Tribunal canadien des droits de la personne

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DECISION RENDUE LE 8 MAI 1981

DT- 6/ 81

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

Marthe Archambault la plaignante,

- et

Eldorado Nucléaire Ltée le mis en cause.

Devant: Denis Lemieux, président du tribunal des droits de la personne, constitué en vertu de l’article 39 de la Loi.

Comparutions: Hélène LeBel représentant Marthe Archambault et la Commission canadienne des droits de la personne.

David Casey représentant Eldorado Nucléaire Ltée.

Entendu à Ottawa, le 17 décembre 1980 et les 2 et 3 février 1981.

La présente affaire est relative à une plainte de discrimination sexuelle suite au renvoi de la plaignante de l’emploi qu’elle occupait auprès de Eldorado Nucléaire Ltée à l’été 1978. Cette plainte se fonde sur l’art. 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La plaignante, Mlle Marthe Archambault, était à l’époque étudiante en géologie à l’Université de Montréal. Elle avait déjà effectué un travail d’été en 1977 en Gaspésie pour le compte du Ministère des richesses naturelles du Québec. En 1978, elle fit une demande d’emploi d’été auprès de Eldorado Nucléaire, une société minière relevant de la compétence du Parlement fédéral.

La candidature de Mlle Archambault fut retenue pour cet emploi d’été, après qu’elle eut passé une entrevue devant M. Robert Tremblay, qui devait être son supérieur pour ce travail.

Le contrat de travail de Mlle Archambault stipulait qu’elle était à l’emploi de Eldorado du 22 mai au 8 septembre, au salaire de $965. par mois. Durant la période allant du 22 mai jusqu’au début du travail proprement dit, elle devait être à la disponibilité de l’employeur et recevoir la moitié du salaire prévu. Cependant, le montant n’était payable qu’à la fin de son emploi, sous forme de bonus.

La nature du travail était de faire de la prospection minière. Ceci comportait des relevés sur le terrain, des rapports ainsi qu’un certain travail d’entretien du camp qui servait de base aux opérations. Le travail durait du lundi au samedi inclusivement.

Le travail de prospection débuta le 26 juin. L’endroit était le camp Bouteille, situé à 180 milles au nord- ouest de Shefferville, Québec. Le groupe constitué pour ce camp comprenait environ 15 personnes, soit des géologues et géophysiciens ainsi qu’un personnel de soutien. En plus de ce camp principal était prévu un camp volant composé de 5 à 6 personnes qui s’établit plus loin. Les membres de ce camp volant ne revinrent au camp Bouteille que 48 heures avant le renvoi de la plaignante.

Le camp Bouteille était composé de tentes, d’une aire d’atterrissage pour hélicoptère, ainsi que d’un quai permettant l’amerrissage d’hydravions. Les membres de l’équipe étaient logés en général deux par tente. Le départ s’effectuait le matin par hélicoptère sur le lieu de prospection prévu pour la journée. Là, les membres étaient divisés par petits groupes pour effectuer des relevés. Après une pause à midi, le travail reprenait durant l’après- midi. En fin d’après- midi, l’hélicoptère ramenait les membres au camp. On devait alors établir le rapport des recherches de la journée. La soirée était libre. Lorsque le temps ne permettait pas de sorties, les membres de l’équipe se voyaient assigner certaines tâches d’entretien du camp.

Dès le début du camp, certains membres prirent l’habitude de se réunir le soir dans une tente afin d’écouter de la musique enregistrée sur cassettes, de discuter et de prendre un verre. Ces réunions avaient lieu le plus souvent dans la tente qu’occupaient les deux seules femmes du camp, soit Marthe Archambault et Isabelle Cadieux.

Ces rencontres occasionnaient du bruit, celui- ci étant amplifié par la solitude et le silence environnants.

Après quelques jours, le directeur du camp, Robert Tremblay, signala aux deux jeunes femmes que le bruit était excessif. Il leur suggéra par la suite de déplacer leur tente pour diminuer le bruit. Celles- ci refusèrent, estimant que le lieu suggéré pour replacer leur tente était trop rapproché de l’aire d’atterrissage de l’hélicoptère.

Il ne semble pas que M. Tremblay ait par la suite insisté pour que ce déplacement se fasse. En revanche, il semblerait, bien que la preuve soit quelque peu confuse sur ce point, qu’il soit revenu à la charge une autre fois pour reprocher à Marthe Archambault et Isabelle Cadieux, non seulement le bruit occasionné par les soirées, mais aussi leur manque de motivation au camp. Aucun avertissement formel ne leur fut donné cependant. Le travail progressa normalement au camp Bouteille, bien que la pluie ralentît quelque peu les opérations. Les soirées continuèrent, mais le bruit diminua. Il ne semble pas que ces soirées, qui se terminaient en général aux environs de minuit et demi, aient eu d’incidence notable sur le travail des participants. Aucune preuve n’a été apportée à l’effet que le travail des hommes s’en soit ressenti. En ce qui a trait à Marthe Archambault et Isabelle Cadieux, les témoignages apportés sont moins clairs, mais il semble que leur travail n’ait pas souffert indûment du fait d’un quelconque manque de sommeil.

Il ressort en tout cas qu’en aucun moment le directeur du camp n’ait donné d’avertissement formel à aucun des participants et participantes de ces soirées. Il n’en fut pas mention lors de la dernière réunion du groupe qui fut tenue avant le renvoi de Marthe Archambault et d’Isabelle Cadieux. Or, ces réunions avaient justement pour but de régler les problèmes administratifs et personnels au camp. Toutefois, M. Tremblay aurait, semble- t- il, manifesté par son attitude générale qu’il était mécontent du comportement des deux jeunes femmes en général.

Au début du mois d’août, les membres du camp volant revinrent au camp Bouteille. Ce fut l’occasion d’une soirée spéciale décidée par le directeur du camp. Cette soirée finit vers 4 heures du matin et fut fort bruyante. Plusieurs des membres du camp volant s’énivrèrent, semble- t- il. Ceci causa le mécontentement de certaines personnes, dont le pilote de l’hélicoptère qui le manifesta le lendemain matin en faisant un vol en rase- mottes au- dessus de la tente de Marthe Archambault et Isabelle Cadieux, où s’était tenue cette soirée.

Le lendemain, soit le 7 août, Robert Tremblay convoqua à tour de rôle Isabelle Cadieux et Marthe Archambault et les informa qu’elles étaient renvoyées du camp. Il apparaît que dans les deux cas, il s’agit bien d’un renvoi et non d’une démission, puisque ni l’une ni l’autre ne se virent offrir le choix de rester.

Dans le cas de Marthe Archambault, l’entrevue avec Robert Tremblay lui révéla que son travail n’était pas en cause et M. Tremblay lui offrit même de lui fournir une recommandation favorable pour un emploi ultérieur, ce qu’il fit d’ailleurs. M. Tremblay lui fit également part que sa présence au camp, suite au départ de Mademoiselle Cadieux, créerait une situation impossible car elle serait alors la seule femme sur les lieux. Pour ce motif, elle devait donc partir.

Marthe Archambault quittera le camp séance tenante. Près de deux ans plus tard, soit le 29 avril 1980, elle soulèvera, dans une plainte adressée à la Commission canadienne des droits de la personne, que son renvoi constituait un acte de discrimination sexuelle.

Marthe Archambault a expliqué ce long délai pour porter plainte de la façon suivante. Sa compagne, Isabelle Cadieux, avait porté plainte à la Commission peu de temps après son renvoi. Or, cette plainte a semblé bloquée par des procédures judiciaires en Cour fédérale. De plus, les répercussions de son renvoi ne se firent sentir qu’après coup. De toute façon, la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire qu’elle tient de la loi pour extensionner le délai prévu et cette question n’est pas en litige ici.

La question fondamentale à résoudre est plutôt de savoir si le renvoi de la plaignante constitue une violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Cet article dispose que: Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou b) de défavoriser un employé, directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite. L’article 3 précise que le sexe constitue un motif de distinction illicite.

Il est intéressant de constater que la version anglaise de l’article 7 apparaît plus précise que le texte français correspondant. Elle stipule que:

It is a discriminatory practice, directly or indirectly a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination. Si la réponse à cette dernière question est positive, il sera nécessaire de décider d’autres questions, subsidiaires à la première. Ces questions sont les suivantes:

  1. la plaignant a- t- elle droit à une indemnisation pour perte de salaire?
  2. a- t- elle droit également à une indemnisation pour perte de revenus ultérieurs?
  3. a- t- elle droit à une indemnisation supplémentaire fondée sur l’alinéa 3 de l’article 41 de la Loi?
  4. convient- il d’ordonner que des mesures soient prises par Eldorado Nucléaire, en consultation avec la Commission, pour éviter la répétition de cet acte discriminatoire?
  5. enfin, le Tribunal doit- il ordonner à Eldorado Nucléaire d’envoyer une lettre d’excuses à la plaignante?

Il faut donc décider d’abord si Marthe Archambault a été renvoyée en raison de son sexe ou d’un autre motif qui serait étranger au premier.

On peut d’abord établir que le motif du renvoi n’est pas fondé sur la compétence ou l’incompétence de Marthe Archambault. La preuve révèle que son travail de camp était également acceptable. Sans manifester un zèle excessif, la plaignante n’a jamais désobéi à des ordres formels ni agi avec négligence dans l’exercice des tâches qui lui étaient confiées. L’entrevue avec Robert Tremblay peu avant son départ du camp confirme cette conclusion.

Le motif du renvoi n’est pas non plus fondé sur le bruit occasionné par les soirées ni sur son attitude générale face aux autres membres de l’équipe. Les reproches dus au bruit semblent oubliés au début du mois d’août. Il n’apparaît pas non plus que la plaignante ait été l’instigatrice du dernier party qui fut particulièrement bruyant. Il a été également établi que l’esprit d’équipe était bon, au moins égal à la moyenne dans des camps similaires.

Le véritable motif semble plutôt venir de la volonté de M. Tremblay de garder le contrôle sur la discipline au camp. Il a apparemment craint que la fatigue due au manque de sommeil de certains membres ait un effet cumulatif susceptible d’entraîner de plus en plus de retard et de ralentissement du travail assigné pour l’été.

M. Tremblay en est à sa première expérience de direction d’un camp de prospection. Il est relativement jeune et ne peut guère consulter ses supérieurs qui demeurent à Ottawa. Il a manifestement certaines difficultés à communiquer avec les membres de son équipe. Par ailleurs, la moitié des employés sous ses ordres ont moins de 25 ans. M. Tremblay semble avoir estimé qu’après avoir renvoyé Isabelle Cadieux, il devait renvoyer Marthe Archambault car sa seule présence risquait de troubler la paix au camp et de causer certaines chicanes parmi les hommes. Il a indiqué que, sur ce plan, les relations très amicales qui existaient entre la plaignante et l’un des géologues seniors du camp constituaient un risque pour la bonne marche du camp. Par la suite, la compagnie invoquera également le manque relatif de maturité de Mademoiselle Archambault. (Témoignage de Robert Tremblay, aux pp. 365, 427 et 429)

Même si la bonne foi du directeur du camp, M. Robert Tremblay, n’est pas en cause, il ne pouvait sanctionner aussi Mlle Archambault sans qu’il n’y ait de connotation de discrimination sexuelle. Le désir de préserver un équilibre entre hommes et femmes dans un camp minier isolé peut être plein de bon sens, mais la loi vise formellement l’interdiction de telles pratiques qui ont pour but de traiter défavorablement un employé à cause de son sexe. Or, la preuve démontre qu’aucun membre masculin de l’équipe n’a fait l’objet d’avertissement ou de reproche avant ou après le départ de la plaignante.

J’en conclus donc que le renvoi de la plaignante est motivé, au moins partiellement sinon totalement, par une distinction illicite fondée sur le sexe de la plaignante.

Il reste maintenant à décider des différentes demandes subsidiaires.

En premier lieu, il va de soi que la plaignante a droit à une indemnité pour perte de salaire puisque la décision de mettre fin à son contrat est entachée de discrimination sexuelle. Le montant dû à ce titre, incluant le bonus qu’elle aurait normalement reçu, est de l’ordre de $1,500.

Quant au retard d’une année professionnelle causé par la perte d’une année universitaire, il semble bien que ce retard soit dû au manque à gagner lors de l’été 1978. On a fait état du fait que Mlle Archambault n’avait pas sollicité un prêt- bourse pour l’automne 1978. L’explication de la plaignante sur ce point n’est pas très convainquante. En revanche, pouvait- on exiger de la plaignante qu’elle s’endette afin de poursuivre ses études (le prêt- bourse étant remboursable par nature) ? Je ne le crois pas. Aussi, j’estime que cette perte d’une année, causée directement par le renvoi du camp Bouteille, doit être supportée par Eldorado Nucléaire. La preuve a établi à $500. par mois, soit un total de $6,000. la valeur de cette différence salariale. Il n’y a pas eu de contre- preuve sur ce point.

L’article 41( 3) prévoit également la possibilité d’une indemnisation additionnelle si la personne a commis l’acte discriminatoire de propos délibéré ou avec négligence, ou si la victime a souffert un préjudice moral par suite de l’acte discriminatoire. Le montant maximum prévu à ce titre est de $5,000.

Même si la bonne foi de M. Tremblay n’est pas en cause et qu’il a, au surplus, fourni une recommandation à la plaignante lors d’un emploi ultérieur, il reste qu’il y a eu une certaine négligence dans la manière dont fut traitée Mlle Archambault. De plus, elle a subi quelques séquelles de ce renvoi, notamment lors de son emploi de l’été 1979 et du fait de commentaires entendus concernant cet incident (témoignage de Marthe Archambault, pp. 30, 52, 108 et 109). Pour ces raisons, j’estime qu’un montant de $2,000. est justifié dans ces circonstances.

Il est également demandé que Eldorado Nucléaire établisse, en consultation avec la Commission, un programme visant à prévenir à l’avenir de tels actes discriminatoires. Or, la Commission n’a fait la preuve ni d’une politique discriminatoire au niveau de l’embauche de personnes de sexe féminin ni d’autres sanctions ou renvois dus au sexe de l’employé, mis à part le cas de Mademoiselle Cadieux, obligée de quitter le camp en même temps que la plaignante. Au contraire, il n’est pas nié que Eldorado Nucléaire s’est efforcé de favoriser le recrutement en plus grand nombre de personnel féminin. De même, il n’est pas prouvé que d’autres incidents similaires se soient produits dans d’autres camps analogues avant ou après l’été 1978.

J’ai l’impression que la publicité qui a entouré ces deux renvois a suffisamment sensibilisé Eldorado Nucléaire, s’il en était encore besoin, à la situation de faits que crée la présence de femmes dans des endroits isolés, tel le camp Bouteille. Aussi, je n’estime pas nécessaire la mise sur pied d’un tel programme dans les circonstances actuelles.

Enfin, sans me prononcer sur la compétence d’un Tribunal des droits de la personne à cet égard, j’estime inopportun d’obliger Eldorado Nucléaire à transmettre une lettre d’excuses à la plaignante, en l’absence de preuve de mauvaise foi. La compagnie intimée a déjà transmis une recommandation favorable relativement à la plaignante. Elle admet que son renvoi est un événement des plus malheureux (Me Casey, procureur de Eldorado, aux pp. 330 et 554). Le présent jugement rétablit par ailleurs des faits. Ceci m’apparaît suffisant pour réparer le tort subi à cet égard.

En conséquence, le Tribunal: DECLARE que le renvoi de Mademoiselle Marthe Archambault de son emploi d’assistante- géologue à l’été 1978 par son employeur Eldorado Nucléaire constitue un acte discriminatoire contraire à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, puisque ce renvoi est fondé partiellement ou totalement sur un motif de distinction illicite, à savoir le sexe de la plaignante Marthe Archambault;

ORDONNE à l’intimée Eldorado Nucléaire de verser à la plaignante Marthe Archambault la somme de $9,500. en guise d’indemnisation pour le préjudice subi du fait de ce renvoi discriminatoire, soit:

  • perte de salaire $ 1,500. - perte de revenus $ 6,000. - dommages moraux et indemnité spéciale $ 2,000.

REJETTE les autres demandes présentées par la plaignante.

DENIS LEMIEUX Président

Le 27 avril 1981

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