Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

AFFAIRE INTÉRESSANT la plainte déposée aux termes de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE:

HAMEED ET MASSARAT NAQVI

les plaignants

et

COMMISSION DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA ET MINISTERE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES

les intimés

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL: RONALD W. McINNES Président KEN H. NG Membre PATRICIA M.Y. WEBER Membre

ONT COMPARU: ANNE L. MACTAVISH Avocates de la Commission SHARI FRENETTE canadienne des droits de la personne

JACQUELINE OTT Avocates des intimés CHERYL MITCHELL

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: Les 22, 23, 24, 25 et 26 juin 1992 Toronto (Ontario)

TRADUCTION

TABLE DES MATIERES

RUBRIQUES

Les plaignants

Les plaintes

L'incidence de la tardiveté de la plainte contre le ministère des Affaires extérieures

Les visas de visiteur

Les formalités d'approbation des visas

La compétence de la Commission canadienne des droits de la personne et du tribunal

Les préparatifs du séjour

Les événements à Chicago

Les démarches subséquentes

La déposition du Dr Alvi

Les services et le public

La preuve de la discrimination

Les victimes de l'acte discriminatoire

Les mesures correctives

LES PLAIGNANTS

Les plaignants dans la présente cause, Hameed et Massarat Naqvi, sont des citoyens canadiens qui habitent à Pickering (Ontario). L'acte discriminatoire reproché concerne le refus du consulat général du Canada à Chicago de délivrer un visa de visiteur à Mlle Naz Sultan (maintenant Mme Jaffery) en août 1982.

Massarat Naqvi est née en Inde en 1948, mais sa famille s'est installée à Karachi (Pakistan) en 1949, après la partition de l'Inde et du Pakistan. Elle a épousé Hameed Naqvi en 1970. Elle est venue au Canada en 1971 et a obtenu la citoyenneté canadienne en 1972.

Mme Naqvi a déclaré dans son témoignage que Naz Jaffery (Sultan) est sa soeur cadette et que leurs parents vivent encore à Karachi. Avant de prendre sa retraite, leur père était le chef de police, au Pakistan, responsable du Pakistan occidental. Ce poste était considéré comme important dans ce pays. La famille vit dans l'aisance et fait partie de la secte musulmane chi'ite.

Hameed Naqvi est né en Inde en 1944 et a déménagé à Karachi (Pakistan) en 1951. Il est venu au Canada en 1964 et a obtenu la citoyenneté canadienne en 1972.

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Bien que Naz Jaffery (Sultan) ne soit pas une plaignante à l'instance, elle y occupe une place centrale. Elle est née à Karachi (Pakistan) en 1955 et avant que ne se produisent les événements qui nous intéressent en l'espèce, elle avait toujours vécu à Karachi. En 1980, elle a obtenu un baccalauréat ès arts du P.E.C.H.S. College à Karachi et a par la suite décroché un emploi comme institutrice adjointe au Montessori Children's Centre de Karachi. Elle vivait avec ses parents et sa soeur cadette, ainsi qu'avec son frère, sa femme et leur fille. En 1982, elle n'était pas mariée. En plus d'une autre soeur au Pakistan et de Massarat Naqvi au Canada, elle avait des soeurs à Londres (Angleterre) et à Chicago. En 1982, elle a obtenu un congé autorisé d'une durée d'un an pour aller voir ses soeurs à l'étranger.

LES PLAINTES

Trois plaintes ont été déposées devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) dans le cadre de la présente affaire. Dans les trois cas, les plaignants étaient Hameed et Massarat Naqvi.

La première plainte a été déposée contre la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (CEIC) le 12 mars 1983. On reprochait à l'intimée d'avoir commis un acte discriminatoire du fait de la race, de la couleur et de l'origine nationale ou ethnique au motif qu'elle avait dénié aux plaignants le droit de recevoir la visite de leur belle-soeur/soeur, Naz Sultan, au Canada. Ceux-ci ont déclaré qu'ils estimaient avoir été privés de ce droit à cause de leur race/couleur (indo-pakistanaise) et de leur origine nationale ou ethnique (pakistanaise). Dans une plainte modifiée en date du 29 avril 1984 qu'ils ont déposée contre la même intimée, ils ont ajouté l'état matrimonial aux motifs illicites précités. Voici les précisions qu'ils ont fournies dans cette plainte:

[TRADUCTION]

Après avoir invité notre belle-soeur/soeur, Naz Sultan, à venir nous voir au Canada, nous avons été avisés, le 7 septembre 1982, par l'agent d'immigration Tom Clasper de la CEIC à Chicago (Illinois), aux États-Unis, que la demande de visa de visiteur de Naz avait été rejetée notamment parce qu'elle n'a pas de mari chez qui s'en retourner. Nous considérons qu'on nous a privés de l'occasion de recevoir la visite de notre belle-soeur/soeur à cause de notre race, de notre couleur, de notre origine nationale ou ethnique et de son état matrimonial (nous sommes pakistanais, elle est célibataire) en violation des alinéas 5a) et b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Dans la troisième formule de plainte, qui est datée du 22 août 1988, le ministère des Affaires extérieures (MAE) a été constitué partie intimée. Les motifs de plainte et les précisions fournies sont à peu près identiques à ceux que renferme la plainte du 29 avril 1984.

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L'INCIDENCE DE LA TARDIVETÉ DE LA PLAINTE CONTRE LE MINISTERE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES

L'avocate des intimés a soulevé une objection préliminaire fondée sur le fait que le MAE n'avait pas été constitué partie intimée à l'instance avant 1988. Ce moyen a été qualifié d'exception d'incompétence, mais l'argument invoqué reposait sur le préjudice qu'aurait subi le MAE par suite du dépôt, en 1988, d'une plainte concernant des événements qui remontaient à 1982. En 1982 et pendant la période immédiatement consécutive, il ne semblait pas y avoir de lignes directrices au sujet de la destruction des dossiers. A Chicago, on conservait les dossiers pendant un an seulement. A un moment donné entre 1982 et 1988, le consulat a détruit le dossier contenant la demande de Mlle Sultan. A l'évidence, il était extrêmement difficile pour les deux intimés de se défendre contre la plainte vu la destruction des divers documents que renfermait vraisemblablement ce dossier.

Selon la CCDP, le MAE était suffisamment renseigné, au début de 1983, sinon avant, sur la situation litigieuse qui se préparait, et il aurait dû conserver le dossier en question. Personne n'a contesté la preuve selon laquelle les fonctionnaires du consulat général à Chicago qui ont pris les décisions en l'espèce étaient des employés du MAE qui exerçaient des pouvoirs délégués par la CEIC.

A l'époque en cause, Thomas Clasper était vice-consul à Chicago, de même que l'employé canadien du MAE le plus directement concerné par les événements. Il se souvient d'avoir appris au cours d'une conversation téléphonique avec Hameed Naqvi vers la fin de septembre 1982 qu'une plainte serait déposée devant la CCDP. M. Clasper a déclaré dans son témoignage qu'un responsable du réexamen des cas à la CEIC lui en avait déjà touché un mot et qu'on l'avait informé que la CCDP n'avait pas compétence. Il savait aussi, à ce moment-là, que M. Naqvi faisait des démarches relativement au refus de délivrer un visa de visiteur à sa belle-soeur auprès de divers représentants du gouvernement canadien, notamment le ministre de l'Emploi et de l'Immigration et le premier ministre. Il ressort clairement des documents qui ont été produits par les intimés que la CEIC se renseignait, à cette époque, sur les motifs du refus auprès du consulat et, en particulier, auprès de M. Clasper afin de donner une réponse à M. Naqvi. On a mis en preuve qu'il était normal pour la CEIC de tenir le consulat de Chicago et, partant, M. Clasper au courant des faits nouveaux de cette nature.

En novembre 1982, le Toronto Star a publié un article sur le refus de délivrer un visa de visiteur à Mlle Sultan. M. Clasper a été interviewé par le journaliste qui a écrit l'article, et il a déclaré dans son témoignage que c'était la seule fois durant sa carrière qu'il se souvenait d'avoir été interviewé à propos du refus de délivrer un visa.

On ne peut certainement pas nier que M. Clasper avait suffisamment entendu parler de cette affaire pour se rendre compte qu'elle était assez litigieuse pour justifier la garde du dossier passé la date normale de 4 destruction. Toutefois, lorsque M. Clasper a quitté le consulat de Chicago en septembre 1983, il n'a pas recommandé que le dossier soit conservé.

Dans un document intitulé Rapport d'étape détaillé qui a été produit pour le compte du MAE, on signale qu'une plainte a été déposée devant la CCDP le 12 mars 1983 et que la CEIC en a été avisée le 13 mai 1983.

De l'avis du tribunal, le préjudice, s'il en est, qu'a subi le MAE parce qu'il n'a pas été constitué partie intimée avant 1988 est entièrement attribuable à sa propre conduite (ou à son inaction) à un moment où il était ou aurait dû être au courant de faits qui suffisaient pour donner avis de conserver les documents pertinents. Le préjudice ne saurait être attribué aux lenteurs de la CCDP.

La preuve selon laquelle le conseiller juridique de la CEIC était d'avis que la CCDP n'avait pas compétence pour instruire la plainte revêt elle aussi une certaine importance. Le Rapport d'étape détaillé précédemment évoqué fait état de deux lettres, l'une en date du 29 avril 1983 et l'autre en date du 15 décembre 1983, que la CEIC a envoyées à la CCDP et portant que la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) ne s'appliquait pas à cette affaire et que la CCDP n'avait aucun pouvoir d'enquête sur la plainte. C'est en 1988 seulement que la question a été tranchée par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Re Singh, [1989] 1 C.F. 430. Dès lors on ne peut que conjecturer sur la question de savoir si oui ou non la position juridique de la CEIC voulant que la CCDP n'eût pas compétence pour instruire la plainte relative au refus de délivrer un visa de visiteur à Mlle Sultan a eu quelque chose à voir dans la décision de ne pas conserver le dossier.

LES VISAS DE VISITEUR

L'admission au Canada à titre temporaire ou permanent est régie par la Loi sur l'immigration. En 1982, les dispositions pertinentes étaient celles de la Loi sur l'immigration de 1976, chap. 52. L'article 5 de cette Loi dispose que seuls les citoyens canadiens et les résidents permanents ont le droit d'entrer au Canada. Un visiteur peut obtenir une autorisation de séjour et demeurer au Canada pendant une période donnée s'il remplit les conditions prévues à la Loi et à ses règlements.

Dans la Loi, le terme visiteur désigne une personne qui, à titre temporaire, se trouve légalement au Canada ou cherche à y entrer.

Hormis les cas où les règlements dispensent de ces formalités les ressortissants de certains pays, un visiteur doit demander et obtenir un visa avant d'entrer au Canada. Les agents des visas déterminent au moyen d'un examen cas par cas si les demandeurs peuvent être autorisés à séjourner au Canada. L'agent des visas qui est convaincu que le séjour au Canada d'un demandeur ne contreviendrait pas à la Loi ni à ses règlements peut lui délivrer un visa.

L'article 8 de la Loi dispose que quiconque cherche à entrer au Canada a le fardeau de prouver que le fait d'y être admis ne contreviendrait pas à 5 la Loi ni à ses règlements, et est présumé être immigrant (c'est-à-dire quelqu'un qui cherche à entrer au Canada pour s'y installer en permanence) tant qu'il n'a pas convaincu du contraire l'agent d'immigration qui l'interroge.

Le Pakistan s'est vu imposer des exigences relatives aux visas le 22 juin 1977. Avant cette date, il bénéficiait d'une dispense générale accordée aux pays membres du Commonwealth. Lorsque le Pakistan s'est retiré du Commonwealth en 1972, son statut en matière de visas est resté inchangé. Vers le milieu des années 70, cependant, les inquiétudes se sont faites de plus en plus vives au sujet de la stabilité du gouvernement de ce pays et de l'éventualité d'une arrivée massive de demandeurs du statut de réfugié. A cette époque-là, il y avait aussi un taux élevé de renvois du Canada pour chaque millier de visiteurs en provenance du Pakistan.

Les questions d'immigration relèvent au premier chef de la CEIC. Toutefois, certaines fonctions se rapportant à l'immigration et aux visas de visiteur à l'extérieur du Canada sont déléguées à des employés du MAE affectés dans des ambassades, des consulats et des hauts-commissariats à l'étranger.

Les formalités de délivrance de visas ont été décrites comme un mécanisme de sélection visant à empêcher l'entrée au Canada de personnes dont l'intention n'est pas d'y séjourner temporairement ou, du moins, pendant la période de validité du visa. Selon la preuve dont le tribunal a été saisi, ces personnes pourraient revendiquer le statut de réfugié une fois rendues au Canada ou tout simplement y demeurer illégalement. Il a également été question de ce que l'on appelle communément des mariages de convenance.

Il ne fait aucun doute que le Canada est un État souverain investi du droit de déterminer quels ressortissants étrangers pourront être admis sur son territoire en qualité d'immigrant ou de visiteur. Il est par ailleurs indéniable que les formalités de délivrance de visas constituent un mécanisme de sélection légitime, et que c'est à l'échelon politique le plus élevé que sont prises les décisions au sujet des pays dont les ressortissants seront tenus d'obtenir un visa. La politique canadienne d'immigration énoncée dans la partie I de la Loi sur l'immigration de 1976 (la loi en vigueur à l'époque en cause) portait cependant, à l'article 3, que les règles et les règlements pris en vertu de la Loi devaient être conçus et mis en oeuvre en reconnaissant la nécessité:

f) de s'assurer que les personnes désireuses d'être admises au Canada à titre permanent ou temporaire soient soumises à des critères non discriminatoires en raison de la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion ou le sexe;

La disposition correspondante de l'actuelle Loi sur l'immigration est ainsi libellée:

f) de garantir que les personnes sollicitant leur admission au Canada à titre permanent ou temporaire soient soumises à des 6 critères excluant toute discrimination contraire à la Charte canadienne des droits et libertés;

Bien que les dispositions législatives et réglementaires puissent être établies à l'échelon politique le plus élevé, on précise dans la Loi que ces dispositions doivent être mises en oeuvre d'une manière excluant toute discrimination.

LES FORMALITÉS D'APPROBATION DES VISAS

A l'audience, le tribunal a entendu les dépositions de témoins cités par les intimés sur l'importance des entrevues aux fins de délivrance de visas.

Donald May est le directeur du programme des immigrants et du programme des visiteurs à la CEIC. Il a fait référence au Guide de l'immigration, notamment à la section 13.25 relative à l'étude des demandes de visa de visiteur qui dispose que:

Entrevues personnelles - Les visiteurs doivent normalement subir une entrevue, sauf lorsque l'agent des visas estime qu'elle est superflue. Les personnes qui présentent des demandes de visa à l'extérieur du pays dont elles sont citoyens ou résidents permanents, compte tenu des conditions locales, devraient subir une entrevue, et l'agent des visas devrait vérifier auprès du bureau du pays de résidence du requérant si un dossier défavorable a été établi au nom de l'intéressé.

John Baker est l'administrateur de programme responsable de la section de l'immigration et de la section consulaire au consulat général du Canada à New York. Il a déclaré que le consulat étudiait quelque 50 000 demandes par année et avait probablement le programme d'immigration le plus diversifié au monde pour ce qui est aussi bien des visiteurs que des immigrants. En dépit de l'abondance des demandes que reçoit ce bureau, M. Baker a souligné l'importance de l'entrevue. A moins qu'un cas ne soit assez simple et qu'on renonce à l'entrevue, les demandeurs subissent une entrevue dont se charge l'un des quatre agents des visas. Selon M. Baker, ceux-ci consacrent en moyenne de huit à dix minutes à l'entrevue et à la détermination du cas de chaque demandeur de visa de visiteur. Il a ajouté qu'une entrevue personnelle est faite préalablement au rejet d'une demande de visa et que l'agent des visas concerné communique le refus au demandeur en personne.

Brian Davis est le directeur de la Division de la coordination du programme d'immigration au MAE. Il a longuement parlé de l'importance de l'entrevue. Voici ce qu'il a dit:

[TRADUCTION]

Dans d'autres cas où il semble y avoir des problèmes ou lorsque nous avons des questions, nous convoquons le demandeur à une entrevue. Son cas est déterminé à l'entrevue.

[...] Q. Quelle est, alors, l'importance du rôle que vous venez de nous décrire et que jouent les agents des visas?

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R. Ce rôle est capital. Il est essentiel. Je dirais que l'entrevue est, en réalité, un élément essentiel de tout le processus. A l'entrevue, le demandeur a quelques minutes pour convaincre l'agent des visas qu'il est un visiteur authentique, et l'agent met à profit, durant cette entrevue, toutes les connaissances qu'il a acquises, soit au moyen de la formation, soit par la collecte de renseignements sur place, pour poser les questions qui, on l'espère, le convaincront que l'intéressé est un visiteur authentique.

Brian Davis est le directeur de la Division de la coordination du programme d'immigration au MAE. Il a déclaré que les agents des visas ont un rôle de facilitation ainsi qu'une fonction de contrôle. Il a parlé du programme de formation intensive que suivent les agents des visas, qui comprend [TRADUCTION] une formation assez poussée sur les techniques d'entrevue, les jeux de rôle et ainsi de suite, afin que l'agent commence à saisir la dynamique qui s'installe à l'entrevue, étant donné que c'est souvent la partie déterminante de l'étude d'une demande de visa. Voici ce qu'il a ajouté:

[TRADUCTION]

L'agent regarde des renseignements objectifs. Normalement, ces renseignements figurent déjà sur le formulaire. Il regarde l'âge. Il regarde l'état matrimonial. Il regarde la taille de la famille. Il regarde les antécédents professionnels. Il regarde le revenu. Il regarde si le demandeur a déjà eu des problèmes de santé, s'il s'est déjà livré à des activités criminelles, si on lui a déjà refusé un visa, s'il a ou non beaucoup voyagé.

L'agent regarde tous ces facteurs et, en plus, fait intervenir sa connaissance du milieu local. Par exemple, quels sont, puisque nous les évoquons, les facteurs d'attraction et de pression? Qu'est-ce qui rend le Canada si attrayant aux yeux de l'intéressé et qui pourrait lui donner envie d'y demeurer, et qu'est-ce qu'il y a dans son propre milieu local et dans sa situation personnelle qui pourrait, d'une certaine façon, le pousser à demeurer au Canada une fois rendu là-bas?

LA COMPÉTENCE DE LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ET DU TRIBUNAL

L'avocate des intimés a fait savoir au début de l'audience que la compétence du tribunal serait contestée. Elle a fait connaître les objections dans son exposé préliminaire, mais a attendu que l'audition de la preuve soit terminée pour présenter son argumentation. A part la question du préjudice subi par le MAE en raison de la lenteur à le constituer partie intimée, l'avocate a indiqué qu'elle invoquerait deux arguments relativement à la question de la compétence, à savoir:

a) Le tribunal n'a pas compétence pour annuler la décision prise par un agent des visas à l'extérieur du Canada en vertu des dispositions de la Loi sur l'immigration afin de déterminer si un ressortissant étranger doit être admis au Canada; et

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b) L'alinéa 40(5)c) de la LCDP ne peut être invoqué comme disposition attributive de compétence parce qu'il n'accorde aucun pouvoir au tribunal à l'égard des décisions concernant l'admissibilité au Canada de ressortissants étrangers.

Il nous paraît nécessaire de donner quelques détails sur l'argumentation qui a été faite afin d'apprécier par la suite la nature de la preuve produite par les intimés.

L'avocate des intimés a commencé son argumentation avec la Loi constitutionnelle de 1982 et la Charte des droits et libertés, dont le paragraphe 6(1) est ainsi rédigé:

Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

Selon l'avocate, l'admission au Canada en dehors de cette garantie constitutionnelle est régie par les dispositions de la Loi sur l'immigration et de ses règlements d'application. Elle a décrit la Loi sur l'immigration comme un code (vraisemblablement exhaustif) dans lequel le Parlement accorde expressément aux citoyens canadiens et aux résidents permanents le droit d'entrer au Canada, et dit clairement que personne d'autre n'a ce droit. Il incombe aux autres personnes qui cherchent à entrer au Canada de prouver que le fait d'y être admis ne contreviendrait pas à la Loi sur l'immigration ni à ses règlements. Le mécanisme par lequel le Canada affirme sa souveraineté à cet égard est celui de la délivrance d'un visa. Les citoyens de tous les autres pays doivent en effet obtenir un visa pour entrer au Canada à moins que le Parlement ne juge indiqué d'accorder une dispense. Les décisions relatives à l'imposition d'exigences relatives aux visas sont prises à l'échelon politique le plus élevé et sont ensuite mises en oeuvre par les agents des visas.

Avant de délivrer un visa, l'agent des visas doit évaluer le cas du demandeur et déterminer s'il est un visiteur authentique. L'agent des visas est un gardien et le pouvoir dont il est investi est prévu à l'article 9 de la Loi sur l'immigration. On a notamment cité les paragraphes 9(2) et 9(4), qui sont ainsi libellés:

9.(2) Le cas du demandeur de visa est apprécié par l'agent des visas qui détermine s'il semble répondre aux critères de l'établissement ou de l'autorisation de séjour.

9.(4) L'agent des visas qui est convaincu que l'établissement ou le séjour au Canada du demandeur ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements peut lui délivrer un visa précisant sa qualité d'immigrant ou de visiteur et attestant qu'à son avis, il satisfait aux exigences de la présente loi et de ses règlements.

On a insisté sur le fait que la décision de l'agent des visas a un caractère discrétionnaire.

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On a également cité le paragraphe 9(3) de la Loi sur l'immigration, qui dispose que:

Toute personne doit répondre franchement aux questions de l'agent des visas et produire toutes les pièces qu'exige celui-ci pour établir que son admission ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements.

On a soutenu que cette disposition devait s'interpréter comme n'obligeant nullement l'agent des visas chargé de prendre la décision à faire enquête sur des éléments autres que ceux qui lui étaient soumis par le demandeur de visa de visiteur.

On a fait remarquer que la décision de l'agent des visas était, dans un certain sens, préliminaire puisqu'il est prescrit plus loin dans la Loi sur l'immigration que c'est l'agent d'immigration au point d'entrée qui accorde, en fin de compte, l'autorisation véritable d'entrer au Canada, et que l'agent des visas ne pouvait savoir d'avance ce qui serait décidé. Si nous avons bien compris, cette partie de l'argumentation se rapporte aux mesures correctives que le présent tribunal pourrait être à même d'ordonner s'il concluait que la décision de l'agent des visas était fondée sur un motif illicite.

Dans le cas d'un demandeur de visa de visiteur, le rôle de l'agent des visas consiste à déterminer si le demandeur compte demeurer temporairement au Canada. Il apprécie la bonne foi du demandeur en étudiant les pièces normalement exigées, d'une part, et en appréciant les liens importants du demandeur avec son pays d'origine ainsi que les motifs pour lesquels il cherche à venir au Canada, d'autre part.

L'avocate des intimés a soutenu que la LCDP devait s'interpréter de manière à s'appliquer uniquement à des personnes au Canada. A son avis, pour qu'un tribunal puisse avoir compétence à l'égard de questions et de décisions qui se rapportent à l'admissibilité d'étrangers n'ayant pas le droit d'entrer au Canada, il faut qu'il réponde affirmativement aux énoncés suivants:

  1. en dépit de l'intention claire du Parlement lorsqu'il a édicté la Loi sur l'immigration, la décision prise à l'extérieur du Canada par un agent des visas constitue un service;
  2. la définition du terme public mentionné à l'article 5 de la LCDP doit s'interpréter comme désignant non seulement le public canadien, mais le public de tous les pays du monde;
  3. le terme victime mentionné à l'alinéa 40(5)c) de la LCDP doit s'interpréter comme désignant aussi des personnes à l'extérieur du Canada qui n'ont pas le droit d'entrer au Canada et des personnes qui se trouvent illégalement au Canada.

L'avocate des intimés a soutenu que si la réponse à ces énoncés était affirmative, il s'ensuivrait que des tribunaux canadiens des droits de la 10 personne auraient le pouvoir d'annuler des décisions prises par des agents des visas et s'arrogeraient, en ce qui concerne la venue au Canada de personnes qui n'ont pas le droit d'y être légalement admises, une compétence plus étendue que celle qui est attribuée à la Cour fédérale du Canada.

Au soutien de sa thèse relative à la suprématie des dispositions de la Loi sur l'immigration sur celles de la LCDP, l'avocate des intimés s'est fondée sur certains extraits de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Chiarelli c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 135 N.R. 161, dans laquelle on contestait la validité constitutionnelle de certains articles de la Loi sur l'immigration. L'avocate ne s'est pas appuyée sur les faits de l'espèce, mais uniquement sur certaines observations que renferme ce jugement, notamment celles du juge Sopinka à la p. 183 :

Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration, dont l'article 5 dispose que seuls les citoyens canadiens, les résidents permanents, les réfugiés au sens de la Convention ou les Indiens inscrits conformément à la Loi sur les Indiens ont le droit d'entrer au Canada ou d'y demeurer. La nature limitée du droit des non-citoyens d'entrer au Canada et d'y demeurer se dégage nettement de l'art. 4 de la Loi.

L'avocate des intimés a dit qu'elle avait cité cet extrait au tribunal parce qu'elle voulait mettre en lumière la nature de la Loi sur l'immigration et son importance pour le Canada.

Elle a aussi référé le tribunal à l'affaire Orantes c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1990), 34 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, on avait refusé le statut de résident permanent à M. Orantes parce qu'il n'avait pas la capacité de subvenir à ses besoins comme l'exige l'alinéa 19(1)b) de la Loi sur l'immigration. Cette disposition était contestée au motif qu'elle était discriminatoire. Dans ses motifs, le juge Muldoon de la Cour fédérale du Canada a statué que pas même le gouverneur en conseil ne pourrait annuler des décisions prises en application de la Loi sur l'immigration.

On a par ailleurs évoqué l'affaire Benner c. Canada (Secrétaire d'État aux Affaires extérieures) (non publiée, Section de première instance de la Cour fédérale, 9 juillet 1991). La citoyenneté ne pouvait être attribuée à M. Benner aux termes de la Loi sur l'immigration en raison des activités criminelles auxquelles il avait pris part. Cet arrêt a été cité au soutien de l'affirmation selon laquelle le Parlement a le droit de prendre des décisions qui régissent l'admissibilité au Canada de ressortissants étrangers. L'admission au Canada est une décision de principe fondamentale qu'il appartient exclusivement au Parlement de prendre, en tenant compte de conséquences ayant une portée tant nationale qu'internationale.

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Selon l'avocate, il ne s'agit pas d'affirmer que le présent tribunal ou la CCDP n'a aucun pouvoir en matière d'immigration, mais plus exactement que le contrôle de l'admission au Canada doit être exclusivement confié aux directions politiques et régi par les mécanismes qui sont prévus dans la Loi sur l'immigration. Il faut respecter les décisions relatives à la souveraineté du Canada qui sont prises par les agents des visas et par d'autres fonctionnaires auxquels la Loi sur l'immigration attribue des pouvoirs particuliers.

L'avocate a convenu qu'on ne demandait pas comme réparation en l'espèce l'admission au Canada de Mme Jaffery (Sultan) car celle-ci possède désormais le statut de résidente permanente aux États-Unis et peut entrer au Canada sans visa. Elle a cependant prétendu que la conséquence logique de l'octroi d'une réparation en l'espèce serait que des tribunaux des droits de la personne s'attribueraient le pouvoir de reconsidérer les décisions prises par des agents des visas et permettraient à des ressortissants étrangers d'entrer au Canada sans qu'interviennent les garanties fournies par les formalités de délivrance de visas.

En toute déférence pour l'argumentation circonstanciée de l'avocate des intimés, ni les avocates de la CCDP ni le tribunal ne contestent l'objet ou l'importance de la Loi sur l'immigration, ni le mécanisme mis en place pour sélectionner les visiteurs au Canada. Le seul point litigieux en l'espèce est de savoir si un acte discriminatoire a été commis dans l'application des dispositions de la Loi sur l'immigration vu les circonstances du refus de délivrer un visa de visiteur à Mlle Sultan à Chicago en août 1982.

La question de savoir si la LCDP s'applique aux gestes posés par des fonctionnaires appelés à prendre des décisions comportant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire conformément à des dispositions législatives a été examinée à fond dans les affaires Bailey et al. v. Minister of National Revenue (1980), 1 C.H.R.R. D/193; Druken v. Canada (Employment and Immigration Commission) (1987), 8 C.H.R.R. D/4379; LeDeuff v. Canada (Employment and Immigration Commission) (1988), 9 C.H.R.R. D/4479; et Anvari v. Canada (Employment and Immigration Commission) (1989), 10 C.H.R.R. D/5816 (confirmée par la décision non publiée TD2/91 rendue le 23 avril 1991 par un tribunal d'appel des droits de la personne).

Dans l'affaire Druken, le tribunal a examiné l'affaire Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, dans laquelle le juge Lamer, aux motifs duquel ont souscrit les juges Estey et McIntyre, dit à la p. 157 :

Lorsque l'objet d'une loi est décrit comme l'énoncé complet des droits des gens qui vivent sur un territoire donné, il n'y a pas de doute, selon moi, que ces gens ont, par l'entremise de leur législateur, clairement indiqué qu'ils considèrent que cette loi et les valeurs qu'elle tend à promouvoir et à protéger, sont, hormis les dispositions constitutionnelles, plus importantes que toutes les autres. En conséquence, à moins que le législateur ne se soit exprimé autrement en termes clairs et exprès dans le Code ou dans toute autre

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loi, il a voulu que le Code ait préséance sur toutes les autres lois lorsqu'il y a conflit. En conséquence, la maxime juridique generalia specialibus non derogant ne peut s'appliquer à un tel code. En réalité, si le Human Rights Code entre en conflit avec des lois particulières et spécifiques, il ne faut pas le considérer comme n'importe quelle autre loi d'application générale, il faut le reconnaître pour ce qu'il est, c'est-à-dire une loi fondamentale.

La mise en oeuvre de la LCDP est régie par la partie IV de la Loi. Le paragraphe 66(1) dispose que:

La présente loi lie Sa Majesté du chef du Canada [...].

La LCDP renferme des dispositions qui soustraient expressément à son application certaines lois fédérales. Ainsi, l'article 67 dispose que :

La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

De même, l'alinéa 15d) soustrait à l'application de la LCDP les conditions et modalités de certaines caisses ou de certains régimes de retraite prévoyant la dévolution ou le blocage obligatoire des cotisations à des âges déterminés ou déterminables conformément à la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension. Ces dispositions d'exception autorisent à penser que la LCDP s'applique par ailleurs aux dispositions législatives fédérales et aux mesures administratives prises sous leur régime. On ne mentionne nulle part que la Loi sur l'immigration est visée par une exception.

A notre avis, compte tenu de l'objet de la LCDP énoncé à l'article 2 et dans des décisions judiciaires au sujet du statut particulier de la législation sur les droits de la personne, il ne fait aucun doute que la Loi s'applique aux gestes posés par des fonctionnaires en application de la Loi sur l'immigration. Nous ne jugeons pas utile d'examiner la prétention selon laquelle le présent tribunal serait, en réalité, en train d'apporter un changement à la Loi sur l'immigration ou de fournir aux demandeurs de visa de visiteur un mécanisme d'appel à l'extérieur de cette Loi. Quant à l'argument selon lequel la compétence du tribunal ne peut lui être attribuée par l'alinéa 40(5)c) de la LCDP, il semble être étroitement lié aux prétentions relatives au statut particulier de la Loi sur l'immigration, et le présent tribunal ne saisit pas du tout le point de vue adopté par les intimés pour ce qui est de savoir s'il aurait par ailleurs compétence aux termes de cet alinéa. Quoiqu'il en soit, nous examinerons plus loin les questions que soulève l'interprétation des termes service et public, de même que la portée du terme victime.

L'avocate des intimés a soulevé implicitement un autre point, soit la question de savoir si le présent tribunal doit déterminer qu'il est habilité, dans les limites des mesures correctives prévues à l'article 53 de la LCDP, à annuler la décision prise par un agent des visas et à ordonner la délivrance d'un visa de visiteur avant de pouvoir exercer une

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compétence à l'égard de la plainte. Comme cette réparation n'est pas demandée en l'espèce, nous n'estimons pas nécessaire ni opportun de nous prononcer là-dessus. Nous sommes cependant d'avis qu'une réparation appropriée peut être accordée à un plaignant (qui ne serait pas la personne qui s'est vu refuser le visa de visiteur) aux termes de la LCDP sans que soit forcément ordonnée la délivrance d'un visa de visiteur.

LES PRÉPARATIFS DU SÉJOUR

Mlle Sultan a présenté une demande de passeport en octobre 1981. Cette demande a été remplie par son frère et, même si Mlle Sultan travaillait comme institutrice adjointe, la profession qui a été inscrite était ménage (en anglais household). D'après la preuve, ce renseignement a été fourni avec l'assentiment de Mlle Sultan (voire à sa demande) parce que cette dernière croyait à ce moment-là qu'elle devrait démissionner pour effectuer le voyage qu'elle projetait et ne pensait pas pouvoir obtenir un congé autorisé. Quoiqu'il en soit, elle a finalement obtenu ce congé en mars 1982. Le passeport a été délivré le 25 novembre 1981.

M. et Mme Naqvi se trouvaient à Karachi (Pakistan) en décembre 1981. Ils ont discuté avec Mlle Sultan du voyage qu'elle projetait et l'ont invitée à leur rendre visite, ainsi qu'à leur famille, au Canada. M. Naqvi a aidé Mlle Sultan à obtenir un visa pour les États-Unis en demandant à un ami qui était alors consul général de la Turquie à Karachi de lui fournir une lettre d'introduction et de recommandation auprès du consul général des États-Unis. Mlle Sultan est allée chercher son visa américain au consulat des États-Unis en compagnie de M. Naqvi. Ce visa a été délivré le 11 janvier 1982.

Les dépositions ne concordent pas vraiment quant à la suite des événements.

M. Naqvi a dit dans son témoignage que pendant son séjour à Karachi, il avait téléphoné au haut-commissariat du Canada, dont les bureaux sont situés à Islamabad, avait dit à son interlocuteur qu'une de ses belles- soeurs irait à Chicago et souhaitait séjourner au Canada, et s'était renseigné sur la possibilité d'obtenir un visa de visiteur à Chicago. On lui aurait répondu qu'il était possible de demander un visa là-bas, mais il a convenu qu'on ne lui avait pas promis qu'un visa serait délivré. Il a précisé qu'il n'avait pas mentionné le nom de Mlle Sultan durant la conversation parce qu'on ne le lui avait pas demandé.

Dans sa déposition, Mme Jaffery (Sultan) a déclaré qu'elle avait téléphoné à Islamabad pour savoir si elle pourrait obtenir, à Chicago, un visa de visiteur pour le Canada. On lui aurait répondu par l'affirmative. Elle a ajouté qu'elle n'avait pas laissé son nom à l'occasion de ce coup de fil.

Nous n'attachons guère d'importance à ces deux versions visiblement contradictoires. La question a peu de portée.

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On a expliqué au tribunal que la demande de visa n'avait pas été faite à Islamabad parce que cette ville est située à un millier de milles de Karachi et que le voyage en avion est très onéreux. D'autre part, si l'étude de la demande avait été retardée à cause de pièces manquantes ou du nombre de demandeurs, il aurait aussi fallu engager des dépenses pour descendre à l'hôtel.

De retour à Toronto, M. Naqvi a téléphoné au ministère de l'Immigration pour vérifier qu'il était possible de demander un visa de visiteur à Chicago. On lui aurait répondu que c'était possible mais qu'il serait préférable que sa belle-soeur en fasse la demande au Pakistan.

Quoi qu'il en soit, Mlle Sultan n'a pas obtenu de visa pour le Canada avant son départ du Pakistan.

Mme Jaffery (Sultan) a témoigné qu'elle avait quitté le Pakistan à destination de Londres (Angleterre) le 27 mars 1982. Elle a fait le voyage avec British Airways et était munie d'un billet aller et retour Karachi/Londres/Chicago. Elle n'avait pas demandé de visa pour le Royaume- Uni avant de quitter le Pakistan parce qu'il était alors d'usage au Royaume-Uni de délivrer les visas à l'aéroport Heathrow de Londres. Elle a pris l'avion à destination de Chicago le 7 avril 1982.

En juin 1982, M. et Mme Naqvi sont allés à Chicago en voiture pour rendre visite aux soeurs de Mme Naqvi. Durant leur séjour là-bas, M. Naqvi a téléphoné au consulat général du Canada pour dire qu'il passerait avec sa belle-soeur qui voulait obtenir un visa de visiteur pour le Canada. Sa femme et lui avaient, semble-t-il, l'intention de ramener Mlle Sultan au Canada avec eux. On lui a dit qu'on aurait besoin du passeport de Mlle Sultan, mais comme celle-ci l'avait remis aux autorités américaines parce qu'elle avait demandé que soit prolongée la durée de validité de son visa de visiteur aux États-Unis, il leur a été impossible d'obtenir un visa cette fois-là, et le séjour au Canada de Mlle Sultan a été remis à plus tard.

M. Naqvi a dit qu'il avait téléphoné à son député pour obtenir une lettre de référence après son séjour à Chicago au mois de juin. Il pensait que cela pourrait contribuer à accélérer l'étude de la demande de visa. Cependant, la preuve n'a pas été faite qu'il avait envoyé cette lettre à Chicago, en supposant qu'il l'ait obtenue.

LES ÉVÉNEMENTS A CHICAGO

Mlle Sultan a présenté une demande de visa de visiteur au consulat du Canada à Chicago le 26 août 1982.

Elle a témoigné qu'elle avait rempli un formulaire et répondu franchement à toutes les questions, dont elle ne se souvient plus maintenant. Elle a ajouté qu'elle avait apporté son passeport, son billet d'avion pour le Pakistan et la lettre du consul général de la Turquie au Pakistan que M. Naqvi avait obtenue pour l'aider à obtenir un visa pour les

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États-Unis. Elle a déclaré qu'elle avait apporté le formulaire rempli au comptoir et l'avait remis à la dame qui s'y trouvait. Selon ses dires, c'est la seule personne qui s'est occupée d'elle au consulat. Cette dernière lui a demandé le but de son séjour au Canada et les noms des personnes qu'elle irait voir. Mlle Sultan n'a pas été en mesure de dire si on lui avait demandé pourquoi elle n'avait pas présenté sa demande de visa au Pakistan, mais elle a précisé qu'on ne lui avait pas demandé de fournir des pièces au sujet de son emploi, ni de montrer son billet d'avion. Dans sa déposition, Mlle Sultan n'a pas reparlé de la lettre du consul général de la Turquie. Elle a déclaré qu'elle avait passé, en tout, une trentaine de minutes au consulat et qu'on l'avait informée du rejet de sa demande. Voici ce qu'elle a déclaré:

[TRADUCTION]

Oui, elle m'a dit que j'aurais dû demander mon visa au Pakistan, que je resterais illégalement au Canada et que je m'y marierais. Ce sont les raisons qu'elle m'a données.

Mlle Sultan n'a pas redemandé de visa de visiteur pour le Canada et n'est pas allée voir la famille Naqvi à Pickering cette fois-là. Elle est retournée au Royaume-Uni le 20 décembre 1982.

Les intimés ont cité deux témoins qui travaillaient au consulat général du Canada à Chicago au mois d'août 1982 et qui auraient étudié la demande de visa de Mlle Sultan. Malheureusement, ni l'un ni l'autre ne se rappelaient grand-chose car le dossier de Mlle Sultan avait été détruit, comme nous l'avons déjà mentionné.

Thomas Clasper occupait le poste de vice-consul au consulat général du Canada à Chicago. C'était le seul agent des visas là-bas au mois d'août 1982.

Les tâches quotidiennes de M. Clasper à Chicago comprenaient l'étude des demandes de visa d'immigrant et de visa de visiteur, mais celui-ci s'occupait surtout des cas d'immigration. Les demandes de visa de visiteur étaient très souvent examinées par l'un des deux agents du programme d'immigration qui travaillaient au consulat général. Ceux-ci n'étaient pas autorisés à délivrer des visas de visiteur. C'étaient la plupart du temps des employés recrutés sur place.

M. Clasper occupe actuellement le poste de directeur adjoint chargé des affaires d'immigration à la Direction des programmes en Europe de l'Ouest, et quatorze missions relèvent de lui. Il est entré au Service extérieur en juillet 1973. Une preuve abondante a été fournie au sujet de son affectation comme agent de sélection et conseiller en immigration à Islamabad (Pakistan) de 1979 à 1981, de ses déplacements au Pakistan et des observations qu'il a faites sur ce pays et sur la culture pakistanaise durant cette période. M. Clasper a déclaré que pendant son séjour au Pakistan, il a souvent délivré des visas à des femmes célibataires. Il a évoqué des cas où l'intéressée occupait visiblement un emploi ou bien était issue d'une collectivité qui acceptait parfaitement le fait qu'une femme voyage. Il avait remarqué que le nombre de femmes célibataires qui se

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présentaient à l'ambassade à Islamabad était assez restreint, et que celles qui voyageaient seules n'étaient guère nombreuses. A part celles qui voyageaient avec leur famille, il a dit que les seules célibataires qui voyageaient seules à l'étranger étaient des religieuses catholiques et des employées de la compagnie d'aviation pakistanaise, PIA.

M. Clasper a décrit la façon de procéder au bureau du consulat général à Chicago. Un préposé à l'accueil de la section de l'immigration recevait les demandeurs de visa de visiteur et vérifiait s'ils avaient leur passeport et le document I-94, soit la portion du visa de visiteur aux États-Unis sur laquelle figure la durée pour laquelle le titulaire du visa est autorisé à demeurer aux États-Unis. Si ces documents étaient en règle, l'intéressé était invité à remplir un formulaire de demande. Le préposé à l'accueil apportait ensuite ce formulaire au fichier central de l'immigration afin de vérifier si le demandeur était connu du bureau ou s'il avait déjà présenté une demande de visa. Une fiche sur laquelle était consigné le résultat de la vérification était annexée au formulaire de demande qui était ensuite déposé dans un panier. Un agent du programme d'immigration ramassait la demande, examinait l'information qu'elle renfermait et obtenait des précisions du demandeur si besoin était. Une fois ces formalités accomplies, le formulaire était acheminé à M. Clasper qui le parcourait pour s'assurer que l'intéressé semblait être une personne apte à obtenir un visa de visiteur et, s'il en était convaincu, il signait le visa et le passeport. Le passeport était ensuite remis à son titulaire. M. Clasper a témoigné qu'il s'occupait rarement de l'entrevue ou de l'examen des documents, et qu'il se fiait à l'agent du programme d'immigration pour établir la bonne foi du demandeur. Il a dit que les agents du programme d'immigration étaient délégataires du pouvoir de mener des entrevues. Il fallait des circonstances très particulières pour que M. Clasper rencontre personnellement un demandeur étant donné l'affluence des visiteurs. Au dire de M. Clasper, il n'y avait tout simplement pas assez d'employés canadiens en provenance du Canada pour faire tout le reste.

M. Clasper a semblé considérer son rôle au chapitre des visas de visiteur principalement comme celui d'un conseiller auprès des agents du programme d'immigration. Il n'a pas été très clair dans sa déposition au sujet du pourcentage de demandes qu'il examinait.

M. Clasper a témoigné qu'il arrivait parfois qu'on veuille vérifier quelque chose auprès de la mission responsable du pays de résidence du demandeur, auquel cas on avisait ce dernier que sa demande serait étudiée une fois la réponse obtenue. Il fallait compter environ cinq jours ouvrables pour obtenir l'information demandée. Dans les cas où il y avait très peu de chances pour qu'un visa soit délivré, le demandeur en était normalement avisé sur-le-champ.

M. Clasper a témoigné qu'il se souvenait un peu des événements en l'espèce, et qu'ils étaient surtout présents à sa mémoire à cause de l'article du Toronto Star. Il a dit que Mme Cyndi Greenglass était l'agent du programme d'immigration qui lui avait apporté la demande et le passeport de Mlle Sultan et qu'ils avaient conjointement déterminé que son cas pouvait présenter un problème. Il s'est rappelé d'une remarque (mais il

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n'était pas sûr de son origine) voulant que le Haut-Commissariat du Canada à Islamabad ait conseillé à Mlle Sultan de présenter une demande à l'extérieur du Pakistan. Comme il avait travaillé à Islamabad peu de temps auparavant, il trouvait que cette remarque n'était pas représentative de la façon de procéder là-bas. Il a dit que le consulat avait envoyé un télégramme à Islamabad pour vérifier ce renseignement, mais il n'était pas certain que la réponse obtenue avait eu quelque chose à voir dans la décision de ne pas délivrer le visa. Il ne se souvenait pas d'avoir fait subir une entrevue à Mlle Sultan.

M. Clasper a déclaré que c'était le statut de sans-emploi de Mlle Sultan qui avait été déterminant. Il a cependant ajouté qu'il était incapable de se remémorer si Mlle Sultan disait dans sa demande qu'elle avait ou non un emploi. Sa déposition à cet égard s'appuie sur une déclaration qu'il a faite à un journaliste du Toronto Star presque trois mois plus tard, selon laquelle Mlle Sultan était sans emploi. C'est ce qui l'incitait maintenant à croire qu'il voyait la situation ainsi à l'époque en cause.

Au cours de sa déposition, M. Clasper a examiné une copie du passeport de Naz Sultan et a fait remarquer que la profession mentionnée était celle de ménage (en anglais household). Il a dit qu'il avait considéré ce terme comme l'équivalent de l'expression femme au foyer (en anglais homemaker) employée au Canada. Il n'a pas précisé s'il avait pris note de ce renseignement en 1982.

Il a admis ceci:

[TRADUCTION]

Il aurait fallu que nous soyons au courant du fait qu'elle était une citoyenne du Pakistan, qu'elle était dans la vingtaine, qu'elle était une femme et qu'elle était célibataire. Nous aurions été au courant de tout cela.

Il a cependant ajouté que, dans ce cas particulier, l'état matrimonial n'était pas particulièrement pertinent.

M. Clasper n'a pas été en mesure d'éclairer le tribunal sur la façon dont le refus a été communiqué à Mlle Sultan si celui-ci ne lui a pas été signifié le 26 août 1982. Selon lui, aucune décision définitive n'a été prise au moment où le passeport et la demande ont été étudiés. Il a dit qu'ils avaient sans doute décidé d'attendre de voir ce qu'Islamabad leur enverrait. Selon lui, Mlle Sultan avait peut-être été avisée du refus par téléphone à une date ultérieure.

Il a cependant ajouté ceci:

[TRADUCTION]

Autant que je m'en souvienne, il n'y avait aucune garantie propre à me convaincre qu'elle était un visiteur authentique à cette époque.

M. Clasper a dit que le refus de délivrer un visa n'apparaissait pas forcément sur le passeport. Un timbre attestant que Mlle Sultan avait

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demandé un visa de visiteur a été apposé sur son passeport le 26 août 1982. M. Clasper a déclaré qu'il était courant de souligner les mots visa demandé suite à un refus, mais qu'on ne le faisait pas systématiquement. Dans la plupart des cas, le consulat remettait le passeport à son titulaire en attendant d'obtenir les renseignements ou les documents supplémentaires requis, le cas échéant, mais il arrivait qu'il ne le récupère jamais après avoir pris la décision de ne pas délivrer le visa. Rien n'avait été souligné dans le passeport de Mlle Sultan.

Dans sa déposition, Mme Cyndi Greenglass a contredit M. Clasper sur de nombreux points. Mme Greenglass a travaillé au consulat général du Canada à Chicago de mars 1982 à juin 1983. Elle occupait le poste d'agent du programme des affaires sociales et s'occupait surtout des questions concernant l'emploi et la main-d'oeuvre. Elle consacrait cependant deux matinées par semaine à l'examen des demandes de visa de visiteur à titre d'agent du programme d'immigration.

Les demandes de visa étaient acceptées le matin seulement. Un autre agent du programme d'immigration s'occupait des demandes les trois autres matins de la semaine.

Mme Greenglass faisait partie de la catégorie des employés recrutés sur place, bien qu'elle fût native de Hamilton (Ontario) et qu'elle se fût installée à Chicago en juillet 1981 seulement. Avant d'être engagée au consulat, elle travaillait comme coordonnatrice pour la télévision et le cinéma. Il n'a pas été prouvé qu'elle avait reçu une formation sur les techniques d'entrevue ni qu'elle avait été sensibilisée aux différences culturelles, facteurs dont d'autres témoins des intimés ont souligné l'importance.

Mme Greenglass a dit que ses fonctions en tant qu'agent du programme d'immigration consistaient à recevoir les demandes de visa de visiteur, à vérifier les pièces requises, y compris les demandes, et à s'assurer que tout était en règle pour les agents des visas. S'il fallait obtenir des renseignements supplémentaires, elle allait les demander directement à l'intéressé. Elle a souligné le fait qu'elle n'aimait pas décevoir les visiteurs ni déranger leurs projets de voyage, et qu'elle voulait toujours donner à chacun le bénéfice du doute et obtenir le plus de renseignements possible pour faciliter la prise de la décision. Voici ce qu'elle a déclaré:

[TRADUCTION]

Mais s'il y avait un problème, l'agent des visas allait toujours parler à l'intéressé pour s'enquérir de ce qui manquait et pour voir ce qu'il était possible de faire pour obtenir une réponse plus définitive.

Elle a en outre confirmé qu'elle n'était pas habilitée à approuver ou à rejeter une demande de visa. Elle a dit que son travail consistait à faire le va-et-vient à l'avant pour la documentation, mais que la décision ultime était prise par l'agent des visas.

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Mme Greenglass a dit que le consulat recevait un nombre assez considérable de demandes de visa de visiteur durant les mois d'été. Selon elle, le consulat pouvait recevoir plusieurs centaines de demandes en l'espace d'une journée, mais il avait peut-être rejeté quatre ou cinq demandes pendant toute la période où elle avait travaillé le matin comme agent du programme d'immigration. Il est assez difficile de souscrire à cette affirmation quant au nombre de refus, vu la pièce R-11 des intimés selon laquelle 404 demandes de visa de visiteur ont été rejetées à Chicago l'année suivante (1983), et la pièce R-9 qui atteste que 176 demandes ont été rejetées en 1980. Aucun chiffre n'a été fourni pour 1982.

Mme Greenglass a avoué avec franchise qu'elle ne gardait aucun souvenir précis de la demande de Mlle Sultan. Elle se rappelait uniquement des circonstances entourant le dossier d'une personne qui avait de la famille à Chicago et au Canada, qui avait obtenu un visa pour les États- Unis dans son pays d'origine mais qui n'avait pas de visa pour le Canada, et qui avait présenté une demande à cet effet à Chicago. Elle a dit qu'elle se souvenait de ce qu'elle avait fait dans ce cas-là parce que fort peu de demandes de visa de visiteur étaient rejetées.

D'après son souvenir, la date à laquelle l'intéressée avait obtenu un visa pour les États-Unis dans son pays d'origine lui laissait amplement le temps d'y demander un visa pour le Canada. Elle s'est souvenu que l'agent des visas avait jugé nécessaire de solliciter une recommandation du bureau responsable de la délivrance des visas dans le pays d'origine de l'intéressée et que la réponse obtenue avait été négative. Elle a dit qu'elle demandait habituellement à quelqu'un qui aurait pu présenter une demande de visa dans son pays d'origine s'il l'avait fait et, dans la négative, pourquoi. Elle s'est aussi souvenu que Tom Clasper était le seul agent des visas à Chicago à ce moment-là.

Lors de son contre-interrogatoire, Mme Greenglass a reconnu qu'elle n'avait aucun autre souvenir de ce cas et qu'elle avait dit à l'enquêteur de la Commission en mai 1989 qu'elle ne se rappelait pas du dossier de Naz Sultan. Elle a supposé que le dossier en question était l'un des quatre dossiers qui avaient été refusés pendant la période durant laquelle elle avait travaillé au consulat général, mais elle ne se souvenait pas de Mlle Sultan. Elle a convenu que d'autres personnes auraient pu se trouver dans une situation semblable.

En réponse aux questions du tribunal, Mme Greenglass a déclaré qu'elle se chargeait de remettre les visas aux intéressés une fois que M. Clasper les avait signés, et de les leur expliquer. C'est M. Clasper qui réglait directement avec les demandeurs toutes les questions qui demeuraient en suspens. C'est aussi à M. Clasper qu'il revenait de discuter des refus directement avec les demandeurs. Mme Greenglass a dit qu'elle ne reprenait jamais une demande qui avait été rejetée.

La preuve des parties en ce qui concerne la date du refus est contradictoire. Selon M. Clasper et Mme Greenglass, aucune décision définitive n'a été prise le 26 août 1982, mais rien dans leurs dépositions, sauf l'allusion aux renseignements demandés à Islamabad, ni dans le reste

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de la preuve des intimés n'a aidé le tribunal à déterminer la date du refus ou la façon dont il avait été communiqué. Aucun document postérieur à cette date dont le tribunal a été saisi n'indique qu'il n'y a en fait pas eu de refus ou que le visa a été refusé à une date postérieure au 26 août 1982. Mme Jaffery (Sultan) a bien précisé que sa demande avait été rejetée ce jour-là. Vu la nature de la preuve sur ce point, nous ne voyons pas pourquoi nous n'accepterions pas la version de Mme Jaffery (Sultan).

La preuve relative au télégramme ou au télex qui a été envoyé à Islamabad est troublante. M. Clasper a témoigné qu'il ne se souvenait pas de l'origine de l'information selon laquelle on avait conseillé à Mlle Sultan de demander un visa à Chicago plutôt qu'à Islamabad. Il a admis que l'information pourrait bien lui avoir été fournie par M. Naqvi. Dans l'affirmative, il n'a pas pu l'obtenir avant que M. Naqvi lui téléphone le 7 septembre 1982, soit une douzaine de jours après la présentation de la demande. M. et Mme Naqvi ont aussi mentionné cette information dans une lettre en date du 10 septembre 1982 qu'ils ont envoyée au ministre de l'Emploi et de l'Immigration et qui a donné lieu à la demande de renseignements adressée au consulat général à Chicago. En réponse à cette demande de renseignements, M. Clasper a téléphoné au bureau du Ministre et, d'après une note en date du 23 septembre 1982 produite par la CEIC, il

[TRADUCTION]

a fait savoir que M. Naqvi avait communiqué avec lui et lui avait dit que le Haut-Commissariat du Canada à Islamabad avait informé Mlle Sultan qu'il serait plus facile d'obtenir un visa à Chicago. (Mis en italique par nos soins)

La note se poursuit ainsi:

[TRADUCTION]

Il a envoyé un télex à Islamabad; ils n'ont rien concernant Mlle Sultan et ils ont dit qu'ils ne donneraient pas ce conseil. Ils ont ajouté qu'eu égard au fait que Mlle Sultan avait 27 ou 28 ans, n'était pas mariée et n'avait pas d'emploi au Pakistan, ils ne recommanderaient pas, par expérience, la délivrance d'un visa de visiteur.

Sur la foi de ce témoignage et de ce document, nous sommes disposés à conclure que M. Clasper a envoyé le télex en question après que la CEIC eut demandé à obtenir des renseignements à la suite du rejet de la demande. L'information fournie par Islamabad n'a rien eu à voir dans la décision. Si la note reflète fidèlement la réponse d'Islamabad et si, comme l'indique la preuve, il n'existait aucun dossier au nom de Mlle Sultan là-bas, le tribunal s'interroge sur l'origine de l'information mentionnée dans la dernière phrase de la note précitée et sur l'expérience sur laquelle la recommandation était fondée.

LES DÉMARCHES SUBSÉQUENTES

Mlle Sultan n'a pas fait d'autres tentatives pour obtenir un visa de visiteur après le 26 août 1982. Cependant, M. et Mme Naqvi se sont beaucoup démenés au cours des mois qui ont suivi pour faire réexaminer sa demande. La plupart des démarches ont été entreprises par M. Naqvi.

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M. Naqvi a dit que lui ou sa femme avait reçu un coup de fil de Mlle Sultan le 26 août 1982 ou quelques jours plus tard; celle-ci leur a alors appris que sa demande de visa de visiteur avait été rejetée. M. Naqvi a téléphoné à M. Clasper le 7 septembre 1982. Il a déclaré qu'il désirait savoir ce qui s'était passé et s'il pouvait faire quelque chose pour aider sa belle-soeur à obtenir un visa. M. Clasper lui a appris qu'il avait rejeté la demande de visa parce qu'il ne considérait pas Mlle Sultan comme un visiteur authentique. Le 10 septembre 1982, M. et Mme Naqvi ont écrit au ministre de l'Emploi et de l'Immigration que des bureaucrates à Chicago refusaient de délivrer un visa de visiteur à Mlle Sultan, et, partant, privaient celle-ci de l'occasion d'aller voir sa soeur qui était une citoyenne canadienne. La lettre se poursuivait ainsi:

[TRADUCTION]

La seule raison apparente [sic] de ce refus semble être la race et l'origine nationale, ce qui nous paraît contraire aux politiques de votre gouvernement. La décision regrettable qui a été prise par vos fonctionnaires à Chicago est une erreur tragique et une atteinte aux droits de la personne.

Il n'était pas question de l'état matrimonial de Mlle Sultan dans cette lettre. M. Naqvi a témoigné qu'à ce moment-là, il pensait que le motif péremptoire du refus était la race et l'origine nationale de Mlle Sultan.

Le 28 septembre 1982, M. Naqvi a téléphoné à Louise Chagnon au cabinet du ministre de l'Emploi et de l'Immigration pour demander qu'on l'aide à faire réexaminer le cas de sa belle-soeur. On lui aurait répondu que Mlle Sultan devait présenter une nouvelle demande et qu'il devait pour sa part fournir certaines garanties et donner des promesses formelles, ainsi que demander aux autorités de revenir sur leur décision. Ce jour-là, il a envoyé au consulat général à Chicago un postogramme dans lequel il donnait l'assurance que Naz Sultan était la soeur de sa femme, que sa femme et lui seraient responsables de son séjour au Canada, qu'ils lui achèteraient un billet aller et retour Chicago/Toronto et veilleraient à ce qu'elle reparte à la fin de son séjour, et que Mlle Sultan était un visiteur de bonne foi.

M. Naqvi a témoigné qu'il avait retéléphoné à M. Clasper le 4 octobre 1982 pour donner suite à son postogramme. Pendant la conversation téléphonique, M. Clasper a dit qu'il n'était pas disposé à revenir sur sa décision parce que Mlle Sultan n'était pas mariée et que si elle allait au Canada, elle pourrait s'y marier et y demeurer. Il ne pouvait pas lui délivrer un visa pour une brève période car il faut à peine deux heures pour se marier. On a posé la question suivante à M. Naqvi:

[TRADUCTION]

Q. Avez-vous demandé à M. Clasper ce qu'il fallait faire pour que Naz puisse être admise au pays?

R. Oui, je l'ai fait. Il a dit que dans le cas de Naz, la seule façon d'être admise au Canada était de retourner au Pakistan, de se marier et d'avoir quelques enfants.

M. Naqvi a dit qu'il n'avait pas été question de la situation professionnelle de Mlle Sultan. Il a ajouté que, suite à cette deuxième

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conversation téléphonique avec M. Clasper, la question de l'état matrimonial de sa belle-soeur est devenue un problème dans son esprit.

M. Naqvi a déclaré que les remarques de M. Clasper l'avaient tellement ulcéré qu'il avait aussitôt envoyé au ministre de l'Emploi et de l'Immigration un postogramme dans lequel il disait notamment ceci:

[TRADUCTION]

M. Clasper vient tout juste de m'informer que la seule façon dont Naz pourrait modifier sa situation serait de retourner au Pakistan, de se marier et d'avoir des enfants.

M. Naqvi a déclaré qu'il avait donné d'autres coups de fil au consulat général à Chicago mais qu'il n'avait pas obtenu de réponse. Le 9 novembre 1982, M. et Mme Naqvi ont écrit au Premier ministre pour lui dire que:

[TRADUCTION]

Vos fonctionnaires empêchent la soeur véritable de ma femme de nous rendre visite au Canada au motif qu'elle n'est pas mariée et qu'elle n'a pas d'enfants.

et pour se plaindre qu'ils avaient été incapables d'obtenir une réponse satisfaisante du ministre de l'Emploi et de l'Immigration. A un moment donné en novembre, M. Naqvi a communiqué avec le Toronto Star et leur a fourni l'information qui a donné lieu à l'article du 17 novembre 1982. C'est également vers la fin de novembre 1982 qu'il a communiqué avec le bureau régional de Toronto de la Commission canadienne des droits de la personne.

Le ministère de l'Emploi et de l'Immigration lui a finalement répondu le 8 février 1983, dans une lettre portant la signature de l'adjoint ministériel - Immigration qui était notamment rédigée ainsi qu'il suit:

[TRADUCTION]

Mlle Sultan a subi une entrevue à Chicago dans le cadre de sa demande de visa de visiteur et n'a pas réussi à convaincre l'agent des visas qu'elle était un visiteur authentique au Canada. Elle n'a pas de liens importants avec le Pakistan et a fort peu de raisons d'y retourner. Comme elle a été incapable de prouver qu'elle quitterait le Canada à la fin du séjour qu'elle projetait, sa demande en vue d'obtenir une autorisation de séjour a été rejetée.

C'est peu de temps après avoir reçu cette lettre que M. Naqvi et sa femme ont déposé leur première plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne.

M. Clasper s'est souvenu d'une seule conversation téléphonique avec M. Naqvi, mais il a admis qu'il pourrait bien lui avoir parlé à deux reprises si les conversations avaient eu lieu dans un court laps de temps. Le souvenir que M. Clasper a gardé de cette ou de ces conversations téléphoniques ne concorde pas avec celui de M. Naqvi. M. Clasper a dit que M. Naqvi lui avait demandé hypothétiquement vers la fin de l'entretien si Mlle Sultan allait pouvoir obtenir un visa si elle retournait au Pakistan, se mariait et avait des enfants. M. Clasper a répondu qu'elle devrait alors présenter une demande, qui serait ensuite étudiée. En contre-preuve,

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M. Naqvi a formellement nié avoir donné cet exemple hypothétique à M. Clasper.

M. Clasper a en outre déclaré que le journaliste du Toronto Star avait cité ses remarques hors contexte. Il a dit que c'était le journaliste qui avait insisté sur l'état matrimonial de Mlle Sultan, alors qu'il l'avait simplement évoqué comme l'un des facteurs se rapportant à ce qu'il considérait comme son manque de liens avec le Pakistan. Il a ajouté qu'ils avaient discuté de la question du mariage et de la question de la durée d'un séjour séparément, et il a nié avoir dit, comme on l'affirme dans l'article, qu'il n'envisagerait même pas de délivrer un visa d'un jour parce que quelqu'un qui projette de se marier au Canada et d'y demeurer n'a pas besoin d'un délai plus long pour atteindre son objectif.

De l'avis du tribunal, il n'est pas essentiel d'établir qui a amorcé la discussion, soit au téléphone soit dans l'article de journal, à propos du retour de Mlle Sultan au Pakistan pour s'y marier et y avoir des enfants avant d'être autorisée à séjourner au Canada. Il ressort clairement de la preuve que l'état matrimonial de cette dernière n'a pas été étranger à la décision qui a été prise.

La déposition de M. Clasper n'a guère aidé le tribunal. M. Clasper a relaté des événements dont il avait tout au plus un vague souvenir comme il l'a lui-même admis, et il a surtout décrit la façon dont il avait l'habitude de travailler. Il ne possédait aucun document contemporain pour l'aider à se remettre les faits en mémoire. Par ailleurs, il a tenu des propos embrouillés et parfois contradictoires sur la question de savoir si c'était l'information fournie par Islamabad, de même que la décision de Mlle Sultan de ne pas faire de demande au Pakistan, ou si c'était la situation professionnelle de cette dernière qui avait été le facteur déterminant dans sa décision. Enfin, ce qu'il a dit au sujet des renseignements qu'il possédait sur la situation professionnelle de Mlle Sultan à l'époque où la décision a été prise manquait aussi de clarté.

En définitive, le point qui ressort de la déposition de M. Clasper est que Mlle Sultan était une jeune célibataire d'origine pakistanaise. Celui- ci a dit dans son témoignage qu'ils auraient été au courant de ces faits, et plusieurs documents contemporains, notamment ceux qui ont été produits au nom de la CEIC sous la cote R-1, renferment des affirmations similaires.

LA DÉPOSITION DU DR ALVI

La Commission a cité le Dr Sajida Sultana Alvi à titre de témoin- expert sur le rôle des femmes dans la société pakistanaise contemporaine. Le Dr Alvi est professeur à l'Institut d'études islamiques de l'Université McGill. Tout au long de sa carrière dans l'enseignement, elle a donné des cours sur des questions contemporaines ayant trait à la culture indo- pakistanaise et a fait de nombreuses conférences sur le rôle des femmes dans l'Islam et au Pakistan en particulier. Il y a principalement deux sectes musulmanes dans ce pays, et les chi'ites forment une minorité importante. Selon le Dr Alvi, les chi'ites sont plus progressistes et plus libéraux. Elle a cependant nuancé sa pensée en disant que cela varie d'une

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région à l'autre et que ce libéralisme peut varier selon les familles. L'éducation ainsi que des facteurs socio-économiques entrent en ligne de compte, et les familles plus instruites et mieux nanties ont tendance à être plus libérales. Elle a aussi indiqué que Karachi est la ville la plus cosmopolite du Pakistan.

D'après son expérience, il n'est pas rare qu'une célibataire pakistanaise voyage pour rendre visite à d'autres membres de sa famille. Il est cependant inhabituel qu'une femme dans cette situation voyage comme touriste. Le Dr Alvi a aussi parlé des liens étroits qui existent entre les enfants d'âge adulte et leurs parents dans la société pakistanaise. Les filles d'âge adulte vivent normalement avec leurs parents jusqu'à leur mariage. Il est peu probable qu'une célibataire vive avec une soeur mariée, à moins de ne pas avoir d'autre choix.

Le Dr Alvi a déclaré que les mariages de convenance sont une notion inconnue au Pakistan. Une femme qui se marierait uniquement à des fins d'immigration serait mal vue et si elle divorçait par la suite, elle aurait très peu de chances de se remarier. Les mariages arrangés sont beaucoup plus courants et comportent de strictes formalités, notamment un long processus d'enquête et de vérification des antécédents familiaux. Les parents sont mêlés de près à toutes les démarches et essaient de marier leurs filles avant l'âge de 25 ans ou à un âge plus jeune si elles ne vont pas à l'université ou au collège.

Lors de son contre-interrogatoire, le Dr Alvi a volontiers reconnu qu'il était impossible de faire des généralisations au sujet des Pakistanaises et qu'il était indispensable d'avoir certains renseignements sur l'intéressée, notamment sur sa culture, son éducation, son état matrimonial, la secte musulmane à laquelle elle appartient et la collectivité dont elle est originaire.

LES SERVICES ET LE PUBLIC

Selon les intimés, une décision régie par un code législatif en matière d'immigration et prise par un agent des visas affecté à l'extérieur du Canada ne constitue pas un service au sens de l'article 5 de la LCDP. Cet article, aux termes duquel la plainte a été déposée en l'espèce, dispose que:

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public:

  1. d'en priver un individu;
  2. de le défavoriser à l'occasion de leur fourniture.

Un tribunal canadien des droits de la personne a examiné la question de la fourniture de services dans ce contexte dans l'affaire Menghani c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et ministère des

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Affaires extérieures (non publiée, T.D. 4/92, 22 mai 1992). Bien que nous ne soyons pas liés par cette décision, nous trouvons que les motifs qu'elle renferme sur ce point sont convaincants et nous y souscrivons, de même qu'aux décisions qui y sont évoquées. Ce tribunal a conclu, à la p. 14, que:

Suivant cette interprétation, tous les services fournis dans le cadre du processus d'immigration sont offerts au public au sens de l'article 5 de la LCDP.

[...]

En conséquence, nous concluons que l'agent des visas fournissait des services destinés au public au sens de l'article 5 de la LCDP.

L'article 5 de la LCDP ne dispose pas simplement qu'il est discriminatoire de défavoriser un individu à l'occasion de la fourniture de services. Il faut que ces services soient destinés au public. On a soutenu dans la présente cause que même si l'on peut qualifier de service la fourniture de visas de visiteur, ce service n'est pas destiné au public parce que le public, pour les fins des décisions prises par les agents des visas, est composé uniquement de personnes à l'extérieur du Canada qui n'ont pas le droit d'entrer au Canada. L'avocate des intimés a prétendu qu'une interprétation semblable donnerait à la LCDP une portée extra- territoriale non voulue par le Parlement et contraire aux principes de droit international.

Dans l'affaire Menghani, le tribunal a conclu que les services litigieux étaient destinés au public au sens de l'article 5 de la LCDP sans avoir à examiner ce point particulier.

Dans l'affaire Procureur général du Canada c. Mark Rosin et Commission canadienne des droits de la personne (non publiée, Cour d'appel fédérale, 7 décembre 1990, dossier no A-211-89), le juge Linden de la Cour d'appel fait une analyse complète de l'interprétation de l'expression destinés au public qui figure à l'article 5 de la LCDP. Malheureusement, cette analyse ne porte pas sur la question de savoir si le terme public s'applique ou non à des personnes à l'extérieur du Canada. On ne nous a pas soumis d'autres décisions à ce sujet.

Dans l'arrêt Re Singh, [1989] 1 C.F. 430 (C.A.), le juge Hugessen dit, aux p. 440 et 441:

[...] il est loin d'être clair pour moi que les services rendus, tant au Canada qu'à l'étranger, par les fonctionnaires chargés de l'application de la Loi sur l'immigration de 1976 ne sont pas des services destinés au public. (Mis en italique par nos soins)

Comme l'avocate des intimés l'a fait remarquer, cette remarque n'est pas décisive.

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A première vue, l'argument relatif à l'extra-territorialité présente un certain intérêt. De l'avis du tribunal, cependant, la LCDP ne viole pas les présomptions qui s'opposent à l'application extra-territoriale des lois. L'article 40 limite l'application de la Loi aux victimes qui sont légalement au Canada ou aux citoyens canadiens, mais cela ne veut pas nécessairement dire que l'article 5 et le terme public qui y est mentionné doivent être pareillement limités.

Compte tenu des objectifs énoncés à l'article 3 de la Loi sur l'immigration relativement à l'interdiction des distinctions injustes de même que de l'interprétation large à donner aux dispositions réparatrices de la LCDP, le tribunal conclut que, suivant l'interprétation qu'il convient de donner à la Loi, les fonctionnaires canadiens de l'immigration doivent exercer leurs pouvoirs discrétionnaires en conformité avec la LCDP, qu'ils soient au Canada ou à l'étranger. Les agents du service extérieur qui sont affectés dans d'autres pays sont des représentants du Canada. Nous ne voyons pas pourquoi les principes énoncés dans la LCDP ne s'appliqueraient pas à leurs activités. Quant à la question de savoir si une réparation peut être accordée lorsqu'un acte discriminatoire a été commis à l'extérieur du Canada, elle dépend de l'interprétation à donner à l'alinéa 40(5)c) de la LCDP, et il est préférable de l'examiner dans ce contexte.

LA PREUVE DE LA DISCRIMINATION

L'acte reproché en l'espèce constitue de la discrimination directe. On reproche aux intimés d'avoir fait quelque chose qui, à première vue, constitue un acte discriminatoire fondé sur un motif illicite. Comme on le précise dans les plaintes, les motifs illicites sont la race, l'origine nationale ou ethnique et l'état matrimonial. Le tribunal attache peu d'importance au fait que le libellé des trois plaintes donne l'impression que ce sont la race et l'origine non pas de Mme Jaffery (Sultan) mais de M. et Mme Naqvi qui sont en jeu en l'espèce car l'affaire a été plaidée et la preuve a été présentée suivant la bonne interprétation. Le tribunal ne peut cependant pas examiner ces motifs isolément. En effet, si Mme Jaffery (Sultan) a été défavorisée, c'est parce qu'elle était une jeune célibataire d'origine pakistanaise. La plainte véritable déborde les motifs précités parce que le sexe et l'âge entrent en ligne de compte, mais l'affaire a fondamentalement été présentée et plaidée en fonction du fait que c'est la combinaison de tous ces facteurs qui a donné lieu à l'acte discriminatoire reproché.

Dans l'affaire Andrews c. Law Society of British Columbia (1989), 36 C.R.R. 193 (C.S.C.), le juge McIntyre donne, à la p. 228, une définition de la discrimination qui a été acceptée par les avocates de toutes les parties:

[...] J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à

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d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement.

De l'avis des plaignants, les intimés ont défavorisé Mlle Sultan en se fondant uniquement sur les caractéristiques personnelles qui lui ont été attribuées du fait de son appartenance à un groupe, soit les jeunes femmes célibataires d'origine pakistanaise, au lieu de se fonder sur ses mérites et ses capacités en tant qu'individu.

Il est constant que l'auteur d'une plainte déposée sous le régime de la LCDP doit d'abord faire la preuve prima facie d'un acte discriminatoire:

Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536; Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), (4 mai 1990, Cour d'appel fédérale, non publié). La jurisprudence a défini la preuve prima facie comme une preuve qui couvre les faits reprochés et qui, si elle est jugée véridique, doit être complète et suffisante pour justifier une décision en faveur du plaignant en l'absence de réponse de la part de l'intimé. La norme de preuve est la prépondérance des probabilités.

Le tribunal conclut que la Commission et les plaignants en l'espèce ont établi une cause apparente qui oblige les intimés à fournir une explication.

Les intimés n'ont produit aucune preuve contredisant directement la déposition de Mme Jaffery (Sultan). Ils étaient incontestablement désavantagés par la destruction du dossier contenant la demande de Mlle Sultan. M. Clasper et Mme Greenglass ont fait des dépositions dont ils n'ont pas nié le caractère grandement conjectural et qui reposaient non pas sur le souvenir précis qu'ils avaient conservé des événements en l'espèce, mais sur ce qu'ils pouvaient se remémorer de leur façon habituelle de procéder. Les intimés ont présenté d'autres éléments de preuve (dont une partie de la déposition de M. Clasper) principalement axés sur l'importance des procédures d'immigration pour la souveraineté et la sécurité du Canada, sans chercher à prouver que Mlle Sultan présentait un risque particulier.

Les intimés ont aussi mis en preuve qu'il était plutôt rare qu'une jeune Pakistanaise célibataire voyage seule et que cela suffisait à éveiller les soupçons. Il s'agit toutefois d'une preuve fondée sur des impressions et que n'étaye aucun témoignage d'expert ni aucune statistique, mise à part une étude faite par la CCDP sur les demandes de visa présentées à Islamabad en 1984 et en 1985, soit les années les plus proches de 1982 pour lesquelles il existait des données. Les résultats montrent qu'un seul des soixante-quinze dossiers choisis au hasard concernait une célibataire voyageant seule. On nous a invités à en conclure que les célibataires

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pakistanaises qui voyagent seules à l'étranger ne le font pas dans un but légitime. Cette preuve n'a pas suffisamment de valeur probante que nous tirions cette conclusion. Les dossiers en question concernent uniquement des demandes de visa pour le Canada. Nous devons également tenir compte de la déposition du Dr Alvi et du fait qu'il est malaisé pour bon nombre de Pakistanais, surtout ceux qui sont originaires de la ville cosmopolite de Karachi, de présenter une demande de visa à Islamabad. De toute façon, les intimés ont dit que la décision de refuser un visa à Mlle Sultan n'avait pas été prise en fonction de ce motif.

Les intimés ont expliqué que la décision était principalement fondée sur la situation professionnelle de Mlle Sultan et sur le fait qu'elle n'avait pas présenté de demande à Islamabad. Pour les motifs énoncés dans l'analyse de la preuve qui précède, nous ne sommes pas convaincus, selon la prépondérance des probabilités, qu'il s'agit des véritables motifs du refus. Nous ne croyons pas avoir besoin d'invoquer le principe énoncé par la Cour divisionnaire dans l'affaire Foster Wheeler Ltd. v. Ontario Human Rights Commission (1987), 8 C.H.R.R. D/4179 à D/4179, à savoir:

[TRADUCTION]

Il est bien établi que même si un seul des motifs pour lesquels on a omis de recommander ou d'employer quelqu'un est illicite en vertu du Code, la présence de ce motif illicite, même lorsqu'il y a d'autres motifs licites, suffit pour établir une violation du Code, à condition qu'il s'agisse d'une cause immédiate du refus d'emploi.

Selon le tribunal, il est révélateur qu'en dépit des dépositions faites par les témoins des intimés sur l'importance de l'entrevue comme outil d'évaluation des demandeurs, il n'a pas été prouvé que Mme Jaffery (Sultan) avait subi une entrevue au consulat général à Chicago. Mme Jaffery (Sultan) a déclaré dans sa déposition qu'on ne lui avait pas posé de questions au sujet des doutes que soulevait sa demande. M. Clasper ne se souvient pas de lui avoir fait subir une entrevue et ne pense pas l'avoir fait. Pour sa part, Mme Greenglass a dit que l'entrevue, le cas échéant, aurait été faite par M. Clasper.

Si l'on avait fait subir une entrevue à Mlle Sultan, on aurait pu clarifier sa situation professionnelle et apprendre qu'elle était issue d'une famille assez aisée de musulmans chi'ites, qu'elle avait fait des études et que le but de son voyage était d'aller voir ses trois soeurs qui vivaient à l'étranger. On aurait peut-être aussi pu obtenir une explication sur les inconvénients que comportait l'obtention d'un visa à Islamabad.

Nous préférons les dépositions de Mme Jaffery (Sultan) et de M. Naqvi à celles de M. Clasper et de Mme Greenglass. Certes, les événements en question se sont passés il y a presque dix ans, et on peut se demander dans quelle mesure les mémoires peuvent être fidèles après tout ce temps. Cependant, Mme Jaffery (Sultan) et M. Naqvi ont témoigné sans réserve, tandis que M. Clasper et Mme Greenglass ont, de leur propre aveu, fait des dépositions truffées de suppositions. Vu la nature des événements, il était plus probable qu'ils restent gravés plus profondément dans l'esprit et la mémoire des plaignants que dans ceux des intimés. Nous sommes aussi

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rassurés par les remarques que le juge McIntyre a faites dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Limited (précitée), à la p. 558:

[...] l'expérience a montré qu'en matière de règlement judiciaire des différends, l'attribution du fardeau de la preuve à l'une ou l'autre partie est un élément essentiel. Ce fardeau n'est pas toujours nécessairement lourd - il varie en fonction de chaque cas - et il se peut qu'il n'incombe pas à une partie pour tous les points de l'affaire; il peut passer d'une partie à l'autre. Mais, faute de mieux en pratique, on a jugé nécessaire, pour assurer une solution claire dans toute instance judiciaire, d'attribuer le fardeau de la preuve à l'une ou l'autre partie, pour les départager.

Dans la présente affaire, il incombait aux intimés de fournir une explication. Ils ne l'ont pas fait à la satisfaction du tribunal.

Il leur était aussi loisible de prouver qu'ils avaient un motif justifiable de refuser le visa. En effet, l'alinéa 15g) de la LCDP dispose que:

Ne constituent pas des actes discriminatoires:

[...]

g) le fait qu'un fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s'il a un motif justifiable de le faire.

Bien qu'une partie de la preuve se rapportât à ce moyen de défense, les intimés n'ont pas jugé bon de l'invoquer ou de présenter d'autres éléments de preuve pour justifier le refus de délivrer des visas à de jeunes femmes célibataires d'origine pakistanaise. La preuve dont ils disposaient à cet égard était ambiguë. Ils ont plutôt décidé d'invoquer l'argument relatif au statut particulier de la Loi sur l'immigration et à l'inapplicabilité de la LCDP à l'extérieur du Canada. Néanmoins, puisqu'il existe des éléments de preuve, le tribunal estime nécessaire d'examiner la question du motif justifiable.

S'agissant de déterminer l'existence d'un motif justifiable, le tribunal souscrit au conseil donné par un tribunal dans l'affaire Druken v. Canada (Employment and Immigration Commission) (1987), 8 C.H.R.R. D/4379, au paragraphe 34342 :

[TRADUCTION]

Lorsqu'on refuse de fournir un service par ailleurs destiné au public, le motif justifiable de ce refus doit être fondé sur la preuve la plus solide qui soit. Ce motif doit être une question de fait dans chaque cas et non pas une simple généralisation applicable à un groupe donné d'individus.

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Dans l'affaire Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, le juge Wilson déclare, à la p. 513:

En matière d'emploi, la discrimination directe consiste essentiellement à formuler une règle qui fait une généralisation quant à l'aptitude d'une personne à remplir un poste selon son appartenance à un groupe dont les membres partagent un attribut personnel commun, tel l'âge, le sexe, la religion, etc. L'idéal que visent les lois sur les droits de la personne est justement de faire en sorte que chacun reçoive un traitement égal en tant qu'individu, eu égard à ces attributs. Par conséquent, la justification d'une règle révélant un stéréotype de groupe dépend ou bien de la validité de la généralisation ou bien de l'impossibilité d'évaluer chaque cas individuellement, ou des deux.

A note avis, le même principe s'applique à la fourniture de services d'immigration. L'entrevue permet d'évaluer chaque cas individuellement. Or nous avons déjà conclu que Mme Sultan n'a pas subi d'entrevue.

Pour déterminer l'existence d'un motif justifiable, il convient de tenir compte de facteurs à la fois subjectifs et objectifs. Nous ne doutons pas que tout au moins certains fonctionnaires de l'immigration croient sincèrement que l'état matrimonial des jeunes gens, en particulier les femmes du Pakistan, est un facteur pertinent pour établir la bonne foi d'un visiteur. Cependant, il doit aussi en être de même d'un point de vue objectif pour que le refus de délivrer un visa soit justifié. Le présent tribunal arrive à la conclusion qu'il n'y a pas de preuve objective de l'existence d'un motif justifiable.

LES VICTIMES DE L'ACTE DISCRIMINATOIRE

Les plaignants en l'espèce sont Hameed et Massarat Naqvi. Ils doivent être considérés comme des victimes de l'acte discriminatoire visant Mme Jaffery (Sultan) pour que le présent tribunal ait compétence. Le fondement de cette compétence doit se trouver à l'alinéa 40(5)c) de la LCDP, qui est ainsi libellé:

(5) Pour l'application de la présente partie, la Commission n'est validement saisie d'une plainte que si l'acte discriminatoire:

[...]

c) a eu lieu à l'étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu'elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

Comme un tribunal l'a dit dans l'affaire Menghani(précitée), à la p. 21:

Le paragraphe 40(5) crée une exception quant à la nationalité au principe territorial du droit international, c'est-à-dire que les lois ne sont pas présumées avoir une application extra-territoriale. En

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d'autres termes, les lois canadiennes comme la LCDP peuvent avoir une application extra-territoriale lorsque des ressortissants canadiens sont en cause. Le paragraphe 40(5) habilite la Commission canadienne des droits de la personne à faire enquête sur les plaintes portées relativement à un acte discriminatoire qui a eu lieu à l'étranger lorsque la victime est un citoyen canadien ou qu'elle a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

Le sens du mot victime est examiné à fond dans l'affaire Menghani, à partir de la page 23. Comme nous souscrivons aux motifs de cette décision en tant qu'ils traitent de la question de savoir si une personne peut être une victime indirecte parce qu'elle a subi les conséquences d'un acte discriminatoire visant une autre personne, nous ne répéterons pas ces motifs ici. Ce tribunal a conclu que:

En conséquence, le mot victime désigne simplement une personne qui a subi les conséquences d'un acte discriminatoire, direct ou indirect. (Mis en italique par nos soins)

Il y a d'autres causes dans lesquelles des plaintes de discrimination ont été confirmées après qu'on eut considéré le plaignant comme la victime d'un acte discriminatoire visant une autre personne, notamment New Brunswick School District No. 15 v. New Brunswick (Human Rights Board of Inquiry) (1989), 10 C.H.R.R. D/6426, (C.A. N.-B.); Tabar et al v. Scott and West End Construction Ltd. (1985), 6 C.H.R.R. D/2471; et Jahn v. Johnstone (16 septembre 1977, Ontario - Eberts, non publié).

D'autre part, nous convenons avec le tribunal qui s'est prononcé dans l'affaire Menghani qu'il y a des limites quant aux personnes qui peuvent prétendre, en vertu de la législation sur les droits de la personne, qu'un acte discriminatoire a eu un effet préjudiciable sur elles. Les parents d'un requérant qui s'était vu refuser un visa de visiteur peuvent être considérés comme des victimes aux termes de la LCDP, mais uniquement s'ils subissent des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates, comme l'a déclaré le juge Hugessen dans l'affaire Re Singh (précitée), à la p. 442:

[...] La question de savoir qui est la victime de l'acte discriminatoire reproché est presque exclusivement une question de fait. La législation sur les droits de la personne ne tient pas tant compte de l'intention à l'origine des actes discriminatoires que de leur effet. L'effet n'est d'aucune façon limité à la cible présumée de l'acte discriminatoire et il est tout à fait concevable qu'un acte discriminatoire puisse avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu'on qualifie de victimes des personnes qui n'ont jamais été visées par l'auteur des actes en question.

Massarat Naqvi est la soeur aînée de Mme Jaffery (Sultan). Elle a témoigné qu'elle était très proche de sa soeur. Elle allait au Pakistan presque tous les ans. De plus, elle lui écrivait des lettres, lui

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téléphonait et lui envoyait des cadeaux d'anniversaire et des photographies du Canada et de sa famille. Elle a dit que la nouvelle que sa soeur n'allait pas pouvoir séjourner au Canada lui avait fait beaucoup de peine et l'avait profondément vexée. Postérieurement à 1982, elle a invité son beau-frère à lui rendre visite au Canada, mais comme Mme Jaffery (Sultan) s'était vu refuser le droit d'entrer au Canada, celui-ci a décliné son invitation en disant qu'il n'essaierait pas de le faire parce qu'il n'était pas sûr d'être admis au pays. Mme Naqvi a déclaré que cet incident lui avait également fait beaucoup de peine.

En plus de perdre la face devant sa famille, Mme Naqvi a personnellement subi un affront sur le plan culturel parce qu'on a refusé à sa soeur d'entrer au Canada pour un motif qui, aux yeux de Mme Naqvi, laissait entendre que les Pakistanaises étaient susceptibles de contracter des mariages de convenance.

Bien que la preuve révèle que c'est M. Naqvi qui a pris l'initiative des différentes démarches en vue d'aider Mme Jaffery (Sultan) à obtenir un visa et qui a par la suite fait des démarches et déposé des plaintes relativement au refus, Mme Naqvi a aussi été partie à la correspondance.

Hameed Naqvi est le beau-frère de Mme Jaffery (Sultan). Selon la preuve longuement exposée dans ce qui précède, M. Naqvi a été mêlé de très près à l'invitation qu'a reçue sa belle-soeur:

il s'est renseigné sur les formalités de demande de visas au Pakistan, au Canada et à Chicago, et a été l'instigateur des coups de fil, des lettres, des télégrammes et de l'article de journal publié dans le Toronto Star. Ces démarches ont entraîné des dépenses.

L'affront qui a été fait à la dignité des plaignants est aggravé par le fait que bon nombre des caractéristiques personnelles qui constituent les motifs de distinction illicite s'appliquent également aux plaignants, à savoir la race, l'origine nationale et ethnique et le sexe (Mme Naqvi).

A notre avis, M. et Mme Naqvi ont subi des conséquences suffisamment directes et immédiates pour qu'on les qualifie de victimes de l'acte discriminatoire visant Mme Jaffery (Sultan) au sens de l'alinéa 40(5)c) de la LCDP.

LES MESURES CORRECTIVES

Quoique la preuve indique que M. Naqvi a engagé des dépenses pour envoyer les télégrammes et faire les appels interurbains, celui-ci a déclaré qu'il ne demandait aucune indemnité pour les pertes pécuniaires attribuables à l'acte discriminatoire. De son côté, l'avocate de la Commission a demandé au tribunal dans son argumentation d'ordonner le versement d'une telle indemnité. Toutefois, aucune preuve n'a été fournie quant au montant des dépenses engagées. Pour ces deux motifs, nous ne rendons aucune ordonnance à cet égard.

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De même, M. et Mme Naqvi n'ont pas demandé à être indemnisés en vertu de l'alinéa 53(3)b) de la LCDP, mais l'avocate de la CCDP a demandé une indemnité symbolique en leur nom. La preuve révèle que M. et Mme Naqvi ont été offensés à la fois par le refus de délivrer un visa à Mlle Sultan et par le peu d'empressement qu'ont par la suite montré d'autres membres de leur famille à essayer de leur rendre visite au Canada. Il est bien évident que les vexations auxquelles les plaignants ont été en butte sont moindres que les vexations, l'humiliation et la gêne éprouvées par des personnes qui subissent une discrimination directe ou personnelle mais elles justifieraient, à notre avis, l'octroi d'une indemnité symbolique. Toutefois, comme M. Naqvi a dit que sa femme et lui ne demandaient aucune indemnité, nous ne rendons aucune ordonnance à cet égard.

Les plaignants demandent en fait que le gouvernement leur présente des excuses, et c'est une réparation qui nous paraît plus apte à les satisfaire qu'une indemnité. A l'évidence, les plaignants gardent du ressentiment de cette histoire même dix ans plus tard. Nul n'a prétendu que le MAE n'était pas responsable de la conduite de ses employés au consulat général de Chicago. De même, nul n'a contesté le fait que la CEIC n'engageait pas sa responsabilité lorsqu'elle avait délégué son pouvoir de prendre des décisions en matière de visas à des employés du MAE. Or il est certain que la CEIC a avalisé la décision prise par les employés du MAE en répondant à M. et Mme Naqvi comme elle l'a fait dans la lettre en date du 8 février 1983. Par conséquent, nous ordonnons aux ministres de chacun des ministères intimés de présenter des excuses aux plaignants.

L'avocate de la CCDP a demandé que l'on fasse aussi parvenir une lettre d'excuses à Mme Jaffery (Sultan). Bien que nous soyons en mesure de rendre pareille ordonnance vu notre compétence quant aux mesures correctives, il nous paraît suffisant de présenter des excuses à M. et Mme Naqvi dans la présente affaire.

Nous avons examiné attentivement la question de savoir si nous devrions par ailleurs ordonner au MAE de cesser l'acte discriminatoire en question. Il est d'usage de le faire lorsque la discrimination est établie. Cependant, il n'a pas été prouvé que les agents des visas du MAE avaient l'habitude de refuser systématiquement de délivrer des visas à de jeunes femmes célibataires d'origine pakistanaise. En fait, certains éléments de preuve indiquent le contraire, notamment l'affirmation des plaignants selon laquelle des parentes célibataires ont pu obtenir des visas pour aller voir la famille Naqvi au Canada. Nous acceptons la preuve des intimés selon laquelle l'âge, le sexe, l'origine nationale ou ethnique et l'état matrimonial peuvent, dans certains cas et s'ils sont correctement évalués, être des facteurs pertinents pour déterminer la bonne foi d'un demandeur de visa de visiteur. Même si ces facteurs sont des motifs de distinction illicite en vertu de la LCDP et même s'il suffit de prouver que l'une des causes, encore qu'immédiate, du refus constitue un motif illicite pour établir la discrimination, il ressort de la preuve qui a été faite en l'espèce qu'on aurait pu établir l'existence d'un motif justifiable de prendre ces facteurs en considération si les éléments de preuve appropriés avaient été produits. Il aurait évidemment fallu présenter des éléments de

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preuve sur le rapport entre, d'une part, ces motifs et, d'autre part, la demande de visa de Mlle Sultan ainsi que cette dernière en tant qu'individu et non pas simplement le groupe auquel elle appartenait. Il aurait aussi fallu une évaluation ou une entrevue plus individualisée que celle qui a été faite selon la preuve. Eu égard à l'ensemble de la preuve, le tribunal estime par ailleurs que cette demande de visa pourrait bien avoir comporté une part de malentendu. Par conséquent, compte tenu de toutes les circonstances, notamment l'ensemble des facteurs que l'agent des visas doit apprécier pour déterminer la bonne foi d'un visiteur, nous ne sommes pas enclins à rendre une ordonnance formelle à cet égard sur le vu de la preuve en l'espèce.

Au cours de l'audience, plusieurs témoins ont parlé de la formation que reçoivent les agents des visas sur les techniques d'entrevue et du bagage transculturel que la rotation des affectations leur permet d'acquérir. Nous avons cependant appris que les personnes possédant cette formation et cette expérience sont bien souvent trop accaparées par d'autres fonctions pour faire subir des entrevues aux demandeurs de visa, et que les entrevues sont confiées à des agents d'immigration recrutés sur place qui ont une formation insuffisante et qui n'ont aucune expérience à l'étranger. Nous avons également appris que les agents des visas reçoivent effectivement une formation en matière de droits de la personne, mais que cette formation se rapporte non pas aux dispositions de la LCDP mais aux conventions internationales sur les droits de la personne. A la lumière de nos conclusions sur ce qui est arrivé à Mme Jaffery (Sultan), nous recommandons instamment qu'une formation portant sur les dispositions de la LCDP soit donnée aux agents des visas et à d'autres chargés d'entrevue.

Fait à Toronto (Ontario), ce 16e jour de novembre 1992.

Ronald W. McInnes Président

Ken H. Ng

Patricia M.Y. Weber

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