Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Micheline Montreuil

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forces canadiennes

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Pierre Deschamps
Date : Le 4 mai 2009
Référence : 2009 TCDP 15

Table des matières

I. Introduction

II. La demande de réouverture d’enquête

III. Analyse

IV. Conclusion

I. Introduction

[1] Le 17 mars 2009, la plaignante adressait au président du Tribunal canadien des droits de la personne une demande de réouverture d’enquête dans laquelle elle demande au Tribunal de contacter le membre ayant entendu la preuve pour statuer sur sa demande.  Cela dit, ce n’est toutefois que le 23 avril 2009 que j’ai été saisi par le greffe du Tribunal de la demande de réouverture d’enquête.

[2] D’entrée de jeu, l’intimé s’est objecté à ce que ce soit le président du Tribunal qui statue sur la demande de réouverture d’enquête.  S’appuyant notamment sur des décisions antérieures du Tribunal, l’intimé soutient qu’il appartient au membre ayant entendu la preuve de statuer sur cette question.

[3] La Commission des droits de la personne ne s’objecte pas à ce que le membre ayant instruit la cause statue sur cette demande.  Quant à la plaignante, elle accepte elle aussi que le membre ayant instruit la cause statue sur sa demande de réouverture d’enquête.

II. La demande de réouverture d’enquête

[4] Dans sa lettre du 17 mars 2009, la plaignante demande que l’enquête soit rouverte pour une période maximale de cinq jours au motif que les éléments de preuve auxquels elle se réfère dans sa lettre sont essentiels pour soutenir sa position et qu’ils n’étaient pas disponibles au moment de l’audition.

[5] Les faits sur lesquels s’appuie la plaignante pour demander une réouverture d’enquête sont les suivants :

  1. le fait que la plaignante venait d’apprendre que le Canada avait signé des documents reconnaissant que les transgenres sont victimes de discrimination et qu’ils doivent être protégés ainsi que le fait que les procureurs de l’intimé ont plaidé à l’encontre de la position formelle du Canada en la matière sans en faire part au Tribunal ;
  2. le fait que les procureurs de l’intimé ont plaidé, dans la présente instance, que la plaignante était atteinte de pathologies mentales, élément qui, selon la plaignante, ne fut pas plaidé par le procureur principal de l’intimé dans une autre instance impliquant l’intimé et la plaignante ;
  3. l’existence de documents non identifiés par la plaignante qui n’étaient pas disponibles lors de la prise en délibéré et qui seraient essentiels à la preuve de la plaignante visant à démonter que les transgenres sont victimes de discrimination ;
  4. le fait que la plaignante a en sa possession des documents, non disponibles lors du délibéré du dossier, qui constitueraient, selon elle, des éléments essentiels à sa preuve pour démontrer non seulement que les transgenres sont victimes de discrimination mais également que les procureurs de l’intimé plaident à l’encontre de la position officielle du Gouvernement du Canada en matière de défense des droits des transgenres ;
  5. le fait que la plaignante aurait retrouvé des documents qui confirment certaines déclarations de la plaignante et qui auraient été réclamés par le procureur de l’intimé ;
  6. le fait que l’un des experts de l’intimé aurait caché des éléments de preuve importants et qu’il aurait omis de fournir des informations, vitales au Tribunal, ce qui constituerait un mensonge par omission.

[6] La plaignante plaide que priver le Tribunal de ces éléments de preuve constituerait un déni de justice.

[7] En réponse aux directives émises, en date du 23 mars 2009, par le greffe du Tribunal concernant le dépôt d’observations écrites et de certains détails supplémentaires en rapport avec la demande de réouverture d’enquête, la plaignante fournissait, dans une lettre datée du 27 mars 2009, de l’information additionnelle concernant la nouvelle preuve qu’elle anticipait produire devant le Tribunal au soutien de sa demande de réouverture.  Dans sa lettre, la plaignante invoque:

  1. le fait que le Canada avait signé des documents reconnaissant que les transgenres sont victimes de discrimination et qu’ils doivent être protégés et que les procureurs de l’intimé avaient plaidé à l’encontre de la position formelle du Canada et caché cette information au Tribunal;

    À ce propos, la plaignante fait spécifiquement référence à une déclaration lue le 18 décembre 2008 par le représentant de l’Argentine à l’ONU et cite le texte.  La plaignante soutient que l’intimé aurait caché l’existence de ce document qui aurait été en gestation au moment du délibéré;

    La plaignante précise qu’elle entend mettre en preuve l’enregistrement vidéo réalisé durant l’assemblée générale de l’ONU ainsi que les textes des différentes déclarations;

    Qui plus est, en rapport avec ce point, la plaignante soutient que les procureurs de l’intimé font preuve de discrimination envers elle et requiert que ceux-ci et les officiers des Forces Canadiennes concernés soient traduits en justice;

  2. le fait que les procureurs de l’intimé ont continuellement plaidé que la plaignante était atteinte de pathologies mentales graves qui l’empêchait de servir dans les Forces Canadiennes et que cet élément ne fut nullement soulevé par le procureur des Forces dans une autre cause devant le Tribunal canadien des droits de la personne opposant la plaignante à l’intimé.  A cet égard, la plaignante indique qu’elle entend déposer les décisions rendues par le Tribunal et la Cour fédérale dans cette autre instance;
  3. le fait que des auditions ont eu lieu en juin 2008 devant un sous-comité de la Chambre des représentants, à Washington, portant sur la discrimination dont sont victimes au travail les personnes transgenres.  La plaignante présente une liste des personnes ayant témoigné et cite le cas d’une militaire américaine.  La plaignante déclare qu’elle entend déposer ces témoignages en preuve (CD), ainsi que l’enregistrement vidéo réalisé durant les auditions de cette commission (DVD).  En outre, elle déclare qu’elle entend déposer d’autres documents portant sur la législation américaine en matière de droits de la personne en ce qui a trait aux personnes transgenres;

    En marge de ces éléments de preuve, la plaignante évoque l’existence d’une entente, qu’elle entend mettre en preuve, sur le projet pilote de l’expert unique pour le district de Laval visant à mettre fin aux expertises tronquées et aux dépenses abusives en matière d’expertise et prend prétexte de cette entente pour dénoncer les trois «psys», comme elle les nomme, dont les services ont été retenus par l’intimé comme experts et décrier le fait qu’ils ont passé des semaines assis à l’arrière du Tribunal et ont été grassement payés pour leurs services.  Elle s’interroge sur la possibilité pour ceux-ci d’être des témoins experts neutres.

    Au demeurant, la plaignante soutient que leur présence était un abus de l’usage des experts et déconsidérait l’administration de la justice.  Elle profite de l’occasion pour critiquer vertement le témoignage de l’un des experts de l’intimé, soulignant que, selon elle, le témoignage de l’expert est de la fabulation teintée de mauvaise foi, que cet expert n’est pas crédible.

  4. l’existence de documents provenant de l’ONU et l’International Lesbian and Gay Association portant sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle, documents qui découlent de la déclaration portant sur la discrimination du 18 décembre 2008, citée ci-dessus ;
  5. l’existence de documents qui confirment certaines déclarations que la plaignante aurait faites au procureur de l’intimé quant à des frais d’expertise qu’elle aurait payés.  La plaignante soutient que la mise en preuve de ces documents est essentielle pour démontrer qu’elle a toujours dit la vérité lors de son témoignage devant le Tribunal;
  6. le fait que l’un des experts de l’intimé aurait caché au Tribunal des éléments de preuve importants et aurait omis de fournir des informations vitales au Tribunal, ce qui constitue, selon la plaignante, un mensonge par omission.  À cet égard, la plaignante mentionne qu’elle entend produire un rapport concernant l’un des procureurs de l’intimé.  La plaignante dit qu’elle entend utiliser cet élément et d’autres faits pour démontrer l’incompétence des experts de l’intimé;
  7. le fait que le rapport actuariel évaluant les dommages de la plaignante n’est plus à jour.  La plaignante requiert que l’intimé dépose une mise à jour du rapport de l’actuaire en ce qui a trait à ses dommages.

[8] Dans une lettre datée du 9 avril 2009, qui constitue sa réplique aux arguments de la Commission et de l’intimé, la plaignante fait abondamment référence à un projet de rapport provenant de la Haute Autorité de Santé de France (HAS) intitulé Situation actuelle et perspective d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France et en cite de larges extraits.  Fait à noter, le rapport contient plusieurs références à des documents datant d’avant 2008.

[9] En marge des extraits cités, la plaignante en profite pour s’attaquer à nouveau à la crédibilité de l’un des experts de l’intimé et insinuer, sur la base du contenu du projet de rapport de la HAS, que l’expert de l’intimé a induit le Tribunal en erreur, a menti, a dissimulé des informations et a rendu un témoignage biaisé pour lequel il a été grassement payé.  Elle requiert que le témoignage de l’expert soit écarté.

[10] En bref, la plaignante soutient que tous les éléments auxquels elle fait référence dans ses diverses correspondances ont un caractère fondamental et que ne pas faire droit à sa demande constituerait un déni de justice.

[11] Le 6 avril 2009, la Commission des droits de la personne faisait savoir par lettre adressée au Tribunal qu’elle ne prenait pas position sur la demande de réouverture d’enquête de la plaignante, soulignant toutefois que la plaignante se devait de démontrer que les documents qu’elle entendait soumettre avaient été nouvellement découverts et constituaient une preuve qui serait un facteur déterminant sur l’ultime décision du Tribunal sur sa plainte.

[12] L’intimé, pour sa part, s’oppose à toute réouverture d’enquête au motif que les deux critères que pose la jurisprudence, à savoir que la réouverture d’enquête aura un impact quant à l’issue du procès et l’impossibilité d’obtenir un élément de preuve en temps opportun ne sont pas rencontrés.

[13] En réponse aux arguments présentés par la plaignante au soutien de sa demande de réouverture d’enquête, l’intimé plaide dans une lettre datée du 6 avril 2009 que:

  1. la déclaration lue par un représentant de l’Argentine à l’ONU le 18 décembre 2008 n’est aucunement pertinente ;
  2. la décision rendue par un autre membre du Tribunal dans une affaire opposant la plaignante et l’intimé, décision confirmée par la Cour fédérale, n’est pas pertinente, le présent membre ayant à rendre une décision en fonction des faits particuliers du cas présent ;
  3. les témoignages rendus devant un sous-comité de la Chambre des représentants des Etats-Unis et les documents qui s’y rapportent ne sont pas pertinents et sont à toute fin utile irrecevables vu qu’il ne serait pas possible pour l’intimé de contre-interroger les personnes ayant témoigné.

    L’intimé fait observer que le document intitulé Equality from state to state auquel se réfère la plaignante fut publié en 2005 et était donc disponible au moment du délibéré.  Il en va de même pour le document intitulé Gender Law Guide to the Federal Courts and 50 States publié, semble-t-il, en 2004;

  4. les documents émanant de l’ONU et de la ILGA et les témoignages qui s’y rapportent ne sont pas pertinents ; au demeurant, le simple dépôt de ces éléments ne permettrait pas à l’intimé de contre-interroger les personnes ayant témoigné ;
  5. les documents quant aux frais d’expertise que la plaignante aurait encourus existaient avant le délibéré ;
  6. le rapport concernant l’un des procureurs de l’intimé n’est pas admissible en preuve ;
  7. la mise à jour des dommages subis par la plaignante relève de la plaignante et n’incombe pas à l’intimé.

[14] Enfin, l’intimé plaide que la demanderesse n’a pas démontré que l’issue du procès serait vraisemblablement différente si ces éléments de preuve étaient présentés.

III. Analyse

[15] Toutes les parties semblent convenir que le critère applicable, en l’espèce, pour disposer de la présente demande de réouverture d’enquête est le critère à deux volets accepté par la Cour suprême du Canada dans 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc, [2001] 2 R.C.S. 983 : 1) l’élément de preuve en cause aurait probablement une influence importante sur l’issue de l’affaire, 2) il n’était pas possible d’obtenir l’élément de preuve avant le procès en faisant preuve de diligence raisonnable.

[16] En outre, la jurisprudence exige, en matière de réouverture d’enquête, que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de rouvrir l’enquête qu’avec modération et la plus grande prudence de façon à éviter la supercherie et le recours abusif aux tribunaux.

[17] Une lecture attentive des divers arguments soumis par la plaignante au soutien de sa demande de réouverture d’enquête et des divers faits allégués par celle-ci démontre clairement que, pour l’essentiel, la demande vise à permettre à la plaignante d’attaquer à nouveau la crédibilité des témoins experts de l’intimé et, plus particulièrement de l’un d’eux, ainsi que de vilipender les procureurs de l’intimé.

[18] Ainsi, tout au long de son plaidoyer au soutien de sa demande de réouverture d’enquête, la plaignante ne se gêne pas pour écorcher au passage les experts de l’intimé et mettre en doute leur crédibilité en s’appuyant sur les documents auxquels elle se réfère.  En outre, elle se permet d’attaquer l’intégrité des procureurs de l’intimé, voire des membres des Forces Canadiennes.

[19] En ce qui a trait à la documentation que la plaignante veut mettre en preuve, tel que souligné précédemment, elle ne vise pas à apporter un élément de preuve vital à la cause de la plaignante, mais plutôt à supporter sa charge contre les témoins experts de l’intimé et à tenter de les discréditer sur la base de la documentation qu’elle entend produire.

[20] Dans une instance donnée, la crédibilité des témoins est une question qui est laissée à l’appréciation du Tribunal qui, en dernier ressort, décide du poids qu’il accordera au témoignage d’une personne.  En l’espèce, la plaignante a pu, lors de son contre-interrogatoire des témoins experts de l’intimé, attaquer ou mettre en cause leur crédibilité.  Il ne saurait être question de rouvrir l’enquête dans la présente instance afin que la plaignante puisse s’attaquer à nouveau à la crédibilité des experts de l’intimé en produisant une nouvelle documentation.

[21] Il importe de souligner que, dans la présente instance, le Tribunal a eu le bénéfice d’entendre non seulement un expert psychiatre appelé comme témoin par l’intimé mais également un expert psychiatre appelé par la Commission.  Il appartient au Tribunal de juger du poids à donner au témoignage de chacun de ces experts.

[22] Par ailleurs, la plaignante ne peut trouver prétexte à une réouverture d’enquête dans le fait que de nouveaux documents sont apparus après la prise en délibéré de la cause.  Il en sera toujours ainsi dans toutes les instances.  Qui plus est, il appert que la plaignante envisage de simplement déposer les documents auxquels elle fait référence et de les commenter à sa guise, sans que le Tribunal ait le bénéfice d’une preuve contradictoire.

[23] Les parties ont eu l’occasion, en cours d’instance, de produire toute la documentation qu’elles jugeaient pertinente en matière de transsexualisme et de transgendérisme et les experts appelés comme témoins ont pu exprimer leurs points de vue sur ces éléments.  En ce qui a trait à ces questions, il appartiendra au Tribunal d’examiner la preuve d’expert soumise par les parties, ainsi que l’ensemble des témoignages et de la documentation produite en cours d’instance pour faire les déterminations qui s’imposent.

[24] Pour ce qui est des décisions rendues par le Tribunal et la Cour fédérale auxquelles se réfère la plaignante, elles sont de connaissance judiciaire et nul n’est besoin d’une réouverture d’enquête pour que le Tribunal en prenne connaissance et détermine leur pertinence quant au présent dossier.

IV. Conclusion

[25] Enfin, pour ce qui est de la question des dommages, il appartiendra au Tribunal de faire les ajustements appropriés, s’il en est, tenant compte du rapport actuariel mis en preuve.  Il ne saurait être question, à ce stade-ci du délibéré, d’obtenir de l’actuaire un complément de rapport.

[26] Je conclus donc que la plaignante, à la lumière des motifs évoqués au soutien de sa demande de réouverture d’enquête, n’a pas satisfait au critère qui s’applique en matière de réouverture d’enquête, que sa demande vise d’abord et avant tout à s’attaquer à nouveau à la crédibilité des experts de l’intimé et à l’intégrité de ses procureurs.

[27] Pour ces motifs, la demande de réouverture d’enquête formulée par la plaignante est rejetée.

Signée par

Pierre Deschamps
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 4 mai 2009

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1047/2805

Intitulé de la cause : Micheline Montreuil c. Les Forces canadiennes

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 4 mai 2009

Comparutions :

Micheline Montreuil, pour elle même

Ikram Warsame, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Guy A. Blouin, pour l'intimée

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.