Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 11/90

Décision rendue le 24 septembre 1990

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE

RHONDA FITZHERBERT

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

La Commission

- et -

STERLING UNDERHILL L'intimé

TRIBUNAL

J. Grant Sinclair, c.r. - président Edward H. Fox - membre Joanne Cowan-McGuigan - membre

DÉCISION DU TRIBUNAL

ONT COMPARU

Anne Trotier Avocate de la Commission

DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE

Le 16 mai 1990 Fredericton (Nouveau-Brunswick)

TRADUCTION

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DÉCISION

La plaignante, Rhonda Fitzherbert, de Stickney au Nouveau-Brunswick, a déposé auprés de la Commission canadienne des droits de la personne la Commission en date du 25 août 1986, une plainte selon laquelle l'intimé, Sterling Underhill, aurait fait preuve à son endroit de discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille. Plus précisément, la plaignante soutenait ce qui suit:

«Le 10 août 1986, Sterling Underhill, mon employeur, m'a informée de la fin de mon emploi de camionneuse. Il m'a dit que mon poste serait confié à son frére. Je prétends avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille, ce qui va à l'encontre de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.»

Le présent tribunal des droits de la personne (le tribunal) a été constitué le 23 août 1989 dans le but de faire enquête sur la plainte. A l'ouverture de l'audience, le 1er mai 1990, à Fredericton, l'intimé n'était pas présent et ne s'était pas fait représenter par un avocat. La Commission était représentée par Anne Trotier, son avocate. Le tribunal a été saisi d'un certain nombre de documents démontrant de façon concluante que l'intimé avait été informé par écrit de l'heure, de la date et du lieu de l'audience. De plus, les fonctionnaires du tribunal se sont entretenus par téléphone avec Gertrude Underhill, l'épouse de l'intimé, le 14 mai 1990. Celle-ci a confirmé que son mari avait reçu l'avis d'audience et qu'il savait très bien que l'audience devait débuter le 16 mai 1990 à Fredericton.

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Au début de l'audience, le 16 mai 1990, l'avocate de la commission à demandé ou à son un bref ajournement pour laisser une autre chance à l'intimé représentant de comparaitre, mais personne ne s'est présenté.

Une fois qu'il eut pris connaissance de l'avis de plainte, l'intimé a retenu les services d'un avocat qui l'a informé de ses obligations et du pouvoir dévolu au tribunal, lui signalant qu'il serait dans son intérèt au moins de se présenter devant le tribunal pour faire connaitre sa version des faits entourant la plainte. Pour quelque raison que ce soit, l'intimé a choisi de ne pas se présenter ni de se faire representer par son avocat. Le tribunal a donc procédé à l'audition de la plainte et, compte tenu des circonstances, est convaincu d'avoir agi comme il le fallait.

La plaignante a obtenu en 1986 un permis de conduire de classe 3F, ce qui l'autorisait à conduire un camion ordinaire muni de freins à air comprimé. L'intimé avait passé un contrat avec la pépiniére Irving pour le transport de jeunes plants d'arbres de la pépiniére à différentes destinations au Nouveau-Brunswick et dans le Maine.

Au début du mois d'août 1986, ayant entendu dire que l'intimé aurait peut- être besoin d'un conducteur, elle l'a appelé et rencontré pour discuter de cette possibilité. Lors de la rencontre, il a été un peu surpris de constater que c'était la plaignante et non pas son mari qui voulait l'emploi. Il lui a alors signalé qu'il n'était pas sûr d'avoir besoin de quelqu'un.

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Le mardi soir suivant, soit le 6 août 1986, à ce qu'il semble, Clarke Underhill, le fils de l'intimé, qui travaillait dans l'entreprise, a appelé la plaignante pour lui dire qu'il aimerait qu'elle conduise un chargement à Port Elgin au Nouveau-Brunswick. Elle lui a demandé s'il y avait un emploi pour elle, et il a répondu qu'il le pensait, ajoutant que l'intimé, avait dit qu'elle pouvait aller livrer le chargement à Port Elgin. Clarke lui a également dit que l'emploi durait habituellement de trois à quatre semaines, suivant la saison.

L'intimé se servait de deux camions ordinaires, un rouge et un bleu, pour transporter les jeunes plants. La plaignante devait conduire le camion rouge, en meilleur état, tandis que Clarke conduirait le camion bleu si besoin était.

La plaignante a donc fait le voyage a Port Elgin pour revenir chez elle le mercredi soir suivant. Elle a appelé l'intimé, lequel lui a demands de ramener le camion à la pépiniére en vue d'y prendre un autre chargement de jeunes plants pour le transporter à Port Elgin. Elle a obéi à l'ordre reçu, mais c'est Clarke qui a conduit le chargement à Port Elgin.

Le vendredi 8 août 1986, la plaignante a pris un autre chargement à la pépinière et l'a conduit à Sussex au Nouveau-Brunswick.

Elle est revenue à la maison cet aprés-midi-1à, ramenant le camion vide à Clarke et lui demandant alors combien elle serait payée. Celui-ci lui a répondu que cela relevait de l'intimé et que c'est à lui qu'elle devrait le demander.

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Le jour suivant, la plaignante a de nouveau soulevé la question du taux de rémunération devant Clarke. Ce dernier lui a dit qu'à son avis elle devrait toucher moins que lui parce qu'elle était une femme.

Le dimanche 10 août 1986, la plaignante est allée voir l'intimé pour discuter rémunération. Ce dernier lui a alors remis un chéque de 125$, lui signalant qu'il n'avait plus besoin d'elle comme conductrice parce que son frére, Ervine Underhill, voulait conduire. Elle est retournée chez elle en furie.

L'intimé n'avait jamais exprimé le moindre mécontentement ni la moindre plainte au sujet de son rendement au travail.

Elle a cru comprendre que les 125 $ étaient calculés à raison de 75 $ pour le voyage à Port Elgin et de 50 $ pour le voyage à Sussex. Aucune des retenues habituelles, telles que l'impét sur le revenu ou les cotisations d'assurancechômage, n'ont été faites sur le paiement de 125 $.

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Maurice Dionne, administrateur de la pépiniére Irving est également venu témoigner. Les éléments les plus pertinents de son témoignage avaient trait aux dates et aux destinations des chargements transportés par l'intimé au cours de la période allant du 29 avril au 3 septembre 1986, dont il est fait état dans la piéce HR-2. Ce document ne précise pas le nom des conducteurs ni les distances entre la pépiniére et les diverses destinations. Au cours de son témoignage, M. Dionne a été en mesure d'identifier certains des conducteurs, soit la plaignante, les 6 et 8 août; Clarke, les 12 et 14 août, à destination de Fort Kent; Sterling Underhill, le 22 août, à destination de Fredericton; et Ervine Underhill, le 3 septembre, à destination de Blackbrook. M. Dionne a également donné des précisions quant aux distances entre la pépinière et les diverses destinations.

La première question que le tribunal doit trancher, c'est si la plaignante était une employée. Les tribunaux ont mis au point un certain nombre de critéres pour déterminer s'il existe une relation d'employeur à employé.

Sans étudier les causes en détail, signalons que les critéres les plus importants consistent à savoir si l'employeur a le droit d'exercer un contrôle sur le travail a accomplir, sur la façon de l'accomplir et sur le mode de rémunération.

Les tribunaux ont également jugé que le fait qu'une personne soit payée à la pièce et qu'aucune des retenues normales ne soit effectuée sur sa paye ne l'empêche pas d'être considérée comme employée (Zinkovic and John Botelho Construction Co. Ltd., (1986) Man. R. (2d) 123. Yellow Cab Limited and Board of Industrial Relations et al, (1980) 108 D.L.R. (3rd) 479).

A la lumière de la jurisprudence existante, le tribunal est d'avis que, compte tenu des faits de la cause qui nous intéresse, la plaignante était une employée de l'intimé.

Cette conclusion du tribunal est appuyée par un certain nombre de décisions récentes de la Cour suprême du Canada où il est dit que la Loi canadienne sur les droits de la personne doit être interprétée de maniére à promouvoir les considérations générales qui la sous-tendent et qu'il faut aborder cette tâche d'une façon non pas mesquine, mais adaptée à la nature spéciale de la loi (voir Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150; Commission

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ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] R.C.S. 536; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145; Action Travail des Femmes c. la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114).

La question suivante est de savoir si l'intimé a fait preuve de discrimination aux termes de la Loi en préférant son frère à la plaignante.

Celle-ci a été engagée par, l'intimé pour travailler comme camionneuse. Clarke lui a fait observer qu'elle devrait toucher une rémunération moindre parce qu'elle est une femme. Rien ne prouve que l'intimé partageait ce point de vue. Il l'a renvoyée parce qu'il voulait que son frére conduise le camion. Le tribunal n'accepte pas la conclusion selon laquelle la plaignante aurait été renvoyée pour des motifs de discrimination sexuelle.

Quant à la question de la situation de famille, l'avocate de la commission a signalé que les décisions pertinentes étaient peu nombreuses au regard de faits semblables à ceux qui nous intéressent ici. Elle a renvoyé le tribunal à deux décisions récentes : Commission des droits de la personne du Québec c. Brossard, (1988) 2 R.C.S. 279 (C.S.C.) et Schaap & Lagacé c. Les Forces armées canadiennes (1988) 95 N.R. 132 (C.A.F.).

L'affaire Brossard avait trait à une politique d'embauchage municipale aux termes de laquelle les membres de la proche famille des employés à temps plein et des conseillers municipaux ne pouvaient être employés par la municipalité. Elle soulevait la question de savoir si cette politique axée sur les liens familiaux constituait de la discrimination fondée sur l'état civil dans le domaine de l'emploi et allait ainsi à l'encontre de l'article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

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Quant à l'affaire Schaap & Lagacé, elle portait sur la question de savoir si les Forces armées, en refusant de fournir des logements dits familiaux aux personnes vivant en union de fait, se livraient à de la discrimination fondée sur l'état matrimonial et contrevenaient ainsi aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

Outre ces deux causes, le tribunal a examiné les affaires A.G. Can c. Mossop (29 juin 1990, A-199-89, Toronto) (C.A. féd., décision inédite) et Ina Lang c. la C.E.I.C., décision inédite C.H.R.R., T.D. 8/90, en date du 18 juin 1990. (Les deux causes ont été portées en appel.)

Bien que l'expression situation de famille ne soit pas définie dans la Loi, le présent tribunal partage et fait sienne la conclusion du tribunal dans l'affaire Schaap (1988) C.H.R.R. D/4890, D/4910 :

«... la signification naturelle et ordinaire de l'expression situation de famille devrait, je pense, englober la relation qui découle des liens du mariage, de la consanguinité, de l'adoption légale, y compris, pour reprendre les termes du Pr Tarnopolsky, les relations ancestrales, qu'elles soient légitimes, illégitimes ou d'adoption, ainsi que les relations entre époux, frères et soeurs, beaux-frères et belles-soeurs, oncles ou tantes et neveux ou nièces, etc.»

Par l'entremise du juge Marceau, la Cour d'appel fédérale a donné une interprétation semblable de l'expression (traduction):

dans l'arrêt Mossop, à la page 15

«Je ne vois pas comment il est possible d'affirmer que le sens du terme famille est si incertain et si équivoque que, dans un contexte juridique, il faille dans tous les cas le soumettre à

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l'interprétation des tribunaux. N'y a-t-il pas lieu de reconnaître qu'au fond ce terme s'est toujours appliqué à un groupe de personnes ayant des gènes communs, un sang commun, des ancêtres communs».

La plaignante a accompli du bon travail de camionneuse sans que l'intime quoique ce soit à lui reprocher. La seule raison à l'origine de sa cessation de fonction, c'est le fait que l'intimé préférait faire exécuter le travail par son frére. Contrairement à l'affaire Brossard ou quelqu'un s'était vu refuser un emploi en raison de ses liens familiaux, la plaignante s'est vu ici refuser un emploi en raison de l'absence de liens familiaux. Néanmoins, de l'avis du tribunal, la mesure prise par l'intimé constitue une discrimination fondée sur la situation de famille et, donc, contraire à l'article 7 de la Loi. Pour en arriver à cette conclusion, le tribunal invoque les raisons données par la Cour d'appel fédérale dans l'arrét Schaap & Lagacé, où le juge Hugessen a déclaré, à la page 135 :

«... j'estime qu'en incluant l'état matrimonial au nombre des motifs de distinction illicite tels la race, l'origine ethnique, la couleur ou la déficience, la [loi sur les droits de la personne] indique clairement qu'aucun de ces motifs ne doit servir à justifier l'une quelconque des décisions visées par les articles 5 à 10 inclusivement. Ces décisions doivent être fondées sur la valeur ou les qualités des individus et non sur des stéréotypes de groupe.»

De même, le juge Marceau a déclaré, à la page 138 :

«... Cette intention n'est-elle pas en parfaite harmonie avec l'objet de toute législation en matiére de droits de la personne, soit de prévenir la victimisation des individus en raison de caractéristiques non pertinentes sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle (le sexe, la couleur, la déficience), ou à l'égard desquelles leur liberté de choix est d'une importance tellement vitale qu'elle ne doit en aucun cas être freinée par la peur d'éventuelles conséquences discriminatoires (la religion, l'état matrimonial).»

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En fait, la plaignante a été renvoyée pour des raisons de népotisme, l'intimé lui ayant préféré un membre de sa famille. La plaignante s'est vu priver de son emploi du fait dune caractéristique non pertinente sur laquelle elle n'exerçait aucun contrôle.

En l'absence de toute preuve ou justification du bien-fondé de cette mesure de la part de l'intimé, le tribunal est obligé de trancher en faveur de la plaignante et estime que la plainte est fondée.

L'avocate de la Commission a fait valoir que la plaignante devrait être dédommagée pour la perte de revenu subie au cours de la période comprise entre le 11 août et le 3 septembre 1986. L'avocate a aussi réclamé des dommages intérêts pour le préjudice moral subi, de même qu'une lettre d'excuses.

Pour ce qui est de la perte de revenu, il se dégage de la piece HR-2 que 23 chargements ont été livrés entre le 11 août et le 3 septembre 198é. Clarke a conduit le camion dans le cas de deux de ces chargements. On a fait valoir que la plaignante, si elle n'avait pas été renvoyée, aurait fait au moins la moitié du reste des voyages, soit 10 1/2. A raison d'un taux moyen de 50 $ par voyage, elle aurait gagné 525 $. Par conséquent, elle devrait être indemnisée pour ce montant plus les intérêts.

Le tribunal éprouve de la difficulté à accepter cette argumentation. Bien que nous soyons arrivés à la conclusion que la plaignante était une employée, les modalités de son emploi étaient, à tout le moins, trés vagues. Il a été établi qu'elle était censée conduire l'un des camions - le rouge - et Clarke le bleu, mais il serait exagéré de conclure que la plaignante était assurée de faire la moitié des voyages durant la période en question. La preuve n'est pas assez compléte pour permettre au tribunal de conclure, sans se livrer à toutes sortes de conjectures, que la plaignante aurait fait la moitié des 21 voyages effectué durant la période visée ni même, d'ailleurs, de déterminer le nombre de voyages que la plaignante aurait faits.

Ervine Underhill, le frère, a fait le voyage du 3 septembre 1986 à destination de Blackbrook. N'eut été de son renvoi, il est permis de supposer que la plaignante aurait fait ce voyage-la. C'est pourquoi le tribunal ordonne que l'intimé verse à la plaignante le montant correspondant de 50 $ pour la perte de salaire subie.

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Le tribunal ordonne en outre que l'intimé verse à la plaignante une indemnité de 100 $ pour préjudice moral et de 25 $ pour les dépenses engagées par suite de l'acte discriminatoire.

Fait ce 13e jour d'août 1990.

J. Grant Sinclair

Joanne Cowan-McGuigan

Edward H. Fox

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