Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. (1985), chap. H-6

(version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE

SIMON THWAITES

le plaignant

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

et

FORCES ARMÉES CANADIENNES

les intimées

DÉCISION DU TRIBUNAL

DEVANT: Sidney N. Lederman, c.r. – président

Gillian D. Butler

Roger Bilodeau

ONT COMPARU: Peter C. Engelmann

Avocat de la Commission canadienne des droitsde la personne

B. Lynn Reierson

Avocat du plaignant

Bruce S. Russell et capt Louis MacKay

Avocats des intimées

DATES ET LIEUX 17, 18 et 19 juin 1992

DE L'AUDIENCE: 28, 29, 30 et 31 juillet 1992

24, 25, 26 et 27 ao t 1992

23, 24 et 25 septembre 1992

14, 15 et 16 octobre 1992

10, 11, 12 et 13 novembre 1992

Halifax (Nouvelle-Écosse)

TRADUCTION

>-i

TABLE DES MATIERES

I LES FAITS

II LES ENQUETES

a) Le Conseil de révision médicale des carrières

b) La Section du renseignement de sécurité

c) Le conseil spécial de révision des carrières

III LA PREUVE MÉDICALE

a) La nature du VIH/sida

b) Le système de classification des patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida

c) L'état médical de M. Thwaites, à titre de patientatteint du VIH, pendant la période allantde 1986 à 1989

d) Le principal médicament administré aux patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida : l'AZT

e) Les soins médicaux proposés pour les patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida au coursde la période allant de 1986 à 1989

f) Le personnel médical et les installationsdisponibles à bord des destroyers des FAC

g) Les directives des FAC concernant le statut despersonnes VIH-positives ou sidéennes

IV LES PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES

a) La nature de la plainte et du moyen de défense

b) Les droits fondamentaux de la personne et lemoyen de défense fondé sur une EPJ

c) La charge de l'employeur d'établir l'EPJ

d) La distinction entre la discrimination directeet la discrimination par suite d'un effetpréjudiciable (indirecte)

e) Les risques en matière de sécurité en tant qu'EPJ

(i) L'augmentation du risque

(ii) La mesure de l'accroissement du risque

(iii) La nature de la preuve du risque

f) Autres solutions raisonnables ou accommodement,sans contrainte excessive

V LA POSITION DES FAC

VI L'EXISTENCE D'UNE EPJ A-T-ELLE ÉTÉ ÉTABLIE?

>-ii

a) L'élément subjectif

b) L'élément objectif : l'évaluation du risque

(i) La nécessité des soins spécialisés

(ii) Le traitement à l'AZT

(iii) Les effets secondaires de l'AZT

(iv) La possibilité d'apparition de maladiesopportunistes 66.

(v) Le caractère inévitable des maladiesopportunistes

(vi) L'absence de communication

(vii) La politique des FAC à l'égard du VIH

(viii) Des mécanismes de révision inadéquats

(ix) Les mesures raisonnables de limitationde l'accroissement du risque

(x) Les autres solutions possibles

VII CONCLUSION

VIII RÉPARATION

a) La perte de salaire

b) La perte de revenus passée

c) La perte de revenus future

d) Les facteurs non considérés par les actuaires

e) L'indemnité spéciale

f) Les intérêts

g) Les dépens

h) La nature de l'ordonnance

>-- 1 –

Dans la présente affaire, deux intérêts s'opposent : le soucilégitime des Forces armées canadiennes pour la santé des militairesinfectés par le virus de l'immunodéficience humaine, d'une part, et d'autrepart, le droit de toute personne d'occuper un emploi rémunéré dans lequelelle remplit ses fonctions de façon jugée satisfaisante, mais qui, enraison de sa nature, l'expose à des risques accrus pour sa sécurité ou sasanté.

I LES FAITS

Simon Thwaites (M. Thwaites), plaignant, s'est enrôlé dans lesForces armées canadiennes (FAC) le 19 juin 1980 et, depuis lors, jusqu'àsa libération par les FAC le 23 octobre 1989, il a monté en grade, passantde matelot de 3e classe à caporal-chef intérimaire, qualificationinsuffisante. A toutes les époques en cause, M. Thwaites exerçait lemétier d'opérateur de capteur de l'électronique navale (OP DEM), appeléauparavant opérateur - Guerre électronique, métier qui est qualifié dansles témoignages de métier propre à la marine. Monsieur Thwaites a étéaffecté à la base des Forces canadiennes à Halifax du 1er mai 1987 jusqu'àsa libération pour raison de santé.

Certes, le cheminement de carrière de M. Thwaites a été peumouvementé (selon son dire même) et il a toujours eu l'avancement àl'ancienneté, mais un fait mérite qu'on s'y attarde. Le 18 juin 1983,M. Thwaites a demandé son reclassement ou sa mutation à un autre métier,savoir celui d'adjoint médical. Il a commencé sa formation à Borden enfévrier 1984, date à laquelle ses restrictions, d'ordre géographique etprofessionnel, ont été cotées G2 02, ce qui signifie apte au service sansrestriction.

Malheureusement, pour M. Thwaites, ses restrictions d'ordreprofessionnel ont été modifiées à cause d'une affection au bras droit,.durant les cours, et il a été renvoyé avant d'avoir pu terminer son dernierexamen. Monsieur Thwaites est retourné à son navire et s'est présenté àl'hôpital de la base dans l'espoir d'y terminer son dernier examen, mais aulieu de cela, on lui a dit que c'était impossible et, en effet, il a falluencore un an et demi avant qu'il ne puisse se réinscrire au cours.Le 9 juillet 1985, M. Thwaites a demandé d'être libéré des FAC.Durant son témoignage devant le tribunal, il a dit que sa demande delibération s'expliquait par la frustration de n'avoir pu obtenir samutation. Toutefois, le 30 décembre 1985, il a changé d'idée et il aretiré sa demande de libération avant qu'elle ne prenne effet.Le mois suivant, M. Thwaites a reçu une lettre de la Croix-Rougecanadienne l'informant qu'un patient hospitalisé avait présenté uneréaction par suite de transfusions et que le sang de M. Thwaites entreautres avait servi à ces transfusions. Monsieur Thwaites s'est donc renduà l'hôpital de la base sur l'avis de ses supérieurs, puis au centre de laCroix-Rouge où il avait fait un don de sang. Par une lettre en date du 26mars 1986 adressée au docteur MacCullam de l'hôpital des Forces canadiennesà Halifax, dont le contenu a été communiqué à M. Thwaites par le>-- 2 -docteurMacCullam (bien qu'il ne lui en ait pas fourni de copie),M. Thwaites a appris qu'il était VIH-positif. Un test de confirmation aété fait sur un échantillon prélevé à la base des Forces à Halifax etM. Thwaites a appris le résultat entre le 17 avril et le 9 mai 1986. Parla suite, les médecins militaires ont renvoyé M. Thwaites à un spécialistedes maladies infectieuses, le docteur Walter Schlech de l'hôpital VictoriaGeneral à Halifax.

Le 10 avril 1986, le commandant de M. Thwaites savait queM. Thwaites était VIH-positif, mais malgré cela, les FAC lui ont fait uneoffre de rengagement, puis l'ont promu au grade de matelot de 1re classeintérimaire, qualification insuffisante. La prétendue déficience physiquede M. Thwaites n'a donc pas constitué un obstacle à sa carrière jusque là.La carrière de M. Thwaites dans les FAC a pris une nouvelletournure peu après. A son insu, M. Thwaites avait été dénoncé par un autremilitaire comme homosexuel et il a été l'objet d'une enquête de la policemilitaire pendant la période du 2 juillet au 22 ao t 1986. Le 13 octobre1986, le commandant de M. Thwaites a rédigé un rapport sur un changement desituation dont l'effet a été de déclasser la cote de sécurité deM. Thwaites à cause de sa déviance sexuelle et M. Thwaites s'est vu retirerson inscription au cours qu'il suivait à Osborne Head pour être à nouveauqualifié pour le poste d'OP DEM. Lorsqu'il s'est présenté à la base desForces canadiennes à Halifax, il a été avisé de son affectation à terremais il a témoigné n'avoir pu obtenir de réponses satisfaisantes quand il ademandé de connaître les raisons de ce changement. Il a présumé quec'était d au fait qu'il était séropositif. Le 7 novembre 1986,M. Thwaites a été avisé du déclassement de sa cote de sécurité (affectationassujettie) et peu après, il a été affecté au poste (ou à l'emploi indignede ses compétences) de portier du quartier des officiers mariniers.Au sujet de ses sentiments à ce moment-là, M. Thwaites a dit quela manière dont il a été traité et le manque de renseignements l'ont remplide confusion et ont mis ses nerfs à rude épreuve. Il a tenté (en vain) dese faire réaffecter à son navire et, le 7 janvier 1987, il a appris que.l'on recommandait sa libération pour homosexualité.

Le tribunal conclut que cette recommandation découlait del'enquête de la police militaire qui a abouti elle à un rapport aucommandant de M. Thwaites. Puis, un deuxième rapport daté du 7 janvier1987 a été préparé par le commandant Power et adressé au commandant de labase des Forces canadiennes à Halifax. Dans ce rapport, il demande quesoit intimé à M. Thwaites l'ordre de consulter le médecin-expert et ilrecommande fortement qu'une recommandation de libération soit envoyée auQuartier général de la Défense nationale.

Entre le 6 mars et le 2 juin 1987, la demande du commandant areçu l'appui du commandant de la base et du lieutenant-commander Taylor auQuartier général du Commandement maritime de la Défense nationale.Conformément à un ordre administratif en vigueur à l'époque, M. Thwaitesdevait se voir offrir deux choix, soit voir son grade et son poste bloquésou démissionner. Toutefois, pour des raisons qui seront étudiées plus>-- 3 -loin,aucune suite n'a été donnée à la recommandation de libération avantqu'un an se soit écoulé.

Suivant l'accord entre M. Thwaites et le docteur John Smith(médecin de la base), le docteur Walter Schlech devait envoyer les rapportsconcernant l'état de M. Thwaites au docteur Smith à sa clinique privée dePorter's Lake et non à l'hôpital de la base. Cet accord visait à assurerle secret.

Les rapports du docteur Schlech (et plus tard ceux de ladocteure Lynn Johnston) de la clinique des maladies infectieuses del'hôpital Victoria General ont été envoyés assez régulièrement durant lapériode du 14 mai 1986 au 11 juillet 1989 inclus, après quoi la preuveindique que les rapports ont été adressés ensuite au médecin de famille deM. Thwaites, docteur Bruce Elliott. Les lettres des 22 octobre, 12novembre et 26 novembre 1987 présentent un intérêt particulier au regard del'objet de la présente plainte.

Dans son rapport du 22 octobre 1987, la docteure Lynn Johnston adit qu'elle avait discuté avec M. Thwaites la possibilité d'entreprendre letraitement à l'AZT qu'elle a décrit au docteur Smith comme un agentantiviral actuellement en usage à titre expérimental pour les patients VIH-positifs.Dans son rapport au docteur Smith en date du 12 novembre 1987, ledocteur Schlech a dit que le plaignant avait des symptômes systématiques,dont des épisodes de transpiration nocturne; que ses analyses sanguinesmontraient la leucopénie et que la numération cellulaire était de 220. Vuces circonstances, le docteur Schlech a informé le docteur Smith queM. Thwaites remplissait les conditions voulues pour l'essai de l'AZT.Cette lettre contient en outre la mention qui suit, dont on a faitgrandement état dans la preuve soumise au tribunal :

[TRADUCTION]

Je lui ai suggéré de s'inscrire et lui ai remis leprotocole pour qu'il l'examine. Il m'a demandé précisément devous le signaler car il s'inquiétait que les effets secondairesdu traitement ne lui fassent perdre le droit aux prestationsmilitaires à cause du caractère volontaire du programme. Je ne.pense pas que ce soit le cas, mais j'ai décidé de vous consulterà ce sujet. L'AZT est à l'heure actuelle l'étalon-or dutraitement dans le cas des personnes qui sont reléguées à lacatégorie du groupe 4 des CDC.Au moins trois copies de cette lettre se trouvent parmi lespièces versées au dossier du tribunal. Mais la note manuscrite qui suit nefigure que sur l'une de ces copies, dans le coin inférieur droit :

[TRADUCTION]

NADJ'ai discuté cela avec le docteur Schlech et j'ai approuvé touttraitement qui est approprié pour le cpl Thwaites. Cela aégalement été transmis à M. Thwaites par le col McLean, médecin-chef.

>-- 4 -J.D. Smith(pièce HRC 1, à la p. 148)

Les discussions dont il est fait mention dans cette notemanuscrite au dossier sont confirmées dans une certaine mesure par lejournal de M. Thwaites au regard des faits, versé sous la cote HRC 8. Le20 novembre 1987, il a écrit dans son journal qu'il avait parlé au colMcLean, médecin du commandement, qui lui a dit : [TRADUCTION] pas deproblème, pas de doute; c'est ma décision; Schlech ne peut pasdésapprouver; il se rallierait à ma décision sans réserve; je prends cettedécision sans subir la moindre pression des Forces.

Le 26 novembre 1987, M. Thwaites s'est présenté à la clinique desmaladies infectieuses afin de discuter à nouveau le protocole de l'AZT etil a accepté de s'inscrire. Par conséquent, le 26 novembre 1987, la lettresusmentionnée, adressée au docteur J. Smith, contient ce qui suit :[TRADUCTION] [...] Nous allons l'inscrire comme patient du groupe4a. Il demeure assez asymptomatique, mais a eu des épisodes detranspiration nocturne et sa numération cellulaire absolue est de230, 300 représentant le seuil pour l'inscription.

Le 14 janvier 1988, M. Thwaites a commencé le traitement à l'AZTsous la surveillance du docteur Schlech.

Au cours de deux mois suivants, M. Thwaites s'est vu demander dese présenter au major Sutherland, médecin de la base, pour un examenmédical complet comportant deux parties. Cela a été fait le 14 mars 1988;on a expliqué à M. Thwaites que c'était pour les besoins du Conseil derévision médicale des carrières (CRMC), et que cela entraîneraitprobablement une libération des FAC pour raison de santé. Encore une fois,on lit ce qui suit dans le journal de M. Thwaites, à la date pertinente :

[TRADUCTION]

[...] la libération pour raison de santé est fondéesur le fait qu'ayant des anticorps anti-VIH, j'ai besoin dumédicament AZT pour rester en santé. L'AZT est un agentexpérimental et ne peut pas être donné à tout le monde -- enfait, on ne peut se le procurer que dans les grandes villes duCanada où l'on trouve des cliniques des maladies infectieuses.Par conséquent, je ne pourrais pas être affecté ailleurs que dans.une grande ville canadienne ni quitté celle-ci. C'est pourquoile CRMC a décidé de me ranger dans la catégorie médicale G-5,inapte à toute affectation. Cette cote pourrait être ramenée àG-3, mais je serais encore inapte au service dans mon métieractuel.

Le major Sutherland a rempli la Notification de changement decatégorie médicale le 14 mars 1988 et recommandé la réduction de la cote duplaignant de G-2 à G-5 parce qu'il avait besoin des soins d'un spécialiste,ce qui figure dans la partie 2 du formulaire appelé tout au long del'audience 2088. Ce formulaire a été acheminé de son bureau à celui du>-- 5 -médecin-chef qui, le 21 mars 1988, a inscrit la note suivante :

[TRADUCTION]

«G-5 - a besoin des soins d'un spécialiste. Inapte aux tâchesen campagne, en mer, en région isolée. Cas soumis au CRMC.»

Puis, le formulaire 2088 a été transmis au bureau du chef duservice de santé à Ottawa où la note qui suit a été inscrite dans la partie4 le 29 mars 1988 : [TRADUCTION] G-5 - a besoin des services d'unspécialiste - inapte au service à l'extérieur du Canada ou des États-Unis.Le 31 mai 1988, M. Thwaites a été prié de signer et a signé lapartie 5 du formulaire 2088, reconnaissant son changement de catégoriemédicale, et le 7 juin 1988, le commandant de la base a rempli la dernièrepartie du formulaire 2088, y portant ce qui suit :

[TRADUCTION]

conformément à l'OAFC 34-30 annexe B, la nouvellecote attribuée au MS Thwaites le rend inapte au service permanentdans son poste actuel ou dans tout autre au sein des Forcescanadiennes. Sa libération est donc recommandée.

Le dossier a ensuite été renvoyé au CRMC suivant les indicationsdu formulaire 2088. Le 4 ao t 1988, le CRMC s'est réuni au Quartiergénéral de la Défense nationale à Ottawa et le conseil (composé d'unreprésentant de chacune des trois armes, marine, armée et aviation, ainsique d'un membre de la Direction de la gestion des carrières et d'un médecinconsultant des Forces canadiennes) a décidé qu'une seule solutions'imposait, savoir la libération de M. Thwaites pour raison de santé,puisqu'il était atteint d'une déficience et inapte à l'exercice de sesfonctions dans son métier ou emploi actuel, et qu'il ne pouvait occuperd'autre emploi utile selon les règlements militaires existants. Le conseila décidé que M. Thwaites commencerait son congé de fin de service le 5juillet 1989.

Monsieur Thwaites a été avisé de la décision du CRMC le 10novembre 1988 et (probablement à cause de son droit à une indemnité dedépart) sa libération a pris effet le 23 octobre 1989. Entre temps,M. Thwaites avait déposé un grief concernant la décision du CRMC et le 31octobre 1989, il a déposé une plainte devant la Commission canadienne desdroits de la personne à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse. Vu les faits dontM. Thwaites avait connaissance le 31 octobre 1989, sa plainte alléguait unacte discriminatoire fondé sur sa déficience (état VIH-positif) interdit àl'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

II LES ENQUETES.

Comme l'indiquent les faits relatés dans la partie I, M. Thwaitesa été l'objet d'un examen ou d'une enquête par plus d'un organe des FACdurant la période du 2 juillet 1986 à octobre 1989. En fait, le tribunal afinalement été à même de constater après environ 20 jours d'audience quetrois processus se sont déroulés à divers moments.

a) Le Conseil de révision médicale des carrières

>-- 6 -Le processus du CRMC a été mis en branle par le médecin de labase, docteur Sutherland, par suite de l'information contenue dans leslettres des docteurs Schlech et Johnston qui l'a amené à conclure queM. Thwaites était inapte au service en mer à cause de son besoin desservices d'un spécialiste. A diverses dates entre le 14 mars 1988 et le 4ao t 1988, cette recommandation a été sanctionnée par d'autres membres desFAC et le tribunal conclut que cette information a été communiquée à lapolice militaire qui faisait enquête sur M. Thwaites sur la questiondistincte de l'homosexualité.

b) La Section du renseignement de sécurité

Une fois que M. Thwaites eut été signalé comme homosexuel etqu'une enquête eut été menée par la police militaire, il était destiné àpasser devant un Conseil de révision des attestations de sécurité. Mais enraison de la politique provisoire des FAC concernant les homosexuels etcomme la Section du renseignement de sécurité savait que le cas deM. Thwaites devait être soumis à une CRMC, le conseil de révision n'ajamais été convoqué et le tribunal n'a entendu aucun témoignage portant surl'enquête.

c) Le conseil spécial de révision des carrières

Le rapport de la Section du renseignement de sécuritésusmentionné a été transmis au capitaine du Fraser, navire sur lequelM. Thwaites avait été affecté. Le capitaine a déposé un rapport sur unchangement de situation qui a conduit en fin de compte à la recommandationde libération de M. Thwaites pour cause d'homosexualité. Le 8 juin 1988,le directeur général, Carrières militaires - Personnel non officier, arecommandé que M. Thwaites soit libéré parce qu'il était homosexuel,censément sans avoir appris que la veille, soit le 7 juin 1988, laDirection de la gestion des carrières avait recommandé que M. Thwaites soitlibéré pour raison de santé. Le 20 juillet 1988, M. Thwaites s'est vuoffrir la libération ou le blocage de sa carrière. Il a refusé les deuxchoix et, une fois de plus, vraisemblablement parce que sa libération pourraison de santé avait été recommandée, aucune mesure n'a été prise en vuede soumettre l'affaire à un Conseil spécial de révision des carrières.Les témoignages de M. Thwaites et des témoins des FAC, au sujetde ces mécanismes d'enquête, sont, c'est le moins qu'on puisse dire,déroutants. Le tribunal conclut, toutefois, que deux faits sont certains.Premièrement, M. Thwaites avait tout lieu de douter que la recommandationde sa libération ait été fondée sur le fait qu'il était VIH-positif et dese demander ce que savaient de son homosexualité les personnes qui devaientprendre une décision sur sa libération pour cause de santé. Deuxièmement,tous les membres du CRMC qui étaient présents le 4 ao t 1988 avaient reçuavant leur réunion à Ottawa des copies des documents qui examinaientcandidement la tentative antérieure de libérer M. Thwaites pour cause.d'homosexualité.

III LA PREUVE MÉDICALE

>-- 7 -a) La nature du VIH/sida

Le tribunal a entendu plusieurs témoins reconnus commespécialistes du diagnostic et du traitement du sida, ou qui avaient traitéM. Thwaites pendant la période se rapportant à cette affaire. En outre,des membres du personnel médical des FAC (sans être reconnus comme expertscomme tels) ont présenté leur point de vue sur cette maladie, le traitementdispensé et la façon la plus appropriée dont les FAC pouvaient traiterleurs membres qui avaient contracté la maladie.

L'infection à VIH et le sida constituent l'une des maladies lesplus complexes et les plus graves auxquelles la société ait eu à faireface. En outre, cette maladie n'a pas un caractère statique. En d'autrestermes, sa nature et sa présentation évoluent très rapidement.Le sida, qui a été décrit au début des années 1980, est unemaladie relativement récente. Les connaissances médicales à propos duVIH/sida et des modes de traitement ont évolué et continuent de le fairedepuis que cette maladie a été décrite pour la première fois. En ce quiconcerne les connaissances médicales sur le VIH et le sida, la périodepertinente prise en compte par le tribunal s'étend de janvier 1986 àoctobre 1989, inclusivement, et la période allant d'octobre 1987 au 4 ao t1988 revêt donc à cet égard une importance critique.

Le sida (syndrome d'immunodéficit acquis) est provoqué par leVIH, qui est dans sa forme la plus fondamentale un rétrovirus humain. Lapériode qui peut s'écouler entre le moment d'une infection par le VIHjusqu'à l'apparition du sida peut aller de quelques mois à environ dix ans.Même si plusieurs personnes infectées peuvent vivre quelques années sansprésenter les manifestations de la maladie, il est probable qu'ellesfiniront par être atteintes du sida. Quand la maladie a atteint cetteétape, l'espérance de vie, qui dépend de la nature de la maladie finale,est en moyenne de 18 à 24 mois.

Même si les personnes infectées par le VIH peuvent vivreplusieurs années sans présenter les manifestations externes de la maladie,la plupart d'entre elles (et probablement toutes ces personnes) finirontpar en présenter les symptômes. Il n'y a aucun mode de guérison de lamaladie; le traitement peut en retarder les progrès sans toutefois lesinverser.

Le VIH se reproduit principalement, mais non exclusivement, dansles lymphocytes positifs CD4, également appelés lymphocytes T auxiliaires(cellules T), qui sont des cellules essentielles aux diverses fonctions ducorps humain. Pendant l'évolution d'une infection à VIH, le nombre de cescellules T diminue de façon significative, ce qui contribue à unaffaiblissement important du système immunitaire du corps.La preuve a montré que l'affaiblissement du système immunitaireest l'aspect le plus important de cette maladie et de sa caractérisationchez les patients VIH-positifs..>-- 8 –

En fait, l'infection à VIH est diagnostiquée et traitée en grandepartie sur la base de la numération des cellules T du patient. Cettenumération permet également d'évaluer la position du patient par rapport àl'échelle d'infection à VIH.

En raison de la baisse de la numération de ses cellules T, unepersonne ayant été infectée par le VIH devient sensible à un certain nombrede maladies opportunistes qui n'apparaîtraient pas normalement chez unepersonne en santé. L'une des maladies opportunistes les plus fréquentes etles plus courantes est la pneumocystose (PC). Cette maladie préoccupaiténormément les cliniciens pendant la période en cause même si, en vertu desnormes actuelles, les médecins s'inquiètent moins des risques d'apparitionde la PC chez les patients.

b) Le système de classification des patients infectés par le VIH ouatteints du sida

Auparavant, les personnes infectées par le VIH étaient classéesdans l'une des trois catégories suivantes :(i) asymptomatique(ii) syndrome associé au sida (SA)(iii) sida constitué.Ce système rudimentaire de classification a été remplacé par laclassification en quatre étapes des CDC (Centers for Disease Control), quiest fondée sur les signes et symptômes de l'infection. Il existe égalementd'autres systèmes reconnus de classification, mais la preuve relative à lasituation de M. Thwaites se rapporte principalement à celui des CDC.Le système des CDC reconnaît les groupes suivants aux fins de lacaractérisation des patients atteints :

GROUPE 1 : infection aiguëGROUPE 2 : infection asymptomatiqueGROUPE 3 : infection symptomatique, par exemplelymphadénopathie généralisée persistanteGROUPE 4 : apparition de symptômes indiquant une atteinte dela fonction immunitaire et l'apparition d'unemaladie opportuniste.

Le Groupe 1 comprend les personnes présentant les signes d'uneinfection récente et qui ont formé des anticorps contre le VIH. Dans les30 jours suivant l'exposition, plusieurs personnes souffrent de symptômesaigus apparentés à ceux de la grippe et qui disparaissent généralementspontanément.>-- 9 -.Le Groupe 2 comprend les personnes qui ont été infectées par levirus depuis un certain temps, mais qui sont asymptomatiques. Lespersonnes du Groupe 1 et du Groupe 2 semblent en bonne santé et peuventmaintenir des activités normales.

Le Groupe 3 comprend les personnes qui souffrent d'unehypertrophie persistante et généralisée des ganglions lymphatiques depuisplus de trois mois, mais qui ne présentent aucun autre signe ou symptômemanifeste de la maladie.

Le Groupe 4 comprend les personnes qui présentent diverssymptômes manifestes de la maladie et qui sont considérées comme atteintesdu sida. Ces symptômes comprennent notamment le syndrome d'atrophiemusculaire, la démence et d'autres troubles neurologiques, des infectionsopportunistes comme la PC ou diverses formes de cancer comme le sarcome deKaposi (cancer de la peau).

Il semble y avoir au moins trois raisons principales qui militenten faveur d'un système de classification :(i) raisons épidémiologiques, c'est-à-dire la descriptiongraphique de la maladie et son étude d'ensemble enfonction de ses incidences pour la collectivité humaine(ii) raisons biologiques, c'est-à-dire l'évaluation d'unpatient infecté par le VIH en fonction d'une échellemédicale qui détermine la gravité de l'infection à VIH(iii) essais médicaux, c'est-à-dire la décision d'un médecinde prescrire un médicament expérimental pour luttercontre le VIH. En d'autres termes, la position dupatient par rapport à la progression du VIH déterminerala possibilité de lui prescrire un médicamentexpérimental.

Quel que soit le système de classification utilisé, son butprincipal est d'ordre épidémiologique, et la décision de placer un patientinfecté par le VIH dans un groupe donné est quelque peu arbitraire, lescatégories ne reflétant pas nécessairement de façon précise les progrès dela maladie chez ce patient. La maladie n'évolue pas nécessairement enfonction de chacun des quatre groupes. Certaines personnes ne présententjamais l'infection aiguë qui caractérise le Groupe 1. D'autres, qui sontmanifestement asymptomatiques, présentent ensuite une infectionopportuniste pouvant être mortelle sans traverser aucune des étapesintermédiaires. Certaines caractéristiques du Groupe 4 peuvent être desmanifestations précoces de l'infection à VIH qui n'ont aucun rapport avecl'évolution ultérieure de la maladie. Le système de classification, quis'est révélé utile à des fins de surveillance et administratives, tientcompte du fait qu'une personne souffrant d'une infection à VIH peut êtreconsidérée comme souffrant d'un syndrome associé au sida sans présenter unemaladie opportuniste pouvant être mortelle.>-- 10 -Quoi qu'il en soit, la majorité des patients peuvent être classésselon des catégories élargies qui sont indépendantes des systèmes declassification eux-mêmes, selon qu'ils sont :.(i) asymptomatiques(ii) plus ou moins symptomatiques(iii) complètement symptomatiques(iv) au stade sidéen, ce qui comprend l'une des nombreusesinfections opportunistes possibles.Ces catégories élargies reflètent le fait que l'état despersonnes infectées par le VIH se détériore généralement de façonprogressive.

Un consensus semble se former au sein des milieux médicaux selonlequel le meilleur indicateur du pronostic des patients infectés par le VIHest la numération d'ensemble des cellules T. Cet élément est de plus enplus utilisé par les médecins pour la classification et le traitement despatients. En vertu de la nouvelle définition proposée pour le sida, en1992, les personnes dont la numération des cellules T est inférieure à 200sont considérées comme ayant le sida.

Lors de la période de temps en cause dans le cas qui nous occupe,la majorité des généralistes n'avaient que peu de connaissances à propos duVIH/sida même. Ils connaissaient également mal les systèmes declassification utilisés pour établir l'état pathologique d'un patientVIH-positif.

Compte tenu de la nature très complexe de cette maladie et de sonévolution chez un patient, il n'est pas surprenant que la majorité desgénéralistes aient souvent consulté un spécialiste à propos du traitementet des soins destinés à un patient VIH-positif. Cette observation est plusparticulièrement significative à la lumière du fait qu'au cours de lapériode 1986-1989, même les médecins spécialistes du VIH/sida n'étaient pasparfaitement renseignés à propos de cette maladie et que, dans certainscas, ils commençaient tout juste à traiter de façon régulière un certainnombre de patients souffrant du VIH/sida.

A titre d'exemple, les docteurs Lynn Johnston et Walter Schlechont déclaré que pendant cette période, ils désiraient traiter le plus grandnombre possible de patients infectés par le VIH ou atteints du sida defaçon à mieux connaître cette maladie et son évolution.

c) L'état médical de M. Thwaites, à titre de patient atteint du VIH,pendant la période allant de 1986 à 1989

Selon la preuve fournie par les docteurs Johnston et Schlech,M. Thwaites a signalé les symptômes suivants lors de ses visites initialesà la clinique des maladies infectieuses de l'hôpital Victoria General de>-- 11 -Halifax,et aucun de ces symptômes n'était alors supposé être relié ausida :

(i) leucoplasie supposée dans la muqueuse buccale(ii) maladie de la pepsine acide (également appelée maladie dutractus gastro-intestinal supérieur, ou MTGIS)..L'une des premières modifications de l'état médical deM. Thwaites fut l'apparition d'épisodes nocturnes de transpiration, qu'il asignalés à la clinique des maladies infectieuses. A plusieurs reprises,M. Thwaites a également signalé d'autres modifications de son état desanté, par exemple de la fatigue et des récurrences de la MTGIS. Pendantles étapes initiales de l'état VIH-positif du patient Thwaites, la questioncruciale devint rapidement de déterminer si M. Thwaites était symptomatiqueou asymptomatique par rapport au VIH. Pendant cette période, c'est-à-dire1986-1988, la clinique des maladies infectieuses a contrôlé la numérationdes cellules T de M. Thwaites et déterminé qu'elle fluctuait entre 220 et350.

Lors de ces visites initiales à la clinique des maladiesinfectieuses, le médecin traitant (docteure Johnston ou docteur Schlech) atenté de déterminer si l'évolution de l'état médical de M. Thwaites étaitreliée au VIH ou si elle découlait simplement d'autres facteurs, notammentla fatigue et le manque de sommeil.

A un certain moment, au cours de l'année 1987, les épisodessignalés de transpiration nocturne et la baisse de la numération descellules T ont permis de conclure que M. Thwaites était en fait devenusymptomatique par rapport au VIH. Cette détermination par le médecinspécialiste traitant de la clinique des maladies infectieuses étaitcruciale, étant donné qu'elle permettait à M. Thwaites de s'inscrire à unprogramme de traitement à l'aide d'un médicament expérimental conçuspécifiquement pour les patients VIH-positifs.

Aux fins de l'inscription de M. Thwaites à ce programme detraitement expérimental destiné aux patients VIH-positifs, les spécialistesde la clinique des maladies infectieuses ont établi la position deM. Thwaites en fonction du système de classification des CDC. Il a ainsiété déterminé que M. Thwaites serait classé dans le groupe 4A (symptômes demaladie constituée), ce qui lui permettait de recevoir le médicamentexpérimental RETROVIR (également appelé AZT), qui venait tout justed'être autorisé à titre expérimental pour les patients VIH-positifs.C'est ainsi qu'à compter du 12 novembre 1987, M. Thwaites a étédéclaré patient symptomatique du VIH admissible aux fins del'administration du médicament expérimental AZT. Avec le recul, lesspécialistes qui ont fait cette détermination ont admis devant le tribunalque M. Thwaites n'était probablement pas symptomatique à ce moment. Ladécision de le classer comme patient symptomatique a été prise en vue defaciliter l'inscription de M. Thwaites au programme expérimental sur l'AZT,qui était de l'avis des médecins la seule façon possible de contrer laprogression du VIH.>-- 12 –

Tous les cliniciens spécialistes des maladies infectieuses quiont témoigné s'entendaient sur le fait qu'en 1987, il aurait étéraisonnable de classer un patient comme M. Thwaites au sein du Groupe 4Ades CDC pour lui permettre de recevoir le seul médicament connu ayant deseffets bénéfiques pour les personnes VIH-positives. En d'autres termes,les doutes éventuels par rapport aux symptômes déclarés par le patientauraient été attribués à des manifestations se rapportant à l'état dupatient par rapport au VIH (en opposition à une autre cause) et lesdirectives strictes du protocole établi pour ce médicament auraient été.interprétées de façon peut-être plus libérale ou contournées pour favoriserles soins optimaux du patient.

Le tribunal a également entendu des témoignages indiquant qu'unpatient VIH-positif peut être symptomatique ou asymptomatique à diversmoments. Nonobstant ce fait, quand un patient a été caractérisé commeétant symptomatique et classé au sein du Groupe 4A du système declassification des CDC, la décision ne peut plus être inversée. Le patientVIH-positif restera dans la classe symptomatique des CDC (4A), même s'ildevient par la suite asymptomatique.

En résumé, la numération des cellules T de M. Thwaites diminuaitprogressivement. Il présentait également des signes qui pouvaient êtreraisonnablement associés à sa situation par rapport au VIH. En novembre1987, la clinique des maladies infectieuses a établi qu'il étaitsymptomatique par rapport au VIH et qu'il devrait être inscrit au programmeexpérimental sur l'AZT dès que possible en vue de réduire la progression duVIH dans son organisme. La clinique des maladies infectieuses a informé lepersonnel médical des FAC de ces faits et, à compter de cette date, les FACont déterminé qu'une borne importante avait été franchie en ce qui concernel'état VIH-positif du patient Thwaites.

d) Le principal médicament administré aux patients infectés par leVIH ou atteints du sida : l'AZT

En lui-même, le médicament AZT n'est pas nouveau et il sembleavoir déjà été utilisé auparavant pour lutter contre certaines formes decancer. Ce n'est que depuis 1987, environ, qu'il a été mis à ladisposition des patients infectés par le VIH ou atteints du sida à titred'agent important pouvant contribuer à ralentir, sinon interrompre, lesprogrès du VIH dans l'organisme d'un patient.

Le tribunal a entendu des témoignages selon lesquels cemédicament a tout d'abord été offert sur une base expérimentale, aux États-Uniset au Canada, en vue de déterminer s'il pouvait être efficace pourcombattre le VIH/sida. Au Canada, l'AZT a été offert selon ces modalitésau cours de l'année 1987.

A la lumière du caractère complexe et mortel du VIH/sida, lesmilieux médicaux collaborant au traitement du sida étaient très intéresséspar la possibilité de pouvoir prescrire un médicament contre une maladiemortelle qui n'avait jusqu'alors pu être mise en échec. Cet enthousiasme àl'égard du médicament AZT (même s'il s'agissait d'un médicamentexpérimental) ne peut certainement pas être pris en défaut.>-- 13 -Pendant toute la période en cause en l'espèce, l'AZT était unmédicament expérimental, et son autorisation complète par le gouvernementcanadien n'a été accordée qu'en octobre 1990. A titre de médicamentexpérimental, l'AZT n'était mis à la disposition des patients infectés parle VIH ou atteints du sida que dans le cadre d'études ouvertes surl'innocuité à long terme de cet agent, réalisées par Burroughs WellcomeInc. Canada, et le médicament n'était disponible que par le biais d'uncoordonnateur provincial chargé de l'administration et de la distributiondu médicament.

Dans le cas présent, le docteur Walter Schlech a été nommé.coordonnateur pour les provinces Maritimes. Il a occupé cette fonctionjusqu'à l'autorisation complète du médicament, en octobre 1990, au momentoù il a cessé d'être considéré comme un médicament expérimental et a puêtre prescrit par les voies habituelles.

Par suite du témoignage des docteurs William Cameron, WalterSchlech et Lynn Johnston, il est devenu évident que vers la fin de 1987 etpendant l'année 1988, les cliniciens n'étaient pas très bien renseignés àpropos de l'AZT et des normes médicales de l'époque, qui exigeaient unecertaine vigilance pour le suivi des patients ayant accepté d'être inscritsà un programme d'exception permettant aux personnes VIH-positives deprofiter de ce médicament, dont l'administration était autrement nonautorisée.

Tout comme pour la majorité des médicaments expérimentaux,l'utilisation et la distribution de cet agent aux patients infectés par leVIH ou atteints du sida étaient assujetties à de nombreux facteursinconnus. Par exemple, les doses nécessaires n'étaient pas connues avecprécision, et les effets secondaires possibles du médicament étaientvraisemblablement encore moins bien établis (nausées, anémie, neutropénie,etc.).

En l'occurrence, dans le cas de M. Thwaites, le patient a éprouvécertaines nausées au cours des premières semaines de la prise de cemédicament, mais la preuve montre qu'il n'a vraisemblablement pas souffertd'autres symptômes découlant de l'administration de l'AZT, si l'on excepteune courte période au cours de laquelle il a été décidé que la prise dumédicament devait être interrompue par suite des symptômes récurrents deMTGIS. Dès le début, M. Thwaites a pris les doses recommandées qui étaientprescrites à ce moment, c'est-à-dire 1 200 milligrammes par jour.Compte tenu du caractère expérimental du médicament, l'entreprisepharmaceutique qui le produisait a également élaboré un protocole quidevait être suivi avec soin par tous les médecins qui prescrivaient cetagent à leurs patients. L'un des éléments les plus importants dans ce casest le fait qu'en vertu de ce protocole, le patient devait être examiné parle médecin traitant une fois toutes les deux semaines pendant les deuxpremiers mois, puis une fois par mois par la suite. En outre, le patientdevait subir régulièrement des analyses complexes en laboratoire(hématologie et biochimie) de façon à permettre au médecin de s'assurer quel'administration de l'AZT n'entraînerait pas d'anémie ou d'autresmanifestations analogues.>-- 14 –

Comme nous l'avons indiqué plus haut, l'AZT a reçu l'entièreapprobation du gouvernement en octobre 1990, et il a pu être prescrit parla suite de la façon habituelle. Les essais réalisés avaient alors montréqu'il pouvait être administré sans danger aux patients infectés par le VIHou atteints du sida et qu'il entraînait en outre des effets avantageux chezla majorité, voire l'ensemble, des patients ayant pris ce médicament.Au même moment, il fut également décidé que les dosesrecommandées devaient être réduites à environ 500 milligrammes par jour, etque cette posologie serait suffisante pour combattre le VIH.En résumé, l'AZT a été à bon droit considéré comme un médicamentqui pouvait faire la différence entre la vie et le décès pour un grand.nombre, voire l'ensemble, des patients infectés par le VIH ou atteints dusida. Dans le cas qui nous occupe, la preuve indique que M. Thwaites avraisemblablement profité de l'administration de l'AZT.

e) Les soins médicaux proposés pour les patients infectés par le VIHou atteints du sida au cours de la période allant de 1986 à 1989

De façon générale, les patients ayant reçu un diagnostic VIH-positifet qui ne présentent aucun symptôme ne sont pas tenus de modifierde façon importante leur mode de vie. Néanmoins, le tribunal a entendu destémoignages selon lesquels ces patients devraient porter une attentionparticulière à leurs habitudes de sommeil et à leur alimentationquotidienne. De façon générale, ils devraient maintenir de bonneshabitudes de vie pour favoriser le bon état de leur organisme et de leursystème immunitaire par rapport au VIH. Rien n'indiquait qu'un effortphysique pourrait accroître la sensibilité d'un patient VIH-positif parrapport aux maladies opportunistes.

En ce qui concerne les patients atteints et qui recevaient del'AZT pendant la période 1986-1989, le tribunal a également entendu destémoignages selon lesquels il était préférable, mais non obligatoire, pources patients (au moins à cette époque) d'avoir facilement accès auxservices d'un spécialiste, compte tenu du caractère encore mal défini duVIH/sida et des risques pouvant découler de l'administration expérimentalede l'AZT.

En l'occurrence, le personnel médical des FAC à Halifax a adresséM. Thwaites au meilleur spécialiste possible (dans la région métropolitainede Halifax), et M. Thwaites était en fait considéré pendant toute cettepériode comme un patient habituel de la clinique des maladies infectieuses.La preuve indique également que M. Thwaites a signalé de façonassez périodique à ses médecins traitants qu'il souffrait de fatigue etd'un manque de sommeil, et que ces symptômes ont été en grande partieattribués au fait qu'il occupait un deuxième emploi en plus de sesfonctions habituelles au sein des FAC. Par contre, rien n'indique que cefacteur a eu quelque incidence sur sa situation de patient VIH-positif.>-- 15 -Enfin, même si M. Thwaites a consulté de façon périodique lesmédecins des FAC à Halifax, son principal traitement à l'égard du VIH/sidalui a été administré par la clinique des maladies infectieuses. Pour sapart, cette clinique a transmis périodiquement des données à jour aux FACconcernant l'état médical de M. Thwaites et son traitement par l'AZT.Lors de son témoignage, le professeur Mark Wainberg a indiquéqu'il était d'accord de façon générale avec la recommandation du rapportpréparé en 1988 par la Société royale du Canada indiquant que les patientssouffrant d'une infection à VIH ne devaient pas faire l'objet dediscrimination au plan de leur situation sur le marché du travail. Leprofesseur Wainberg était également d'accord avec la recommandation durapport selon laquelle les personnes VIH-positives et asymptomatiques ontla compétence nécessaire pour effectuer presque tous les types de travauxdans la société canadienne. A son avis, rien n'empêchait un patientVIH-positif de jouer un rôle productif dans la société.

f) Le personnel médical et les installations disponibles à bord des.destroyers des FAC

Comme nous l'avons indiqué plus haut, M. Thwaites a été affectéau destroyer HMCS Fraser pendant la période qui s'applique à la présentecause. Avant 1986, M. Thwaites avait été affecté à d'autres destroyerssemblables, tous basés à Halifax (Base des forces armées). Plusieursmembres des FAC ont témoigné au sujet de la disponibilité et del'utilisation du personnel et des installations médicales à bord desdestroyers. Cette preuve indique clairement que les destroyers necomportaient pas d'installations médicales complexes. En outre, lesdestroyers n'avaient généralement au sein de leur personnel qu'un seuladjoint médical n'ayant reçu qu'une formation de base sur les soins desanté et les traitements. Les destroyers ne comportaient pas de médecin.Au plan des analyses médicales, une numération sanguine (plusparticulièrement une numération des cellules T) pouvait être réalisée surun destroyer, mais à l'aide du matériel de base et non des installationsmodernes que l'on retrouve dans les laboratoires médicaux sur terre. Parcontre, la preuve indique que les analyses de type biochimique ne pouvaientêtre réalisées à bord d'un destroyer. Enfin, les membres des FAC ayant desconnaissances médicales spécialisées ont clairement indiqué lors de leurtémoignage qu'un adjoint médical ne disposait pas à leur avis de laformation ou de l'expérience nécessaire pour évaluer et traiter lessymptômes associés au VIH ou les effets secondaires découlant del'administration d'AZT chez un patient VIH-positif.Lors des missions et exercices prolongés auxquels un destroyerpeut être affecté, il y a généralement un pétrolier auxiliaire ou un navirede ravitaillement qui accompagne la flotte pendant toute la mission. Cespétroliers auxiliaires avaient effectivement à leur bord au moins unmédecin, des adjoints médicaux et du matériel médical plus complexe que ceque l'on retrouve généralement sur un destroyer. Bien s r, ce personnel etce matériel étaient beaucoup plus appropriés pour faire face aux urgencesmédicales ou aux situations pouvant se produire lors d'une mission ou d'unexercice de ce type.>-- 16 –

Nonobstant ce qui précède, lors de leur témoignage, les membresdes FAC n'étaient pas du tout convaincus que le personnel médical et lematériel que l'on retrouve sur un pétrolier auxiliaire auraient pu répondrede façon appropriée aux besoins et à la situation d'un patient infecté parle VIH, que ce soit en raison des symptômes du VIH ou des effetssecondaires découlant de l'administration d'AZT. Il importe également designaler que le personnel médical à bord des pétroliers auxiliaires n'étaitcomposé que de généralistes et que, pendant la période en cause, aucund'entre eux n'avait reçu une formation spéciale et n'avait acquis deconnaissances spécialisées se rapportant au traitement des patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida.

Enfin, lors de leur témoignage, les médecins des FAC ont tousévoqué la possibilité, sinon la nécessité, de procéder à une évacuationmédicale par voie aérienne de façon à répondre aux besoins ou symptômes, encas d'urgence, d'un patient VIH-positif se retrouvant à bord d'undestroyer. Certains éléments de preuve ont également indiqué qu'uneévacuation médicale par voie aérienne ne pouvait être efficace que dans descirconstances limitées, et que le temps nécessaire à cette fin pourraitêtre inapproprié compte tenu des besoins, en cas d'urgence, d'un patient.atteint. Le tribunal a également entendu certains éléments de preuveindiquant que dans d'autres cas, si un membre des FAC devait recevoir untraitement médical rapide ou d'urgence, la seule autre possibilité serait,dans le cas d'un destroyer en mission, d'interrompre sa mission et de serendre au port le plus proche, dont la distance pourrait varier en fonctionde la localisation et des circonstances d'une mission donnée.

g) Les directives des FAC concernant le statut des personnes VIH-positives ou sidéennes

Un certain nombre de directives ont été rédigées et diffusées parle chef du service de santé des FAC relativement à la question des patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida dans les FAC. Jusqu'à ce jour, lesFAC ont établi quatre directives successives là-dessus, dont la premièreremonte à 1985. Trois révisions de la directive de 1985 ont paru par lasuite, soit une en 1988 et deux en 1991.

Présentent une importance particulière en l'espèce les directivesdatées de 1985 et de 1988. Entre autres, elles exposent les méthodes detraitement préconisées par les services de santé des FAC pour les patientsinfectés par le VIH ou atteints du sida. Elles établissent aussi unsystème de classification dans lequel on tient compte de l'état du patientinfecté par le VIH ou atteint du sida dans la détermination desrestrictions d'ordre géographique ou professionnel qu'il convient d'imposerquant à son emploi dans les FAC.

Comme nous le verrons plus loin, cette détermination concernantl'emploi dans les FAC du patient infecté par le VIH ou atteint du sida a euune influence décisive sur la situation de M. Thwaites et sur salibération, laquelle fait l'objet de la présente plainte.

Il importe aussi de souligner que, dans l'évaluation d'un patientinfecté par le VIH ou atteint du sida dans les FAC, l'accent est mis>-- 17 -fortementsur la question de savoir s'il est symptomatique ouasymptomatique.

En l'espèce, M. Thwaites a été rangé dans la catégorie G2 quandon a diagnostiqué pour la première fois qu'il était VIH-positif. Cettecote lui a été attribuée conformément à la première directive des FAC datéede 1985. Cette cote tenait compte du fait qu'il était VIH-positif et deplus qu'il était asymptomatique.

Comme il fallait s'y attendre, le personnel médical des FAC a ététenu au courant du bilan de santé de M. Thwaites durant la période en causeen l'espèce. La preuve montre en outre qu'en novembre 1987, la cliniquedes maladies infectieuses a diagnostiqué que M. Thwaites étaitsymptomatique. Cette information a été communiquée au personnel médicaldes FAC. En raison de cette information, des mesures ont été prises en vuede la réévaluation de la cote de M. Thwaites au regard de la directive desFAC concernant les personnes VIH-positives ou sidéennes.

C'est à peu près à ce moment-là que les médecins-experts des FACont rédigé la version de 1988 de la directive concernant les personnes VIH-positivesou sidéennes. Aux termes de ce document, la cote G5 étaitattribuée à tout patient infecté par le VIH ou atteint du sida qui était.symptomatique et qui avait besoin des services d'un médecin spécialiste.

Étant donné que M. Thwaites était symptomatique, les FAC l'ontrangé dans la catégorie G5, en janvier 1988. Le docteur Kenneth Sutherlandde la BFC à Halifax a fait ce changement de catégorie médicale. C'estainsi que le processus menant au CRMC a été mis en branle. Puis, le CRMC aapprouvé cette cote G5 dans le cas de M. Thwaites, ce qui a abouti à salibération pour raison de santé.

IV LES PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES

a) La nature de la plainte et du moyen de défense

Monsieur Thwaites allègue que les FAC ont fait un actediscriminatoire à son endroit en refusant de continuer de l'employer et enle défavorisant en cours d'emploi, du fait qu'elles ont restreint sesfonctions et ses possibilités à cause de sa déficience (c.-à-d. parce qu'ilest VIH-positif); or, cet acte est interdit par l'article 7 de la Loicanadienne sur les droits de la personne (Loi). L'article 7 est ainsiconçu :

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motifde distinction illicite, le fait, par des moyens directs ouindirects :a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;b) de le défavoriser en cours d'emploi.Selon le par. 3(1) de la Loi, la déficience constitue un motifde distinction illicite. Les FAC n'ont pas contesté le fait que>-- 18 -M.Thwaites était atteint d'une déficience au sens du par. 3(1) àl'époque en cause et que cela était un motif de distinction illicite. Ausurplus, les FAC ont concédé avoir effectivement, de prime abord, fait àl'endroit de M. Thwaites un acte discriminatoire fondé sur un motif dedistinction illicite.

Cependant, elles affirment être absoutes parce que leur façon detraiter M. Thwaites représente une exigence professionnelle justifiée quine saurait être qualifiée d'acte discriminatoire. L'alinéa 15a) de la Loidispose :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions,conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ilsdécoulent d'exigences professionnelles justifiées; [...] (moyende défense fondé sur une EPJ)La plupart du temps, les litiges en matière d'emploi résultent del'opposition entre le droit fondamental des personnes à l'égalité deschances au chapitre de l'emploi, prévue à l'art. 2 de la Loile droit de tous les individus, dans la mesure compatible avecleurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité.des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations[...],et les exigences professionnelles de l'employeur qui empêchent cespersonnes d'être employées, mais qui sont nécessaires, d'après l'employeur,pour exploiter l'entreprise de manière s re, efficace et économique.

b) Les droits fondamentaux de la personne et le moyen de défensefondé sur une EPJ

Dans la jurisprudence relative aux droits de la personne, lestribunaux mettent de plus en plus l'accent sur les droits de l'individugarantis par la Loi. Cette importance particulière qu'ils y attachent vade pair avec l'insistance qu'ils mettent à exiger de l'employeur qu'ilfasse tout son possible pour mettre en application le principe énoncé àl'art. 2 de la Loi.

Tout d'abord, la Cour suprême du Canada a dit à maintes reprisesque la législation sur les droits de la personne a été conçue pourfavoriser l'essor des droits individuels d'importance vitale et qu'il neconvenait pas de chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou àdiminuer leur effet. (Voir l'arrêt Compagnie des chemins de fer nationauxdu Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)(Action Travail des Femmes), [1987] 1 R.C.S. 1114, aux p. 1134 à 1137.) LaCour a souligné la nature spéciale des lois sur les droits de la personne;elles énoncent une politique générale applicable à des questions d'intérêtgénéral et constituent donc une loi fondamentale. (Voir les arrêtsWinnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, à la p. 156; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. >-- 19 -145,à la p. 158; Commission ontarienne des droits de la personne etO'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, aux p. 546 et 547;Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux p. 89 à91; Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne),[1992] 2 R.C.S. 321, à la p. 358; [1992] 93 D.L.R. (4th) 346, à la p. 374.)

Au sujet du moyen de défense fondé sur une EPJ prévu à l'al. 15a)de la Loi, la Cour suprême du Canada a d'abord décidé dans l'arrêt Bhinderc. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561,qu'il fallait examiner une EPJ sans égard aux circonstances et auxcapacités particulières d'un individu. Dans le bref intervalle de cinqans, la Cour, à la majorité, a fait volte-face et conclu, dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, que dans les cas de discrimination indirecte, l'employeur nepouvait pas invoquer le moyen de défense de l'EPJ. En pareil cas, lesemployeurs ont désormais l'obligation positive de composer avec les besoinsd'un groupe particulier d'employés lésés par une règle neutre sauf sil'employeur ne peut procéder aux accommodements sans subir des contraintesexcessives. Autrement dit, l'employeur doit établir que l'application dela règle ou de la pratique neutre à l'individu était raisonnablementnécessaire du fait que composer individuellement avec ses employés, dans lecadre de l'application générale de la règle ou de la pratique, luiimposerait des contraintes excessives. L'employeur ne peut plus, en pareilcas, justifier la pratique en la qualifiant d'EPJ relative à la sécurité del'ensemble des employés, puis affirmer que son effet préjudiciable surcertains groupes d'individus n'est absolument pas pertinent..Le moyen de défense fondé sur l'EPJ peut maintenant être invoquépar l'employeur quand, comme en l'espèce, il s'agit de discriminationdirecte : arrêt Central Alberta Dairy Pool, précité, aux p. 516 et 517,par exemple si la règle ou la pratique de l'employeur repose sur dessuppositions ou des généralisations quant aux aptitudes d'individus selonleur appartenance à un groupe. Dans de tels cas, le moyen de défense fondésur une EPJ permet à l'employeur de justifier le manquement au principe quiveut que chacun reçoive un traitement égal en tant qu'individu, en faisantla preuve du bien-fondé de sa règle générale ou de l'impossibilitéd'évaluer chaque cas individuellement.

c) La charge de l'employeur d'établir l'EPJ

Même si le moyen de défense fondé sur une EPJ est applicable, laCour suprême du Canada a décidé qu'il convenait d'interpréterrestrictivement l'exception découlant d'une EPJ de façon à ne pascontrecarrer les objectifs généraux de la Loi. (Voir l'affaire Universityof Alberta c. Alberta Human Rights Commission (1993), 17 C.H.R.R. D/87, àla p. D/96 et les arrêts Commission ontarienne des droits de la personne c.Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la p. 208; Bhinder c.Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, à la p. 589;Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2R.C.S. 279, à la p. 307.) Comme le dit le juge Sopinka dans l'arrêt ZurichInsurance c. Ontario (Commission des droits de la personne), précité, à lap. 339 :>-- 20 -Une des raisons pour lesquelles nous avons ainsi décrit les loissur les droits de la personne c'est qu'elles constituent souventle dernier recours de la personne désavantagée et de la personneprivée de ses droits de représentation. Comme les lois sur lesdroits de la personne sont le dernier recours des membres lesplus vulnérables de la société, les exceptions doivents'interpréter restrictivement.

Quant à la charge de l'employeur d'établir l'existence d'une EPJ,la règle applicable est la règle normale de la preuve en matière civile,c'est-à-dire suivant la prépondérance des probabilités (arrêt Etobicoke,précité, à la p. 208). Il ressort de certaines décisions antérieures quela charge serait tenue pour moins rigoureuse quand des questions desécurité publique seraient en jeu. Toutefois, étant donné que la Coursuprême a dit qu'il fallait interpréter strictement l'exception fondée surune EPJ, les tribunaux ont décidé plus récemment qu'il n'y avait pas lieude diminuer la norme civile même dans les cas où le moyen de défense del'employeur repose essentiellement sur la sécurité publique (Robinson c. FAC (1992) 15 C.H.R.R. D/95; St. Thomas c. FAC (1991) 14 C.H.R.R. D/301; Seguin c. G.R.C. (1989) 10 C.H.R.R. D/5980; DeJager c. Ministère de laDéfense nationale (1986) 7 C.H.R.R. D/3508).

La preuve fournie par l'employeur quant au moyen de défense fondésur une EPJ doit satisfaire aux deux volets du critère énoncé par la Coursuprême du Canada dans l'arrêt Etobicoke, précité, soit un élémentsubjectif et un élément objectif. Pour ce qui est de l'élément subjectif,l'employeur doit d'abord montrer qu'il a établi sa règle ou ses exigencesde bonne foi :.Pour constituer une exigence professionnelle réelle, unerestriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doitêtre imposée honnêtement, de bonne foi et avec la convictionsincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer labonne exécution du travail en question d'une manièreraisonnablement diligente, s re et économique, et non pour desmotifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifssusceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.(le juge McIntyre, dans l'arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208)

Dans le passé, ce critère subjectif n'a pas été examiné de prèset les tribunaux ont généralement présumé que l'employeur agissait de bonnefoi en l'absence de preuve contraire. Toutefois, dans certains casrécents, le tribunal a indiqué que ce critère comportait des exigences plusrigoureuses. Il ne doit pas permettre de fermer les yeux sur les préjugésqu'a de bonne foi l'employeur contre un groupe de personnes protégées parla Loi. En effet, cela serait battre en brèche les objectifs mêmes de laLoi, qui vise précisément à éliminer les préjugés et les stéréotypes àl'endroit de certains groupes. Par conséquent, l'employeur a la charged'établir le but de sa ligne de conduite en matière d'emploi et de montrerque les raisons fondamentales de celle-ci ne sont pas ses préjugés et sesstéréotypes ou ceux de ses clients, mais bien [TRADUCTION] des pratiquescommerciales solidement fondées et reconnues (le juge Sopinka, dans>-- 21 -l'arrêtZurich Insurance, précité, à la p. 341; voir aussi l'affaireRobinson c. CAF, précitée, à la p. D/117).

Quant à l'élément objectif du moyen de défense fondé sur une EPJ,le juge McIntyre l'a défini comme suit, dans l'arrêt Etobicoke, précité, àla p. 208 :

Elle [l'exigence professionnelle] doit en outre se rapporterobjectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étantraisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace etéconomique du travail sans mettre en danger l'employé, sescompagnons de travail et le public en général.

Encore une fois, la façon dont les tribunaux ont examiné cetélément objectif de la preuve de l'employeur a évolué beaucoup depuis saformulation en 1982. Premièrement, la Cour suprême a de fait imposé àl'employeur un fardeau de preuve objective : [l'exigence professionnelle]doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi enquestion. Cela suppose que la preuve de la relation entre l'exigence etl'emploi doit reposer sur des faits et non sur des impressions.

Deuxièmement, la Cour suprême parle d'une exigence professionnelle qui estraisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution convenable dutravail. C'est un critère de nécessité et non de commodité (voir lesaffaires Robinson c. FAC, précitée, à la p. D/118; Martin c. FAC, décisiondu tribunal, nov. 92, inédite, à la p. 21). Un employeur ne peut paspasser outre à l'objectif fondamental de la Loi, qui est de garantir ledroit de tous les individus à l'égalité des chances d'épanouissement sanségard à certaines caractéristiques personnelles définies par la Loi, parcequ'il estime plus simple d'exclure certains individus. Au contraire, selonl'interprétation que la jurisprudence a donnée au critère objectif de lanécessité raisonnable, l'exigence professionnelle doit être vraimentnécessaire. En fait, un juge est allé jusqu'à dire (peut-être est-il allé.trop loin) que la jurisprudence avait évolué à tel point qu'un employeurdevait établir que l'exigence était absolument nécessaire. Dans l'arrêtLevac c. FAC, C.A.F., 8 juillet 1992, inédit, le juge Marceau dit, auxp. 11 et 12 :

Je suis prêt à reconnaître qu'il y a également un autre anglesous lequel on peut considérer l'arrêt Alberta Dairy Pool commequelque peu innovateur, du moins indirectement, surtout si l'onrapproche les motifs de la minorité de ceux de la majorité. Ilse peut que cet arrêt limite encore plus qu'auparavant les cas oùle moyen de défense tiré d'une EPJ peut être invoqué. Jusqu'àmaintenant, l'opinion la plus répandue voulait, je crois, quepour être justifiée, une exigence professionnelle justifiéedevait, pour reprendre les termes employés dans l'arrêt Etobicoke(à la page 208), être raisonnablement nécessaire pour assurerl'exécution efficace et économique du travail sans mettre endanger l'employé, ses compagnons de travail et le public engénéral. Il semble que désormais elle doive être non seulementraisonnablement mais absolument nécessaire, c'est-à-dire qu'iln'existe aucune solution de rechange réalisable et moins>-- 22 -rigoureuse. (Voir cependant les motifs du juge Desjardins,dissidente, à la p. 7.)

Plus récemment, dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission v. LondonMonenco Consultants Ltd. (1992), 9 O.R. (3d) 509, aux p. 516 et 517, laCour d'appel de l'Ontario a dit ceci :

[TRADUCTION]

Une exigence professionnelle ne peut pas êtrejustifiée en l'absence d'un lien direct et important entrel'exigence et les aptitudes, qualités ou attributs nécessairespour exécuter le travail de façon satisfaisante, compte tenu desa nature particulière. (non souligné dans le texte original)

Par surcroît, si un employeur fait valoir une règle généraled'exclusion, il doit expliquer pourquoi l'évaluation individuelle du risqueassocié à chaque employé ne représentait pas une solution pratique etpourquoi il a fallu imposer une règle générale. (Arrêts Wardair CanadaInc. c. Cremona, C.A.F., 9 octobre 1992, inédit, à la p. 6; Saskatchewan(Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, auxp. 1313 et 1314; Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 518.)

L'employeur doit aussi établir que sa pratique ou sa règlen'était pas disproportionnée en ce sens qu'il n'existait pas de moyens,autres que l'exclusion générale fondée sur le critère retenu, moinsattentatoires au droit du groupe concerné à l'égalité de traitement.(Arrêts Brossard (Ville), précité, à la p. 312; Central Alberta Dairy Pool,précité, aux p. 526 et 527.)

d) La distinction entre la discrimination directe et ladiscrimination par suite d'un effet préjudiciable (indirecte)

Cette analyse nous conduit logiquement à conclure qu'on ne peutétablir presque aucune distinction significative entre ce qu'un employeurdoit prouver pour se défendre contre une allégation de discriminationdirecte et ce qu'il doit prouver pour répondre à une allégation de.discrimination indirecte. La seule différence est peut-être d'ordresémantique. Dans les deux cas, l'employeur doit tenir compte de l'individuen cause. Dans le cas de la discrimination directe, l'employeur doitjustifier sa règle ou sa pratique en montrant qu'il n'existe pas d'autresolution raisonnable et que la règle ou la pratique est proportionnée aubut visé. Dans le cas de la discrimination indirecte, la règle neutren'est pas contestée, mais l'employeur doit tout de même montrer qu'iln'aurait pas pu composer autrement avec l'individu lésé particulièrementpar cette règle. Dans les deux cas, que les mots clefs soient autresolution raisonnable, proportionnalité ou accommodement, l'examen a lemême objet : l'employeur doit montrer qu'il n'aurait pu prendre aucuneautre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheusespour l'individu.

e) Les risques en matière de sécurité en tant qu'EPJ

(i) L'augmentation du risque

>-- 23 -On a cru à un moment donné qu'un employeur pouvait, en faisantvaloir des raisons de sécurité, comme en l'espèce, établir une EPJ enmontrant simplement que l'embauchage de certains individus résulterait enune légère augmentation des risques pour la sécurité publique. (ArrêtsBhinder, précité; Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadiennedes droits de la personne) (Mahon), [1988] 1 C.F. 209.) Il est apparuclairement aujourd'hui que la norme à laquelle l'employeur doit satisfaireest celle-ci : le groupe de personnes en question, qui est exclu par lapratique en matière d'emploi, présente un risque d'erreur humainesuffisant (voir les arrêts Etobicoke, précité, à la p. 210; CentralAlberta Dairy Pool, précité, à la p. 513; et l'affaire Robinson c. FAC,précitée, aux p. D/119 à D/123).

La Cour d'appel fédérale a récemment confirmé ce critère durisque suffisant dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1C.F. 391. Faisant observer que le juge Wilson avait décidé dans l'arrêtCentral Alberta Dairy Pool, précité, aux p. 512 et 513, que la Cour suprêmeavait commis une erreur dans l'arrêt Bhinder, en acceptant comme preuved'une EPJ la preuve d'une très légère augmentation du risque couru parl'employé, le juge Linden a rejeté, au nom de la Cour, dans l'arrêt Rosin,le point de vue selon lequel la preuve de tout risque, même le plus infime,constitue la preuve d'un risque suffisant compatible avec une EPJ. (Lejuge Linden a indiqué que l'arrêt de la Cour d'appel fédérale CanadienPacifique c. Canada (Mahon), précité, avait peut-être été écartéimplicitement lui aussi.)

Dans l'affaire Robinson c. Forces armées canadiennes, précitée,le tribunal a rendu une décision fondée sur les mêmes principes. Danscette affaire-là, qui portait sur une ligne de conduite excluant lesépileptiques des Forces armées, le tribunal a conclu qu'étant donné l'arrêtCentral Alberta Dairy Pool, le critère du risque inacceptable énoncé par lejuge MacGuigan dans l'arrêt Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209, étaitredevenu le critère applicable au risque suffisant. D'après le tribunal,ce critère signifie que la preuve d'un risque faible ou négligeable n'estpas suffisante pour constituer une EPJ. Il semble que le risque doive êtreimportant.

La norme du risque important reconnaît la nécessité de tolérer un.certain degré de risque car les activités humaines ne sont pas absolumentsans risque. Certes, cette norme protège les préoccupations légitimes ausujet de la sécurité en milieu de travail, mais elle ne garantit pas ledegré le plus élevé de sécurité, soit l'élimination de tout risque accru.En effet, elle fait en sorte que les objectifs de la Loi soient atteints enfavorisant l'intégration professionnelle des personnes qui ont desdéficiences, bien qu'il en résulte une augmentation des risques, qui estcependant contenue dans des limites acceptables.

(ii) La mesure de l'accroissement du risque

La question épineuse à trancher concerne la manière de déterminerdans quels cas un accroissement de risque représente un risque important.Ce qu'il faut évaluer dans chaque cas, c'est si le risque en matière desécurité est suffisamment grand pour être tenu pour inacceptable par>-- 24 -rapportà un emploi donné. Dans la décision Levac c. FAC (1991) 15C.H.R.R. D/175, confirmée Canada (Procureur général) c. Levac, 8 juillet1992, inédit, la preuve a montré qu'étant donné l'état du plaignant,cardiaque, la probabilité qu'il fasse une crise avait été évaluée à huit àdix pour cent d'ici cinq ans (ou six à neuf pour cent d'ici trois ans); etil y avait de deux à trois fois plus de chances qu'il meurt s'il était enmer, plutôt que sur la terre ferme, au moment de la crise cardiaque à causede l'éloignement des services de santé. Ce risque n'a pas été tenu poursuffisant. Dans l'affaire DeJager c. MDN (1987) 7 C.H.R.R. D/3508,certains éléments de preuve établissaient l'existence d'un danger ou d'unrisque accru pour le plaignant du fait de son asthme, s'il était affecté àun poste en région isolée, loin des hôpitaux, mais le tribunal n'a pasconclu que cela constituait un risque suffisant, justifiant l'actediscriminatoire des FAC à son endroit.

La ligne de démarcation entre le risque suffisant et le risqueinsuffisant est en dernière analyse une affaire de jugement et dépend descirconstances de l'espèce. En particulier, il y a lieu d'évaluersoigneusement les risques réels pour la santé et la sécurité que présententles employés et de les comparer aux autres risques que l'employeur estdisposé à accepter. S'ils sont jugés beaucoup plus grands, il faut alorsse demander si d'autres mesures raisonnables peuvent être prises quiréduiraient ces risques au minimum et les rendrait acceptables -- c'est-à-direcomparables aux autres risques tolérés.

Pour déterminer si un risque est important, le tribunal doitmettre en balance, d'une part, l'intérêt de la personne atteinte dedéficience en qui a trait au travail et à la vie en société et, d'autrepart, la nécessité de protéger celle-ci et d'autres contre tout préjudice.Pour réaliser l'équilibre voulu, il est tentant de recourir à despourcentages d'augmentation de risque. Des pourcentages élevés, mettons de80 p. 100 ou même de 50 p. 100, peuvent être très persuasifs. Toutefois,cet outil se révèle moins utile si les pourcentages sont peu élevés. Unpourcentage brut, mettons de 2 p. 100 ou de 3 p. 100, voire de 12 p. 100,peut sembler appréciable pour une personne, mais assez faible ouinsignifiant pour une autre. Comme des personnes raisonnables peuvent enarriver à des conclusions très différentes sur la foi d'un pourcentageabstrait, cela ne peut pas être un point de repère convenable ou le seulqui permette de tirer la conclusion qui s'impose. Le tribunal a semblés'inquiéter aussi de cette difficulté dans l'affaire Levac c. FAC,.précitée, aux p. D/193 et D/194.C'est par rapport à l'emploi particulier que l'on peut le mieuxmesurer le risque important et seulement par comparaison avec les autresrisques rattachés au milieu de travail. De cette manière, les autresrisques tolérables que présente l'emploi établissent des seuils de risque.Si des risques d'ampleur comparable sont acceptables dans un milieu detravail donné, alors les risques que présente une personne VIH-positive nepeuvent pas être considérés comme importants. En recourant à une analysecomparative des risques, on reconnaît que les employeurs ne peuvent pascompter sur un milieu de travail totalement s r. Au lieu de cela, la normedu risque important a pour but de supprimer les risques qui constituent unemenace importante à la santé et à la sécurité. Dans chaque cas, il faut>-- 25 –déterminerquel risque sera tenu pour important et donc inacceptable, enprécisant la nature et l'ampleur des autres risques qui sont tolérés parcequ'ils sont acceptables dans un milieu de travail particulier. En faisantune analyse comparative des risques, on est plus à même de déterminer si lerisque est important. (Voir, de façon générale, S.D. Watson, EliminatingFear Through Comparative Risk: Docs, AIDS and the Anti-DiscriminationIdeal (1992) 40 Buffalo L. Rev. 738.)

(iii) La nature de la preuve du risque

Quand un employeur fait valoir des raisons de santé et desécurité pour justifier son exclusion de l'employé, il doit montrer que lerisque est fondé sur l'information médicale, scientifique et statistique laplus documentée et la plus à jour et non sur des suppositions hâtives, desappréhensions hypothétiques ou des généralisations sans fondement (affaireHeincke et al. v. Emrick Plastics et al. (1992) 55 O.A.C. 33, aux p. 37 et38 (C. Div.); arrêt Etobicoke, précité, à la p. 212; affaire Rodger c. C.N.(1985) 6 C.H.R.R. D/2899, à la p. D/2907).

f) Autres solutions raisonnables ou accommodement, sans contrainteexcessive

L'importance de rechercher des solutions de rechange raisonnablesou des moyens d'accommodement de l'individu qui lui permettent d'exercerses fonctions ou qui réduisent le risque (si le risque est un facteur) estdésormais à la base des lois relatives aux droits de la personne au Canada.En effet, sans accommodement, la protection accordée par la Loi à certainsgroupes, les personnes handicapées surtout, serait tout à fait illusoire. Dans son article Disability and the Duty To Accommodate (1992) 1 Can Lab. Law Journal 23, Anne M. Molloy exprime cette idée avec justesse, à lap. 26 :

[TRADUCTION]

Pour les personnes handicapées, le droit àl'accommodement est essentiel à l'égalité. Pour bien juger del'importance de ce droit, il faut saisir en quoi consistevraiment la discrimination. Le problème est pour une bonne partquestion d'attitude. Les obstacles que doivent surmonter leshandicapés en milieu de travail ont rarement pour origine larépugnance ou la malveillance. Au contraire, la discriminationest souvent le fait de gens bien intentionnés -- qui se soucientvéritablement des aptitudes des handicapés, qui veulent lesprotéger contre le préjudice ou les blessures, ou les mettre à.l'abri de l'embarras qui, à leurs yeux, résultera inévitablementde leur incapacité d'être à la hauteur. Certes, cela peutexpliquer la discrimination, mais cela ne l'excuse pas, bien s r,et cela ne rend pas plus acceptable le résultat, qui n'est pasbeau à voir. Composer avec les différences associées auxhandicaps exige donc de venir à bout de l'ignorance, desstéréotypes et du paternalisme qui sont la source d'une grandepartie de la discrimination manifeste contre les personnesatteintes de déficiences.

>-- 26 –

En conséquence, le mouvement du pendule a été tel qu'on peutrarement établir une EPJ si la règle ou la pratique repose sur desgénéralisations touchant certaines personnes, qui ne se rapportent qu'àleur déficience et ne prennent pas en considération les circonstancesparticulières de la classe de personnes visée. Au surplus, pour qu'il yait véritablement évaluation individuelle dans un cas donné, l'individutouché doit être pris en compte car même les personnes atteintes de la mêmedéficience présentent des écarts marqués en ce qui a trait à la manièredont elles s'acquittent de leurs fonctions et à la manière dont ellessurmontent leur handicap ou en ce qui a trait à leur degré d'invalidité.Dans son article, précité, à la p. 26, Mme Molloy souligne ce fait :

[TRADUCTION]

Il est de la plus haute importance de composer avecles personnes handicapées de façon individuelle. Les handicapsvarient considérablement. Ils présentent aussi des différencesindividuelles importantes au sein d'un groupe donné. L'effetd'une déficience particulière sur une personne est trèsindividualisé et il y a donc lieu d'individualiserl'accommodement requis. Parfois, il suffit d'un peu de souplesseet de créativité. D'autres fois, les progrès de la technologieoffrent à une personne handicapée le moyen d'exécuter un travailqu'il lui aurait été impossible d'accomplir il y a quelquesannées. Dans tous les cas, la solution réside dans la prise encompte des besoins de l'individu et dans l'accommodementindividualisé nécessaire à la satisfaction de ces besoins d'unemanière compatible avec la dignité et le mérite de l'employé.Il convient de reconnaître que cela peut créer certains risqueset augmenter quelque peu le fardeau des employeurs, mais c'est consentir unbien petit sacrifice au regard de la valeur supérieure que la sociétéattache à l'égalité des chances d'épanouissement. (Dans un autre contexte,voir l'arrêt Huck v. Canadian Odeon Theatres, [1985] 3 W.W.R. 717, à lap. 744 (C.A. Sask.), autorisation de pourvoi devant la Cour suprêmerefusée.) Un employeur ne peut pas faire valoir la contrainte excessive àmoins d'être forcé de prendre des mesures comportant des difficultésimportantes ou nécessitant des frais importants qui représenteraientnettement pour l'entreprise un fardeau excessif sur les plans économique ouadministratif. Dans l'affaire Mahon c. Canadien Pacifique (1986) 7C.H.R.R. D/3278, à la p. D/3305, le professeur Cumming dit ceci :Il serait moins co teux, au sens économique restreint etimmédiat, de permettre simplement aux employeurs qui font preuved'un mobile honnête [...] d'empêcher les handicapés d'obtenir unemploi. On éviterait ainsi d'avoir à faire des évaluationsdifficiles et d'y consacrer le temps nécessaire, ainsi quel'incertitude et les dépenses qui s'y rattachent. Toutefois,.notre société a choisi d'assurer l'égalité des chances enmatière d'emploi aux handicapés parce que le co t immédiat et ladifficulté dans la prise de décision quant à l'emploi sontbeaucoup moins importants que la protection et l'encouragementdes valeurs fondamentales du handicapé et de là, indirectement,de tous les membres de la société. Ce n'est qu'en étendantl'égalité des chances aux handicapés tout comme aux autres soi->-- 27 -disant groupes minoritaires, qu'une société peut se direfranchement libre et équitable.

V La position des FAC

Les FAC soutiennent que M. Thwaites n'a pas été libéré simplementparce qu'il était infecté par le VIH. Il a conservé son emploi dans lesFAC pendant trois ans et demi, du printemps de 1986 à l'automne de 1989,après que lui et les FAC eurent appris qu'il était VIH-positif. Il a étélibéré des FAC parce que son état s'était aggravé à ce point que les soinsd'un médecin lui étaient de plus en plus indispensables, en particulierceux d'un médecin spécialiste. Les FAC ont réagi au fait qu'elles avaientremarqué que M. Thwaites était entré dans la phase la plus avancée de lamaladie qui était communément appelée le syndrome associé au sida (SA).C'est cette dépendance d'un médecin spécialiste qui influe sur lacapacité d'un militaire de servir en région éloignée, y compris en mer, oùles soins médicaux adéquats pourraient ne pas être facilement accessibles.Le cas de M. Thwaites était plus inquiétant car il exerçait un métierpropre à la marine, donc en mer, loin des établissements de santé et desspécialistes, pendant de longues périodes. La thèse des FAC ne repose doncpas sur la crainte de la transmission de la maladie, mais sur l'altruisme,savoir le souci de protéger M. Thwaites lui-même contre un préjudice.La question de savoir si une personne infectée par le VIH, maisasymptomatique, peut être tenue pour ayant une déficience au sens dupar. 3(1) de la Loi, n'a pas été soulevée. Les FAC ont reconnu que lalibération de M. Thwaites était fondée sur la déficience, qui est un motifde distinction illicite. Toutefois, elles invoquent l'al. 15a) de la Loi.Elles affirment ne pas avoir commis d'acte discriminatoire interdit par laLoi parce que son expulsion était fondée sur une exigence professionnellejustifiée.

VI L'EXISTENCE D'UNE EPJ A-T-ELLE ÉTÉ ÉTABLIE?

a) L'élément subjectif

Les FAC doivent établir selon la prépondérance des probabilitésqu'elles ont appliqué de bonne foi la mesure relative à l'emploi prise àl'encontre de M. Thwaites parce que celui-ci devait recevoir des soinsmédicaux spécialisés qui, vu son genre d'emploi, n'étaient pas facilementaccessibles. Ce motif a été mis en doute à cause de la politique suiviepar les FAC, à l'époque, à l'égard des homosexuels (dont on peut présumerqu'elle n'est plus en vigueur depuis la décision rendue dans Haig v.Canada, (1992) 9 O.R. (3d) 495). Le paragraphe 7 de l'OAFC 19-20 prévoyaitinitialement ce qui suit :

Les règlements militaires ne permettent pas de garder des.militaires homosexuels ou des militaires souffrant d'unedéviation sexuelle dans les FC. Une fois qu'il aura étédécidé de libérer un militaire, il faut prendre les mesuresappropriées dans les plus brefs délais et avec la plusgrande discrétion possible.>-- 28 -

A l'époque qui nous intéresse, l'ordonnance susmentionnée faisaitl'objet d'une révision et les FAC appliquaient une procédure administrativeprovisoire aux termes de laquelle elles offraient de libérer le militairehomosexuel en vertu de l'article 5(d) du tableau de l'ORFC 15.01. S'ils'opposait à cette solution, il pouvait se voir refuser toute progressionprofessionnelle et tout avancement en grade. De fait, M. Thwaites faisaiten même temps l'objet d'une enquête spéciale qui avait abouti à larecommandation de le libérer en application de l'article 5(d) ou de lebloquer à son poste et à son rang à cause de son orientation sexuelle. LesFAC donnèrent le choix à M. Thwaites, mais celui-ci ne répondit pas etretint les services d'un avocat. Toutefois, les FAC abandonnèrent la voiede l'Unité des enquêtes spéciales et s'en remirent plutôt au processusengagé en raison de la maladie de M. Thwaites, au terme duquel le CRMCdécida finalement de libérer le plaignant pour raison de santé enapplication de l'article 3(d).

L'avocat de la CCDP soutient que cette imbrication des questionsde l'orientation sexuelle et de la déficience laisse supposer que les FACn'ont pas fait preuve de bonne foi. Cette coïncidence des événements,fait-il valoir, permet d'inférer que les personnes qui ont statué surl'état de santé du plaignant ont pu être influencées sinon consciemment, dumoins inconsciemment, par la question de l'homosexualité. Le Conseil derévision médicale des carrières et le chef d'état-major de la défense (quiexaminait le grief déposé par M. Thwaites) étaient au courant de l'enquêtesur l'orientation sexuelle. Selon l'avocat, la décision de libérerM. Thwaites en raison de sa maladie n'a pas été prise honnêtement; les FACont vu dans l'état de santé du plaignant un motif arbitraire et utile leurpermettant de s'en débarrasser plus efficacement. L'avocat soutient que,le plaignant étant homosexuel et, par conséquent, persona non grata, lesFAC n'ont fait aucun effort pour évaluer sa situation médicale de façonréaliste et pour composer avec celle-ci.

Tous les médecins des FAC qui sont intervenus dans les décisionsprises relativement à la carrière de M. Thwaites ont toutefois témoigné quec'est exclusivement l'état de santé du plaignant qui motivait leur attitudeet non une quelconque enquête spéciale menée sur l'homosexualité de celui-ci.Il est vrai que le CRMC avait entre les mains un rapport de sélectiondu personnel mentionnant l'orientation sexuelle du plaignant etrecommandant de libérer celui-ci pour cette raison, mais les représentantsdu CRMC qui ont examiné cette question ont affirmé, dans leur témoignage,que le rapport n'avait pas influé sur leur décision. Au mois de mai ou dejuin 1987 (époque où M. Thwaites était indiscutablement asymptomatique), unConseil spécial de révision des carrières prépara un rapport relativement àl'orientation sexuelle du plaignant, dans lequel le directeur - Services desanté (Soins) affirmait qu'il n'existait aucun motif d'ordre médicaljustifiant d'intervenir relativement à la carrière du plaignant. Les FACfont donc valoir qu'il n'existe aucune preuve matérielle établissant unequelconque collusion entre le personnel médical et l'unité d'enquêtespéciale..Le tribunal a entendu toutes les personnes des FAC qui sontintervenues dans le processus et dont le témoignage était pertinent; il les>-- 29 -ajugées crédibles à cet égard. Bien que l'imbrication des deux questionssaute aux yeux, le tribunal conclut, suivant la prépondérance desprobabilités, que les FAC croyaient sincèrement que l'évolution de lamaladie du plaignant faisait en sorte qu'il avait besoin de soinsspécialisés continus qui ne pouvaient lui être prodigués en mer. Enconséquence, le tribunal est d'avis que les FAC ont établi l'élémentsubjectif de l'EPJ.

b) L'élément objectif : l'évaluation du risque

(i) La nécessité des soins spécialisés

Il faut signaler que le plaignant a toujours conservé la coteO2. Son infection à VIH n'a pas diminué son aptitude à accomplir destâches stressantes ou nécessitant une activité physique ou mentale.Autrement dit, il paraissait en santé et pouvait travailler en respectantun horaire régulier de travail quotidien. Les FAC ont reconnu quelorsqu'il était soumis aux pressions du travail en mer, il pouvait venir àbout des situations prolongées les plus difficiles et les plusstressantes.

Les FAC ont toutefois affirmé que, pour accomplir de façonsatisfaisante les tâches d'un OP DEM, il était raisonnablement nécessairede jouir d'un état de santé n'exigeant pas de soins ou de suivi médicauxspécialisés sur une base régulière. Si le plaignant était autorisé àrester à son poste de OP DEM, sa santé et sa sécurité seraient soumises àun risque déraisonnable et inacceptable et il mettrait en péril toutemission à laquelle il serait affecté. Les navires n'ont pas lesinstallations médicales et ne peuvent offrir les soins de santé qu'il fautpour évaluer et traiter adéquatement M. Thwaites. Essentiellement donc,les FAC craignaient que l'état de santé du plaignant puisse faire l'objetde détériorations subites difficiles à prévoir, ce qui poserait aupersonnel médical naviguant des problèmes diagnostiques et thérapeutiquesinacceptables. Une évacuation immédiate pourrait alors s'imposer, mais lerayon d'action des hélicoptères à bord du navire ou leur participation àdes exercices militaires pourrait rendre celle-ci difficile.

(ii) Le traitement à l'AZT

Une bonne partie de la preuve se rapportait à la nécessité desoins spécialisés pour les patients VIH-positifs après l'instauration dutraitement par l'AZT. Comme l'indique la Partie III des présentes, lors dela période en cause, c'est-à-dire de 1987 à 1988, le médicament AZT n'étaitdisponible au Canada que par le biais du protocole Burroughs Wellcome, dansle cadre d'un programme spécial, le gouvernement canadien n'ayant pasdécerné au médicament un Certificat de conformité. En fait, ce certificatne fut accordé qu'en octobre 1990. Par contre, le médicament avait étéautorisé aux États-Unis, et ses effets bénéfiques étaient bien connus ausein de la profession médicale. En conséquence, dans l'attente d'une étudeplus poussée par les responsables au Canada, il fut décidé que cemédicament pourrait à tout le moins être mis à la disposition des patientspar le biais de centres contrôlés, si les patients avaient atteint un.>-- 30 -certainstade d'évolution de la maladie selon la classification des CDC.Les extraits suivants sont tirés du protocole de Burroughs Wellcome :

[TRADUCTION]2.1 Objectifs

Les objectifs de l'étude sont de permettrel'administration de RETROVIR (AZT) aux patientsadmissibles, dans le cadre de mesures attentives desuivi visant à contrôler les taux de survie,l'évolution de la maladie, la toxicité du médicament etles interactions médicamenteuses.2.2 Médecins et installationsLe RETROVIR est un médicament expérimental. Il serafourni par Burroughs Wellcome Inc. et sonadministration et sa distribution seront contrôlées pardes médecins responsables désignés à l'échelonprovincial, qui ont les connaissances théoriques etpratiques nécessaires pour le diagnostic et letraitement du sida, et qui sont désireux d'assumer laresponsabilité de la supervision de l'administration dece médicament expérimental. Le médicament ne seradélivré que sous la responsabilité de ces médecinsresponsables.

Le protocole souligne par la suite qu'en ce qui a trait autraitement des patients, les patients doivent faire l'objet d'uneobservation au moins une fois toutes les deux semaines pendant les deuxpremiers mois, puis une fois par mois par la suite pendant toute la duréede l'étude. Le protocole indique enfin les éléments qui doivent êtreévalués et notés, ainsi que les analyses en laboratoire qui doivent êtreréalisées lors de ces visites.

Selon les FAC, ces dispositions empêchent une personne qui reçoitde l'AZT conformément à ce protocole d'être affectée à une mission en mer,ces circonstances l'empêchant alors d'être suivie et évaluée par unspécialiste, tel qu'exigé.

En sa qualité de coordonnateur régional de l'administration del'AZT, le docteur Schlech avait la responsabilité de s'assurer que lespatients prenaient le médicament de façon appropriée et profitaient desexamens de laboratoire nécessaires. Ses fonctions n'exigeaient cependantpas une intervention personnelle, dans la mesure où il assurait un travailde supervision générale. Même si les docteurs Schlech et Johnstonpréféraient voir leurs patients tous les mois, en vue d'approfondir leurpropre expérience (au plan de la formation) sur les progrès de la maladie,ils étaient convaincus qu'un généraliste compétent pouvait assurer lecontrôle des patients. Notre conclusion est que, nonobstant le protocole,il semble qu'il n'y avait aucune nécessité absolue que l'AZT soit distribuédirectement aux patients par un spécialiste, ni qu'un spécialiste réalise>-.- 31 -lesévaluations mensuelles. Un généraliste ayant reçu des instructionsappropriées de la part d'un spécialiste pouvait s'acquitter de cette tâche.Les docteurs Schlech et Johnston ont indiqué dans leur témoignageque les examens de laboratoire nécessaires en vertu du protocole étaientassez simples. Les examens les plus importants étaient une numérationsanguine complète (NSC) et une numération différentielle, la toxicitéprincipale de l'AZT étant associée à la numération sanguine. Il y avaitégalement des analyses biochimiques à réaliser, par exemple une évaluationde la fonction hépatique et de la fonction rénale visant à décelerl'apparition d'effets secondaires. Ces analyses ne devaient pasnécessairement être réalisées par un spécialiste. Elles ne nécessitaientpas du matériel ou des techniques complexes, et une NSC brute pouvait êtreréalisée en mer, même si les analyses biochimiques ne pouvaient êtreeffectuées sur un navire des Forces canadiennes.

La question de l'approvisionnement suffisant d'AZT destiné à unpatient qui ne serait peut-être pas en mesure de rendre visite tous lesmois à son médecin a également été soulevée dans la preuve. Par contre, ila été clairement démontré que toute difficulté à cet égard disparaissaitaprès les quelques premiers mois de l'étude expérimentale. Selon touteapparence, les médecins étaient alors en mesure de disposer en tout tempsde l'approvisionnement nécessaire pour plus d'un mois, si les circonstancesle justifiaient. Il semble qu'un approvisionnement de deux ou trois moisaurait pu être remis au patient ou au dispensaire du navire. En outre,l'AZT présente une durée utile prolongée et il n'est pas nécessaire de leréfrigérer.

(iii) Les effets secondaires de l'AZT

Une preuve a été présentée à propos des effets secondaires del'AZT. Le docteur Schlech a déclaré qu'au moment de l'instauration dutraitement médicamenteux, le patient peut souffrir de certaines nausées.Selon son expérience, qui porte sur environ 170 patients, il n'a éténécessaire que dans un cas de mettre fin à l'administration de l'AZT enraison de cet effet secondaire. Si l'administration se poursuit, cet effetsecondaire disparaît généralement en une semaine environ, et aucuneintervention importante n'est nécessaire. De l'avis du docteur Schlech, cetype d'effet secondaire peut apparaître chez environ un patient sur vingt.Les maux de tête, qui constituent un autre effet secondaire de cemédicament, apparaissent chez environ 5 pour cent des patients. Dans lecas des patients traités par le docteur Schlech, un ou deux ont peut-êtred interrompre complètement la prise du médicament en raison de maux detête trop importants. Le docteur Schlech a indiqué dans son témoignage quedans la plupart des cas, si le patient continue de prendre le médicamentmalgré ses maux de tête, ces symptômes disparaissent spontanément.L'anémie, c'est-à-dire une insuffisance du nombre de globulesrouges du sang, est un autre effet secondaire de l'AZT. Il se produitassez souvent, plus particulièrement si des doses plus élevées, soit desdoses de 1 200 mg/jour, sont administrées, comme dans le cas des dosesinitiales prescrites aux patients en 1988. Ce trouble est généralement>-- 32 -.mineur, et il ne nécessite pas une intervention d'urgence, mais plutôt unediminution de la dose d'AZT. L'anémie apparaît généralement de façongraduelle sur une période d'un ou deux mois, dans les cas où elle semanifeste, et elle se stabilise généralement au fur et à mesure del'évolution du traitement. Moins de 3 pour cent des patients sont atteintsd'une anémie significative. Une certaine vigilance est nécessaire pour lamesure de la concentration d'hémoglobine pendant la période d'induction.Après deux mois, quand une certaine stabilité est constatée, les risquesd'anémie sont cependant moins importants.

De l'avis du docteur Schlech, le départ en mer d'un patientrecevant de l'AZT ne posait pas de difficulté, dans la mesure où l'ondisposait d'une période d'expérience suffisante avec le médicament, si lepatient n'avait pas présenté de symptôme d'anémie et si son état étaitrelativement stable. Il n'aurait alors certainement pas vu d'inconvénientsmajeurs à ce que les analyses en laboratoire ne soient pas effectuées tousles mois.

En outre, même si l'AZT était théoriquement un médicamentexpérimental, l'expérience de son administration aux États-Unis avaitfourni suffisamment de données à propos des effets secondaires possibles etde leur élimination pour que l'on permette à un patient de prendre cemédicament même dans un endroit isolé.

(iv) La possibilité d'apparition de maladies opportunistes

Il est évident qu'au moment où les patients présentent unedépression grave de la numération de leurs cellules T4, ils peuvent êtreconsidérés comme exposés à des risques importants pour l'apparition d'unemaladie opportuniste grave. Il existe une vaste gamme de maladies pouvantalors être mortelles, notamment la PC (62 % des cas) et le sarcome deKaposi (17 %). Ces maladies opportunistes présentent cependant uneinstallation graduelle et si le patient porte attention à l'apparition dessignes et symptômes, il a tout le temps nécessaire pour recevoir des soinsmédicaux appropriés.

Il est possible que ces symptômes surviennent à un stade avancéde la maladie, mais cela ne devrait pas se produire chez les patients quisont bien renseignés à propos de ces symptômes et portent attention à leursituation. Il est possible, dans certains cas, qu'un patient n'ait pas étéconscient de l'évolution de sa maladie jusqu'à l'apparition relativementtardive de l'infection opportuniste, étant donné que le prodrome d'uneinfection comme la PC peut être très graduel, et si le patient a ignoré ounié ses symptômes. Le prodrome s'étend généralement sur quelques semainesou quelques mois, mais il est possible qu'un patient se retrouve à un stadeavancé en une période de 24 à 48 heures. Ces patients sont alorssusceptibles de ne pas respecter les exigences de leur traitement et demanquer de vigilance.

En outre, le docteur Schlech a indiqué dans son témoignage que lasymptomatologie de la PC est très spécifique. En d'autres termes, lessymptômes ne sont pas tout simplement quelques épisodes de touxquotidienne, pendant une certaine période, qui pourraient ne pas être>-- 33 -reconnuspar un patient comme des symptômes de PC. Il s'agit plutôt d'unetoux dont le mode d'apparition et la persistance sont telles que ce.symptôme est très facile à constater par le patient. En outre, lesessoufflements qui pourraient également représenter un symptôme ne sont pasde simples épisodes d'essoufflement, mais ils s'apparentent plutôt à lanécessité pour une personne de s'arrêter au haut d'un escalier pourreprendre son souffle. Ainsi, les symptômes ont un caractère remarquable,même s'ils sont peu prononcés dans leurs débuts.

L'avocat des FAC a soutenu qu'en 1987 et 1988, les préoccupationsdes militaires portaient sur le fait que ces maladies opportunistespouvaient apparaître de façon assez soudaine. Pourtant, si la questionavait été étudiée avec soin, si des échanges appropriés avaient été établisavec le docteur Schlech ou la docteure Johnston, et si une évaluation avaitété réalisée en conséquence, il aurait été raisonnable de conclure que,dans le cas d'un patient dans la situation de M. Thwaites, il n'y avait quepeu de risques, voire aucun risque, qu'une maladie opportuniste semanifeste soudainement sans qu'il y ait suffisamment de temps pour ladépister et la traiter de façon appropriée. Il semblerait qu'il n'y auraitpas eu plus de risques pour M. Thwaites de souffrir d'une incapacitésoudaine que pour toute autre personne qui aurait pu, sans raisonapparente, être atteinte d'un ictus, d'une crise ou d'un arrêt cardiaque.Si cette situation s'était produite, il aurait fallu compter sur lesservices médicaux habituellement disponibles à bord, ou sur une évacuationmédicale par hélicoptère. Un membre VIH-positif des Forces armées auraitpu profiter des mêmes services médicaux d'urgence (même s'ils étaientlimités) que toute autre personne atteinte d'une incapacité soudainepouvant menacer sa vie. De façon comparative, les risques auxquelsM. Thwaites était exposé n'étaient pas significativement plus élevés queceux assumés par les FAC pour ses autres membres servant en mer.

(v) Le caractère inévitable des maladies opportunistes

En se fondant sur le témoignage du docteur Cameron, l'avocat desFAC a affirmé qu'un élément distinctif de ce cas était l'aspect cumulatifdes risques, c'est-à-dire que tôt ou tard, M. Thwaites seraitinévitablement atteint d'une maladie opportuniste. Même si certainstraitements qui étaient prescrits en 1988 auraient pu avoir un effetprophylactique, il existait néanmoins un risque cumulatif qu'une maladieopportuniste ne pouvant être prévenue par ces thérapies apparaîtrait unjour. En conséquence, si M. Thwaites était en mer pendant le tiers dutemps pendant lequel il faisait son service en qualité de OP DEM, il yavait un tiers des risques qu'il soit atteint d'une maladie opportuniste aumoment où il était en mer et incapable de recevoir les soins spécialisésnécessaires.

Néanmoins, nous sommes d'avis que l'évaluation des risques nepeut de façon légitime être faite à partir du caractère inévitable d'unemaladie opportuniste, voire du décès. C'est plutôt l'apparition soudainede l'incapacité qui entraînerait des risques pour la personne, des tiers etl'ensemble de la mission. Sans cet élément, le fait qu'un membre des FACsouffre d'une maladie terminale ne l'empêche pas nécessairement des'acquitter de ses tâches et fonctions de façon efficace et sans danger>-- 34 -(tout au moins par rapport aux autres membres des Forces armées) pendant lereste de sa vie. Dans la mesure où il existe une certitude raisonnable quel'état du patient est contrôlé à la fois par lui-même et le personnelmédical disponible, et compte tenu que l'apparition d'un trouble grave peut.être décelée et traitée dans un délai approprié, les risques font l'objetd'un contrôle suffisant.

(vi) L'absence de communication

La lettre du docteur Schlech datée du 12 novembre 1987 futl'élément moteur du changement d'attitude des FAC. Elle a pourtant étésuivie d'une série de lettres adressées aux FAC, mais ces dernières,semble-t-il, n'ont pas tenu grand compte de leur teneur (bien que cesmissives aient confirmé le docteur Smith dans son opinion que le plaignantdevait voir un spécialiste à tous les mois). Les commentaires suivants,extraits de ces lettres, méritent d'être signalés :

27 novembre 1987 - [TRADUCTION] Il demeure relativementasymptomatique [...]L'examen d'aujourd'hui révèle un homme d'apparence saine nemontrant aucun inconfort [...] Monsieur Thwaites continue demanifester des symptômes systémiques, principalement uneperte d'énergie, mais ils sont très légers.28 janvier 1988 - [TRADUCTION] Le traitement à l'AZT donnede bons résultats [...]11 mars 1988 - [TRADUCTION] L'état de Simon semble biens'être amélioré cliniquement.8 avril 1988 - [TRADUCTION] Le traitement à l'AZT a vraimentdonné de bons résultats le mois dernier [...] En résumé, lepatient semble aller très bien.6 mai 1988 - [TRADUCTION] Le patient va très bien etcontinue le traitement à l'AZT sans éprouver d'effetssecondaires.3 juin 1988 - [TRADUCTION] L'AZT donne de très bonsrésultats sans causer d'effets secondaires importants.4 juillet 1988 - [TRADUCTION] L'AZT continue à produire debons résultats.3 ao t 1988 - [TRADUCTION] Le patient continue à très bientolérer l'AZT.

Ainsi, au moment où les FAC prenaient la décision de restreindrela cote géographique du plaignant à G5 et où le CRMC décidait finalement dele libérer des FAC, les médecins traitants de celui-ci indiquaient que leurpatient était asymptomatique et que le traitement à l'AZT donnait de bonsrésultats. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, personne au seindes FAC n'a jugé bon d'appeler la docteure Johnston ou le docteur Schlech>-- 35 -pours'informer de l'état de M. Thwaites et des incidences que celui-cipourrait avoir sur sa carrière dans les FAC. Quelqu'un aurait-il appelé ladocteure Johnston, il aurait appris que lorsque le traitement à l'AZT avaitcommencé, au mois de janvier 1988, le patient était essentiellementasymptomatique, contrairement à ce qui était écrit dans la lettre du.12 novembre 1987. En effet, les médecins estimaient qu'il fallait noircirquelque peu le diagnostic pour que le patient p t être admis à recevoir letraitement à l'AZT aux termes du protocole. Les épisodes de transpirationnocturne du plaignant n'étaient pas du type de ceux qui sont associés auVIH, mais ils ont permis au docteur Schlech de classer M. Thwaites dans unecatégorie des patients symptomatiques qui le rendait admissible autraitement à l'AZT.

L'AZT était bénéfique pour les patients asymptomatiques, lesquelsallaient d'autant mieux que le traitement commençait tôt. C'est pourquoiles médecins ne respectaient pas à la lettre les exigences du protocole etconsentaient à assombrir leur diagnostic pour que leurs patients puissentprendre de l'AZT.

La docteure Johnston a déclaré dans son témoignage queM. Thwaites allait aussi bien que les autres patients en santé du mêmegroupe d'âge qu'elle suivait, infectés par le VIH ou atteint d'une autreaffection. Elle a affirmé, en outre, que les patients infectés par le VIHayant récemment appris leur état sont plus susceptibles de signaler etd'exagérer les plus menus symptômes que les patients de plus vielle date,car ils n'en connaissent pas encore la signification. Cela fait partie del'apprentissage de la maladie. En fait, pendant son traitement à l'AZT, leplaignant est demeuré asymptomatique. Cependant, rien de cela n'a faitl'objet d'un échange entre les médecins des FAC et les docteurs Schlech etJohnston.

Examinons l'extrait suivant du témoignage du docteur Schlech :

[TRADUCTION]

Q. Il s'agit réellement de ma dernière question. Vous avez ditque vous auriez souhaité vous entretenir avec le docteurSmith. Le docteur Smith a déclaré dans son témoignage qu'ilse renseignait auprès de vous sur l'état clinique deM. Thwaites et s'en remettait à vos lettres et à votreconduite pour ce qui était de la fréquence des consultationset du reste et que, comme militaire, il devait partir de cesrenseignements pour décider si le patient pouvait avoir uneplace dans l'armée. Pensez-vous qu'il soit raisonnable oudéraisonnable d'affirmer qu'il appartient à l'armée deprendre cette décision en termes de ...

R. Bien, je crois que l'armée doit prendre la décision qui s'imposed'après elle. Je crois que notre but devrait être de fournir lesmeilleurs renseignements possible. Je ne suis pas certain quepour quelque chose d'aussi grave que la carrière d'une personneet ce genre de chose, un simple échange de lettres ou une brèveconversation téléphonique, vous savez, quelques minutes autéléphone, suffise. C'est tout ce que je dis. Compte tenu de>-- 36 -tout ce qui s'est passé, j'aurais préféré, en rétrospective, etje suis s r que l'armée aurait également préféré que nous nousassoyions ensemble et analysions réellement ce cas et sesimplications tant sur les soins médicaux que sur la carrière dupatient..

Q. Cette préférence n'est-elle pas un tant soit peu motivée par lefait que vous souhaitez à présent revenir sur votreclassification du patient dans le groupe 4, suivant les normesdes CDC?

R. Cela n'a rien à voir. Dans tous les cas où des difficultéssurgissent en rapport avec les soins médicaux ou la carrière,c'est cette attitude que je privilégie. Je pense que notreobjectif devrait être de communiquer le plus possible et, encoreune fois, je crois, avec le recul, qu'il aurait mieux valu de,peut-être, passer plus de temps à discuter des implicationsréelles du cas.

(Transcription du témoignage, vol. 12, aux p. 2005 et 2006)

Auparavant, le docteur avait donné le témoignagesuivant :

[TRADUCTION]

En rétrospective, vous savez, ce que j'aurais préféré dans cecas, et je crois que nous pouvons tous en tirer une leçon, ce quenous aurions d faire, c'est nous réunir le docteur Smith,M. Thwaites et moi et dire : «Voilà, disons les chosesclairement. Si nous devons imposer ces restrictionsgéographiques, alors nous mettons sa carrière en péril, d'accord?Que pensez-vous réellement de la nécessité d'examens sanguinsréguliers et d'autres mesures et alors, je décide soit, mince!,ou je suis le protocole à la lettre et je dois faire cela etalors Simon ne peut pas avoir accès au médicament. Ou bienj'aurais dit, d'accord, voyons ce que nous pouvons faire pour luipermettre de prendre le médicament tout en lui laissant sesaffectations régulières y compris la classification géographique.Avec le recul, je crois que c'est ce qui aurait d être fait.Souvent, la communication n'est pas très bonne, ce qui fait, jepense, que les choses évoluent de manière isolée sans qu'il y aitdiscussion sur leur nécessité. Et, comme je l'ai déjà dit,j'aurais certainement fait des pieds et des mains pour d'abord,qu'il puisse avoir accès au traitement et, deuxièmement, pourfaire en sorte qu'il puisse poursuivre aussi ses objectifs decarrière. Mais avec la façon dont la clinique fonctionnait etdont l'armée fonctionnait de son côté, ces questions ne se sontjamais réellement posées.(Transcription du témoignage, vol. 12, aux p. 1971 et 1972)

>-- 37 –

Tous reconnaissent que les médecins ne se sont malheureusementpas parlé. Le docteur Schlech se sent quelque peu responsable de ne pasavoir informé lui-même les FAC que le patient n'avait pas besoin de soinsspécialisés intensifs. Toutefois, la loi oblige certainement lesemployeurs à composer avec la déficience d'un employé dans la mesure oùc'est raisonnablement possible. Cette obligation comporte, pourl'employeur, celle de s'assurer, au moyen d'un examen approprié, que lasituation de l'employé a été évaluée de façon réaliste. Au vu des lettresécrites par les médecins traitants après le 12 novembre 1987, les FACdisposaient d'assez de renseignements indiquant que le plaignant étaitasymptomatique et qu'il allait bien. Les médecins militaires auraient den prendre note pour déterminer si vraiment la libération était la seule.solution possible. Le fait est que les médecins militaires n'ont jamaisinterrogé le docteur Schlech ou la docteure Johnston sur la questionparticulière de savoir ce qui pouvait être fait concernantl'accomplissement des tâches d'OP DEM par M. Thwaites. Ils n'ont jamaisparlé avec les médecins traitants des problèmes que le traitement à l'AZTpouvait susciter, de la nécessité réelle de consulter le spécialiste à tousles mois ainsi que l'exigeait le protocole ou de la possibilité de modifierl'horaire de consultation sans mettre le patient en danger. Le fait queles médecins des FAC n'aient pas posé plus de questions aux spécialistesest particulièrement troublant si l'on considère les faits suivants :

  1. les FAC faisaient face à une maladie nouvelle et relativementinconnue et l'on pouvait s'attendre à ce qu'elles consultentdavantage les spécialistes;
  2. Monsieur Thwaites était l'un des tout premiers membres des FAC àêtre infecté par le VIH et les FAC auraient donc d prêter uneattention particulière à son dossier;
  3. les FAC ne comptant pas de spécialiste du VIH/sida dans leursrangs, il aurait donc été approprié qu'elles consultentrégulièrement le docteur Schlech ou la docteure Johnston;
  4. le docteur Smith, qui était médecin-chef adjoint du commandementà l'époque, connaissait le docteur Schlech et lui avait déjàrecommandé des patients avant que M. Thwaites lui soit envoyé.Ils entretenaient des rapports professionnels et personnels, cequi aurait pu faciliter l'établissement d'une communicationrégulière entre eux. Bien que le docteur Smith ait informé ledocteur Schlech qu'il avait approuvé le traitement à l'AZT pourM. Thwaites, il n'a pas examiné avec son collègue lesimplications à plus long terme de ce traitement sur la carrièredu patient.

Le tribunal estime que les FAC n'ont jamais réellement examiné siles risques théoriques qu'elles voyaient à l'envoi en mer d'un militaireVIH-positif dans l'état où se trouvait le plaignant avaient unejustification factuelle. Elles n'ont pas tenté de déterminer le stade réelde la maladie de M. Thwaites ou la nature des risques qui en découlaient encomparaison de ceux que courent habituellement les marins. Elles n'ont pastenté non plus de voir ce qui pouvait être fait, si nécessaire, pour>-- 38 -tournerles difficultés posées par la maladie afin de réduire le risque àun niveau acceptable.

(vii) La politique des FAC à l'égard du VIH

Il est curieux de constater que la politique pratiquée par les FAC àl'égard de leurs membres VIH-positifs est passée de l'évaluationindividuelle à une attitude tendant plutôt à traiter de la même façon tousles militaires parvenus à un stade particulier de la maladie sans égard auxdifférences pouvant exister entre eux relativement aux soins requis. Leslignes directrices provisoires du 8 novembre 1985 visant les infections àHTLV - III mettaient l'accent sur l'individualisation et sur la nécessitéd'une évaluation au cas par cas. Elles ne prévoyaient pas la modificationautomatique de la cote d'un militaire..Le paragraphe 20 de ces lignes directrices était ainsi conçu :

[TRADUCTION]

20. Les personnes infectées par le HTLV-III auront besoinde soins médicaux particuliers et, s'ils présentent dessymptômes, devront probablement faire l'objet derestrictions d'ordre médical qui pourraient avoir desconséquences sur leur catégorie médicale. Il importe degarder à l'esprit que ces personnes sont probablement plusvulnérables aux infections et risquent davantage deressentir des effets indésirables par suite del'administration de vaccins vivants. L'annexe D énoncequelques conseils visant les personnes infectées par leHTLV-III présentant des symptômes. Il ne convient pas deprévoir une catégorie médicale générale pour les personnesinfectées. La classification de ces personnes sera fonctiondes restrictions découlant de la maladie, lesquellesdépendent de l'état clinique du sujet, du métier qu'ilexerce et de sa cote. (Soulignement ajouté)

Le 2 février 1988, les FAC ont formulé, pour fins de discussion,la directive QGDN 6635-2-2 DMP 2, laquelle recommandait l'octroi de la coteG3 (apte aux tâches en mer, en campagne, en région isolée et au service del'ONU) pour les militaires infectés par le VIH mais asymptomatiques.Toutefois, dans plusieurs commentaires relatifs aux opérations en campagneon préconisait l'octroi d'une cote plus restrictive en faisant valoir,principalement, qu'il y avait possibilité réelle de détérioration clinique,que le phénomène pouvait être soudain et nécessiter d'urgence, pourl'optimisation des résultats, des interventions d'ordre diagnostique etthérapeutique très perfectionnées. On recommandait donc de donner une coteplus restrictive que la cote G3 et, de fait, la directive incorporait cetterecommandation. La directive médicale formulée le 9 mai 1988 prévoyaitspécifiquement que les militaires manifestant des symptômes cliniques d'unemaladie à VIH et devant être vus relativement fréquemment par unspécialiste recevraient tout au plus la cote géographique G5. Les sujetsinfectés par le VIH mais asymptomatiques se verraient attribuer la cote G4(inapte aux tâches en campagne, en mer, en région isolée et au service de>-- 39 -l'ONU,présence d'un médecin). Les FAC étaient donc passées d'une démarchevéritablement individualisée à une désignation beaucoup plus orientée versla catégorisation générale suivant le stade de la maladie auquel étaitparvenu le sujet.

Les lignes directrices les plus récentes énoncées dans laDirective médicale 2/91 permettent l'octroi temporaire de la cote G4pendant l'évaluation du sujet infecté par le VIH. Une fois l'évaluationterminée, si le sujet est asymptomatique et si, entre autres conditions, sanumération cellulaire (T4) correspond à la normale, il obtiendra la coteG2. Si le nombre de cellules T4 est inférieur à 500, il aura la cote G4.S'il a besoin d'un traitement spécialisé, il sera alors coté G5 (ou G4,ainsi qu'il appert d'une décision prise au mois de décembre 1991).Comme le docteur Sutherland l'a déclaré dans son témoignage,c'est essentiellement en raison de l'application de la politique des.catégories, au début de 1988, qu'il a donné à M. Thwaites la cote G5. Lalettre écrite le 12 novembre 1987 par le docteur Schlech indiquait queM. Thwaites présentait des symptômes et qu'il allait être traité à l'AZT.Pour le docteur Sutherland, cela voulait dire l'application de la nouvelledirective et l'abaissement de la cote attribuée au plaignant à G5 sansqu'il soit nécessaire de pousser plus avant l'évaluation de l'état de santéde celui-ci.

Si l'évolution des droits de la personne au cours de cesdernières années a permis d'arriver à une conclusion, c'est à tout lemoins, que l'application routinière de politiques arbitraires de naturegénérale sans évaluation individuelle ne saurait être approuvée. Uneinstitution de l'importance des FAC préfère naturellement la généralisationcar il est plus facile de gérer de cette façon que de procéder à desévaluations individuelles. En outre, les directives de 1988, enétablissant une démarche fondée sur les divers stades de l'infection à VIH,se présentaient sous le jour trompeur de l'individualisation. Toutefois,même à l'intérieur d'un stade identique de la maladie, les patientsprésentent des différences quant à leurs aptitudes fonctionnelles et à leurbesoin de soins spécialisés réguliers. Les FAC ne peuvent échapper à laresponsabilité qui leur incombe de traiter ces personnes de façonindividualisée; elles devraient revenir à la position énoncée dans leurslignes directrices initiales, selon laquelle [i]l ne convient pas deprévoir une catégorie médicale générale pour les personnes infectées. Ildevrait plutôt y avoir une consultation suffisante avec le médecintraitant, et la décision devrait être prise en fonction de la situationréelle, et non théorique, de cette personne. On ne saurait maintenant secontenter d'examiner dans l'abstrait les problèmes posés par une maladie,sans voir comment la personne concernée vit concrètement avec sonaffection.

(viii) Des mécanismes de révision inadéquats

Les divers niveaux de révision n'ont pas permis non plus detendre le filet de sécurité nécessaire à un examen convenable de l'état deM. Thwaites.>-- 40 -Une norme médicale minimale est fixée pour chaque emploimilitaire. Cette norme indique la catégorie médicale requise pourl'exécution des fonctions de l'emploi. La norme géographique etprofessionnelle fixée pour les OP DEM est la cote G2O2. Aucun emploimilitaire ne comporte une norme inférieure à la cote G3O3. Lorsqu'unmilitaire voit sa cote abaissée, par suite d'une maladie ou d'une blessurechronique, à un niveau inférieur à la norme minimale requise pour sonemploi, sa situation doit être examinée afin que soit déterminé si celui-cipeut encore envisager une carrière dans les FAC. Dans le cas deM. Thwaites, le médecin-chef de la base recommanda l'attribution de la coteG5. Cette décision fit l'objet d'un examen par le commandement, par lequartier général, puis par le CRMC. Cette dernière instance a pour mandatd'examiner le dossier de tous les militaires dont la cote est abaissée à unniveau inférieur à celui qui est nécessaire pour leur emploi. En règlegénérale, le CRMC rend l'une des décisions suivantes :- composer avec la déficience ou la maladie et maintenir lemilitaire dans son emploi sans imposer de restrictionsprofessionnelles;.

  • composer avec la déficience ou la maladie et maintenir lemilitaire dans son emploi en lui imposant des restrictions àl'avancement professionnel;
  • composer avec la déficience ou la maladie en mutant le militairedans un autre métier ou en lui donnant une autre affectation où ilpeut suivre une nouvelle formation et donner son plein rendement;
  • libérer le militaire - Selon la procédure de révision médicaledes FAC : [TRADUCTION] La libération n'est recommandée que dans lescas où l'on s'attend à ce que le militaire ne puisse effectuer unepartie substantielle des tâches liées à son emploi et à son rang et oùil n'est pas jugé qualifié pour être muté dans un autre emploimilitaire vacant.
  • reporter sa décision jusqu'à ce qu'il en sache plus concernant lasanté du militaire.

La révision effectuée par le CRMC, dans le cas de M. Thwaites,était essentiellement théorique. Le Conseil, constitué de membres des FACn'appartenant pas au corps médical (à l'exception d'un médecinomnipraticien qui n'avait pas droit de vote), s'est contenté d'examiner, àOttawa, la documentation qui lui avait été fournie. Le Conseil n'a pasconsulté les médecins traitants de M. Thwaites pour connaître son état desanté réel et le pronostic véritablement établi à son égard. Ce que leConseil a fait n'avait rien d'une révision médicale. Même avec uneimagination fertile, on ne peut voir une évaluation indépendante dansl'exercice effectué par le Conseil. On peut donc conclure que la décisionde libérer le plaignant ne reposait que sur la lettre écrite par le docteurSchlech le 12 novembre 1987; aucun membre du Conseil n'a parlé ou n'ademandé un suivi aux médecins traitants. Le processus a été qualifié derévision mais, en fait, tous les médecins des FAC ont clos le dossier surla lettre du 12 novembre 1987 et aucun fait subséquent n'a été pris en>-- 41 -considération.

En gros, le docteur Sutherland a attribué la cote G5 auplaignant en s'appuyant uniquement sur la lettre du docteur Schlech et ense conformant à la politique qui venait d'être formulée concernant lesinfections à VIH. Lorsqu'il a pris sa décision, le docteur Sutherlandn'avait même pas encore vu le plaignant et n'avait jamais communiqué avecle spécialiste qui le suivait. Lorsque le dossier est parvenu au CRMC, lacote a été acceptée sans évaluation réelle de l'état de santé deM. Thwaites et le Conseil a ordonné la libération de celui-ci. Dans toutce processus, pas une fois M. Thwaites n'a pu obtenir, comme la loi lui endonnait le droit, que les FAC procèdent à une évaluation individuelle dignede ce nom.

En fait, à la clôture du processus de règlement de grief ayantabouti à une décision défavorable à M. Thwaites, le chef d'état-major de ladéfense, le général de Chastelain, a reconnu que le dossier du plaignantcomportait des erreurs et, en particulier, que le rapport médical du29 mars 1988 mentionnait erronément que M. Thwaites présentait dessymptômes de l'infection à VIH. Le général a admis que le rapport auraitd indiquer que le patient était asymptomatique. Cela illustre bien leslacunes du processus de révision. En fait, le Comité n'a pas procédé à unerévision médicale..

(ix) Les mesures raisonnables de limitation de l'accroissement durisque

La démarche prudente idéale consisterait, pour les médecins, lesFAC et M. Thwaites à s'assurer que le style de vie de ce dernier soitrestreint de telle façon qu'il puisse toujours se trouver relativement prèsd'un spécialiste des infections à VIH et d'établissements hospitaliersappropriés, spécialement lorsqu'il suit un traitement expérimental. Plusle diagnostic d'infection opportuniste est établi tôt, meilleures sont leschances d'y résister avec succès. Toutefois, les personnes ayant unedéficience ont le droit de se donner, dans la mesure de leur capacité, lestyle de vie le plus normal souhaitable, du moment que cela n'entraîne pasd'augmentation substantielle des risques visant leur sécurité. Ils ont ledroit de travailler sans être soumis à des restrictions déraisonnables,sous la réserve des contraintes excessives posées à l'employeur. En ce quiconcerne le traitement médical, le docteur Schlech a reconnu être disposé àconsidérer différents niveaux de soins pouvant être donnés aux patients.Il estime qu'il faut soigner une personne dans sa globalité, ce quinécessite de voir, au-delà de la seule maladie, la totalité de la vie dupatient. Il reconnaît qu'il serait peut-être préférable de traiter lespatients VIH-positifs en leur demandant de ne pas effectuer de déplacementsloin de la clinique, mais il croit qu'il faut composer avec le mode de viedes patients et prendre les mesures nécessaires pour leur permettre de serendre dans des endroits sensiblement éloignés de tout centre hospitalierdans la mesure où ils peuvent le faire en relative sécurité. Le docteurCameron a convenu que les médecins doivent faire preuve de souplesse afind'adapter le traitement aux objectifs de vie du patient, pourvu que celui-cisoit conscient des risques qu'ils comportent et soit prêt à lesaccepter.

>-- 42 -

Bien qu'on ne lui ait jamais posé la question à l'époque, ledocteur Schlech a affirmé, dans son témoignage, que si on l'avait interrogésur la possibilité d'envoyer le plaignant en mer, il aurait souhaité parleravec les médecins militaires ou les adjoints médicaux ou informer ceux-ci,des mesures à prendre, dans ce cas, à l'égard des patients infectés par leVIH.

Il ne fait aucun doute que les patients ayant une infection à VIHdoivent être suivis de près et qu'il faut pouvoir reconnaître les diverssignes et symptômes pour diagnostiquer tôt les problèmes. Naturellement,cela impose au personnel médical naviguant le fardeau supplémentaired'apprendre quels sont ces signes, de se familiariser avec la maladie et defaire preuve de vigilance. La possibilité d'infection opportuniste ou decomplications dues à l'AZT sera toujours présente, mais cette préoccupationexisterait que le plaignant navigue ou qu'il reste à terre. Cependant,rien n'autorise à penser qu'un adjoint médical (sur un destroyer) ou unmédecin omnipraticien (sur un pétrolier auxiliaire) bien préparé ne seraitpas en mesure de faire face à tout problème susceptible de survenir.Monsieur Thwaites étant un patient coopératif et vigilant, le risque qu'unemaladie opportuniste apparaisse soudainement sans qu'il n'en perçoive lespremiers signes avertisseurs était passablement faible. Il appert en outreque, si le besoin se présentait, il serait possible de procéder, à bord dunavire, à des examens sanguins, rudimentaires certes, mais suffisants pourdétecter toute anémie et pour évaluer avec plus de précision s'il y aaccroissement du risque d'apparition d'infection opportuniste. Dans le cas.où des doutes subsisteraient, il serait possible de communiquer par radioavec le spécialiste au dossier. Ces mesures d'accommodement auraientamoindri les risques courus par M. Thwaites sans causer de contraintesexcessives aux FAC.

Le fait que le plaignant aille en mer et ne soit plus sous lessoins directs du spécialiste augmente incontestablement les facteurs derisque, mais le tribunal n'est pas convaincu que cette augmentation estsuffisante pour justifier son exclusion des FAC.

(x) Les autres solutions possibles

Si la lettre du 12 novembre 1987 avait fait naître une inquiétudelégitime, les FAC auraient pu, au minimum, donner une cote temporaire (poursix mois, avec possibilité de prolongation si nécessaire) au plaignant, letemps requis pour qu'on puisse déterminer les effets du traitement à l'AZT.Après cette évaluation, les FAC auraient alors pu soit attribuer une cotesupérieure au plaignant soit confirmer de façon permanente la coteinférieure.

Les FAC auraient pu aussi, imposer certaines restrictions auxtâches que le plaignant devait accomplir comme OP DEM. Elles auraient pu,par exemple, l'exempter des missions de l'OTAN, qui exigent desparticipants qu'ils restent en mer trois ou quatre mois chaque fois,puisque le nombre de missions où ces opérateurs sont envoyés est peu élevé(une à tous les trois ans ou plus).

>-- 43 -

Les FAC ont soutenu que le principe de l'universalité du services'opposait à ce qu'elles prennent des mesures d'accommodement pourl'exercice de ce métier en changeant la nature des tâches de façon à évitercomplètement le service en mer ou à exempter le plaignant du serviceprolongé en mer. Le maintien de M. Thwaites dans son poste entraîneraitune disproportion inéquitable dans le pourcentage des affectations à desbases et à des positions fixes. Les autres OP DEM devraient servir en merpendant de plus longues périodes afin de compenser pour les mesuresd'accommodement prises à l'égard du plaignant. Les FAC prétendaient ne paspouvoir non plus le garder dans leurs rangs en autorisant sa mutation dansun autre emploi. Il est difficile de croire, cependant, que le rapportservice en mer/service à terre n'était pas assez souple pour permettre decomposer avec les besoins de M. Thwaites. Les FAC ont traditionnellementaccepté que l'application de la politique de roulement relative au serviceen mer et au service à terre souffre des exceptions et rien ne prouve, enl'espèce, que ces mesures d'accommodement auraient imposé des contraintesexcessives aux intimées. En prenant de telles mesures, les FAC auraient deplus observé les termes de leur propre politique énoncée dans les Normesmédicales applicables aux FAC (à la p. 3-2) :

Lorsque la cote est réduite à un niveau inférieur à G2O2, ilfaut décrire brièvement l'incapacité, afin de permettre auxofficiers d'administration du personnel de statuer surl'emploi de l'intéressé. Il conviendrait que les officiersdu service de santé demeurent en liaison étroite avec leservice d'administration du personnel, afin de s'assurer quele militaire assujetti à certaines restrictions médicalesest affecté au meilleur emploi possible, tant pour son bienpersonnel que pour les intérêts des Forces..La libération constituait donc une mesure trop radicale. Lapolitique des FAC en matière de restrictions médicales permet l'applicationde mesures d'accommodement, pourtant les intimées n'ont jamais faitd'effort en ce sens pour M. Thwaites.

VII CONCLUSION

En conclusion, la véritable question que le tribunal doittrancher est celle de savoir si les FAC, intimées, pouvaient (et si ellesauraient d ) s'informer davantage auprès du docteur Schlech, de la docteureJohnston et de M. Thwaites lui-même après que leur personnel médical nonspécialisé eut pris connaissance de la lettre du docteur Schlech datée du12 novembre 1987. Le tribunal doit déterminer, subsidiairement, si les FACpouvaient (et si elles auraient d ) inviter le docteur Schlech, la docteureJohnston ou M. Thwaites lui-mêmes à comparaître devant le CRMC afind'assurer une possibilité convenable d'examen individualisé.Le tribunal doit donc déterminer si ces mesures auraient établi,en matière d'examen individualisé, une norme supérieure aux exigences de laLoi et, par conséquent, trop rigoureuse.

>-- 44 -

Pour se prononcer, le tribunal a examiné les faits suivants qui,à première vue, expliquent que les FAC se soient reposées sur la lettreécrite par le docteur Schlech le 12 novembre 1987 :

  1. L'armée est une vaste organisation, mais elle ne comptait pasd'infectiologue en poste à la base de Halifax. Il était doncraisonnable que, pour l'évaluation de l'état de santé deM. Thwaites, elle s'appuie sur les rapports émanant d'expertscivils.
  2. Les FAC ont dirigé M. Thwaites vers le principal spécialiste dela Nouvelle-Écosse dès qu'elles ont été mises au courant del'état de séropositivité de M. Thwaites.
  3. Avant de recevoir la lettre du docteur Schlech plaçantM. Thwaites dans une catégorie où il était nécessaire (ousouhaitable) qu'il prenne un médicament expérimental, les FACn'ont pris aucune mesure de destitution à l'égard du plaignant enraison de son état de séropositivité.
  4. Les docteurs Schlech et Johnston de même que le professeurWainberg ont tous reconnu, dans leur témoignage, qu'il étaitindiqué (et, en fait, dans l'intérêt de M. Thwaites) deprivilégier, en cas de doute, un diagnostic qui permettrait aupatient d'avoir accès au seul médicament connu, savoir l'AZT.C'est pourquoi la lettre du 12 novembre 1987 le décrivait commesymptomatique; elle n'abordait pas, toutefois, la question dudoute qui, de l'avis du tribunal, subsistait à ce moment-là dansl'esprit du docteur Schlech (et peut-être dans celui de ladocteure Johnston).
  5. Bien que le docteur Schlech ait déclaré, dans son témoignage,qu'il ne voyait aucun problème à ce qu'un patient prenant del'AZT serve en mer (à la condition que certaines exigences soient.remplies), il n'a jamais fait part de cette opinion aux FAC.
  6. Il n'y a pas de preuve directe indiquant que M. Thwaites lui-mêmese demandait si le fait qu'il était traité à l'AZT entraîneraitinéluctablement son licenciement; la seule preuve soumise autribunal établit qu'il se demandait si le régime d'avantagessociaux des FAC couvrirait le co t de l'AZT, car ce traitementétait alors expérimental.
  7. Les médecins des FAC, à qui le docteur Schlech faisait rapport,n'étaient pas autant en mesure que ce dernier de comprendre lasignification des renseignements qui leur étaient transmisconcernant l'état de M. Thwaites, c'est-à-dire s'il étaitsymptomatique ou asymptomatique.
  8. Il n'est pas facile pour les médecins-experts de se reporter, en1992, au niveau de connaissance médicale qui existait concernantle VIH et l'AZT au moment où les lettres ont été écrites et où>-- 45 -les décisions ont été prises au sujet de la santé et de l'emploidu plaignant.

Relativement aux faits, le tribunal, gardant à l'espritl'objectif visé par la loi applicable, conclut toutefois que les FAC n'ontpas poussé assez loin leurs efforts et n'ont pas fait tout ce qu'elles ontpu pour arriver à une évaluation correcte et raisonnable de la situation.Leur évaluation de l'état de santé du plaignant a été tronquée et ellesn'ont pas établi si, en cas d'urgence médicale imprévue, celui-ci courait,du fait de sa maladie, des risques substantiellement supérieurs aux dangersauxquels les marins n'ayant pas de déficience s'exposaient habituellementen allant en mer, loin de toute installation hospitalière ou de soinsspécialisés. Essentiellement, la décision du CRMC de l'exclure des Forcesne reposait pas sur les renseignements médicaux, scientifiques etstatistiques les plus documentés et les plus à jour. Aucune évaluationindividualisée n'a été faite afin de déterminer comment il fonctionnait auxdivers stades de la maladie. Qui plus est, les FAC n'ont pas démontréqu'il ne leur était pas raisonnablement et pratiquement possible de tenircompte des besoins de M. Thwaites sans faire courir de risquesinacceptables à ce dernier ou à d'autres personnes. Elles n'ont pas établinon plus qu'elles n'ont pu trouver une solution raisonnable et pratiqueautre que la destitution. En conséquence, M. Thwaites a établi le bien-fondéde sa plainte.

VIII RÉPARATION

Le tribunal doit, en dernier lieu, trancher la question de laréparation et, en particulier, celle de l'indemnisation relative à la pertede salaire et aux dépenses et de l'indemnité spéciale exigible par suite dela violation de la Loi par les FAC.

a) La perte de salaire

L'avocate du plaignant a indiqué, au début de l'instruction,qu'elle réclamerait des dommages-intérêts pour les pertes financières etles souffrances morales subies par son client par suite de sonlicenciement. L'essentiel de la preuve soumise au tribunal relativement à.la question de la perte de salaire provient du témoignage de deux actuaireschevronnés jouissant d'une excellente réputation.

L'avocate de M. Thwaites a cité M. Brian Burnell en qualité detémoin expert en matière actuarielle pour qu'il dépose sur la perte derevenus passée et future subie par le plaignant. En contre-preuve,l'avocat des FAC a fait témoigner M. Michael Cohen. Les experts avaienttous deux préparé des rapports très détaillés et ils ont expliqué leurshypothèses et leurs calculs au tribunal en témoignant de vive voix. Letémoignage de M. Burnell repose sur trois documents soumis comme pièces C1,C3 et C7, celui de M. Cohen est résumé dans les pièces R32, R33 et R34.Les deux experts s'entendent sur l'interprétation des donnéesstatistiques et ils sont également d'accord sur l'utilisation du scénariointermédiaire de transition entre la séropositivité et le sida commehypothèse raisonnable de travail pour leurs calculs respectifs (voir la>-- 46 -transcription,à la p. 3103). Tous deux ont également indiqué au tribunalqu'ils n'avaient pas tenu compte des renseignements médicaux subjectifsayant trait à la maladie du plaignant (voir la transcription, aux p. 3091à 3095 et 3106).

b) La perte de revenus passée

L'opinion des actuaires diffère quelque peu au sujet de la pertede revenus passée (soit jusqu'au mois de juin 1992). D'après les calculsde M. Burnell, celle-ci s'élevait à 112 734 $, alors que M. Cohenl'établissait à 97 132,99 $. D'après le tribunal, trois facteursexpliquent cet écart. Premièrement, M. Burnell a présumé que M. Thwaitestouchait une paye de service en mer 100 % du temps. Deuxièmement, leschiffres utilisés pour les revenus des années 1989 à 1992 varientlégèrement (voir la transcription, aux p. 3116 à 3119). Finalement, lerapport de M. Burnell (pièce B, cote C7) comportait une légère erreur decalcul.

Le tribunal est convaincu que, relativement à cette fraction dela perte de revenus subie par M. Thwaites, il convient de retenir leshypothèses et les calculs de M. Cowen plutôt que ceux de M. Burnell. Letribunal conclut donc, sous réserve de la suite de son adjudication, que lasomme de 97 132 $ constitue la meilleure preuve actuarielle de la perte derevenus subie par M. Thwaites au mois de juin 1992.

c) La perte de revenus future

Les calculs des experts diffèrent de façon substantielle quant àla perte de revenus future. Monsieur Burnell l'estime aux alentours de150 000 $ (après quelques rectifications apportées à la suite du témoignagede M. Cohen) et M. Cohen l'établit à 66 218 $. Encore une fois, l'écartest attribuable aux différentes hypothèses retenues par chaque actuaire(quelquefois, sur les instructions de l'avocat). Voici, en résumé, cesdifférences :

  1. Monsieur Burnell a présumé que M. Thwaites recevait unerémunération de service en mer 100 % du temps; pour M. Cohen, lepourcentage était de 75 % (voir la transcription, à la p. 3108);.
  2. Monsieur Burnell a supposé que M. Thwaites monterait en grade parvoie de promotion automatique, alors que M. Cohen n'a pas faitcette hypothèse, estimant que l'avancement de M. Thwaitesdépendrait également d'autres facteurs comme l'existence d'unposte correspondant au grade (voir la transcription, à lap. 3107);
  3. Le montant du revenu tiré d'un autre emploi, au magasin vidéo ouailleurs, était plus élevé dans l'hypothèse de M. Cohen (voir latranscription, à la p. 3128);
  4. Les témoins experts n'ont pas utilisé le même facteurd'actualisation des intérêts. M. Cohen a fait l'hypothèse d'un>-- 47 -taux de rendement réel de 6 % diminuant graduellement jusqu'à3,5 % sur cinq ans et d'un taux d'inflation de 4,5 % (voir latranscription, aux p. 3139 à 3141);
  5. Monsieur Cohen a présumé que c'est en 1983 que M. Thwaites a étéinfecté par le VIH, alors que M. Burnell a fait la suppositionque c'était en 1984 (voir la transcription, à la p. 3178);
  6. Dans son rapport, M. Cohen n'a pas tenu compte du fait que lesdépenses médicales excédant 3 % du revenu étaient déductiblesd'impôt (voir la transcription, à la p. 3153).

A cause de ces différences dans leurs prémisses, les experts ontformulé des conclusions dont l'écart est d'environ 100 000 $. Encore unefois, le tribunal estime que les hypothèses et les calculs de M. Cohencadrent mieux avec les faits que ceux de M. Burnell. Par conséquent, ildétermine (sous réserve des conclusions qui suivront) que la meilleurepreuve actuarielle de la perte de revenus future de M. Thwaites (les pertessubies à compter du mois de juin 1992) établit celle-ci à 66 218 $.

d) Les facteurs non considérés par les actuaires

Certains facteurs, que le tribunal estime pertinents, n'ont pasété pris en considération par les actuaires. Ni M. Cohen ni M. Burnelln'ont traité comme un facteur de réduction la possibilité que M. Thwaitesquitte son emploi dans les FAC pour une raison autre que la séropositivité(voir la transcription, à la p. 3181). Cependant, les nombreux témoins desFAC qui ont déposé devant le tribunal, et M. Thwaites lui-même, ont indiquéclairement que le plaignant était déçu de la vie militaire en 1985 et avaitdemandé sa libération (voir la pièce R1, onglet 11).

Pour le tribunal, la preuve relative à l'espérance de vie deM. Thwaites constitue peut-être un élément encore plus important, et ilsouhaitait disposer, à cet égard, de la preuve la plus à jour et la plusdocumentée possible afin de se prononcer sur le préjudice potentielrisquant de toucher sa vie professionnelle future. Sur cette question, lesdeux actuaires ont déclaré avoir utilisé des données scientifiques plusobjectives que subjectives et ne pas avoir tenu compte des opinionsmédicales exprimées au sujet du patient. (Le tribunal constate toutefoisque M. Cohen a signalé, à la p. 2 de son rapport, que l'état actuel deM. Thwaites pouvait indiquer que le scénario intermédiaire était tropoptimiste. Il se peut que des données scientifiques puissent constituer le.fondement approprié d'un rapport actuariel. Le tribunal, toutefois, doitlimiter l'indemnisation au seul préjudice causé par l'acte discriminatoireet les témoignages reçus des docteurs Schlech et Johnston et du professeurWainberg lui paraissent d'une grande utilité pour évaluer si le montant desdommages-intérêts proposé par les actuaires relativement à la perte derevenus future est raisonnable.

A cet égard, M. Cohen a, tout en reconnaissant qu'il n'en avaitpas tenu compte dans son rapport, affirmé, dans son témoignage, qu'au vu deses calculs, l'octroi de 66 218 $ en dommages-intérêts au titre de la pertede revenus future constituerait en fait une indemnisation couvrant cinq ans>-- 48 -(et visant donc une espérance de vie correspondante) à compter du mois dejuin 1992 (voir la transcription, à la p. 3187). D'après les chiffresutilisés par M. Burnell, celui-ci a pris comme hypothèse une espérance devie beaucoup plus longue que celle qui a servi à l'élaboration de l'opinionde M. Cohen. Le docteur Schlech a exprimé l'opinion que l'espérance de vied'une personne ayant le sida (suivant la définition actuellement proposée)et présentant les mêmes caractéristiques que M. Thwaites serait de 2,5 à3 ans (voir la transcription, à la p. 1930). Si on applique cettedéfinition aux faits de l'espèce, on peut dire que M. Thwaites a le sidadepuis le mois de février 1991, car il n'a pas été prouvé que le nombre deses cellules T ait dépassé 200 à compter de cette date. Suivant lesdonnées médicales les plus à jour, une espérance de vie de 2,5 à 3 ans àpartir de février 1991, donnerait donc (subjectivement parlant) uneespérance de vie de seulement 14 mois à partir de juin 1992. Enconséquence, le tribunal conclut qu'en matière de perte de revenus future,l'opinion de M. Cohen est la plus raisonnable des deux.

Le tribunal est d'opinion qu'il convient d'appliquer unedéduction pour événements imprévus au montant établi pour la perte derevenus passée (97 132 $) et future (66 218 $). Deux raisons militent enfaveur d'une telle déduction. D'abord, il faut tenir compte du fait queM. Thwaites aurait pu abandonner sa carrière au sein des FAC pour d'autresmotifs, avant ou après le mois de juin 1992. Ensuite, l'état de santéactuel du plaignant indique qu'une espérance de vie de cinq ans à partir dejuin 1992 peut, effectivement, sembler exagérément optimiste. Le tribunalréduit donc de 10 % les montants établis par calcul actuariel pour la pertede revenus passée et future. En conclusion, le tribunal estime raisonnabled'accorder la somme de 147 015 $.

L'avocate de M. Thwaites a aussi demandé, dans son argumentationécrite, que son client soit indemnisé des dépenses qu'il a assumées. Letribunal pense qu'exception faite des honoraires des actuaires, indemniserle plaignant pour les dépenses liées à sa faillite, à son automobile, auprêt consenti par ses parents ainsi que pour ses dépenses d'épicerie etautres équivaudrait à une double indemnisation, sans compter qu'il s'agitde dépenses très indirectes. Cet élément de sa demande de réparation est,par conséquent, rejeté.

e) L'indemnité spéciale

La question qu'il reste maintenant à trancher est celle del'indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi. Le tribunalreconnaît que le montant maximal payable est 5 000 $, mais vu l'épreuve quela tenue d'une audience de plus de vingt jours sur une période de sept mois.a fait traverser à M. Thwaites et à sa famille et vu la façon arbitrairedont les FAC ont traité le plaignant, le tribunal juge que l'octroi dumontant maximal prévu pour cette indemnité est indiqué pour réparer lepréjudice moral subi par M. Thwaites.

f) Les intérêts

Monsieur Thwaites a droit à des intérêts sur l'indemnité spéciale(5 000 $) à compter de la date du dépôt de la plainte. A l'égard du>-- 49 -montantadjugé pour la perte de revenus passée et future (147 015 $), leplaignant a droit à des intérêts à compter du mois de juin 1992, étantdonné que les intérêts courus avant cette date ont été inclus dans cemontant. Il s'agit d'intérêts simples calculés au taux préférentiel de laBanque du Canada.

g) Les dépens

Étant donné la complexité de la présente espèce, le tribunalestime que Me Reierson a joué un rôle très important et très utile enreprésentant M. Thwaites. Nous souscrivons à l'opinion du tribunal ayantrendu jugement dans l'affaire Grover c. Conseil national de recherches(T.D. 12/92) que le libellé de l'alinéa 53(2)c) de la Loi, qui confère autribunal le pouvoir d'indemniser la victime des dépenses entraînées parl'acte, est assez large pour englober le pouvoir d'adjuger les dépens.Dans l'affaire précitée, le tribunal a statué, à la p. 91 :

Si les réparations ont pour but d'indemniser intégralementet suffisamment le plaignant qui a été victime d'actesdiscriminatoires, alors à coup s r la conséquence queconstituent les dépens fait partie intégrante d'uneréparation adéquate pour le plaignant qui a gain de cause.Compte tenu des circonstances de l'espèce, le tribunal ordonnedonc aux FAC de défrayer le plaignant des dépens raisonnables qu'il aassumés, y compris des honoraires payés aux actuaires aux fins de laprésente affaire. Si les parties ne peuvent s'entendre au sujet de cemontant, les dépens seront évalués suivant le barème de la Cour fédérale.

h) La nature de l'ordonnance

Le tribunal ordonne aux FAC :

  1. de verser à M. Thwaites, en vertu du paragraphe 53(2) de laLoi, la somme de 147 015 $ pour perte de revenus passée etfuture, avec intérêts à compter du mois de juin 1992;
  2. de verser à M. Thwaites la somme de 5 000 $ au titre del'indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi,avec intérêts à compter de la date de la plainte;>-- 50 –
  3. de défrayer M. Thwaites du montant des dépens raisonnables.qu'il a assumés, y compris des honoraires d'actuaires.

FAIT le de mai 1993.

SIDNEY N. LEDERMAN (président)

GILLIAN D. BUTLER

ROGER BILODEAU

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