Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 12/ 87 Décision rendue le 6 novembre 1987

Traduction - original en anglais

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE DANS L’AFFAIRE DE

LUCIE CHAPDELAINE et FRANCE GRAVEL Plaignantes

et

AIR CANADA Mis en cause

et

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES PILOTES DE LIGNES AÉRIENNES Intervenante

JUGEMENT

Ce tribunal a été constitué le 16 avril 1986 en application de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) :

(traduction)

"Pour instruire les plaintes de Lucie Chapdelaine, en date du 19 septembre 1979, et de France Gravel, en date du 26 février 1980, contre Air Canada et pour déterminer si l’action faisant l’objet de la plainte constitue un acte discriminatoire en matière d’emploi pour motif de sexe, au sens des articles 7 et 10 de la Loi."

Les deux plaintes sont pratiquement identiques. Les plaignantes sont toutes deux pilotes. Toutes deux ont sollicité un emploi à ce titre auprès du mis en cause. Celui- ci a refusé de les embaucher alléguant qu’elles ne répondaient pas aux exigences relatives à la taille des pilotes (Pièces C- 1 et C- 2). Les deux plaignantes soutiennent que la mise en application de l’exigence du mis en cause relativement à la taille minimale constitue un acte discriminatoire fondé sur le sexe, et qu’elles en ont subi des préjudices. C’est pourquoi ces deux plaintes ont été regroupées aux fins de la preuve et de l’audience devant ce tribunal, conformément au paragraphe 32( 4) de la Loi.

Dans la présente enquête, les parties sont les deux plaignantes, le mis en cause et, en vertu du consentement de ces parties et de l’ordonnance de ce tribunal, l’intervenante.

A. PROCÉDURES PRÉALABLES

Par suite de plusieurs entretiens tenus préalablement à l’audience avec les avocats des plaignantes et du mis en cause, les plaignantes devaient être entendues à partir du 17 septembre 1986. Ce jour- là, les avocats de la Commission et des plaignantes ont adressé l’avis suivant au tribunal :

"J’ai l’intention à l’heure actuelle, dans le cas de France Gravel, de faire une demande afin qu’une ordonnance soit rendue pour que l’ancienneté qu’elle aurait si elle avait été engagée à la date où elle a été refusée lui soit octroyée." (cas, vol. 1, page 4).

et : -

"Si une telle ordonnance était rendue cela serait susceptible d’affecter les droits d’une association syndicale qui s’appelle la CALPA (Canadian Air Line Pilots Association), ... je soumets que vu l’importance de la question il y aurait lieu que ce Tribunal donne avis à la CALPA que la Plaignante France Gravel demandera qu’on lui octroie l’ancienneté et offre à la CALPA la possibilité d’être entendue... un avis qui énoncerait clairement que la Plaignante France Gravel va faire une demande afin qu’une ordonnance soit rendue lui octroyant l’ancienneté." (Cas, vol. 1, pages 5, 6, et 7).

Avec le consentement du mis en cause, cette demande a été reçue. L’audience a donc été reportée au début de décembre 1986, et un avis a été envoyé à l’Association canadienne des pilotes de lignes aériennes (CALPA). L’Association est intervenue dans la présente affaire en transmettant une lettre de son avocat datée du 28 octobre 1986, annonçant qu’elle souhaitait présenter des témoignages et faire des représentations à l’audience, mais que l’avocat ne serait pas disponible aux dates fixées pour l’audience, soit au début de décembre 1986.

Le 7 novembre 1986, lors d’une conférence téléphonique, toutes les parties ont accepté que l’audience prévue pour le 1er décembre 1986 soit à nouveau reportée et fixée à la période allant du 2 au 6 février 1987. Aucun service d’interprétation simultanée ne serait fourni lors de l’audience. Les parties se sont engagées à déposer auprès du tribunal des déclarations de demande, de défense et d’intervention, en même temps que les pièces et les listes de pièces. Tout cela a été fait avant le 31 décembre 1986.

Selon leur déclaration modifiée, les plaignantes demandent au tribunal de :

  1. Déclarer que l’intimée Air Canada a commis un acte discriminatoire contrairement à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
  2. Déclarer que l’intimée Air Canada a commis un acte discriminatoire contrairement à l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
  3. Condamner l’intimée Air Canada à payer à la plaignante France Gravel la somme de 65 418 $
  4. Condamner l’intimée Air Canada à payer à la plaignante Lucie Chapdelaine la somme de 96 054 $
  5. Ordonner à l’intimée Air Canada de permettre à la plaignante France Gravel à la première occasion raisonnable d’être soumise aux étapes du processus d’embauche de l’intimée dont l’acte discriminatoire l’a privée.
  6. Ordonner à l’intimée Air Canada de permettre à la plaignante Lucie Chapdelaine d’être soumise aux étapes du processus d’embauche d’Air Canada dont l’acte discriminatoire l’a privée et ce à la prochaine occasion raisonnable.
  7. Ordonner, si elle réussit les autres étapes du processus d’embauche, que France Gravel soit engagée comme pilote d’avion avec ancienneté remontant au 7 décembre 1978.
  8. Ordonner, si elle réussit les étapes subséquentes du processus d’embauche de l’intimée, que Lucie Chapdelaine soit embauchée comme pilote à la prochaine occasion raisonnable avec ancienneté remontant au 26 octobre 1979.
  9. Déclarer l’ordonnance sur l’ancienneté opposable à l’intimée Association canadienne des pilotes de lignes aériennes et comme ayant préséance sur toute convention collective pouvant lier les intimées.

La déclaration de défense du mis en cause demande le rejet des plaintes des plaignantes. Elle était accompagnée d’une demande reconventionnelle dont la conclusion veut, en fait, qu’il soit ordonné à la Commission d’indemniser le mis en cause de tous les dommages auxquels celui- ci pourrait être condamné en faveur des plaignantes. La Commission, par l’entremise de ses avocats et au moyen d’une requête en radiation en date du 22 décembre 1986 a demandé que soient radiées les allégations de la Défense et demande reconventionnelle dans laquelle le mis en cause sollicite que la Commission soit condamnée à une indemnisation. Le 15 janvier 1987, toutes les parties se sont fait entendre au sujet de cette requête par l’entremise de leurs avocats et, dans une décision du 20 janvier 1987, ce tribunal a arrêté que :

(traduction)

"... l’ordonnance sollicitée par le mis en cause, en vertu de laquelle celui- ci serait indemnisé s’il était condamné en faveur des plaignantes, ne peut être accordée par le tribunal.

Toutefois, le fait que les allégations soient nécessaires ne signifie pas nécessairement qu’elles sont étrangères au contexte des plaintes. Le mis en cause a informé le tribunal qu’il était en mesure de déposer une preuve démontrant que les éventuels préjudices subis par les plaignantes étaient dus aux actes ou aux omissions de la Commission et non pas à ceux du mis en cause. Dans un tel contexte, et compte tenu de l’article 41 de la Loi, le tribunal estime que les allégations contestées doivent être maintenues.

PAR CONSÉQUENT, la requête en radiation des paragraphes 25, 26 et 29 de la Défense et demande reconventionnelle du mis en cause est rejetée.

Dans sa déclaration d’intervention, l’intervenante sollicite le rejet des plaintes (traduction) dans la mesure où elles demandent que le tribunal ordonne l’octroi aux plaignantes d’une ancienneté avec effet rétroactif. Les plaintes ont été entendues les 2, 3 et 4 février, le 13 mars et le 1er avril 1987, date à laquelle elles ont été prises en délibérée

B. LES FAITS

La plaignante Chapdelaine a déposé auprès de la Commission, en septembre 1980, une plainte alléguant ce qui suit :

"Ayant envoyé mon application en ao t l’an passé (79) avec qualifications j’ai été refusé à cause de ma grandeur. Air Canada exige la même grandeur qu’un homme soit 5’6. En espérant d’avoir de vos nouvelles." (Pièce C- 4, vol. 3, page 149).

Dans une lettre du 26 octobre 1979, Air Canada a informé Mme Chapdelaine qu’il ne pourrait donner suite à sa demande d’emploi d’ao t 1979 parce que, selon l’affirmation de la société, pour exécuter aisément les diverses tâches requises dans les postes de pilotage des aéronefs, les pilotes devaient mesurer au moins 5 pieds 6 pouces (Pièce C- 2). En agissant ainsi, soutient Mme Chapdelaine, le mis en cause a perpétré un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

De la même façon, le 26 février 1980, la plaignante Gravel a déposé auprès de la Commission une plainte alléguant ce qui suit :

"J’ai fait application à plusieurs reprises depuis 1976 et j’ai finalement passé une entrevue avec un représentant d’Air Canada en octobre 1978. Le processus d’embauche est le suivant : A) une première entrevue, B) un comité de sélection et finalement l’examen médical. En ce qui me concerne, le tout s’est termine après la première entrevue sous prétexte que je ne rencontrais pas les normes de grandeur de la société qui est de 5’6" tout en soulignant que je possédais les qualifications requises et une très bonne expérience de travail.

Par la suite, par l’intermédiaire de la revue Aviation Québec, j’ai appris que la compagnie Boeing exige une taille entre 5’2 et 6’ pour piloter leurs appareils. Les normes de la compagnie McDonnel Douglas sont sensiblement les mêmes.

Si j’en réfère à vous, c’est que je considère qu’il y a discrimination envers les femmes lorsque Air Canada exige de celles- ci qu’elles aient la même moyenne de taille que les hommes, ce qui à mon avis est irréaliste et par conséquent élimine beaucoup de femmes comme moi- même, sans raison valable. (Pièce C- 3).

Une lettre, en date du 7 décembre 1978, émanant du mis en cause (pilote superviseur G. Plourde), Mme Gravel a été informée que sa demande d’emploi du mois d’octobre 1978 ne pouvait être prise en considération, puisqu’elle ne répondait pas aux exigences minimales de taille du service médical (du mis en cause) (Pièce C- 1). Mme Gravel soutient que ce refus constitue un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

La plaignante Chapdelaine a sollicité un emploi de pilote auprès du mis en cause en ao t 1979. Elle a dépose sa plainte auprès de la commission en septembre 1980, soit près d’un an après que le mis en cause eut rejeté sa demande. La Commission n’a informé le mis en cause de la plainte que huit mois plus tard environ, soit en mai 1981 (Pièce D- 3; vol. 2, page 35).

La plaignante Gravel a fait sa première demande d’emploi en tant que pilote auprès du mis en cause en juin 1976. Elle a sollicité le même poste de nouveau en ao t 1978 (Pièce D- 1, en liasse). Sa plainte a été déposée auprès de la Commission en février 1980, quelque 14 mois après que le mis en cause eut rejeté sa demande d’emploi (Pièce C- 1). Le mis en cause n’a été informé par la Commission de la plainte de Mme Gravel qu’en mai 1981 (Vol. 2, page 36), soit environ quinze mois plus tard.

Entre 1977 et 1983, Mme Gravel a piloté divers appareils monomoteurs et multimoteurs, au service de plusieurs employeurs. En janvier 1983, elle a commencé à piloter pour la Nordair, en tant que premier officier, un appareil Fairchild 227 (Pièce C- 14, en liasse). En mars 1985, Mme Gravel a été promue au rang de premier officer sur Boeing 737. Actuellement, elle occupe un emploi de premier officier sur Boeing 737 pour les lignes aériennes Canadien International, société qui a succédé à la Nordair.

La situation de Mme Chapdelaine est analogue. Elle a commencé à piloter à l’âge de 15 ans, a obtenu son brevet de pilote avant son 17e anniversaire et avait passé tous les examens nécessaires à l’obtention d’un brevet de pilote de ligne aérienne avant son 21e anniversaire. Dès 1983, Mme Chapdelaine pilotait également pour la Nordair. Actuellement elle occupe le poste de premier officier sur Boeing 737 à la société des Lignes aériennes Canadien International.

Lors de l’audience, le mis en cause a reconnu que les deux plaignantes possédaient toutes les qualités nécessaires pour occuper un poste de pilote à Air Canada au moment où elles ont sollicité un emploi, la seule exception étant qu’elles ne répondaient pas à l’exigence relative à la taille minimale de 5 pi. 6 po. (vol. 2, page 74 et vol. 3, page 138). Il a en outre été admis que le standard minimum de grandeur était de 5’6 au moment où les candidates (plaignantes) ont fait application (vol. 2, page 27; voir également vol. 4, pages 202 et 203 et Pièce C- 9).

Le commandant Carl Pigeon, pilote d’expérience à l’emploi du mis en cause depuis 1969, a expliqué comme suite le fondement de la norme minimale de taille :

(traduction)

"au cours des années 60 et jusque dans la décennie 70, (le mis en cause) avait été informé par certains constructeurs d’avions que, pour piloter leurs appareils, il fallait mesurer au moins 5 pieds 6 pouces. La société a accepté cette affirmation et elle s’est fondée dessus." (vol. 4, à la page 204).

Le témoin a toutefois reconnu que le mis en cause n’avait jamais reçu de (traduction) confirmation écrite de quelque constructeur d’avions que ce soit au cours ... des années 60 ou 70, sur laquelle appuyer cette position... (vol. 4, page 204). Le commandant Pigeon a ajouté ceci :

(traduction)

"... à l’époque, les choses se passaient d’une façon moins officielle. Nous pouvions téléphoner directement aux sociétés Douglas ou Boeing, ou encore Lockheed, et leur poser une question. Nous obtenions une réponse sur laquelle nous nous guidions." (vol. 4, page 204).

Sur réception, la Commission a transmis les plaintes des plaignantes à un enquêteur, M. André Dumaine. D’après son témoignage, celui- ci a reçu son mandat dans l’affaire Chapdelaine le 14 juillet 1980 (vol. 2, page 34). Cela paraît étrange. D’après son témoignage, Mme Chapdelaine n’a déposé sa plainte auprès de la Commission qu’en septembre 1980 (vol. 3, page 149); néanmoins, la date figurant sur sa plainte est celle du mois de septembre 1979 (Pièce C- 4).

Quoi qu’il en soit, M. Dumaine a instruit les deux plaintes et déposé ses rapports le 19 février 1982 (Pièces C- 10 et C- 11). D’après la conclusion de ces rapports, la politique du mis en cause relativement à la taille minimale n’était pas justifiée. Les plaintes des plaignantes alléguant une discrimination dans l’emploi pour motif de sexe étaient donc fondées. Des conciliateurs devaient être nommés en vue d’en arriver à un règlement. Voici, en résumé, les constatations sur lesquelles se fondaient ces conclusions :

  1. Au Canada, en 1970, le pourcentage des hommes mesurant 5 pi. 6 po. ou moins était de 31,6 p. 100, contre 92,2 p. 100 chez les femmes;
  2. Les plaignantes mesurent moins de 5 pi. 6 po:
  3. Les constructeurs des appareils utilisés par Air Canada n’exigent pas que les pilotes mesurent au moins 5 pi. 6 po.;
  4. L’enquête a révélé que, dans leur politique d’embauche, certaines compagnies aériennes insistent davantage sur la capacité de manoeuvrer les appareils plutôt que sur une norme de taille;
  5. Le règlement du gouvernement fédéral des États- Unis en matière d’aviation (United States Federal Air Regulations) exige que les avions commerciaux soient construits de manière à pouvoir être dirigés par des pilotes mesurant entre 5’2 et 6’3;
  6. La politique d’embauche d’Air Canada n’a pas toujours été appliquée de façon stricte, en ce qui concerne la norme minimale de taille des pilotes. En effet, on connaît le cas d’au moins un candidat, actuellement commandant, embauché malgré le fait qu’il ne mesurait que 5 pi. 5 po. 1/ 4.

Selon le témoin Wayne Millar, bio- statisticien à Santé et Bien- être social Canada, les données recueillies au cours d’enquêtes menées par son ministère entre 1978 et 1981 lui ont permis d’établir que plus de 82 p. 100 de toutes les femmes du Canada âgées de 20 à 29 ans en 1978 mesuraient moins de 5 pi. 6 po., tandis que seulement 11 p. 100 de tous les hommes de la même catégorie d’âge avaient une taille inférieure à 5 pi. 6 po. (vol. 3, pages 124 à 134). Il est donc raisonnable de conclure que la politique du mis en cause quant à la taille minimale, en vigueur entre 1978 et 1982, avait pour effet d’empêcher 82 p. 100 de ces femmes et 11 p. 100 de ces hommes de jamais devenir pilotes à Air Canada. D’ailleurs, et c’est là une confirmation de l’effet de cette politique sur les 525 pilotes embauchés par le mis en cause entre 1978 et 1980, seulement 5 étaient des femmes (vol. 4, pages 201 et 223). Le mis en cause n’a pas été en mesure de déposer quelque élément de preuve sur le nombre ou la proportion d’hommes et de femmes ayant sollicité le poste de pilote au cours de cette période (vol. 4, pages 261 et 262).

Mme Chapdelaine mesure 5 pi. 4 po. et Mme Gravel, 5 pi. 3 po. (Pièce C- 10).

En 1976, 1978 et 1980, tous les appareils de la flotte d’Air Canada étaient de construction américaine (Pièce C- 10, vol. 4, page 215). Tous devaient répondre aux normes de navigabilité établies dans le règlement fédéral américain concernant l’aviation (United States Federal Air Regulations). A partir du 1er février 1977, ce règlement prévoyait que les commandes se trouvant dans le poste de pilotage des avions de la catégorie transport devaient répondre à la norme suivante :

(traduction)

"25.777 Commandes situées dans le poste de pilotage

c) Les commandes doivent être situées et disposées, par rapport aux sièges des pilotes, de manière à permettre la manoeuvre entière et aisée de chaque commande, sans que la structure de l’habitacle ni les vêtements de l’équipage de vol minimum (équipage minimum selon 25.1523) ne l’entrave, lorsque les membres de cet équipage, mesurant de 5 pi. 2 po. à 6 pi. de taille, sont assis avec leurs ceintures attachées. (Pièce C- 5)

Une modification de cette norme, prenant effet le 1er décembre 1978, a porté la taille maximum mentionnée dans le paragraphe 25- 777 (c) de 6 pi. à 6 pi. 3 po. Selon le commandant Carl Pigeon, à sa connaissance, l’exigence minimale de Transports Canada à ce chapitre était également de 5 pi. 2 po. vers la même période (vol. 4, pages 233 à 237).

Parmi toutes les lignes aériennes où M. Dumaine a mené son enquête, seulement une appliquait une exigence minimale de taille pour ses pilotes au cours de la période allant de 1978 à 1980. Il s’agit de la Nordair, qui demandait que ses pilotes mesurent au moins 5 pi. 7 po. Toutefois, des exceptions étaient possibles, lorsque les candidats possédaient des qualités ou une expérience spéciales (Pièce C- 10). Les plaignantes semblent avoir constitué de telles exceptions. Elles ont toutes deux été embauchées comme pilotes par la Nordair en 1983 (vol. 2, page 63 et vol. 3, page 139). A cette date, le mis en cause avait également assoupli ses exigences quant à la taille minimale.

Au printemps de 1982, environ un an après avoir été mis au courant des plaintes, le mis en cause a ramené sa norme de 5 pi. 6 po. à 5 pi. 2 po., sous la seule réserve que le candidat puisse faire fonctionner, manoeuvrer et piloter en toute sécurité tous les appareils du mis en cause, aisément et sans difficulté (voir également le vol. 4, pages 205 à 207 et 237). C’est pourquoi, au printemps de 1982, le mis en cause a invité les plaignantes à présenter à nouveau leurs demandes d’emploi, ce qu’elles ont fait.

Mesdames Gravel et Chapdelaine ont toutes deux été invitées à passer des entrevues chez le mis en cause en 1985. Pour ce qui est de Mme Gravel, elle n’a appris que le 26 septembre 1985, à Toronto, qu’Air Canada menait des entrevues à Montréal au cours de la semaine commençant le 23 septembre 1985, et elle n’a pas répondu à l’invitation. Mme Chapdelaine a été interrogée par un jury de trois pilotes, dont le commandant Carl Pigeon. Par suite de cette entrevue, Mme Chapdelaine a informé le commandant Pigeon qu’elle ne souhaitait plus maintenir sa demande d’emploi auprès d’Air Canada (Pièce D- 8; vol. 3, page 154 et vol. 4, page 227). En se fondant sur cette position et sur les témoignages des plaignantes, le tribunal déduit que celles- ci n’étaient pas disposées à accepter un poste chez le mis en cause à moins de pouvoir profiter d’une ancienneté avec effet rétroactif aux dates où elles s’étaient fait refuser leurs postes (vol. 2, pages 82 et 83; vol. 3, page 146).

Le commandant Nicholas Servos, pilote depuis seize ans à Air Canada et vice- président et directeur de l’Association canadienne des pilotes de lignes aériennes (CALPA) a été appelé par l’intervenante à témoigner sur la question de l’ancienneté (vol. 3, pages 156 à 186). La CALPA représente les pilotes employés par les lignes aériennes suivantes : Air Canada, Air Ontario, Canadien Pacifique, Nordair, Pacific Western, Eastern Provincial et Québecair (vol. 3, page 158). Tous les pilotes à l’emploi de ces sociétés sont régis par les conventions collectives négociées pour eux par la CALPA (voir par exemple les Pièces I- 2, I- 4 et I- 5).

D’après le capitaine Servos, la date où commence à s’établir l’ancienneté d’un pilote dans une ligne aérienne détermine le moment ou celui- ci devient admissible a une promotion (ou à une rétrogradation, selon le cas), par exemple, de second officier à premier officier; de premier officier à commandant de bord; d’un type d’appareil à un autre à l’intérieur d’une flotte; d’une base d’affectation à une autre; d’un programme de vol à un autre (vol. 3, pages 160 à 162). Généralement, cette date est celle où le pilote reçoit la désignation et la rémunération d’officier. Une fois établie, cette date ne peut être modifiée à moins qu’il soit mis un terme à l’emploi de pilote pour cette compagnie ou que, comme c’est le cas parfois, le pilote passe à des fonctions de supervision ou à des fonctions au soi (voir les articles 21 et 22 de la convention collective d’Air Canada, pièce I- 1, les articles 20 et 21 de la convention collective du Canadien Pacifique, pièce I- 5 et l’article 7 de la convention collective de la Nordair, pièce I- 4).

D’après ces conventions collectives, le pilote qui passe de la Société Air Canada à la Nordair perd sa date d’ancienneté à Air Canada et en acquiert une nouvelle a% la Nordair. Son nom est porté au bas de la liste de la Nordair (vol. 3, pages 175 et 185). C’est la raison pour laquelle peu de pilotes qui passent volontairement d’une ligne aérienne à l’autre.

Lorsqu’il y a fusion ou acquisition d’une ligne aérienne par une autre, les choses sont différentes. Il existe à la CALPA une politique en vertu de laquelle les listes d’ancienneté doivent alors être fusionnées. L’application de cette règle n’a pas toujours été sans poser des problèmes, dont certains ont d être réglés devant les tribunaux (vol. 3, pages 172 à 175). Mesdames Gravel et Chapdelaine occupent respectivement les positions 147 et 149 sur la liste d’ancienneté de à Nordair, qui compte 174 noms. Si Mme Gravel avait été embauchée par le mis en cause le jour où sa demande a été rejetée (le 7 décembre 1978), son nom se trouverait environ à la position 1 377 sur la liste d’ancienneté d’Air Canada qui compte au total 1 850 pilotes (pièce I- 3). De même, si Mme Chapdelaine avait été embauchée le jour où sa demande d’emploi a été rejetée (le 26 octobre 1979), son nom occuperait environ la position 1 684 sur la même liste d’Air Canada (pièce I- 3).

Dans l’hypothèse où Air Canada et la Nordair fusionneraient, Mesdames Gravel et Chapdelaine pourraient se trouver aux positions respectives 1 946 et 1 948 sur une liste combinée de 2 024 pilotes (pièces I- 3 et I- 6). Si les plaignantes avaient été embauchées par le mis en cause par suite des invitations à une entrevue qu’il leur a transmises en septembre de 1985, elles pourraient se trouver aux positions respectives 1 799 et 1 800 sur une liste de 1 852 pilotes.

Le mis en cause a refusé un emploi à Mme Gravel en décembre 1978. A ce moment, il venait d’entamer une campagne de recrutement qui allait se poursuivre jusqu’en 1980. Mme Chapdelaine a vu sa demande refusée vers le milieu de cette période d’embauche. Aucun pilote n’a été engagé par le mis en cause après 1980, jusqu’en décembre 1985 (pièce I- 3).

C. LES ENJEUX

A partir des faits exposés ci- dessus, les parties ont soulevé les questions suivantes :

  1. Les refus opposés par le mis en cause aux demandes d’emploi des plaignantes (en vertu de son exigence relative à la taille minimale) constituent- ils des actes discriminatoires fondée sur un motif illicite au sens des articles 7 et 10 de la Loi ?
  2. Dans l’affirmative, ces refus reposaient- ils sur une exigence professionnelle justifiée au sens du paragraphe 14( a) de la Loi ?
  3. Dans la négative, les plaignantes ont- elles subi des préjudices par suite de ces refus ?
  4. Si oui, quelle est l’ampleur de ces préjudices ? Comportent- ils la perte des droits d’ancienneté ? Si oui, le présent tribunal peut- il apporter réparation des torts causés par cette perte des droits d’ancienneté ?

D. LE CONTEXTE JURIDIQUE

La Loi a pour objectif l’application du principe de l’égalité des chances pour tous, sans entrave fondée sur un motif illicite de discrimination. L’article 2 de la Loi dispose ce qui suit :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants : tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience. 1976- 77, c. 33, art. 2; 1980- 81- 82- 83, c. 143, art. 1 et 28.

La Loi prévoit que l’employeur qui refuse d’embaucher une personne ou qui applique une politique tendant à priver une personne d’un emploi pour un motif illicite de discrimination commet un acte discriminatoire. Le sexe est l’un de ces motifs illicites. Voici les passages des articles 3, 7 et 10 qui nous intéressent ici :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu... directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite. 10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur, l’association d’employeurs ou l’association d’employés

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite ... pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus. 1976- 77, c. 33, art, 10; 1980- 81- 82- 83, c. 143, art. 5.

Il est maintenant reconnu comme une règle incontestable de droit que l’intention d’exercer une discrimination ne constitue pas nécessairement un élément de la discrimination interdite par la Loi (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons- Sears (1985) 2 R. C. S. 536, pages 547 à 550, ainsi que les affaires qui y sont citées). En effet :

(traduction)

"... c’est le résultat ou l’effet de l’acte dont on se plaint qui importe. S’il entraîne une discrimination de fait, s’il a pour effet d’imposer à une personne, ou à un groupe de personnes, des obligations, des préjudices ou des conditions restrictives que n’ont pas à subir les autres membres de la collectivité, il est discriminatoire." (ibid. page 546).

M. le Juge McIntyre, dans l’affaire Simpsons- Sears citée ci- dessus, explique et applique le principe de la discrimination indirecte. Voici ce qu’il en dit :

"... la discrimination par suite d’un effet préjudiciable ... se produit lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibée sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. Essentiellement pour les mêmes raisons qui sous- tendent la conclusion que l’intention d’établir une distinction n’est pas un élément nécessaire de la discrimination proscrite par le Code, je suis d’avis que cette Cour peut considérer que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, décrite dans les présents motifs, contrevient au Code. Une condition d’emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d’affaires, à également applicable à tous ceux qu’elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer. A partir de ce qui précède, je conclus donc que l’appelante a prouvé à la commission d’enquête, de façon suffisante jusqu’à preuve contraire, l’existence d’un cas de discrimination fondée sur la croyance ... Je n’accepte pas d’autre part la thèse selon laquelle, dès qu’on démontre l’existence de discrimination religieuse par suite d’un effet préjudiciable, le droit à un redressement est automatique.

Comme le tribunal l’a déjà fait remarquer plus haut (à la page 8), la ligne de conduite du mis en cause relativement à la taille des pilotes, bien qu’elle ait été neutre a première vue, avait pour effet dans son application d’interdire les postes de pilote à 82 p. 100 de toutes les femmes et à 11 p. 100 de tous les hommes du Canada âgés de 20 à 29 ans. Une proportion considérablement plus grande de femmes que d’hommes était donc ainsi lésée. L’on peut donc dire, dans ce contexte, que les femmes s’en trouvaient affectées différemment des hommes (Griggs v. Duke Power Co., 401 U. S. 424 (1971), décision approuvée dans l’affaire Simpsons- Sears ci- dessus à la page 549).

Le tribunal conclut donc que les plaignantes ont établi l’existence jusqu’à preuve contraire, d’une discrimination fondée sur le sexe. Faisant fond sur cette constatation, il s’agit maintenant de déterminer si, oui ou non, le mis en cause avait des justifications pour imposer cette exigence quant à la taille aux candidats pilotes, entre 1978 et 1980. La Loi, dans son paragraphe 14( a), stipule ce qui suit :

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

Par ailleurs, le Code des droits de l’homme de l’Ontario, R. S. O. 1970, c. 318, version révisée, veut que

"La seule justification que peut invoquer l’employeur en l’espèce est la preuve, dont le fardeau lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence professionnelle réelle de l’emploi en question. La preuve, à mon avis, doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c’est- à- dire suivant la prépondérance des probabilités." (D’après le Juge McIntyre dans La Commission ontarienne des droits de l’homme c. Etobicoke, (1982) 1 R. C. S., 202, page 208).

Ces règles s’appliquent également à la défense de l’employeur aux termes du paragraphe 14( a) de la Loi (voir Bhinder c. CN (1985) 2 R. S. C. 561, pages 571 et 572).

Pour réussir à établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, le mis en cause doit satisfaire à la fois aux critères subjectifs et aux critères objectifs. Ceux- ci ont été résumés dans l’affaire Etobicoke comme suit :

"Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, s re et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller a l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général." (page 208, soulignement ajouté).

Le commandant Pigeon a expliqué que la norme relative à la taille minimale avait été établie en fonction de renseignements recueillis verbalement auprès des constructeurs aériens au cours des années 60 et 70, selon lesquels il fallait mesurer au moins 5 pi. 6 po. pour piloter leurs appareils (voir la page 7 ci- dessus). Il n’est pas nécessaire de posséder une grande force physique pour piloter les appareils du mis en cause, puisque ceux- ci sont tous munis de commandes servo- assistées (vol. 4, pages 254 et 255). Assis aux commandes (siège de gauche) dans un simulateur d’appareil DC- 9, le commandant Pigeon a démontré que c’était la portée et non pas la force qui constituait la caractéristique primordiale du pilote. D’où la réserve afférente à la nouvelle exigence quant à la taille minimale (5 pi. 2 po.) en vigueur depuis le printemps 1982 et dont nous avons parlé à la page 10 ci- dessus. D’après les documents déposés en preuve, le règlement aérien du gouvernement fédéral des États- Unis (United States Federal Air Regulations) exige depuis au moins le mois de février 1977 que les commandes du poste de pilotage dans les avions de la catégorie transport soient à la portée d’une personne mesurant entre 5 pi. 2 po. et 6 pi. (voir à la page 9 ci- dessus).

Aucune preuve documentaire ni témoignage d’expert n’ont été fournis établissant qu’un pilote doit mesurer au moins 5 pi. 6 po. afin d’exécuter ses fonctions pour le mis en cause sans mettre en danger le public en général (affaire Etobicoke, ci- dessus, page 208), sauf le fait qu’une autre ligne aérienne imposait une taille minimale du même ordre (voir à la page 9 ci- dessus). En fait, l’avocat du mis en cause a reconnu qu’aucune tentative n’était faite pour établir une défense aux termes de l’article 14 (vol. 5, page 382).

Les exceptions à la règle générale doivent être interprétées de façon étroite. Le tribunal conclut, d’après les éléments de preuve déposés lors de l’audience et dont il a été question plus haut, que le mis en cause ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait de manière à satisfaire au critère objectif exposé dans l’affaire Etobicoke. Si l’un ou l’autre des critères n’est pas respecté, toute défense aux termes du paragraphe 14( a) est irrecevable. De plus, le fait que le mis en cause ait modifié ses normes au cours du printemps de 1982 vient confirmer qu’aucune exigence professionnelle valide n’existe pour justifier que les pilotes doivent mesurer au moins 5 pi. 6 po.

B. DOMMAGES- INTÉRETS

Les plaignantes souhaitent toutes deux obtenir de la part du mis en cause une indemnisation financière équivalant à la différence entre ce qu’elles auraient gagné en tant que pilotes pour le mis en cause à partir des dates auxquelles leurs demandes d’emploi ont été rejetées et ce qu’elles ont effectivement gagné a partir de ces mêmes dates plus une somme supplémentaire à titre d’indemnité pour la perte de leurs droits, chances et avantages (demandes de nature financière). Les demandes d’indemnisation financière se fondent sur les dispositions de l’article 4 et de l’alinéa 41( 2)( c) de la Loi. Les plaignantes demandent en outre que le mis en cause les embauche à la première occasion raisonnable en leur octroyant une ancienneté avec effet rétroactif aux dates auxquelles leurs demandes d’emploi ont été rejetées, conformément aux dispositions de l’article 4 et de l’alinéa 41( 2)( b) de la Loi (demandes relatives à l’ancienneté). Enfin, elles souhaitent une indemnisation pour les préjudices moraux qu’elles ont subis, conformément à l’alinéa 41( 3)( b) de la Loi (demandes relatives aux préjudices moraux).

L’article 4 et les alinéas 41( 2)( b), 41( 2)( c) et 41( 3)( b) de la Loi stipulent ce qui suit :

4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 13.1 peuvent faire l’objet d’une plainte en vertu de la Partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l’objet des ordonnances prévues aux articles 41 et 42. 1976- 77, c. 33, art. 4; 1980- 81- 82- 83, c. 143, art. 2.

41.( 2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire

b) d’accorder à la victime, à la première occasion raisonnable, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal ayant conclu

b) que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l’acte discriminatoire, peut ordonner à la personne de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars.

1.) Les demandes de nature financière

Le processus par lequel devaient passer les pilotes embauchés par le mis en cause en 1979 et 1980 était complexe. La Pièce C- 9 (en vigueur après avril 1977) contient une description des aptitudes fondamentales, des qualités personnelles et de la formation préalable exigées des candidats pilotes par la société Air Canada. Dans sa conclusion le document dit ce qui suit :

(traduction)

"La concurrence entre les candidats risque d’être très serrée au cours des prochaines années. La préférence est accordée aux pilotes possédant plus d’expérience; ceux qui n’ont accompli qu’un temps de vol minimal devront être plus instruits."

Le commandant Pigeon a expliqué le processus d’embauche. Le mis en cause tenait un dossier sur chaque candidat pilote. Ces dossiers étaient passés en revue de façon régulière, et les candidats les plus intéressants étaient invités a une entrevue un par un. L’objectif de cet entretien était avant tout de vérifier si les brevets de pilote, autres documents et diplômes scolaires étaient en règle. Par la suite, les candidats étaient convoqués à une entrevue plus large où étaient regroupés de trois à six pilotes. Le candidat qui réussissait à cette entrevue, devait alors passer un examen médical. Puis, il faisait l’objet d’une évaluation fondée sur sa demande d’emploi, les entrevues et l’examen médical. Si l’évaluation s’avérait favorable, son nom était porté sur la liste des personnes qualifiées disponibles pour l’emploi en cas de besoin (vol. 4, pages 199 à 202 inclusivement).

Entre 1977 et 1980, le mis en cause a embauché un grand nombre de pilotes. Au cours de cette période, selon le commandant Pigeon, entre 1 100 et 1 200 personnes ont passé des entrevues à cette fin. Environ 525 ont été embauchées en tant que pilotes (vol. 4, page 201). Le commandant Pigeon a reconnu que la plupart des personnes dont le nom avait été ajouté à la liste des personnes qualifiées au début de cette période d’embauche étaient devenues pilotes à l’emploi du mis en cause. Cela n’était toutefois pas le cas des personnes dont le nom a été versé au répertoire après le milieu de 1979. Ni l’une ni l’autre des plaignantes ne figure sur la liste de personnes qualifiées du mis en cause, même si leurs deux dossiers ont été ouverts en 1982 et que toutes deux ont été invitées à des entrevues en 1985 (voir à la page 10 ci- dessus).

La plaignante Gravel réclame 52 418 $ en dommages- intérêts pour pertes de salaires au cours des années 1980 à 1984 inclusivement, et 10 000 $ pour avoir été privée de certaines chances. Au total, l’écart entre le salaire de Mme Gravel au cours des années 1980 à 1984 inclusivement et ce qu’elle aurait gagné si elle avait été embauchée par le mis en cause à la fin de 1979 est d’environ 71 500 $ (Pièce C- 7 et D- 11). Dans le cas de Mme Chapdelaine, l’écart pour les années 1981 à 1984 inclusivement, en supposant son embauche par le mis en cause à la fin de 1980, est d’environ 51 200 $ (vol. 3, page 147 et Pièce D- 9). D’après la preuve, en 1985, Mme Chapdelaine a gagné à la Nordair un salaire légèrement plus élevé que celui qu’elle aurait obtenu chez le mis en cause. Bien qu’il ne soit aucunement certain que les plaignantes auraient été embauchées par le mis en cause n’eut été des exigences relatives ai la taille, le tribunal estime qu’étant donné leurs compétences et le fait qu’Air Canada avait besoin de pilotes entre 1978 et 1980, les plaignantes auraient probablement été embauchées de 12 à 18 mois après leurs demandes d’emploi respectives. Mme Gravel a présenté sa candidature en septembre 1978 (Pièce D- 1) et Mme Chapdelaine en octobre 1979 (Pièce D- 2).) Cette opinion concorde avec la façon dont ont été calculées les pertes de salaires des plaignantes au cours des périodes pour lesquelles elles réclament des dommages- intérêts dans leur déclaration modifiée, excepté que l’année 1980 ne devrait pas être prise en compte dans la demande de Mme Chapdelaine.

Il est possible que les préjudices subis par les plaignantes aient été aggravés par un certain nombre de facteurs que le mis en cause ne pouvait pas tous connaître. En particulier, le mis en cause soutient que les préjudices subis par les plaignantes ont été causés ou aggravés par les retards qu’elles ont mis à déposer leurs plaintes et par le fait que la Commission a tardé à instruire ces plaintes et à en aviser le mis en cause. Comme nous l’avons dit précédemment, le mis en cause a modifié sa ligne de conduite relative à la taille minimale et il a invité les plaignantes à présenter de nouvelles demandes d’emploi environ un an après avoir été avisé des plaintes. Malheureusement, il n’a embauché aucun nouveau pilote en 1982. Ses besoins en matière de pilotes étaient comblés depuis la fin de 1980.

Si les plaintes avaient été déposées peu de temps après les actes discriminatoires et si le mis en cause avait été avisé de ces plaintes dans un bref délai, celui- ci aurait au moins eu la possibilité d’apporter des correctifs beaucoup plus tôt. Le mis en cause aurait peut- être même été en mesure d’embaucher les plaignantes avant que ne soit comblé son besoin de pilotes, vers la fin de 1980. De toute façon, si le mis en cause avait été mis au courant de la plainte de Mme Gravel au début ou au milieu de 1979 et s’il avait modifié ses exigences quant à la taille dans l’année qui a suivi, il l’aurait peut- être embauchée au milieu ou à la fin de 1980. Bien entendu, tout cela reste du domaine des conjectures, mais c’est un raisonnement vraisemblable, d’après la conduite qu’a eue le mis en cause après avoir été avisé des plaintes, en mai 1981.

La plainte de Mme Chapdelaine a été déposée environ six mois après l’acte discriminatoire. Cette période est largement inférieure au délai d’un an qu’impose l’alinéa 33( b)( iv) de la Loi. Toutefois, le mis en cause n’a été prévenu que plus d’une année plus tard, soit dix- neuf mois après l’acte discriminatoire. En ce qui concerne Mme Gravel, sa plainte n’a été déposée que quinze mois après le rejet de sa demande d’emploi. Le délai d’un an a donc été dépassé. Le mis en cause n’a connu l’existence de la plainte de Mme Gravel que trente et un mois après l’acte discriminatoire. Ces périodes sont beaucoup trop longues et, de l’avis du tribunal, elles ont contribué à aggraver les préjudices subis par les plaignantes.

Par ailleurs, le tribunal souligne entre parenthèses que la Loi a été modifiée en 1985 afin de permettre à la Commission de prendre l’initiative d’une plainte sans avoir à en établir le bien- fondé. Il est à espérer que cette modification permettra désormais à la Commission, à sa discrétion, d’aviser les mis en cause sans délai sur réception d’une plainte.

Compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire, du fait que des mises à pied auraient pu survenir entre 1980 et 1984, et des autres aléas de la vie, le tribunal estime qu’il n’est pas déraisonnable de condamner le mis en cause à quarante pour cent (40 p. 100) des sommes demandées par les plaignantes pour dommages- intérêts financiers. Pour Mme Gravel, cela représente 32 600 $ et pour Mme Chapdelaine, 24 480 $.

2.) Les demandes relatives à l’ancienneté

Avant tout, soulignons que le tribunal ne peut émettre une ordonnance aux termes des articles 4 et 41 que contre la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire. C’est pour cette raison que le tribunal a conclu, dans son jugement interlocutoire du 20 janvier 1987 (voir à la page 4 ci- dessus) qu’il n’était pas possible d’émettre une ordonnance d’indemnisation contre la Commission. En effet, le tribunal n’a ni l’autorité ni la compétence d’émettre une ordonnance aux termes de l’article 41 contre une personne autre que celle trouvée coupable d’un acte discriminatoire. Dans le cas présent, il s’agit du mis en cause.

De même, toute ordonnance de ce tribunal obligeant le mis en cause à embaucher les plaignantes, en leur accordant leurs droits d’ancienneté à partir des dates auxquelles leurs demandes d’emploi ont été rejetées, aurait des effets à la fois sur la CALPA et sur ses membres pilotes (voir à la page 10 ci- dessus). Dans la mesure où la CALPA et ses membres pilotes seraient négativement touchés, une telle ordonnance pourrait être considérée comme étant émise contre eux (Greyhound Lines of Canada Limited et al c. McCreary et al, 1986, CHRR, volume 7, paragraphes 25911- 25959, paragraphe 25953). Tous les pilotes figurant sur la liste d’ancienneté d’Air Canada au- dessous du numéro 1376 seraient négativement affectés si la plaignante Gravel obtenait ses droits d’ancienneté avec effet rétroactif (voir à la page 11 ci- dessus). De même, tous les pilotes dont le nom se trouve au- dessous du numéro 1683 seraient affectés négativement, si la même mesure était prise en faveur de la plaignante Chapdelaine. Au départ, une demande visant l’octroi des droits d’ancienneté avec effet rétroactif n’avait été présentée qu’au nom de Mme Gravel (voir à la page 2 ci- dessus). De plus, une telle ordonnance aurait certainement pour résultat de nuire aux droits et obligations contractuels et de négociation de la CALPA et de ses membres pilotes, d’une part, et de la CALPA et du mis en cause, d’autre part.

Abstraction faite de la question de la compétence, divers facteurs militent contre une ordonnance obligeant à l’embauche des plaignantes avec ancienneté remontant aux dates des actes discriminatoires. Ces facteurs sont notamment : le temps écoulé, le fait que le mis en cause et la Nordair n’emploient pas le même type de matériel, le fait que les lignes aériennes n’emploient pas toutes les mêmes techniques de formation, le temps qu’il faudrait nécessairement pour que les plaignantes se familiarisent avec les méthodes et le matériel du mis en cause et pour, d’une façon générale, s’intégrer dans la structure d’Air Canada. Même si le tribunal était habilité à délivrer une ordonnance de cet ordre, mais il ne croit pas l’être, cela serait imprudent et peut- être préjudiciable à la sécurité des plaignantes et à celle du grand public, compte tenu de l’ensemble des circonstances de cette affaire.

En 1982 et en 1985, le mis en cause a cherché à prendre en considération les demandes d’emploi des plaignantes (voir à la page 10 ci- dessus) - Pour cette raison, le tribunal n’ordonnera pas au mis en cause de répéter ce geste maintenant. Comme il a été dit plus haut (à la page 10), le tribunal est convaincu que ni l’une ni l’autre des plaignantes n’accepterait un emploi chez le mis en cause à moins que ne lui soient octroyés ses droite d’ancienneté avec effet rétroactif.

3.) Les demandes relatives aux préjudices moraux

Les deux plaignantes ont déclaré que le refus du mis en cause leur avait causé de l’humiliation. Pourtant, chacune d’entre elles devait connaître les exigences du mis en cause en matière de taille minimale avant de solliciter un poste (voir la Pièce C- 9). Elles ont donc pris un risque calculé en posant leurs candidatures. De plus, dans leurs demandes d’emploi, elles ont toutes deux étiré la vérité (sans jeu de mot intentionnel) en répondant à la question concernant leur taille. Dans les circonstances, le tribunal est disposé à suivre la suggestion de l’avocat du mis en cause et à accorder à chaque plaignante un montant de 1 000 $ au titre de ces demandes.

F. ORDONNANCE

Pour les raisons exposées ci- dessus, le tribunal :

  1. DÉCLARE que les plaintes des plaignantes sont bien fondées;
  2. DÉCLARE que le mis en cause a perpétré des actes discriminatoires en refusant d’employer les plaignantes pour un motif de discrimination illicite, à savoir le sexe;
  3. ORDONNE au mis en cause de verser à la plaignante Gravel la somme de trente- trois mille six cents dollars (33 600 $) et à la plaignante Chapdelaine la somme de vingt- cinq mille quatre cent quatre- vingts dollars (25 480 $), avec intérêt sur ces sommes à partir de la date où le présent tribunal a été constitué, c’est- à- dire le 16 avril 1986, au taux privilégié des principaux banquiers du mis en cause; et
  4. ACCUEILLE l’intervention de l’intervenante et ne délivre aucune ordonnance en ce qui concerne les droits d’ancienneté.

FAIT A MONTRÉAL (QUÉBEC), ce 23e jour d’octobre 1987.

(signé) Daniel H. Tingley Président du tribunal

Avocats des plaignantes Me René Duval, Me Anne Trottier

Avocat du mis en cause Me Victor Marchand

Avocat de l’intervenante Me Lila Stermer

TEXTES ET CAUSES INVOQUÉS

a) Par les plaignants :

Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke (1982) 1 R. C. S. 202; Air Canada c. Carson et al (1985) 1 C. F. 209; O’Malley (Vincent) et al c. Simpsons- Sears (1985) 2 R. C. S. 536; Bhinder et al c. Chemins de fer nationaux du Canada (1985) 2 R. C. S. 561; Action Travail des Femmes c. Canadien National (1984) C. H. R. R. D/ 2327; Canadien National c. Action Travail des Femmes (1987) C. A. F. (en instance de publication); DeJager c. Ministère de la Défense nationale (1986) C. H. R. R. TD 3/ 86; McCreary c. Compagnie Greyhound du Canada et al (1985) C. H. R. R. D/ 408; Mahon c. Pacifique Canadien (1986) C. H. R. R. D/ 518; Roger c. Chemins de fer nationaux du Canada (1985) C. H. R. R. D/ 465; Stanley et al c. G. R. C. (1987) C. H. R. R. TD 3/ 87; Butterill et al c. Via Rail (1980) C. H. R. R. D/ 44; Via Rail c. Butterill et al (1982) 2 C. F. 830; Scott c. Foster Wheeler (1986) C. H. R. R. D/ 505; Labelle et Claveau c. Air Canada (1983) C. H. R. R. D/ 266; Erickson c. Transport et messageries Pacifique Canadien (1986) C. H. R. R. TD 9/ 86; Commission des droits de la personne de la Saskatchewan et Huck c. Canadian Odeon Theatres Limited (1985) C. H. R. R. D/ 432; Dalton c. Commission canadienne des droits de la personne (1985) 1 C. F. 38; Seneca College c. Bhadauria (1981) 2 R. C. S. 181; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink (1985) 2 R. C. S. 150; Griggs c. Duke Power Co. (1971) 401 U. S. S. C. 424; Dothard c. Rawlinson (1977) 14 EPD 1; Villeneuve c. Bell Canada (1985) C. H. R. R. TD 3/ 85; Franks et al c. Bowman Transportation Inc. et al, (1976) U. S. S. C. No 74- 728.

b) Par le mis en cause :

O’Malley (Vincent) et al c. Simpsons- Sears (1985) 2 R. C. S. 536; Labelle et Claveau c. Air Canada (1983) C. H. R. R. D/ 266; Seneca College c. Bhadauria (1981) 2 R. C. S 181; Compagnie Greyhound du Canada et al c. McCreary et al (1986) C. H. R. R. D/ 515.

c) Par l’intervenant :

Labelle et Claveau c. Air Canada (1983) C. H. R. R. D/ 2667 Compagnie Greyhound du Canada et al c. McCreary et al (1986) C. H. R. R. D/ 3250; Black’s Law Dictionary, 4e édition révisée, 1968, - Compensation p. 354; Construction of Statutes, 2e édition, 1983, Elmer A. Driedger, p. 119 à 185; Affaire United Electrical Workers, Local 512 et Tung- Sol of Canada Ltd. 16 LAC 161; Toronto Printing Pressmen Assistants’ Union No. 10 et al c. Council of Printing Industries of Canada 83 CLLC 14050; Commission canadienne des droits de la personne c. Dalton (1986) 2 C. F. 141; Commission canadienne des droits de la personne de la Saskatchewan et Huck c. Canadian Odeon Theatres Limited (1985) C. H. R. R. D/ 432; Bhinder et al c. Chemins de fer nationaux du Canada (1985) 2 R. C. S. 561; Code canadien du travail, S. 189; Eastern Provincial c. CLRB et CALPA (1984) 1 C. F. 732; Clifford Renaud et al c. Métallurgistes unis d’Amérique, syndicat, local 2471 et Hawker Industries et al (1976) 2 D/ 44; Canada Safeway Limited c. Retail Store Employees Union Local No. 832 (1974) CLLR 14,257; Canadian Labour Arbitration, 2e édition, 1984, Donald J. M. Brown et David M. Beatty, p. 64; Gary Hopkins c. International Union et al (1985) OLRB, mai 684; Kodellas et al. c. Commission des droits de la personne de la Saskatchewan (1986) 87 CLLC 17,006.

CAUSES RETENUES PAR LE TRIBUNAL

O’Mally (Vincent) et al c. Simpsons- Sears (1985) 2 R. C. S. 536; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink (1982) 2 R. C. S. 145; Affaire Attorney- General for Alberta and Gares (1976) 67 D. L. R. (3d) 635; Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke (1982) 1 R. C. S. 202; Griggs c. Duke Power Co. (1971) 401 U. S. 424; Bhinder et al c. Chemins de fer nationaux du Canada (1985) 2 R. C. S. 561; Compagnie Greyhound du Canada et al c. McCreary et al (1986) C. H. R. R. D/ 515; Commission canadienne des droits de la personne c. Dalton et al, (1986) 2 C. F. 141; Action Travail des Femmes c. Chemins de fer nationaux du Canada (1987) R. C. S., décision rendue le 25 juin.

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