Tribunal canadien des droits de la personne

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TD 6/ 84 Décision rendue le 29 mai 1984

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE DANS L’AFFAIRE D’UNE AUDIENCE TENUE DEVANT UN TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE CONSTITUÉ EN VERTU DE L’ARTICLE 39 DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE: RODNEY ROMMAN Plaignant, et SEA- WEST HOLDINGS LTD. Mise en cause.

DEVANT: F. D. JONES, Q. C. TRIBUNAL

ONT COMPARU: R. G. Juriansz Avocat du plaignant >

INTRODUCTION

Il s’agit d’une plainte déposée par Rodney Romman contre la société Sea- West Holdings Ltd., en vertu des paragraphes 7( a) et 7( b) et du paragraphe 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Dans la plainte qu’il a signée (pièce C- 2), M. Romman déclare ce qui suit:

"Je sers depuis juin 1981 en qualité de matelot de pont sur un remorqueur de la Sea- West Holdings Ltd. et, à de nombreuses reprises, j’ai été victime de harcèlement sexuel de la part de Doug McDonald, second sur le même remorqueur. Il a continué à me harceler malgré que je me sois plaint à différents capitaines et à M. Donald Byers, qui est je crois, administrateur ou propriétaire de l’entreprise. Le 9 septembre 1981, apprenant que Doug McDonald serait capitaine du remorqueur, j’ai refusé de me présenter au travail et j’ai été congédié. J’estime que, en permettant que le harcèlement sexuel continue, la direction a créé pour moi, en ma qualité d’employé du sexe masculin, des conditions de travail défavorables qui m’ont fait perdre mon emploi. Je prétends que la

Sea- West Holdings Ltd. a donc contrevenu aux paragraphes 7( a) et (b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne."

(traduction)

A l’audience, la Sea- West Holdings Ltd. n’était pas représentée, bien que je sois convaincu qu’un avis de la tenue de l’audience lui ait été envoyé et qu’elle aie su qu’une audience allait avoir lieu (voir pages 4 et 5 de la transcription).

Dans son témoignage, M. Romman déclare essentiellement qu’il a travaillé en qualité de matelot de pont sur un remorqueur de la Sea- West Holdings Ltd. M. Doug McDonald, second sur le même remorqueur, a sexuellement harcelé M. Romman en portant la main à ses parties génitales et en les caressant, avances qui se répétaient au moins deux fois par voyage. Chaque voyage durait environ 36 heures, dont 12 heures de sommeil pour le capitaine.

> - 2 M. Romman s’est plaint de ces attaques au propriétaire de la Sea- West Holdings Ltd., M. Donald Byers, à deux reprises au moins. M. Romman ne se rappelait pas exactement à quelle date il avait porté plainte, mais j’accepte sa déclaration qu’il s’est plaint une première fois en juillet 1981 à M. Byers en l’appelant chez- lui à Vancouver, de Victoria. Le 9 septembre 1981, M. Romman s’est plaint une deuxième fois par téléphone à M. Byers. A l’époque de ces attaques, M. Romman avait 17 ans et je conçois qu’il ait eu peur de M. McDonald, physiquement et parce que celui- ci était capitaine et pouvait le congédier.

M. Romman s’est plaint à d’autres capitaines aussi bien qu’à M. Byers de la conduite de M. McDonald.

M. Paul Leroux, enquêteur des droits de la personne, a témoigné qu’il avait interrogé M. Donald Byers, propriétaire de la Sea- West Holdings Ltd., lequel a reconnu que M. Romman s’était plaint à lui de la conduite de M. McDonald (voir pages 58 et 59 de la transcription). M. Byers a admis savoir que M. Romman s’était plaint à d’autres capitaines (voir p. 60 de la transcription).

M. Leroux a également interrogé M. McDonald, qui a admis avoir porté la main sur M. Romman (p. 64 de la transcription), mais qu’il n’était pas question de sexe, mais simplement d’un jeu.

M. Leroux a également interrogé un autre capitaine qui lui a déclaré que M. Romman s’était plaint à lui de M. McDonald et qui était présent dans la soirée du 9 septembre lorsque M. Romman s’est plaint une deuxième fois à M. Byers par téléphone de la conduite de M. McDonald (pages 66 et 67 de la transcription).

> - 3 M. Romman et l’autre capitaine ont témoigné qu’à la suite du coup de téléphone du 9 septembre. M. Byers avait fait savoir à M. Romman qu’il ne naviguerait plus et que tous deux avaient compris que M. Romman se trouvait congédié. Les fiches d’emploi indiquent que M. Romman n’a plus navigué pour la Sea- West Holdings Ltd. après le 9 septembre (p. 69 de la transcription).

Peu après la conversation téléphonique du 9 septembre avec M. Byers, M. Romman a communiqué avec le bureau de la Commission canadienne des droits de la personne dans l’Ouest (pages 84 et 85 de la transcription).

DÉCISION

Diverses mesures législatives sur les droits de la personne interdisent le harcèlement sexuel. Dans la cause Robichaud et al. c. Brennan et al. (1982) 3 B. C. D. P., le tribunal a conclu qu’il n’y avait pas eu de discrimination sexuelle, conclusion plus tard infirmée par un tribunal d’appel qui, dans une décision (non publiée) ne portant pas sur le fond de la cause déclarait simplement que le plaignant avait établi de prime abord le harcèlement sexuel et qu’il était entendu qu’un pareil comportement était interdit par la Loi. Le tribunal a adopté la même position que dans l’affaire Bell and Korczak c. Ladas and the Flaming Steer Steak House Tavern Inc. (1980), 1 B. C. D. P. 155. La Commission cherchait à interpréter l’article 4 de la Loi de l’Ontario qui, à cette époque, portait que:

"4( 1) Nul ... (g) ... n’établira de distinction injuste contre un employé

quelconque quant à une clause ou à une condition d’emploi pour des raisons de ... sexe ... dudit employé."

Soutenant que le harcèlement sexuel était de la discrimination fondée sur le sexe, la Commission a déclaré ce que suit:

> - 4 "Sous réserve de l’exception prévue au paragraphe 4( 6), le Code interdit la discrimination fondée sur le sexe. Il est donc interdit de payer une femme moins cher qu’un homme pour faire le même travail ou de congédier un employé uniquement parce qu’il n’est pas du sexe désiré. Mais qu’en est- il du harcèlement sexuel? Il est clair qu’une personne défavorisée du fait de son sexe est victime de discrimination dans l’emploi si, en raison de son sexe, l’employeur lui refuse des avantages financiers ou la force à consentir des faveurs sexuelles pour améliorer ou conserver les avantages acquis. Il faut donc empêcher que le pouvoir économique ou l’autorité ne servent à empêcher une femme de jouir de l’égalité d’accès qui lui est garantie au marché du travail et à tous ses avantages sans avoir à subir de pression indue du simple fait qu’elle est une femme. Lorsqu’une femme ne jouit pas de chances égales ou lorsque ses modalités d’emploi ne sont pas les mêmes que celles des employés de sexe masculin, elle est victime de discrimination. A mon avis, les comportements discriminatoires vont de ceux qui sont ouvertement fondés sur le sexe, par exemple forcer quelqu’un à des relations intimes, jusqu’aux contacts physiques non désirés, aux propositions persistantes et à d’autres comportements plus subtils, par exemple, les insultes et les provocations fondées sur le sexe, et dont on peut raisonnablement estimer qu’ils créent une atmosphère de travail psychologiquement et émotionnellement malsaine. Il n’y a pas de raison que la Loi qui cherche à protéger le travailleur du danger physique, de la pollution chimique ou des extrêmes de température en milieu de travail, ne doive pas protéger aussi l’employé de répercussions psychologiques et mentales indésirables entraînées par un comportement antagoniste et sexiste de la part de la direction qui peut raisonnablement être considéré comme une condition de travail.

Interdire un semblable comportement ne va cependant pas sans danger. Il faut prendre garde à ne pas interdire des rapports sociaux normaux entre la direction et les employés. Il n’est pas anormal et ne devrait pas être interdit pour un supérieur d’entretenir des relations sociales avec un subalterne. Une invitation à dîner n’est pas une invitation à porter plainte. Le mal auquel il faut porter remède, c’est l’obligation pour un employé de se plier à des contacts sociaux à défaut de quoi il perdrait des avantages professionnels. Cette coercition peut être flagrante ou subtile mais si l’on peut raisonnablement dire qu’un quelconque des aspects d’un emploi vient à dépendre de l’acceptation d’avances faites par un membre de la direction, on peut alors affirmer que ces avances font partie des conditions d’emploi et sont donc discriminatoires.

Une fois encore, il faut prendre garde que personne ne puisse dire que le Code limite la liberté d’expression. Car, si un supérieur ne peut pas discuter de sujets sexuels avec un subalterne, il ne peut pas non plus discuter de race, de couleur ou de religion car

> - 5 ce sont là des sujets également couverts par le Code. Le fait qu’un employé ne soit pas d’accord que des sujets de nature sexuelle soient abordés ne signifie pas nécessairement qu’il y a infraction au Code; ce n’est que lorsque le language ou les expressions employés peuvent raisonnablement laisser supposer qu’il s’agit là d’une condition d’emploi que le Code prévoit un recours. Le Code considère comme discriminatoires les provocations fréquentes et persistantes d’un supérieur à l’égard d’un subalterne au sujet de la couleur de sa peau et il en va de même pour les provocations dont est victime un employé en raison de son sexe."

(traduction)

Diverses instances provinciales ont souscrit aux principes énoncés dans la cause Bell (supra) et, comme il a été dit plus haut, les instances fédérales aussi dans la cause Robichaud. Dans ce dernier cas (supra), le tribunal passe en revue les différentes causes concernées et résume les éléments qui doivent être nécessairement réunis pour justifier une plainte de harcèlement sexuel aux termes du paragraphe 7b) de la Loi (même s’il a infirmé cette décision, le tribunal d’appel n’a soulevé aucune objection à l’analyse présentée.)

A mon avis, largement fondé sur l’examen des causes citées plus haut dans la présente décision, les conditions suivantes doivent être réunies pour qu’un comportement sexuel puisse être interdit aux termes du paragraphe 7b) de la Loi: premièrement, les avances en question doivent être indésirées par le plaignant et lui être indésirables et, d’autre part, la personne mise en cause doit savoir, explicitement ou implicitement, que ces avances ne sont pas désirées. (De la sorte, on peut faire la distinction avec les relations sociales normales, le flirt ou même les relations intimes que le Parlement n’a certainement pas voulu interdire entre supérieurs et subalternes.) Deuxièmement, les avances doivent avoir persisté malgré les protestations de la personne qui en fait l’objet ou alors, si elles n’ont pas persisté, le fait de les avoir rejetées doit avoir entraîné des conséquences néfastes pour

l’emploi. Troisièmement, même si le plaignant se plie à ce qui est exigé de lui, il pourra quand même y avoir harcèlement sexuel s’il peut être prouvé que c’est là le résultat de menaces ou de promesses touchant un emploi.

Dans la cause Robichaud, le professeur Abbott a conclu, d’après les faits, qu’il n’y avait pas eu de harcèlement sexuel. Le

> - 6 tribunal d’appel n’a pas contesté son analyse mais a tout simplement abouti à des conclusions différentes, à savoir que le mis en cause s’était rendu coupable de harcèlement sexuel en empoisonnant l’atmosphère de travail.

Donc, comme il a été établi dans ces deux causes, il existe deux sortes de harcèlement. Premièrement, le quid proquo, où une personne est invitée ou forcée à échanger des faveurs sexuelles contre la sécurité d’emploi, des avantages, des promotions et autres choses de cette nature. Il est clair que c’est là défavoriser un employé dans le cadre de son emploi ou encore lui réserver un traitement différent, étant donné que les employés du sexe opposé ne sont pas soumis au même traitement.

Deuxièmement, il y a le harcèlement dit de l’atmosphère de travail empoisonnée où, bien que l’obligation de se soumettre à des exigences sexuelles ne soit pas nécessairement ou explicitement une condition d’emploi, une personne se trouve obligée de travailler dans une atmosphère intimidante, hostile et blessante. Ce principe a été établi pour la première fois dans la cause Bundy c. Jackson 641 F( 2d) 934 (U. S. Court of Appeals) où le tribunal a étendu au sexe le principe du milieu de travail discriminatoire habituellement appliqué en matière de race, en affirmant que soumettre une femme à des stéréotypes et à des insultes de nature sexuelle de même qu’à des propositions dégradantes empoisonnait son atmosphère de travail. Le même principe a prévalu pour des insultes raciales dans ces causes comme Dhillon c. F. W. Woolworth Ltd. (1982) 3 B. C. D. P. 743 et aussi pour le harcèlement sexuel dans des causes comme Robichaud (supra) et Kotyk and Allary c. Commission canadienne de l’emploi et de l’immigration. Ce ne devrait jamais être une condition d’emploi pour personne d’avoir à se soumettre à des attouchement des parties génitales. Cette contrainte est innacceptable. Personne ne devrait être obligé de s’y soumettre pour avoir emploi. Il est

> - 7 clair, d’après la preuve, que M. Romman n’accueillait nullement ces avances ni ne les avait provoquées. Il a mis le propriétaire du remorqueur au courant de la chose en précisant que ces avances lui étaient déplaisantes et l’ennuyaient. Selon moi, une fois que le propriétaire est ainsi informé, il a le devoir de mettre immédiatement fin à ces avances faute de quoi il s’expose à payer des dommages intérêts en vertu de la Loi sur les droits de la personne. Dans la cause Bundy c. Jackson 641 F. (2b) 934 (1981, U. S. Court of Appeals), sur laquelle se sont appuyés beaucoup de tribunaux canadiens, le tribunal dit à la page 943:

"L’employeur est responsable des actes discriminatoires commis par le personnel cadre ... et il ne fait aucun doute que les hommes qui ont harcelé Mme Bundy étaient ses supérieurs."

(traduction)

Il est clair que le harcèlement d’un matelot de pont par le capitaine du navire se range dans cette catégorie.

Ayant donc établi que la Loi fédérale interdit le harcèlement sexuel, j’estime que le comportement de M. McDonald constitue du harcèlement sexuel.

On me demande d’accorder des dommages intérêts pour atteinte à l’amour- propre. Dans la cause Phalin c. le Solliciteur général, entendue par un tribunal de la Commission canadienne des droits de la personne, le plaignant, qui souffrait de troubles de la vue, avait posé sa candidature à un poste d’officier résidant dans un établissement correctionnel et avait même déménagé sa famille avant de se voir refuser le poste à la suite d’un examen médical. Le tribunal s’est dit d’avis que les critères physiques exigés n’étaient pas raisonnables et que M. Phalin avait les compétences voulues pour le poste. Sans avoir été soumis à des attouchements ou à des

> - 8 humiliations comme dans le cas qui nous occupe, lui qui avait des enfants avait quand même été obligé de déménager. Le tribunal lui a accordé 2 500 $. Dans la cause Kotyk and Allary (supra), Jane Kotyk, qui avait été obligée de consentir à des relations sexuelles en une occasion et obligée de subir plusieurs mois d’avances sexuelles, s’est vue accorder 5 000 $. Dans la cause McPherson, Ambro and Morton c. Mary’s Doughnuts (1982) 3 B. C. D. P. 961, le tribunal énumère diverses considérations dont il faut tenir compte pour les dommages- intérêts, à savoir: premièrement, si le harcèlement était verbal ou s’il était physique; deuxièmement, la mesure dans laquelle il y a eu agressivité et contact physique; troisièmement, la durée du harcèlement; quatrièmement, la fréquence du harcèlement; cinquièmement, l’âge de la victime; sixièmement, la vulnérabilité de la victime et les répercussions psychologiques du harcèlement.

Le tribunal a accordé 2 500 $ à Mme Ambro pour avoir été soumise à des attouchements plus ou moins appuyés. La victime était particulièrement vulnérable du fait qu’elle sortait d’un établissement de détention où elle aurait dû retourner si elle avait perdu son emploi.

Tenant compte de ces considérations, j’accorderais à la victime 2 000 $ pour atteinte à l’amour- propre.

En outre, on me demande d’accorder des dommages- intérêts pour le salaire perdu durant le mois d’août, supposément à la suite du premier coup de téléphone que M. Romman a fait en juillet à M. Byers. La réclamation s’appuie sur le fait que M. McDonald, avec qui M. Romman faisait auparavant équipe, a travaillé 13 jours en août tandis que M. Romman n’en a travaillé aucun. Selon moi, il y a un lien de cause à effet entre le coup de téléphone

> - 9 de M. Romman et le fait qu’il n’a pas travaillé en août. M. Byers a déclaré que le remorqueur ne naviguait pas parce qu’on était en train de le réparer. En fait, M. McDonald a travaillé 13 jours en août et, selon toute apparence, M. Romman aurait fait de même puisqu’il avait toujours fait équipe avec M. McDonald. A l’époque, M. Romman gagnait 135.40 $ par jour; par conséquent,

je lui accorderais la somme de 1 760.20 $, soit 13 X 135.40 $. On me demande en outre d’accorder compensation pour le salaire perdu parce que M. Romman a dû attendre huit semaines avant de commencer à toucher ses prestations d’assurance- chômage. Certains indices donnent à penser qu’une secrétaire de la Sea- West Holding Ltd. n’avait pas envoyé les papiers nécessaires. Mais je crois que la preuve n’est pas suffisante pour que je puisse accorder la compensation demandée.

Par conséquent, j’imposerais à la Sea- West Holdings Ltd. un total de 3 760.20 $ de dommages- intérêts payables immédiatement à M. Romman.

FAIT à Edmonton, en Alberta, ce 15e jour de mai 1984. Frank D. Jones TRIBUNAL

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