que le libellé du par. 37(3) de la Loi sur la preuve au Canada est explicite et non équivoque. Lorsqu'on s'oppose, pour des motifs d'intérêt public, à une divulgation devant un organisme fédéral qui ne constitue[nt] pas une cour supérieure, l'opposition doit être tranchée par la Cour fédérale. La question cruciale est donc de savoir si la Loi canadienne sur les droits de la personne crée une exception à l'application de l'art. 37 ou laisse la règle générale intacte. L'avocat de l'intimé a laissé entendre que le libellé général d'une disposition telle que l'art. 50 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne peut être invoqué pour annuler l'effet des restrictions énoncées dans des dispositions plus précises. Cependant, le libellé de certaines dispositions de l'article 50 est relativement précis, et le par. 50(2) confère au Tribunal le pouvoir de trancher les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi. Le mot all qui figure dans la version anglaise est important, car il implique que la compétence du Tribunal en ce qui a trait au processus de divulgation ne se limite pas aux questions de privilège ordinaires. Ce mot ne doit pas être interprété trop littéralement, étant donné qu'il a été utilisé dans une perspective d'accentuation; ainsi, les limites que les articles 38 et 39 de la Loi sur la preuve au Canada imposent en ce qui concerne le processus de divulgation continuent de s'appliquer.

[ 57 ] Le libellé du par. 50(2) est relativement explicite et nous confère le pouvoir de trancher des questions de droit, lequel est normalement réservé aux tribunaux. Ce paragraphe donne au Tribunal des droits de la personne un caractère juridique qui le distingue d'un grand nombre d'organismes quasi judiciaires et qui lui permet de trancher, comme les tribunaux, des questions de droit et des questions de droit et de fait. Il ne le prive pas de son rôle d'organisme d'enquête factuel, mais lui permet de tirer, à partir des faits, des conclusions sur des questions de droit et de dégager les conclusions juridiques qu'il juge nécessaires pour déterminer si une plainte est fondée.

[ 58 ] La procédure de règlement des plaintes relatives aux droits de la personne comporte ses propres particularités, et l'efficacité de cette procédure est fondée sur un principe d'équité moins formel que celui qui régit l'activité des tribunaux criminels ou civils. Néanmoins, le Tribunal revêt un caractère de plus en plus juridique. Cela ressort clairement du par. 50(2), qui a été adopté récemment ( 1998). L'expertise des membres affectés à la présente instruction, qui ont tous beaucoup d'expérience en matière de litiges, reflète cette réalité. Le rôle essentiel du Tribunal, qui conserve le pouvoir, en vertu de l'alinéa 50(3)c), de recevoir des éléments de preuve qui ne seraient peut-être pas admissibles devant un tribunal judiciaire, ne s'en trouve pas modifié pour autant.

[ 59 ] Bien qu'il ne soit pas une cour judiciaire, le Tribunal est compétent en matière d'arbitrage. Cet aspect est important dans le contexte de tâches juridiques telles que l'examen de documents faisant l'objet d'une immunité d'intérêt public. Ce rôle exige qu'il évalue la pertinence, l'admissibilité et le poids de la preuve, ainsi que l'aptitude à tirer une conclusion juridique en se basant sur la jurisprudence. Nous reconnaissons que ce sont habituellement les cours supérieures qui jouent ce genre de rôle et que le Tribunal, à cet égard, est peut-être à l'extrême limite de sa compétence; toutefois, le Tribunal semble, pour de multiples raisons, être l'organisme compétent pour trancher la question de l'immunité.

[ 60 ] Le Tribunal est responsable au premier chef de déterminer les faits en l'espèce, et les questions de droit relatives à l'admissibilité et à la pertinence de la preuve sont considérées à juste titre comme une obligation corrélative. Nous faisons nôtre l'opinion de la cour dans Carey, qui a reconnu que l'affidavit d'un ministre doit dûment entrer en ligne de compte; nous nous contenterons d'ajouter qu'un tel avis doit être considéré par rapport à la nécessité de produire le document dans l'affaire en question (653). Il nous semble que le Tribunal est l'organisme le mieux placé pour se prononcer sur ce dernier point.

[ 61 ] D'après la position de l'intimé, notre seule responsabilité consisterait à examiner l'affidavit de M. Voytilla et à renvoyer l'affaire à la Cour fédérale si nous jugeons qu'un examen des documents est nécessaire. Cette approche compartimentée, pièce à la pièce, est incommode et illogique; elle mettrait la Cour fédérale dans la situation d'avoir à terminer une tâche que nous avons déjà amorcée. Les membres instructeurs connaissent les questions de fait en l'espèce et ce sont eux qui sont les mieux placés pour déterminer l'effet préjudiciable de toute décision visant à protéger les documents contre une divulgation. Cela est particulièrement vrai dans cette instance, qui exige l'expertise d'un tribunal spécialisé et la divulgation de milliers de documents.

IX. QUELS EST L'EFFET DE L'ARTICLE 58 DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE?

[ 62 ] Cette interprétation du par. 50(2) se fonde sur les dispositions de l'art. 58 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui se lit comme suit :

58. (1) Divulgation de renseignements -- Dans les cas où un ministre fédéral ou une autre personne intéressée s'opposent à la divulgation de renseignements demandée par l'enquêteur ou le membre instructeur, la Commission peut demander à la Cour fédérale de statuer sur la question.

(2) Opposition -- Dans le cas où le ministre ou l'autre personne intéressée se prévalent du droit d'opposition à la divulgation, prévu aux articles 37 à 39 de la Loi sur la preuve au Canada, la Cour fédérale statue sur la demande prévue au paragraphe (1) conformément à ces articles.

(3) Absence d'opposition -- Dans les cas où le Ministre ou l'autre personne intéressée ne se prévalent pas du droit d'opposition à la divulgation, prévu aux articles 37 à 39 de la Loi sur la preuve au Canada dans les quatre-vingt-dix jours suivant la demande, la Cour fédérale prend les mesures qu'elle juge indiquées.

Les avocats de l'intimé ont fait valoir que cet article restreint les pouvoirs que l'art. 50 confère au Tribunal, étant donné qu'il indique que toute décision en matière de divulgation devrait être prise par la Cour fédérale en cas d'opposition de la part d'une partie intéressée.

[ 63 ] Cet argument pose un certain nombre de problèmes. D'abord, le par. 58(1) précise que la Commission peut demander à la Cour fédérale de trancher la question et ne fait aucunement état des cas où la Commission n'a pas encore présenté de demande. Ensuite, le par. 58(1) fait référence à la divulgation de renseignements et ne semble pas porter strictement sur l'immunité d'intérêt public. Nous avons examiné les versions française et anglaise du texte; à notre avis, les paragraphes (2) et (3) semblent prévoir la possibilité que d'autres oppositions en matière de divulgation soient soumises à la Cour fédérale.

[ 64 ] Le problème est que cela ouvre la perspective de renvoyer à la Cour fédérale une multitude de questions de preuve, particulièrement si nous admettons la position de l'intimé voulant qu'il ait le droit d'être entendu devant cette cour. Cela va à l'encontre de l'esprit de l'art. 50 et de dispositions telles que celle énoncée à l'alinéa 50(3)e), qui confère au Tribunal le pouvoir de trancher toute question de procédure ou de preuve. L'enquêteur n'est pas dans la même situation que le Tribunal. Du point de vue pratique, ce serait une erreur fondamentale de permettre que ce Tribunal délègue la tâche de trancher ces questions de preuve à la Cour fédérale, qui a clairement précisé qu'elle exerce sur le Tribunal un mandat de surveillance.

[ 65 ] D'autres difficultés se posent dans le cas de l'intimé. Nous ne reconnaissons pas que le mot divulgation, tel qu'utilisé à l'art. 58, s'applique à l'examen de documents par le Tribunal. À notre avis, le mot divulgation désigne le fait de divulguer publiquement les documents et ne s'applique pas à un examen de la part des membres du Tribunal. Ce point ressort clairement de la jurisprudence, qui donne à entendre que l'examen de documents litigieux par un juge ne porte pas atteinte à la confidentialité des documents. Si tel était le cas, l'examen de documents par une cour constituerait en soi une violation de l'immunité.

[ 66 ] Tout compte fait, les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada aident à déterminer le sens du mot divulgation dans ce contexte. Le par. 37(2) dispose qu'une cour devant laquelle est portée une opposition en matière de divulgation peut prendre connaissance des renseignements et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions ou conditions qu'elle estime indiquées. Il y a donc une distinction entre l'acte qui consiste à examiner et celui consistant à divulguer. Le paragraphe 39(1) fait cette même distinction, précisant que le tribunal, l'organisme ou la personne… sont tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'audition à son sujet….

[ 67 ] Il est évident que la version française du par. 58(1) appuie cette interprétation de l'article.

58. (1) Dans les cas où un ministre fédéral ou une autre personne intéressée s'opposent à la divulgation de renseignements demandée par l'enquêteur ou le membre instructeur, la Commission peut demander à la Cour fédérale de statuer sur la question.

Le mot divulgation, dans la version française, désigne la divulgation publique des documents en question et ne serait normalement pas interprété comme incluant l'examen privé de documents par les membres du Tribunal. La définition de divulguer selon le Petit Robert (1993) illustre bien ce point. L'acception principale est la suivante : Porter à la connaissance du public (ce qui était connu de quelques-uns).

[ 68 ] Nous sommes conscients du fait que la Cour suprême du Canada a établi dans l'arrêt Carey une distinction claire entre l'examen et la divulgation. À la p. 674 (supra), par exemple, le juge La Forest a ordonné, en fait, que les documents soient mis à la disposition de la cour pour qu'elle puisse les examiner. Cependant, le sens précis des mots mis à la disposition ( disclosure, dans la version anglaise) n'a pas été contesté dans cette affaire, et la cour ne s'est pas penchée sur le point qui a été soulevé devant nous. En outre, il est évident que, dans cet arrêt, la cour utilise le terme divulgation dans plusieurs sens. Par exemple, dans un même paragraphe, le juge La Forest précise que les documents du Cabinet ne doivent pas être divulgués sans qu'on ne procède à un examen judiciaire préliminaire afin d'évaluer les intérêts opposés de la confidentialité en matière gouvernementale et de la bonne administration de la justice. À notre avis, c'est dans ce sens restreint que le mot est utilisé à l'art. 58 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[ 69 ] On pourrait arguer que si nous ordonnons à l'intimé de divulguer les documents aux autres parties, l'art. 58 s'appliquerait. Toutefois, il est prématuré d'examiner quelque argument que ce soit à ce sujet, et un doute subsiste. L'élément important, par rapport à la décision à savoir si nous avons le pouvoir d'examiner les documents, est que l'art. 58 précise clairement la démarche qu'il faut suivre normalement pour porter une revendication d'immunité devant la Cour fédérale.

[ 70 ] Il semble que, selon cet article, la Commission exerce le rôle de contrôleur et jouit du pouvoir discrétionnaire de décider si une opposition doit être portée devant la Cour fédérale. Cet article a pour objet, de toute évidence, de filtrer les demandes frivoles ou gratuites. Nous reconnaissons volontiers que le rôle de la Commission dans un tel contexte pose des difficultés, étant donné qu'elle continue d'être partie à l'affaire. Toutefois, c'est une question qui doit être tranchée à une autre tribune, et il ne nous appartient pas de statuer sur les obligations de la Commission ou sur la portée du pouvoir discrétionnaire que lui confère cet article.

X. CONCLUSION

[ 71 ] Nous aimerions conclure en précisant qu'on nous a présenté un certain nombre de textes de référence qui énumèrent les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il est dans l'intérêt public de soustraire à la divulgation les documents du Cabinet. Cependant, nous estimons qu'il serait prématuré à ce moment-ci de nous lancer dans un débat portant sur ces facteurs, sans lire les documents. Par conséquent, nous ordonnons à l'intimé de présenter au Tribunal, dans les cinq prochains jours, trois exemplaires des documents en question afin que nous puissions les examiner.

Fait le 19e jour de mai 2000.

Paul Groarke, président

Jacinthe Théberge, membre

Athanasios Hadjis, membre

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T470/1097

INTITULÉ DE LA CAUSE : Alliance de la fonction publique du Canada c. Ministre du Personnel du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, à titre d'employeur

LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
(les 26 et 27 avril 2000)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : 19 mai 2000

ONT COMPARU :

Judith Allen Au nom de l'Alliance de la fonction publique du Canada

Ian Fine Au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

George Karayannides
Joy Noonan Au nom du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest

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