Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

MICHELINE MONTREUIL

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES CANADIENNES

l'intimée

DÉCISION SUR REQUÊTE

2008 TCDP 32
2008/07/22

MEMBRE INSTRUCTEUR : Karen A. Jensen

[1] Il s'agit d'une ordonnance au sujet du processus à suivre pour terminer l'instruction de la plainte de Micheline Anne Montreuil contre les Forces canadiennes (FC).

[2] Mme Montreuil se considère comme une personne transgenre. Elle est née de sexe masculin et s'est appelée Pierre Montreuil jusqu'au milieu ou à la fin des années 90, lorsqu'elle a entamé le processus pour devenir une femme. Elle n'a pas terminé ce processus.

[3] D'avril 1997 à août 1999, la plaignante a servi dans les FC comme membre masculin de la Première réserve du Régiment des Voltigeurs de Québec. En 1999, on a accordé à la plaignante une libération volontaire des FC. La même année, la plaignante a postulé, comme femme, pour un réenrôlement dans les Forces canadiennes. Sa demande de réenrôlement et d'emploi au sein des FC a été rejetée en 2002.

[4] Mme Montreuil a présenté une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne le 23 octobre 2002 dans laquelle elle soutenait que sa demande de réenrôlement et d'emploi a été rejetée en raison de son sexe ou d'une invalidité perçue. Les FC ont répondu que Mme Montreuil ne satisfaisait pas aux exigences médicales du réenrôlement et qu'elle n'avait pas établi que les circonstances avaient changé depuis sa libération en 1999 de manière à justifier son réenrôlement dans les FC.

[5] Le membre du Tribunal, Pierre Deschamps, a commencé l'audience à ce sujet le 23 octobre 2006. L'audience s'est terminée le 21 décembre 2007. Le 9 février 2008, le statut de M. Deschamps à titre de membre du Tribunal canadien des droits de la personne, attribué par décret, a pris fin. Il n'a pas été renommé et le paragraphe 48.2(2) de la Loi canadienne des droits de la personne (la Loi) n'a pas été mis en application par le président du Tribunal pour permettre à M. Deschamps de terminer l'instruction de l'affaire en l'espèce.

[6] Le président a attribué l'affaire au vice-président du Tribunal pour qu'il gère l'instance. Le 13 mai 2008, le vice-président a invité les parties à examiner la possibilité de tenir une conférence de règlement à l'amiable pour discuter des options de règlement du différend. L'intimée a refusé l'invitation. Le vice-président a alors demandé aux parties de présenter des observations au sujet de la procédure à suivre pour conclure l'instruction.

[7] La plaignante et la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) proposent que l'affaire soit instruite par un autre membre, qui se fonderait sur l'examen des transcriptions, de la preuve documentaire et des enregistrements vocaux des témoignages. Si nécessaire, certains des témoins pourraient être appelés à nouveau pour témoigner, si le membre estime que c'est indiqué.

[8] En revanche, l'intimée est d'avis que les principes de justice naturelle, et particulièrement la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher, exigent que l'affaire soit instruite au complet de novo. L'intimée n'accepte pas que le nouveau membre instruise la plainte en se fondant sur la preuve documentaire, les transcriptions et les enregistrements vocaux de l'audience qui s'est déroulée devant le membre Deschamps.

[9] Le principe selon lequel il appartient à celui qui entend la cause de la trancher exige que toute personne qui participe à une décision doit avoir entendu les témoignages et les observations des parties de la façon dont la loi le prévoit (Doyle c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1 C.F. 362 (C.A.F.). Ce principe est un élément important de la règle audi alteram partem de la justice naturelle (au sujet de l'obligation d'équité du tribunal) et personne ne s'oppose à son application en l'espèce (Syndicat international des travailleurs du bois d'Amérique, section locale 2-69 c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282).

[10] Le principe selon lequel il appartient à celui qui entend la cause de la trancher exige-t-il la tenue d'une nouvelle audience, ou l'affaire peut-elle être réentendue en fonction du dossier antérieur? Tant les précédents judiciaires que les décisions des tribunaux administratifs penchent en faveur d'une instruction de novo lorsqu'une ou plus d'une partie n'accepte pas que la nouvelle audition se fasse en fonction du dossier de l'audience antérieure.

[11] Par exemple, dans Beauregard c. Québec (Commission de la fonction publique), 1987 CanLII 786 (Q.C. C.A.), la Cour d'appel du Québec a conclu qu'il y avait eu manquement à la justice naturelle parce que la Commission de la fonction publique avait nommé un nouveau commissaire pour entendre une plainte de congédiement injustifié, alors que l'instruction était à mi-chemin, même si la transcription des témoignages avait été fournie au nouveau commissaire.

[12] Dans Moyer c. Nouveau-Brunswick (Commission de la santé, de la sécurité et de l'indemnisation des accidents du travail), 2008 CANB 41, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick a examiné une décision du Tribunal d'appel du Nouveau-Brunswick. Le Tribunal d'appel avait entendu les observations au sujet de la réception de nouvelles preuves, puis il avait ajourné l'audience. Lorsque l'instruction a repris, deux des membres du tribunal original avaient été remplacés par deux nouveaux membres. La Cour d'appel a conclu que le fait qu'un nouveau tribunal rende une décision sur la plainte de M. Moyer, sans l'avoir avisé au préalable du changement dans la composition du tribunal, constituait un manquement à l'équité procédurale et elle lui a donné la possibilité de recommencer l'audience au complet.

[13] La Cour fédérale a annulé une décision d'un tribunal de la Commission nationale des libérations conditionnelles composé de sept membres dans O'Brien c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1984] 2 C.F. 314, parce que quatre des membres du tribunal n'étaient pas présents lors de l'entrevue. Les quatre membres avaient fondé leur décision exclusivement sur le dossier écrit. La Cour fédérale a conclu qu'il s'agissait d'un manquement à la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher.

[14] Les tribunaux des droits de la personne ont appliqué cette jurisprudence pour décider s'ils avaient l'obligation de réentendre une affaire de novo lorsqu'une partie refuse que l'affaire soit instruite sur la base du dossier antérieur. Par exemple, dans Salvadori c. British Columbia (Ministry of Health), [1996] B.C.C.H.R.D. no 33 (Q.L.), le Council of Human Rights de la Colombie-Britannique a décidé que l'instruction de la plainte d'un certain nombre de médecins devait recommencer lorsqu'un membre qui était présent depuis le début de l'instruction s'est trouvé incapable de continuer. Les témoignages avaient été enregistrés et des transcriptions de l'audience étaient disponibles. Cependant, les parties n'étaient pas toutes prêtes à poursuivre en se fondant sur les transcriptions. Après avoir examiné attentivement toutes les observations et toute la jurisprudence, le membre Patch a conclu que le fait de poursuivre l'instruction en se fondant sur les transcriptions des témoignages, sans le consentement de toutes les parties, constituerait un manquement aux règles de la justice naturelle.

[15] Dans Davis c. City of Toronto, 2008 HRTO 15, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario a décidé que le principe d'audi alteram partem exigeait la tenue d'une nouvelle instruction lorsque le membre ayant commencé l'instruction était incapable de la terminer. Les notes de l'avocat de la Commission et du membre qui avait instruit la première partie de l'affaire constituaient le seul dossier écrit de la procédure. Les parties n'ont pas convenu que la nouvelle membre pouvait utiliser les notes au lieu d'instruire l'affaire de novo.

[16] La nouvelle membre a mentionné que l'affaire soulevait des questions graves au sujet du droit du plaignant d'être embauché comme pompier par la ville. L'affaire portait sur l'application de la législation en matière de droits de la personne, dont la nature quasi constitutionnelle a été reconnue. Les faits portant sur le processus d'embauche, ainsi que l'état de santé du plaignant, étaient contestés et la crédibilité du plaignant était en question. La nouvelle membre a déclaré que ce type d'affaire faisait toujours l'objet d'une audience orale devant le Tribunal, présidée du début à la fin par la même formation du tribunal. Par conséquent, elle a conclu qu'il ne serait pas approprié de se fonder sur les notes manuscrites pour constituer un dossier officiel de l'instance. Elle n'était pas convaincue que la reprise de l'audience, à mi-chemin dans les témoignages, respecterait les principes de l'équité procédurale.

[17] Je suis d'avis que les affaires Davis et Salvadori sont révélatrices. Comme pour les tribunaux de l'Ontario et de la Colombie-Britannique, le Tribunal a le mandat, prévu par la loi, de rendre une décision finale dans les plaintes portant sur des droits quasi constitutionnels. Les décisions du Tribunal, ainsi que son processus de prise de décision, sont de nature semblable à une procédure judiciaire.

[18] La Commission et la plaignante soutiennent que, compte tenu de la ressemblance entre le processus de prise de décision du Tribunal et celui d'une procédure judiciaire, le Tribunal peut adopter l'approche utilisée par les cours et les autres tribunaux d'instances quasi judiciaires lorsqu'ils se trouvent dans des situations semblables à celle en l'espèce.

[19] Par exemple, les Règles des Cours fédérales permettent au juge en chef de remplacer un juge dans une affaire et d'ordonner une nouvelle audience ou instruction, selon les modalités qu'il estime équitables (article 39 des Règles des cours fédérales). Cependant, il semble qu'à ce jour, aucune jurisprudence n'existe dans laquelle cette règle a été interprétée.

[20] De plus, les Règles des Cours fédérales ne contiennent pas de disposition législative claire pour indiquer que le Tribunal, par opposition à la Cour fédérale, a le pouvoir d'abroger les règles d'équité procédurale. Dans un même ordre d'idées, les Rules of Court de la Colombie-Britannique, sur lesquelles la cour s'est fondée dans la décision Garbutt c. Burbank, 2000 BCSC 13, et le Code de procédure civile du Québec, qui a été cité dans la décision Commission de reconnaissance des associations d'artistes et des associations des producteurs (13 janvier 2006, Dossier : 2000-0193 (AD) (non publiée)), ne donnent pas au Tribunal le pouvoir d'abroger ou de modifier les règles de la justice naturelle ou de l'équité procédurale sans l'accord des parties.

[21] La Commission a invoqué ces deux décisions à l'appui de son argument selon lequel le Tribunal pouvait poursuivre l'instruction en se fondant sur les transcriptions, sans que toutes les parties ne donnent leur consentement. Cependant, la jurisprudence est claire : les règles de la justice naturelle ne peuvent être abrogées que par une disposition législative claire (Kane c. Le conseil d'administration de l'université de la Colombie-Britannique (1980), 18 B.C.L.R. 124 (CSC), au paragraphe 135). Les règles applicables aux cours relevant d'autres ressorts ne donnent pas au Tribunal une compétence législative claire pour abroger les règles de la justice naturelle.

[22] Cependant, la question reste de savoir si le Tribunal peut instruire à nouveau l'affaire en se fondant sur une partie, ou sur la totalité, du dossier antérieur si les parties y consentent. L'intimée, citant la décision Doyle, précitée, soutient que le Tribunal ne peut pas le faire. L'affaire Doyle portait sur le contrôle judiciaire d'un rapport préparé par une commission établie en vertu de la Loi sur les corporations canadiennes au sujet d'allégations de fraude que M. Doyle aurait commise. M. Doyle n'était pas présent aux audiences, mais il était représenté par un avocat pendant une partie de la procédure. L'avocat de M. Doyle s'est absenté lors de la dernière partie de la procédure afin de protester contre la façon dont la procédure s'était déroulée. M. Doyle a présenté une demande de contrôle judiciaire du rapport dans lequel il était soutenu qu'il y avait eu de nombreux problèmes lors de la procédure, entre autres le fait que deux des trois personnes qui avaient signé le rapport n'étaient pas présentes à toutes les audiences. La Cour d'appel fédérale a conclu que ce manquement à l'équité procédurale suffisait à annuler le rapport. Il y avait eu violation de la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher.

[23] La Cour d'appel a déclaré que la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher affecte la compétence du décideur. Pour cette raison, la violation de cette règle peut être invoquée même par un plaideur qui a renoncé à son droit à une audience devant la cour qui l'a jugé. Par conséquent, un défendeur qui volontairement ne se présente pas à l'audience renonce au droit d'être entendu. Cependant, il ne renonce pas au droit d'être jugé par un décideur qui a entendu la preuve.

[24] Dans le texte Practice and Procedure Before Administrative Tribunals (pratique et procédure devant les tribunaux administratifs), les auteurs Robert Macaulay et James Sprague sont d'avis que la décision Doyle ne défend pas l'idée que les principes de justice naturelle ne permettent pas à une partie de renoncer, par choix volontaire et informé, à une audience complète de l'affaire. En fait, la décision propose plutôt que le fait de renoncer au droit à une audience ne constitue pas un renoncement à l'obligation du décideur d'avoir lui-même examiné la preuve et les observations qui lui ont été présentées, même si une partie a choisi de ne pas présenter de preuve ou d'observation elle-même (aux pages 22-22 à 22-24). La décision fait aussi valoir que le renoncement à certains aspects de la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher doit être explicite.

[25] Macaulay et Sprague soutiennent que, comme pour d'autres aspects du principe audi alteram partem, tels que la partialité, il devrait être possible de renoncer à la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher. Ils expliquent :

[traduction]

Le franc-jeu est fonction des circonstances dans lesquelles il se trouve, et un manquement à la règle selon laquelle il appartient à celui qui entend la cause de la trancher peut difficilement être considéré comme une injustice envers une partie qui a renoncé à son application. Je ne vois aucune objection socio-politique au fait qu'un demandeur choisisse volontairement et sciemment qu'un décideur tranche sa demande sans avoir personnellement entendu la preuve. Par exemple, une personne pourrait accepter qu'un décideur examine les transcriptions des procédures antérieures. Ce choix peut être louable lorsque les délais et les dépenses inhérentes aux nouvelles auditions de plaintes peuvent être évités, dans les instances où une nouvelle audience n'a pas d'objectif pratique. (Sprague et Macaulay, à la page 22-23) (Non souligné dans l'original.)

[26] Je souscris à cette explication. À mon avis, rien n'empêche les parties de s'entendre pour que certaines parties de la transcription soient présentées en preuve. En effet, l'alinéa 50(3)c) de la Loi autorise le Tribunal à recevoir des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu'il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

[27] Dans les décisions Davis et Salvadori, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario et le Council of Human Rights de la Colombie-Britannique ont souligné que leur décision ordonnant la tenue d'une audience de novo ne signifie pas qu'il faut un témoignage oral pour chaque aspect de l'affaire si les parties ont convenu d'autres modalités. Les membres ont encouragé les parties à conclure une entente sur la façon dont la preuve serait présentée au tribunal. Dans l'affaire Davis, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario a déclaré que, parmi les choix qui s'ouvraient à elles, les parties pouvaient utiliser les notes du membre précédent comme fondement pour produire une preuve ou un énoncé des faits conjoints, ou comme fondement pour présenter des affidavits à titre de preuve principale. Dans les deux cas, les parties devaient présenter des preuves et effectuer des contre-interrogatoires sur les points sur lesquels elles ne s'étaient pas entendues. Dans l'affaire Salvadori, le membre Patch a proposé que les documents et les témoignages non litigieux de l'audience antérieure soient présentés dans le dossier écrit de cette audience.

[28] En l'espèce, il est évidemment dans l'intérêt de toutes les parties que l'affaire soit résolue rapidement et de façon équitable. L'audience en l'espèce a duré 97 jours. Il ne fait aucun doute, à mon avis, que l'affaire peut être instruite de nouveau en un temps beaucoup plus court. Une grande partie des témoignages et des documents n'est pas en litige. Il est même possible que les parties arrivent à s'entendre pour que l'interrogatoire principal des témoins non experts soit présenté en preuve par le dépôt des transcriptions et que le contre-interrogatoire des témoins ait ensuite lieu verbalement. Les parties doivent toutes faire un effort de bonne foi pour arriver à une entente au sujet de la preuve documentaire et des témoignages qui ne sont pas contestés et qui n'ont pas à être présentés de la même façon que lors de l'audience antérieure.

[29] Le gestionnaire d'instance rencontrera les parties afin d'essayer d'en venir à une entente quant aux éléments de preuve présentés à l'audience antérieure qui pourraient être produits à la nouvelle audience sans nécessiter de témoignages de vive voix.

Signée par

Karen A. Jensen

OTTAWA (Ontario)

Le 22 juillet 2008

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1047/2805

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Micheline Montreuil c. Forces canadiennes

DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE
DU TRIBUNAL :

Le 22 juillet 2008

ONT COMPARU :

Micheline Montreuil

Pour elle-même

Ikram Warsame

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Guy Lamb / Claude Morissette

Pour l'intimée

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