Contenu de la décision
D.T. 11/96
Décision rendue le 17 octobre 1996
LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE
L.R.C. 1985, ch. H-6 (version modifiée)
TRIBUNAL D'APPEL DES DROITS DE LA PERSONNE
ENTRE:
PAUL LAGACÉ
l'appelant
- et -
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
la Commission
- et -
FORCES ARMÉES CANADIENNES
l'intimée
DÉCISION DU TRIBUNAL D'APPEL
TRIBUNAL: STANLEY SADINSKY, c.r., président LINDA-MARIE DIONNE, membre MIROSLAV FOLTA, membre
ONT COMPARU: Paul Lagacé, en personne
Eddie Taylor, avocat de la Commission canadienne des droits de la personne
Donald J. Rennie et le capitaine Sylvain Lavoie, avocats de l'intimée
DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: 22 et 23 juillet 1996, Kamloops (Colombie-Britannique)
Par le présent appel qu'il a interjeté en vertu de l'article 55 de la
Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi
), M. Paul Lagacé
demande au tribunal d'appel de réviser la décision que M. A.G. Lynch-Staunton
(le président
) a rendue le 3 avril 1993 (D.T. 5/93). Le président a rejeté
la plainte que M. Lagacé avait déposée contre les Forces armées canadiennes
(les FAC
), qu'il accusait d'avoir fait preuve de discrimination à son
endroit à cause de son état matrimonial et de sa situation de famille.
Dans l'appel que nous avons entendu, M. Lagacé a comparu en personne et
Me E. Taylor a comparu au nom de la Commission canadienne des droits de la
personne (la CCDP
). Dans ses arguments à l'appui de M. Lagacé, Me Taylor.s'est limité à faire valoir des points de droit sur la question de la
partialité et au sujet de la norme et de la portée de l'examen qui
s'appliquent à un appel devant un tribunal d'appel. Me D.J. Rennie et le
capitaine S. Lavoie ont comparu au nom des FAC.
Au début de l'audience, M. Lagacé a demandé à produire d'autres éléments
de preuve concernant l'appel en vertu du paragraphe 56(4) de la Loi. Il
s'agissait de deux affidavits, un du capitaine (retraité) Jene Kleinschroth
daté du 3 octobre 1995, et l'autre de l'adjudant-maître (retraité) Peter
Hooker daté du 5 septembre 1995. Après avoir entendu les arguments, nous
avons admis la preuve au motif qu'elle était indispensable à la bonne
administration de la justice. Nous avons tenu compte du fait que M. Lagacé
n'avait pas été représenté séparément par un avocat à l'audience précédente
et qu'il est souhaitable de trancher les questions de ce genre à la lumière
de toutes les preuves pertinentes disponibles. A notre avis, un tribunal
d'appel jouit de pouvoirs discrétionnaires étendus à cet égard et nous avons
décidé de les exercer en faveur de
M. Lagacé (voir Le procureur général du Canada c. Lambie et autres dossier de
la C.F. no T-1028-94, le 3 décembre 1994, le juge Rothstein).
M. Lagacé a invoqué deux motifs à l'appui de son appel: i) que le
président avait un parti pris contre lui; et ii) que le président a commis
une erreur en retenant le témoignage du major R. Dunsdon de préférence au
sien. Il a soutenu que le témoignage de ce dernier était rempli de
contradictions, qu'il manquait de crédibilité et qu'il manquait de
corroboration, en ce sens qu'il ne s'appuyait ni sur des témoignages de
personnes que les FAC auraient pu citer ni sur les documents déposés devant
le tribunal des droits de la personne.
M. Lagacé nous a demandé de renverser la décision du président et, à
titre de redressement, de le réintégrer dans les FAC en lui accordant, avec
effet rétroactif, salaires, primes et allocations, ou de lui accorder une
indemnité à la place.
Les faits de la présente affaire ont été exposés en détail dans la
décision du président. La question fondamentale était de savoir si M. Lagacé,
qui était à l'époque caporal-chef dans les FAC, avait fait l'objet de
discrimination du fait de son état matrimonial et de sa situation de famille
lorsqu'il avait postulé une place dans le Programme de formation des
aspirants-officiers (PFAO) en novembre 1987, sa demande n'ayant pas été
appuyée par le major Dunsdon ni transmise aux autorités supérieures pour
qu'elles l'étudient.
Nous examinerons d'abord la question de la partialité ou du parti pris,
puis ensuite les questions de fond touchant la preuve et les points de droit
ayant trait au présent appel.
PARTIALITÉ
Selon M. Lagacé, lorsqu'on lit la transcription de l'audience et la
décision du président on se rend compte que ce dernier avait un parti pris.contre lui.
M. Lagacé a signalé à notre attention plusieurs passages dans la
décision qui, prétend-il, montrent que le président a tenu des propos qui le
dénigraient personnellement ainsi que les arguments qu'il avançait (voir les
pages 18, 19-20, 65 et 69 de la décision). Il a en outre relevé un échange
particulier ayant eu lieu durant l'audience où le président lui aurait
ordonné sur un ton autoritaire de répondre à une question (voir la
transcription à la p. 235). M. Lagacé a par ailleurs soutenu que la décision
du président d'accepter le témoignage du major Dunsdon et de rejeter le sien
était une preuve de partialité de la part du président à son endroit.
M. Lagacé nous a également informés (par opposition à citer des témoins)
que, durant les pauses qui avaient ponctué les audiences antérieures tenues
à la University of Victoria, le président a été vu en train de discuter avec
des témoins des FAC bien que, apparemment, le président ait fait ouvertement
savoir à une occasion qu'il ne discutait pas de l'affaire. M. Lagacé nous a
en outre informé que le président avait des antécédents militaires. Ces
faits, combinés avec ce qu'on peut lire dans la transcription et dans la
décision, sont une preuve de partialité, selon M. Lagacé, et devraient rendre
la première procédure nulle.
Sur le plan juridique, la partialité est de deux types: la partialité
réelle; et la crainte raisonnable de partialité. En l'occurrence, toutes les
parties ont convenu que nous avions affaire à un cas possible de partialité
du second type.
Le critère qu'on doit appliquer pour déterminer s'il y a une crainte
raisonnable de partialité a été énoncé clairement par le juge Granpré dans le
jugement dissident qu'il a rendu dans Committee for Justice and Liberty et
autres c. l'Office national de l'énergie et autres [1978] 1 R.C.S. 369, à la
p. 394.
La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans
une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de
partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée
et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait
les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la
Cour d'appel, ce critère consiste à se demander à quelle
conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui
étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique
[...]
Ce critère a été exprimé en des termes semblables dans le jugement de la
majorité par le juge en chef, à la p. 391 (voir aussi Newfoundland Telephone
Company Limited c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities)
[1992] 1 R.C.S. 623; Enquête Énergie c. Commission de contrôle de l'énergie
atomique et autres. [1985] 1 C.F. 563 (C.A.); et Société Radio-Canada c.
Commission canadienne des droits de la personne [1993], 71 F.TR. 214).
Le principe qui est en cause est que la justice ne doit pas seulement
être rendue, elle doit manifestement et sans aucun doute inspirer confiance
(voir Canadian Cable Television Association v. American College Sports
Collective of Canada Inc. [1991], 129 NR 296, aux pages 313-317
(C.A.F.)). Il est également clair dans cette décision qu'une crainte
raisonnable de partialité peut inclure une partialité non pécuniaire ou
réelle lorsque des intérêts de nature émotionnelle tels que la partisannerie
ou des relations professionnelles particulières peuvent exister (voir la p.
316).
Nous avons lu l'entière transcription de la première audience ainsi que
la décision du président et, à notre avis, ces textes ne montrent aucune
partialité. Dans la décision, les preuves et les arguments tant de M. Lagacé
que des FAC sont examinés d'une manière détaillée et exhaustive. Les termes
employés par le président ne sont pas exceptionnels dans une procédure
administrative ou judiciaire, en particulier lorsqu'il s'agit de décrire la
preuve ou les positions des parties. Il n'est pas exceptionnel non plus qu'un
juge des faits demande à un témoin de répondre à une question. Cela fait
partie de la dynamique d'une audience.
En outre, les informations présentées concernant les entretiens hors
cour et les antécédents du président ne sont pas une preuve de partialité
réelle ou de crainte raisonnable de partialité, qu'on les prenne comme telles
ou en combinaison avec le contenu de la transcription et la décision.
L'acceptation de la preuve d'une partie de préférence à celle de l'autre ne
constitue pas non plus de la partialité. Ces questions sont tranchées à la
lumière de la crédibilité et du poids de la preuve, et selon la suffisance
des éléments de preuve pour étayer des conclusions particulières. En fait, la
tâche du juge des faits, dans une instance semblable, est souvent de décider
justement laquelle des preuves contradictoires des parties doit être acceptée
de préférence à l'autre.
Pour établir qu'il y a eu partialité, il faut une preuve de
circonstances claire qui amènerait une personne raisonnablement bien informée
à conclure que la décision manquait d'impartialité. Bien qu'un tribunal
d'appel ait le droit de prendre en considération les informations prévues aux
paragraphes 50(2), 50(3) et 56(2) de la Loi, une allégation de partialité
devrait être prouvée d'une manière claire et probante, compte tenu de la
gravité de l'allégation. En l'occurrence, le niveau de preuve offert ne
satisfait pas à cette exigence.
Par conséquent, nous rejetons l'appel alléguant la partialité.
LA PREUVE
a) La portée et la norme de l'examen
Avant d'examiner les motifs de l'appel de M. Lagacé à la lumière de la
preuve, il convient de préciser la compétence d'un tribunal d'appel et le
critère qui permet de définir la portée et la norme d'examen qui s'appliquent
à l'égard d'une décision d'un tribunal des droits de la personne.
Les pouvoirs d'un tribunal d'appel sont définis aux articles 55 et 56 de
la Loi. Sa compétence est établie au paragraphe 56(4), qui dit clairement
qu'elle repose sur le dossier du tribunal dont la décision ou l'ordonnance
fait l'objet de l'appel et sur les observations des parties intéressées.
Cette directive a fait l'objet d'un certain nombre d'affaires rapportées dans
lesquelles il a été conclu que, en l'absence de preuves autres que celles qui
ont été produites devant le tribunal des droits de la personne, le tribunal.d'appel
doit respecter les conclusions de
fait auxquelles est arrivé le tribunal des droits de la personne. Cela tient
au fait que ce dernier a eu l'occasion unique d'évaluer la crédibilité des
témoins pour les avoir vus et entendus.
Cependant, il incombe au tribunal d'appel d'examiner la preuve et de
substituer son interprétation des faits s'il est convaincu qu'il y a eu une
erreur palpable ou manifeste de commise par le tribunal inférieur (voir Stein
et autres c. le navire Kathy K
, [1976] 2 R.C.S. 802; Brennan c. La Reine,
[1984] 2 C.F. (C.A.); Cashin c. la Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494;
Lee c. CCDP, Tribunal d'appel D.T. 3/95, le 9 février 1995).
Lorsque des éléments de preuve additionnels sont reçus, l'audience doit
être considérée comme une nouvelle audience et le tribunal d'appel doit
examiner la preuve additionnelle avec celle qui a été présentée devant le
tribunal des droits de la personne; de plus, il substitue son interprétation
des faits s'il juge indiqué de le faire (voir Cashin c. la Société
Radio-Canada, supra, p. 501).
Toutefois, il y a lieu de signaler que, en l'espèce, l'instruction de
l'affaire devant le tribunal des droits de la personne a nécessité quelque 4
journées d'audience; 8 personnes ont été citées comme témoins et la
transcription de l'audience représente 524 pages de texte. En revanche, la
preuve additionnelle que nous avons examinée se résume à 2 affidavits
totalisant 12 pages. En pareilles circonstances, il faut tout de même faire
preuve d'une certaine réserve à l'égard de la décision initiale, notamment en
ce qui concerne la crédibilité. Cette réserve, toutefois, devrait se limiter
aux aspects non visés par la preuve additionnelle que nous avons reçue
et sur laquelle nous devons jeter un regard nouveau, à la lumière des
éléments connexes qui ont déjà été présentés.
b) Aperçu de la preuve concernant l'acte présumé de discrimination et
éléments de preuve additionnels
M. Lagacé soutient que lorsqu'il a postulé une place dans le Programme
de formation des aspirants-officiers (PFAO), en novembre 1987, il a reçu une
recommandation négative du major Dunsdon. Sa demande n'a pas été transmise
pour étude parce que le major Dunsdon aurait fait preuve de discrimination à
son endroit du fait qu'il vivait dans une union de fait. Une bonne partie de
la preuve à ce sujet qui a été produite devant le tribunal des droits de la
personne visait à montrer l'existence d'un comportement discriminatoire ayant
abouti à l'évaluation négative de la demande.
Plus particulièrement, M. Lagacé avait déjà présenté contre les FAC une
plainte de discrimination fondée sur l'état matrimonial, en juillet 1984,
lorsqu'il s'était vu refuser un logement familial permanent. M. Lagacé
allègue que parce qu'il a porté sa plainte à l'extérieur des Forces armées,
la déposant auprès de la Commission des droits de la personne et en faisant
état devant la presse, il a été étiqueté de fauteur de troubles
et cela a
nui à sa carrière, tout au moins à compter de ce moment-là. Lorsque M. Lagacé.
a présenté une demande au PFAO en novembre 1987, cette plainte initiale
n'avait pas encore été instruite par un tribunal des droits de la personne ou
par les cours. Selon M. Lagacé, cette même discrimination existait en
novembre 1987, et ce fut la raison pour laquelle sa demande en vue de devenir
un officier a fait l'objet d'une
recommandation négative. M. Lagacé soutient par ailleurs que le major Dunsdon
a contrevenu au paragraphe 11 de l'OAFC 9-26 en ne donnant pas suite à sa
demande même si elle contenait une recommandation négative.
En relatant les incidents de discrimination dont il aurait été victime,
M. Lagacé a signalé qu'on lui avait au départ refusé un emplacement pour
maison mobile juste avant sa mutation de North Bay à Kamloops. Il a aussi
mentionné que le major Dunsdon, qui était le commandant, ne l'avait pas
accueilli à son arrivée à Kamloops, pas plus qu'il n'avait signé son
certificat d'adieu quand il avait quitté Kamloops.
En revanche, le major Dunsdon a témoigné devant le tribunal des droits
de la personne que la recommandation négative n'avait pas été motivée par
l'union de fait dans laquelle vivait M. Lagacé, mais par sa conclusion que ce
dernier n'avait pas toutes les qualités qui auraient justifié une
recommandation favorable à ce moment-là. Le major Dunsdon a dit qu'il était
sympathique à la plainte initiale de M. Lagacé et il a fait remarquer qu'un
nombre important d'officiers sur la base vivaient en union de fait.
Dans son témoignage, le major Dunsdon a qualifié l'attitude générale de
M. Lagacé de provocatrice
. A titre d'illustration, il a signalé que,
lorsque M. Lagacé a présenté une demande d'assurance dentaire, il aurait
exercé des pressions sur un sous-officier subalterne pour qu'il accepte sa
demande; que M. Lagacé avait jugé à propos de faire état de son premier grief
dans la presse; et que subséquemment M. Lagacé avait désobéi un ordre direct
concernant une participation à un dîner militaire. Enfin -- et c'est le point
le plus important --, le major Dunsdon
estimait que la demande que M. Lagacé avait présentée au PFAO était
prématurée, car celui-ci aurait dû avoir une autre évaluation de rendement à
titre de caporal-chef avant qu'il puisse être donné suite à sa demande de
formation d'officier.
Le major Dunsdon a aussi expliqué le rôle qu'il avait joué dans
l'incident concernant l'emplacement pour maison mobile, lequel avait consisté
à renverser le refus de lui accorder cet emplacement. Il a également témoigné
ne pas avoir délibérément refusé d'accueillir M. Lagacé à Kamloops ou de
signer son certificat d'adieu. Par ailleurs, le major Dunsdon a précisé que,
si la demande de M. Lagacé pour une place au PFAO n'avait pas été traitée ni
acheminée, c'était à cause d'une erreur administrative.
La preuve additionnelle que nous avons examinée concernait la question
de savoir si le major Dunsdon était au courant des antécédents de fauteur de
troubles de M. Lagacé lorsque ce dernier a été muté à Kamloops. Si tel était
le cas, a-t-on fait valoir, cela tendrait à réfuter le témoignage du major
Dunsdon concernant son rôle dans l'incident de l'emplacement de maison.mobile
et le fait qu'il n'ait pas accueilli M. Lagacé à son arrivée à
Kamloops ni n'ait signé de certificat d'adieu.
Dans son affidavit (pièce A-1), le capitaine Kleinschroth déclare qu'il
était officier à North Bay lorsque M. Lagacé a été muté à son unité en 1989.
Il relate qu'un officier, le lieutenant-colonel Reid, l'a prévenu de la
mutation de M. Lagacé environ un mois avant son arrivée et l'a informé qu'il
avait été étiqueté fauteur de troubles
par des officiers supérieurs sur la
base à cause de son rôle dans une affaire de droits de la personne. Le
capitaine Kleinschroth
décrit ensuite les qualités remarquables de M. Lagacé et ses réussites sur le
plan des études. Il explique ensuite comment une demande d'intégration chez
les officiers que M. Lagacé a présentée au printemps de 1990 n'a pas été
approuvée par le commandant de l'époque, le colonel Waldron. De plus, M.
Lagacé, qui cherchait à faire ses preuves en devenant rédacteur du journal de
la base, se heurtait apparemment aux écueils que plaçait sur son chemin un
certain capitaine Roy. Lorsque la demande de M. Lagacé a finalement été
étudiée et rejetée, le capitaine Kleinschroth estimait que c'était à cause
d'un plan délibéré de rejeter M. Lagacé. Le capitaine Kleinschroth n'a pas
été cité à témoigner devant le tribunal des droits de la personne.
L'adjudant-maître Peter Hooker, dans son affidavit (pièce A-2), précise
qu'il était commandant adjoint du détachement Holberg en 1991 lorsque M.
Lagacé a été muté de North Bay. Environ un mois avant l'arrivée de M. Lagacé,
on l'a prévenu qu'un fauteur de troubles
s'en venait. Cela faisait allusion
à la plainte que M. Lagacé avait déposée à la Commission des droits de la
personne. M. Lagacé avait un très haut rendement à Comox et, n'eût été de sa
réputation de fauteur de troubles
, il serait devenu officier.
L'adjudant-maître Hooker n'a pas été cité comme témoin devant le tribunal des
droits de la personne.
Ces affidavits ont été produits dans le but de contredire le témoignage
du major Dunsdon selon lequel il ne connaissait pas M. Lagacé avant sa
mutation à Kamloops en 1986 et pour établir que le major Dunsdon faisait
partie d'une conspiration visant à empêcher que M. Lagacé ne devienne jamais
un officier. La preuve concernant le traitement qu'il a reçu à la fin de 1990
à propos de sa demande subséquente d'admission à titre d'officier visait à
montrer que les Forces
armées avaient déjà, à la fin de 1987 et en janvier 1988, une façon d'agir à
son endroit dont le major Dunsdon a témoigné en ne recommandant pas, à ce
moment-là, son admission au PFAO.
c) La déposition du major Dunsdon
Selon M. Lagacé, le président a commis une erreur en acceptant le
témoignage du major Dunsdon, qui contenait de nombreuses contradictions. Il
soutient en outre que le président a eu tort d'accepter la crédibilité du
témoignage du major Dunsdon et de préférer celui-ci au sien, alors que la
déposition du major n'a pas été corroborée et qu'elle ne s'appuyait pas,
notamment, sur des éléments de preuve documentaires..En ce qui concerne les contradictions dans le témoignage du major
Dunsdon, M. Lagacé a signalé à notre attention plusieurs endroits dans la
transcription où il allègue que le major Dunsdon s'est contredit (voir, en
particulier, les p. 326 et 328, 363; 348 et 356, 357, 359; 314 et 324, 325).
Il soutient que, pour ce motif, nous devrions rejeter le témoignage du major
Dunsdon et accepter plutôt le sien.
Nous avons lu l'ensemble de la déposition du major Dunsdon et l'avons
examinée à la lumière de la preuve additionnelle que nous avons reçue dans le
contexte du présent appel. Nous concluons qu'il n'y a pas lieu de rejeter ce
témoignage parce qu'il contiendrait des contradictions. Le président a eu la
possibilité de voir et d'entendre lui-même le major Dunsdon et il a accepté
son témoignage de préférence à celui de M. Lagacé. Après avoir lu la
transcription et étudié les éléments de preuve supplémentaires, nous ne
voyons aucune raison de rejeter le témoignage du
major Dunsdon et nous l'acceptons. Les conclusions qu'a tirées le président
à partir de la déposition du major Dunsdon sont étayées sur la preuve et nous
acceptons et adoptons ces conclusions.
Il incombe au juge des faits de soupeser la preuve produite par les
parties et, lorsqu'il y trouve des contradictions, de déterminer quels
éléments, en totalité ou en partie, il acceptera ou rejettera. Le juge des
faits doit aussi tirer des inférences de la preuve. Nous acceptons les
conclusions tirées par le président, à savoir que le major Dunsdon, en ne
recommandant pas la candidature de M. Lagacé, en novembre 1987, ne se
trouvait pas à faire preuve de discrimination à son endroit du fait qu'il
vivait dans une union de fait. Le major Dunsdon a plutôt fondé son évaluation
négative sur l'appréciation qu'il avait faite des qualités d'officier que
possédait à ce moment-là M. Lagacé. Il se peut qu'il y ait eu une infraction
à l'OAFC 9-26 parce que la demande n'a pas été traitée. Cette question relève
toutefois des autorités militaires. A notre avis, cette omission ne constitue
pas un acte de discrimination.
Pour ce qui est de l'argument de M. Lagacé selon lequel le témoignage du
major Dunsdon manquait de crédibilité parce qu'il n'était pas corroboré,
notamment par des preuves documentaires, nous répétons qu'il revient au juge
des faits de déterminer quel poids doit être attribué à la preuve produite.
Cette tâche comporte deux éléments. Premièrement, le juge des faits doit
décider si le témoin est crédible. Deuxièmement, il doit déterminer si la
preuve a suffisamment de poids ou de valeur probante pour être acceptée telle
quelle, ou si elle nécessite d'être étayée sur une autre source telle que la
déposition d'un autre témoin ou un document écrit quelconque.
M. Lagacé soutient que le président s'est trompé en accordant au
témoignage du major Dunsdon le poids qu'il lui a attribué; à son avis, il
aurait dû rejeter ce témoignage en entier ou en partie parce qu'il n'était
pas corroboré. Ici encore, nous avons examiné le témoignage du major Dunsdon
dans son ensemble et nous ne voyons aucune raison de le rejeter pour ce
motif. M. Lagacé a eu toutes les chances voulues pour produire n'importe quel
élément de preuve qu'il voulait et pour déposer n'importe quel document qu'il.
souhaitait devant le tribunal des droits de la personne; il ne suffit pas
qu'il se plaigne en affirmant que les FAC auraient dû citer plus de témoins
ou produire plus de documents pour étayer la déposition du major Dunsdon.
Dans sa procédure, le tribunal des droits de la personne permet la
divulgation de preuves avant l'audience, et M. Lagacé aurait pu se prévaloir
de ce droit s'il avait voulu.
Par conséquent, nous rejetons les arguments de M. Lagacé qui reposent
sur la crédibilité et le poids du témoignage du major Dunsdon.
Motifs pour accueillir l'appel
Bien que nous ayons conclu qu'il n'y avait eu aucune discrimination
d'exercée à l'endroit de M. Lagacé par rapport à sa demande d'admission au
PFAO en novembre 1987 du fait de son état matrimonial ou de sa situation de
famille, c'est-à-dire parce qu'il vivait en union de fait, nous avons examiné
la question de savoir si le major Dunsdon avait commis un acte
discriminatoire lorsqu'il avait pris en considération le fait que M. Lagacé
avait déjà déposé une plainte auprès de la CCDP. Une partie importante de la
preuve a été dirigée vers les conséquences qui ont découlé de la première
plainte de M. Lagacé, mais ce dernier l'a surtout utilisée pour étayer son
argument
comme quoi il avait fait l'objet de discrimination fondée sur l'état
matrimonial et la situation de famille en 1987.
Il est clair, selon la preuve, que le major Dunsdon a effectivement tenu
compte de la plainte antérieure déposée à la CCDP lorsqu'il a fait son
évaluation négative. Dans le contre-interrogatoire qu'il a subi, à la page
355 de la transcription, on peut lire ce qui suit:
[TRADUCTION]
Q. Maintenant, dans votre -- je me reporte à la pièce
HR-24, major, qui est la demande de M. Lagacé, je pense que vous en
avez une copie devant vous? Lorsque vous avez écrit la phrase qui
a été lue en preuve de nombreuses fois: Il a eu tendance par le
passé à se rebiffer ou à ignorer le système s'il n'était pas
d'accord.
R. Mm-hmm.
Q. A quoi pensiez-vous, n'était-ce pas à la fois son redressement
et sa plainte à la Commission des droits de la personne
concernant le fait qu'on lui avait refusé un logement familial
à North Bay? C'était cela que vous aviez à l'esprit, major?
Vous êtes d'accord, oui ou non?
R. Cela et tous les autres facteurs dont nous avons discuté cet
après-midi, j'aurais eu tout ça à l'esprit.
Plus loin, à la page 367 de la transcription:
[TRADUCTION]
Q. Bien. A quoi d'autre pensez-vous quand vous dites.qu'il ne se pliait pas aux règles du système, exception faite de sa
plainte à la Commission des droits de la personne?
R. Je ne pense à aucun autre exemple, si ce n'est son attitude
provocatrice concernant --
Q. C'était votre impression de l'individu, qu'il avait tendance
à se rebiffer plutôt qu'à chercher à arranger les choses?
R. Mm.
Q. Avez-vous dit oui?
R. Oui.
Le major Dunsdon s'est-il rendu coupable de discrimination en tenant
compte de la première plainte? A-t-il usé de représailles en agissant ainsi
et cela équivaut-il à un acte discriminatoire?
Les motifs de distinction illicite sont énoncés au paragraphe 3(1) de la
Loi canadienne sur les droits de la personne:
3.(1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de
distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race,
l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le
sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de
personne graciée ou la déficience.
L'alinéa 7b) de la LCDP porte sur les pratiques discriminatoires dans le
domaine de l'emploi:
7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif
de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou
indirects:
b) de le défavoriser [un individu] en cours d'emploi.
Dans la partie III de la Loi, il est prévu des mesures de redressement
s'il est conclu qu'une personne a commis un acte discriminatoire
, ainsi
défini à l'article 39:
"[...] un acte visé aux articles 5 à 14."
A notre avis, le paragraphe 3(1) doit être interprété comme signifiant
que le fait même de porter une plainte de discrimination fondée sur un motif
illicite constitue en soi un motif de
distinction illicite. Par conséquent, en vertu de l'article 7, ce serait un
acte de discrimination si, en cours d'emploi, un employé était défavorisé
parce qu'il s'était plaint d'avoir fait l'objet de discrimination pour un
motif de distinction illicite..Cette interprétation est étayée sur l'article 59 et l'alinéa 60(1)c) de
la Loi, en vertu desquels commet une infraction quiconque fait preuve de
discrimination contre un individu parce qu'il a déposé une plainte en vertu
de la Loi:
59. Est interdite toute menace, intimidation ou discrimination
contre l'individu qui dépose une plainte, témoigne ou participe de
quelque façon que ce soit au dépôt d'une plainte, au procès ou aux
autres procédures que prévoit la présente partie, ou qui se propose
d'agir de la sorte.
60. (1) Commet une infraction quiconque, selon le cas:
c) [...] enfreint les paragraphes 11(6) ou 43(3) ou l'article 59.
Bien qu'une infraction à l'article 59 ne soit pas expressément assortie
d'un redressement pour la personne qui fait l'objet d'un acte
discriminatoire, elle confirme le point de vue selon lequel c'est un acte
discriminatoire de défavoriser quelqu'un parce qu'il a déposé une plainte à
la Commission des droits de la personne.
Cette approche concorde par ailleurs avec les objectifs généraux de la
Loi énoncés à l'article 2 ainsi qu'avec les principes, souvent cités, que le
juge McIntyre a énoncés dans l'arrêt de la Cour suprême Commission ontarienne
des droits de la personne et Theresa O'Malley et Simpson-Sears Limited,
[1985] 2 R.C.S. 536. En se reportant à la nature et à l'objet de la
législation sur les droits de la personne en général et du Code ontarien des
droits de la personne en particulier, le juge McIntyre dit ceci aux pages
546-547:
Nous y trouvons un énoncé de la politique générale du Code et c'est
cette politique qui doit s'appliquer. Ce n'est pas, à mon avis, une
bonne solution que d'affirmer que, selon les règles
d'interprétation bien établies, on ne peut prêter au Code un sens
plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes
qui y sont employés. Les règles d'interprétation acceptées sont
suffisamment souples pour permettre à la Cour de reconnaître, en
interprétant un code des droits de la personne, la nature et
l'objet spéciaux de ce texte législatif [...] et de lui donner une
interprétation qui permettra de promouvoir ses fins générales. Une
loi de ce genre est d'une nature spéciale. Elle n'est pas vraiment
de nature constitutionnelle, mais elle est certainement d'une
nature qui sort de l'ordinaire. Il appartient aux tribunaux d'en
rechercher l'objet et de le mettre en application. Le Code vise la
suppression de la discrimination. C'est là l'évidence.
Cette affaire concernait le Code ontarien des droits de la personne,
mais les mêmes principes s'appliquent à la Loi fédérale (voir Bhinder et la
Commission canadienne des droits de la personne c. Compagnie des chemins de
fer nationaux, [1985] 2 R.C.S. 561).
S'il est vrai que le fait que M. Lagacé s'était plaint à la CCDP n'était.qu'un des
facteurs dont le major Dunsdon a tenu compte dans son évaluation de
ses qualités d'officier, nous sommes convaincus que c'était un facteur
immédiat et, par conséquent, qu'il s'est agi d'un acte discriminatoire. Il
est établi depuis longtemps dans la jurisprudence que [TRADUCTION] si un
tribunal des droits de la personne conclut que l'allégation de discrimination
fondée sur un motif de distinction illicite que dépose un plaignant était un
facteur immédiat dans la façon dont l'intimé a traité ce dernier, même s'il
y avait d'autres facteurs en cause, alors il y a eu discrimination illicite
prima facie (voir Carson et autres c. Air Canada, [1984], 5 C.H.R.D. D/1857,
à la p. D/1866; Lambie c. CCDP et autres, D.T. 13/95, le 28 septembre 1995;
Hunter, Human Rights Legislation in Canada: Its Origin, Development and
Interpretation, [1976], 15 U.W.O.L. R. 21).
Par conséquent, nous avons conclu que, bien que le major Dunsdon n'ait
pas fait preuve de discrimination à l'endroit de M. Lagacé parce qu'il vivait
dans une union de fait, il a usé de discrimination à son égard en tenant
compte du fait que celui-ci avait porté une plainte antérieure de
discrimination à l'extérieur des Forces armées en la déposant devant la CCDP.
Le fait de décourager un membre des Forces armées canadiennes de protéger les
droits de la personne que lui accordent les lois du Canada est une pratique
odieuse qui ne doit pas être permise. Cette pratique ne saurait se justifier
à partir de la notion intéressée de loyauté collégiale. Il y a lieu de
signaler que, en l'occurrence, M. Lagacé a finalement eu gain de cause dans
la première plainte qu'il avait déposée à la CCDP, laquelle avait ensuite été
portée devant la Cour d'appel fédérale.
Nous concluons que le président a commis une erreur de droit en ne
prenant pas en considération la question de savoir si M. Lagacé avait fait
l'objet de discrimination du fait de sa plainte antérieure à la CCDP,
laquelle, finalement, s'est trouvée devant la cour.
Redressements
Il faut maintenant déterminer quelles pertes, le cas échéant, M. Lagacé
a subies à la suite de l'acte discriminatoire établi plus haut. D'après la
déposition du major Michael McCormack (y compris la pièce R-3), il semble que
même si la demande que M. Lagacé avait présentée au PFAO avait été transmise
avec une recommandation favorable, celui-ci n'aurait pas été accepté au
programme. En 1988, sur les 131 demandes reçues, 65 ont été jugées
acceptables. Quarante-trois (43) requérants ont finalement été sélectionnés.
Au 30 avril 1991, sur les 43 choisis, seulement 23 avaient réussi à passer
chez les officiers.
Dans les catégories professionnelles choisies par M. Lagacé,
c'est-à-dire la logistique et la sécurité, les quatre places disponibles sont
allées aux candidats qui occupaient les 2e, 3e, 9e et 28e rangs sur la liste
établie par ordre de mérite. Par conséquent, M. Lagacé n'aurait pu être
choisi que s'il avait obtenu au moins une 28e place.
Le major McCormack a ensuite comparé les qualifications de M. Lagacé à
celles du candidat occupant le 20e rang, et les cotes que M. Lagacé avaient.
obtenues dans ses rapports d'évaluation de rendement et de cours étaient plus
bas. De plus, il restait à M. Lagacé moins d'années avant la retraite que la
personne qui a été placée dans le dernier poste de sécurité (28e rang) et son
expérience n'était pas compatible avec les catégories professionnelles qu'il
avait choisies. Le major McCormack estimait que M. Lagacé n'aurait pas été
choisi et nous sommes de son avis. Selon nous, à la lumière de la preuve il
n'y avait aucune possibilité sérieuse, encore moins une probabilité, que M.
Lagacé fût sélectionné, même s'il avait reçu une recommandation favorable
[voir Le procureur général du Canada c. Morgan et autres, le 4 novembre 1991
(C.A.F.)]. Par conséquent, M. Lagacé n'a pas le droit d'être réintégré et ne
peut toucher de rémunération rétroactive, de primes, d'allocations ou de
paiements qui lui seraient versés pour compenser une différence de salaires.
Cependant, compte tenu de toutes les circonstances, nous concluons que
M. Lagacé a droit à une indemnité de 3 500 $ à cause du préjudice moral qu'il
a souffert, conformément à l'alinéa 53(3)b) de la Loi.
Conclusion
Pour les motifs ci-dessus, nous jugeons à l'unanimité que le présent
appel devrait être accueilli et que les FAC devraient verser à M. Lagacé la
somme de 3 500 $.
Stanley Sadinsky, président
Linda M. Dionne
Miroslav Folta, membre