Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 20/93 Décision rendue le 29 octobre 1993

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

SHAINUL KAMANI

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Sidney N. Lederman, c.r. Président

ONT COMPARU : Odette Lalumière Avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

Zygmunt Machelak Avocat de la Société canadienne des postes

DATES ET LIEUX DE L'AUDIENCE : Les 13 et 14 avril 1993 - Ottawa (Ontario)

Les 11, 12 et 13 août 1993 - Toronto (Ontario)

TRADUCTION

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LA NATURE DE LA PLAINTE

Monsieur Maurice Bruce, directeur du service Finances et administration de l'intimée, la Société canadienne des postes (la Société), a obligé la plaignante, Shainul Kamani, à démissionner de son poste de secrétaire le 5 juin 1987. La plaignante a en conséquence déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne.

Les motifs de discrimination invoqués au départ par la plaignante contre la Société et Maurice Bruce étaient fort différents de ceux qu'elle a fait valoir devant le présent tribunal. Le 1er mars 1988, elle a signé une plainte dans laquelle elle alléguait que l'intimée l'avait congédiée par suite de discrimination fondée sur le sexe; en effet, l'intimée se serait débarrassée d'elle parce qu'elle était enceinte. Le 16 janvier 1989, la plainte a été modifiée pour y ajouter un nouveau motif de discrimination, la déficience, la plaignante attribuant son licenciement au fait qu'elle s'était blessée au dos. Le 18 août 1989, la plaignante a encore une fois modifié sa plainte pour y alléguer qu'elle avait fait l'objet de discrimination fondée sur la race, sur la couleur et sur l'origine nationale ou ethnique, en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Au début de l'audience, les allégations de discrimination fondée sur le sexe et sur la déficience ont été abandonnées et seule l'allégation de discrimination raciale a été retenue.

LES FAITS

La plaignante est née en Tanzanie et elle a immigré au Canada en 1975. Après avoir travaillé pendant un certain temps comme secrétaire juridique, elle a obtenu un emploi à la Société en 1982 et elle y a gravi les échelons jusqu'au poste de secrétaire de niveau 2 (SCY 2, sous sa forme abrégée). Elle assurait des services généraux de secrétariat pour environ cinq cadres et surveillants et, lorsque c'était nécessaire, elle remplaçait la secrétaire du directeur du service Finances et administration. Maurice Bruce est devenu directeur de ce service en août 1985. La plaignante remplaçait sa secrétaire habituelle, Nancy Kemp, lorsque celle-ci s'absentait. En règle générale, ces remplacements étaient d'une courte durée et il semble que la plaignante entretenait de bonnes relations de travail avec M. Bruce.

Toutefois, M. Bruce l'a informée, après qu'elle eut remplacé Mme Kemp pendant une période de trois semaines en octobre et en novembre 1986, qu'il avait reçu plusieurs plaintes au sujet de son rendement. Comme la plaignante remplaçait une secrétaire d'un niveau supérieur, elle avait droit à un taux de rémunération plus élevé à condition que son rendement soit satisfaisant et que son surveillant signe une autorisation de rémunération provisoire. M. Bruce a toutefois refusé de signer cette autorisation tant que son travail n'aurait pas été contrôlé par sa secrétaire habituelle.

La plaignante a déclaré dans sa déposition qu'elle avait eu l'impression par la suite que M. Bruce la surveillait continuellement.

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Le 23 janvier 1987, M. Bruce a encore une fois vérifié le rendement au travail de la plaignante. Il lui a reproché de laisser beaucoup de fautes de frappe dans les lettres, d'utiliser le téléphone à des fins personnelles et de s'absenter trop souvent.

Le 4 février 1987, M. Bruce a fait parvenir à la plaignante une lettre dans laquelle il réitérait ses critiques et lui accordait soixante jours pour améliorer son rendement, sinon elle perdrait son emploi.

Le 18 février 1987, la plaignante a tenté de répondre par écrit aux critiques de M. Bruce. Elle affirmait dans sa lettre qu'aucun des cadres pour lesquels elle travaillait ne s'était plaint directement de son travail, qu'elle avait de la difficulté à bien faire ses corrections d'épreuves en raison des nombreuses tâches dont on la chargeait et qu'elle était moins souvent absente.

Le 31 janvier 1987, la plaignante s'était blessée au travail et elle était depuis incapable de travailler à temps plein. Elle n'a travaillé que de façon irrégulière au cours des deux mois suivants et elle est retournée au travail, à temps partiel, le 6 avril 1987. Ce même jour, elle a recontré M. Bruce qui lui a déclaré que son nouveau surveillant serait Allen Hanlon et qu'il suivrait de près son rendement.

Le 5 juin 1987, la plaignante a été convoquée à une rencontre avec MM. Bruce et Hanlon qui lui ont déclaré qu'étant donné qu'il n'y avait eu aucune amélioration, elle devrait soit démissionner soit être congédiée. Elle a remis une lettre de démission et elle a accepté l'indemnité de départ qui lui a été offerte.

LES MOTIFS DU CONGÉDIEMENT

Une bonne partie de la preuve concernait directement la compétence de la plaignante comme SCY 2. Il ne fait aucun doute qu'elle avait un problème de rendement qui a commencé en 1985 et a persisté jusqu'au moment de son départ. Son rendement n'a jamais été satisfaisant que ce soit lorsqu'elle occupait le poste de SCY 2 ou lorsqu'elle effectuait un remplacement au poste de SCY 3. Qui plus est, les critiques formulées au sujet de son rendement au travail ne provenaient pas uniquement de M. Bruce. Les autres cadres pour lesquels elle travaillait de façon plus régulière (c'est-à-dire John Freeman, John Adams, Len Gilmore et Roy Baxter) ont tous déclaré dans leurs témoignages qu'ils avaient des sujets de plainte au sujet de son travail, particulièrement en ce qui concerne son incapacité de gérer son temps et de déterminer l'ordre de priorité du travail, sa connaissance de la dactylographie, ses nombreux bavardages et ses appels téléphoniques d'ordre personnel. Non seulement avaient-ils ces griefs à son endroit, mais ils lui en avaient parlé à diverses reprises. De plus, Len Gilmore et Roy Baxter ont tous les deux déclaré qu'ils n'engageraient pas la plaignante comme secrétaire aujourd'hui.

Il semble que la plaignante n'a tout simplement pas voulu reconnaître qu'elle avait un problème de rendement constaté non seulement

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par M. Bruce mais aussi par presque toutes les personnes pour lesquelles elle avait travaillé. Lorsqu'elle a été congédiée, elle a considéré que le problème devait résider ailleurs, c'est-à-dire qu'elle devait avoir perdu son emploi parce qu'elle était enceinte ou, subsidiairement, parce qu'elle s'était blessée au dos. Tels étaient les motifs invoqués dans ses premières plaintes, mais la Commission n'a pas jugé qu'une enquête s'imposait.

La question de la race n'a pas été en cause tant que l'enquêteuse de la Commission, Linda Visser (Mariconda), ne l'a pas soulevée. La plaignante elle-même n'a pas parlé de discrimination raciale tant que Mme Mariconda ne lui y a pas fait penser. Mme Mariconda a déclaré dans son témoignage qu'elle reconnaissait que le rendement de la plaignante n'était pas entièrement satisfaisant. Toutefois, c'est par suite d'une interprétation sélective d'événements qui s'étaient produits au sein du service des Finances que Mme Mariconda avait le sentiment qu'on avait licencié la plaignante en raison de sa race. Elle a signalé qu'un certain nombre d'employés appartenant à des minorités visibles avaient quitté ce service et que cela lui donnait à penser que M. Bruce s'était lancé dans une sorte d'opération visant à débarrasser le service des minorités visibles. La plaignante a mentionné à l'enquêteuse les noms de huit personnes appartenant à des minorités visibles qui avaient été congédiées par M. Bruce. L'enquêteuse a rencontré et interrogé quatre de ces personnes, MM. John Freeman, John Adams, Peter Wright et Ted Santos. Trois de ces personnes ont témoigné devant le tribunal.

En ce qui concerne John Adams, il était évident que divers facteurs avaient entraîné son départ. M. Bruce et M. Adams avaient manifestement des conceptions différentes de l'ordre hiérarchique. M. Adams pensait qu'il devait pouvoir rendre des comptes directement au siège social à Ottawa sans passer par M. Bruce, même si la restructuration exigeait qu'il s'adresse d'abord à un cadre, puis à M. Bruce. Le rendement de M. Adams était inférieur à la norme et il était évident qu'il n'arrivait pas à s'adapter à la nouvelle orientation axée sur l'esprit d'équipe adoptée au sein du service. La preuve indiquait qu'il y avait eu séparation à l'amiable et que M. Adams avait décidé d'accepter la prime d'incitation au départ volontaire qu'on lui offrait. M. Adams a également déclaré dans son témoignage qu'il préférait à l'époque démissionner parce qu'il pensait que sa situation de chômeur jouerait en sa faveur dans une action en divorce l'opposant à son épouse. Ce qui est plus important, M. Adams a déclaré que, même s'il se pouvait que M. Bruce ne l'aimait pas, ce dernier n'avait jamais fait preuve de discrimination raciale à son endroit. M. Adams a affirmé qu'il n'avait pas quitté le service en raison de sa race.

Monsieur Adams a pu témoigner au sujet du rendement de la plaignante car celle-ci a effectué la plupart de ses travaux pendant un certain temps et parce qu'il a été son surveillant avant de quitter la Société. Il a déclaré que, lorsqu'elle a travaillé pour lui pour la première fois, son travail n'était pas bon et qu'elle commettait trop d'erreurs. De plus, elle avait certains problèmes de ponctualité, elle arrivait tard au travail le matin. Il lui reprochait également son

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absentéisme et le fait qu'elle passait trop de temps à lire des livres. Il a souligné que d'autres personnes, dont M. Bruce, avaient constaté ces problèmes. Il a toutefois estimé que, au moment où il a quitté la Société, il y avait eu une certaine amélioration, notamment en ce qui concerne les fautes de frappe.

Peter Wright a aussi témoigné. Il n'a eu que de bonnes paroles à l'endroit de M. Bruce et au sujet de leurs relations de travail au sein du service des Finances. Il a choisi de changer d'emploi parce qu'il estimait que son travail devenait trop administratif et qu'il souhaitait acquérir de l'expérience dans le domaine de la vérification interne. Il a déclaré sans équivoque dans sa déposition qu'il avait quitté son emploi de sa propre volonté et que sa race n'avait joué aucun rôle dans sa décision. Mme Mariconda a rencontré M. Wright qui lui a expressément déclaré qu'il était l'un des employés préférés de M. Bruce et qu'il avait quitté son emploi de son plein gré parce que celui-ci devenait trop administratif. Mme Mariconda n'a pas tenu compte des remarques de M. Wright et elle a préféré se laisser influencer par son opinion préconçue des événements.

John Freeman a déclaré dans sa déposition que, même si M. Bruce et lui-même avaient des méthodes de travail différentes, il n'avait jamais pensé un instant que sa race constituait un problème. C'était pour des raisons d'ordre personnel qu'il avait démissionné et accepté l'indemnité de départ volontaire, et cela n'avait absolument rien à voir avec des sentiments racistes à son égard. Il pensait qu'un emploi dans l'industrie manufacturière lui conviendrait davantage qu'un emploi dans le secteur tertiaire. Quant à la plaignante, M. Freeman a déclaré que son travail était de qualité moyenne, mais il estimait qu'elle avait des problèmes de gestion de son temps. Il avait formulé cette critique dans l'évaluation officielle qu'il avait faite du travail de la plaignante le 19 avril 1985 et il lui en avait également parlé en privé.

Ted Santos n'a pas témoigné, mais il ressort des dépositions d'autres témoins que les seuls motifs de son congédiement étaient ses excès de colère et son comportement menaçant à l'endroit de son supérieur immédiat. Mme Mariconda a été mise au courant du caractère et des menaces de M. Santos, mais elle n'a pas enquêté sur ce point pour déterminer s'il s'agissait des motifs véritables de son congédiement.

En conséquence, un examen de l'allégation selon laquelle d'autres personnes appartenant à des minorités visibles avaient perdu leur emploi en raison de leur race ou de leur couleur a démontré qu'elle n'était pas fondée.

Que reste-t-il donc de l'argument de la Commission selon lequel la plaignante aurait été congédiée en raison de sa race? Il semble que deux éléments démontreraient que la plaignante a reçu un traitement différent :

1) Il est allégué que M. Bruce aurait traité la plaignante différemment de Nancy Kemp en ce qui concerne les congés de deuil qu'elles ont pris par suite du décès malheureux de leur père. Elles auraient

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chacune pris un mois de congé pour régler leur situation respective et pourtant, seule la plaignante aurait fait l'objet de reproches pour s'être absentée trop longtemps.

La preuve indique qu'il y avait de bonnes raisons de faire une telle distinction. Nancy Kemp a déclaré dans sa déposition qu'il y avait eu de nombreux décès dans sa famille au cours de cette seule année et qu'elle avait pris au total un mois de congé, si l'on compte les diverses journées où elle a dû conduire son père à l'hôpital ou faire face à une situation d'urgence. Elle n'a pas pris ses congés consécutivement. De plus, elle a obtenu chaque fois l'autorisation de s'absenter et ses supérieurs connaissaient en tout temps le motif de son absence ainsi que la date de son retour au travail. Par contre, la plaignante a pris tous ses congés consécutivement. Ce qui est plus important, ni M. Bruce ni Mme Kemp ne savaient qu'elle s'était absentée pour ce motif; elle n'avait pas non plus indiqué combien de temps durerait son absence. La plaignante a toutefois déclaré dans son témoignage qu'elle en avait informé Ed Caswell, l'un de ses supérieurs, qui n'a pas pu témoigner parce qu'il est décédé depuis. Il est toutefois évident que ni Ed Caswell ni la plaignante n'ont informé qui que ce soit d'autre. Il est très peu probable que M. Caswell n'aurait pas informé les autres cadres de l'absence de leur secrétaire. De plus, une secrétaire ne pouvait pas prendre congé et se contenter d'en informer ensuite son supérieur. Il lui fallait tout d'abord demander une autorisation à cette fin, ce que la plaignante n'a jamais fait.

2) L'avocate de la Commission a tenté de s'appuyer sur le fait que Judith Samuels, la personne qui a remplacé la plaignante, appartenait à une autre minorité visible et qu'elle avait apparemment quitté son poste au service des Finances deux ans plus tard. Elle a laissé entendre que cette personne avait peut-être été obligée de quitter son emploi parce qu'elle appartenait à une minorité visible. Mme Samuels n'a pas témoigné, il est donc difficile de vérifier pourquoi elle est partie. Quoiqu'il en soit, la preuve indiquait que le poste de Mme Samuels avait été aboli par suite de la réorganisation effectuée partout au Canada au sein de la Société et que l'on a gardé Mme Samuels aussi longtemps que possible afin de lui permettre d'accepter l'indemnité de départ volontaire qui lui a été offerte, ce qu'elle a finalement fait. Ce qui est plus important, la question n'est pas le motif du départ de Mme Samuel. Ce qu'il convient de signaler c'est que M. Bruce a autorisé l'engagement de Mme Samuels, c'est-à-dire qu'il a remplacé une personne appartenant à une minorité visible par une autre personne appartenant à une minorité visible. Si, comme le laisse entendre la Commission, M. Bruce essayait de débarrasser le service des Finances des membres des minorités qui y travaillaient, pourquoi aurait-il engagé Mme Samuels?

En conséquence, l'allégation suivant laquelle la plaignante a été congédiée en raison de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique, n'est nullement fondée. Il a été démontré qu'il s'agit d'un argument tout à fait spécieux.

La présente affaire revêtait pour la plus grande partie les caractéristiques d'un congédiement injustifié. De nombreux éléments de

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preuve ont été produits au sujet de la compétence de la plaignante comme secrétaire. Il n'appartient pas au présent tribunal ni, en fait, à la Commission de déterminer si un employé a été congédié pour un motif justifié. Il est devenu très évident que la plaignante contestait les critiques qui avaient été formulées à son endroit, mais rien ne permet d'avancer qu'elle a fait l'objet de discrimination en raison de sa race ou de son origine ethnique.

Nous savons que, dans d'autres cas, la discrimination est souvent très subtile et que seul un examen de l'ensemble de la preuve circonstancielle par un tribunal permet de constater celle-ci. Néanmoins, il n'y a aucune preuve circonstancielle qui pourrait même vaguement donner lieu à une apparence de discrimination de la part de M. Bruce. En fait, d'autres éléments indiquent tout à fait le contraire :

  1. M. Bruce a eu, à de nombreuses occasions, le pouvoir d'empêcher la plaignante de remplacer sa secrétaire, mais il ne l'a jamais fait.
  2. Il a signé l'autorisation de rémunération provisoire la première fois que la plaignante a travaillé pour lui. Ce n'est que lorsque Mme Kemp s'est absentée pour une longue période en octobre et en novembre 1986 et qu'elle lui a fait part, après son retour au travail, du mauvais travail de la plaignante que M. Bruce a refusé de signer l'autorisation.
  3. Il a engagé une autre personne appartenant à une minorité visible pour remplacer la plaignante.
  4. Les autres employés appartenant à des minorités qui ont depuis quitté le service ont déclaré dans leurs témoignages qu'ils n'avaient jamais fait l'objet de discrimination raciale de la part de M. Bruce. Qui plus est, pendant qu'il était directeur du service des Finances, le pourcentage des membres des minorités visibles est passé de 40 % (un nombre en soi considérablement élevé) à 55 %. Il y a probablement peu de groupes de travailleurs au pays qui comportent un pourcentage aussi élevé de personnes appartenant à des minorités visibles.
  5. Mme Mariconda a reconnu lors de son témoignage que la déclaration dans la plainte selon laquelle M. Bruce était la première et la seule personne à avoir critiqué le rendement au travail de la plaignante n'était pas vraie étant donné que plusieurs surveillants ont fait des commentaires sévères à la plaignante avant que M. Bruce n'agisse.

Les mesures prises par M. Bruce étaient des plus raisonnables compte tenu des circonstances. Lorsqu'il a constaté des faiblesses dans le rendement de la plaignante, il lui a exprimé ses critiques en privé afin de ne pas entacher sérieusement son dossier. Il l'a informée de ses erreurs dans l'espoir qu'elle ne les répéterait pas. Ce n'est que lorsqu'elle n'a pas tenu compte du sérieux de ces commentaires qu'un processus plus

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officiel a été enclenché. La plaignante a été officiellement informée que son rendement était inférieur à la norme après qu'elle eut remplacé Mme Kemp et que M. Bruce lui eut refusé l'autorisation de rémunération provisoire. M. Bruce lui a alors donné deux mois et demi pour améliorer son rendement. Aucun progrès n'ayant été réalisé, il a rencontré la plaignante en janvier 1987 et il lui a accordé une autre période de soixante jours pour redresser la situation. Comme elle s'était blessée au dos et qu'elle a dû s'absenter, cette période n'a commencé à courir que lorsqu'elle est revenue au travail à temps partiel. Par la suite, comme il n'y avait eu aucune amélioration importante pendant la période de soixante jours, on s'est débarrassé d'elle. Il n'y avait rien de sinistre dans cette suite d'événements. En fait, si M. Bruce était le raciste décrit par la Commission, il aurait saisi n'importe quel prétexte pour congédier la plaignante plus tôt au lieu de lui donner amplement l'occasion d'améliorer son rendement. La plaignante a préféré ne pas profiter de la possibilité qui lui était offerte au cours de ces périodes d'améliorer son rendement et, en conséquence, les mesures prises par M. Bruce étaient tout à fait justifiées.

Pour tous ces motifs, la plainte est rejetée.

LE ROLE DE LA COMMISSION DANS L'APPRÉCIATION DE LA PLAINTE

Il est malheureux que ces allégations graves aient pesé sur M. Bruce et sur la Société pendant les cinq dernières années. Un examen rapide de l'affaire aurait permis de conclure qu'aucun des motifs de distinction illicite prévus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne n'a joué un rôle dans le congédiement de la plaignante. La Commission n'a même pas réussi à établir à l'audience un cas prima facie de discrimination ni quoi que ce soit qui s'y rapproche. Pourquoi cette affaire n'a-t-elle pas été rejetée soit par la Commission soit à une étape ultérieure par l'avocate de la Commission au moment de la préparation de l'audience?

En vertu de l'alinéa 41d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission a l'obligation positive de ne pas statuer sur une plainte si elle estime que celle-ci est irrecevable parce qu'elle est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Sur réception du rapport de l'enquêteur, la Commission a l'obligation impérative en vertu de l'alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne de rejeter la plainte si elle est convaincue soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié, soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

Le rôle de la Commission canadienne des droits de la personne lorsqu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire de renvoyer une plainte à un tribunal a été examiné dans l'arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, (1990), 11 C.H.R.R. D/1. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a été appelée à déterminer si la Commission canadienne des droits de la personne rendait une décision judiciaire ou

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quasi judiciaire lorsqu'elle décidait de rejeter une plainte. Examinant le rôle de la Commission à cet égard, le juge Sopinka a déclaré ce qui suit aux pages 898 et 899 (p. D/13) :

Le paragraphe 36(3) [maintenant le par. 44(3)] prévoit deux possibilités sur réception du rapport [...] L'autre possibilité est le rejet de la plainte. A mon avis, telle est l'intervention sous-jacente à l'al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d'un tribunal en application de l'art. 39. Le but n'est pas d'en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l'étape suivante. (Non souligné dans le texte original.)

Un examen rapide et approprié de la preuve en l'espèce aurait dû permettre de conclure qu'il n'y avait aucun motif raisonnable de renvoyer cette affaire devant un tribunal. De plus, l'obligation pour la Commission d'analyser minutieusement la preuve ne prend pas fin avec l'examen du rapport de l'enquêteur. En effet, la Commission doit continuer d'examiner si une audience devant un tribunal est justifiée.

Dans l'affaire Pham v. Beach Industries Ltd., (1987) 8 C.H.R.R. D/4008, une commission d'enquête de l'Ontario a déclaré ce qui suit au sujet du rôle continu de la Commission :

[TRADUCTION]

Il convient de signaler [...] que la Commission a l'obligation d'examiner les plaintes au moment où elles sont portées, au cours de l'enquête effectuée sur celles-ci et à la suite de cette enquête, afin de déterminer s'il existe des motifs pour lesquels elle devrait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 33 du Code [des droits de la personne de l'Ontario] de décider de ne pas traiter la plainte.

Cette obligation des commissions des droits de la personne continue à exister même à l'étape de l'audience. C'est ce qu'on a examiné dans l'affaire Nimako v. Canadian National Hotels (1987), 8 C.H.R.R. D/3985 (commission d'enquête de l'Ontario). Dans cette affaire, le plaignant a allégué que l'intimée l'avait congédié en raison de sa race. L'intimée a soutenu qu'elle avait congédié le plaignant parce qu'il était incapable de satisfaire aux exigences de l'emploi et elle a fourni des preuves à cet effet. La commission d'enquête ayant jugé que la preuve produite par l'intimée était plus crédible que celle soumise par le plaignant a rejeté la plainte. Il est important de souligner que la commission d'enquête n'a pas considéré que la Commission avait agi de mauvaise foi ni que la plainte était frivole ou vexatoire. Elle était néanmoins d'avis que l'enquête

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effectuée sur la plainte était insuffisante et elle a déclaré ce qui suit au sujet du rôle de la Commission dans sa présentation des plaintes :

[TRADUCTION]

[...] il me semble qu'il peut devenir évident pour la Commission, à un certain stade d'une audience, que la plainte est en réalité frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Le cas échéant (et je ne veux pas dire que c'était le cas en l'espèce), je devrais penser qu'il serait possible pour la Commission d'exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l'alinéa 33(1)b) du Code de 1981 dans de telles circonstances. Le pouvoir discrétionnaire de ne pas traiter la plainte comporte sûrement celui de la retirer à n'importe quelle étape, sous réserve du droit du plaignant de faire réexaminer cette décision et sous réserve de l'approbation de la commission d'enquête chargée de connaître de l'affaire. Par exemple, si la mauvaise foi du plaignant ne devient évidente pour la Commission qu'une fois que l'audience a commencé, la Commission n'est certes pas tenue de poursuivre inexorablement ce qu'elle considère être une demande spécieuse. (Non souligné dans le texte original.)

La Commission possède des pouvoirs extraordinaires et elle doit les exercer de manière responsable dans l'intérêt public. Le simple fait qu'une allégation de discrimination raciale soit soulevée contre un particulier et une personne morale est nuisible et porte atteinte à leur réputation. Le préjudice est manifestement plus important lorsque ces allégations persistent pendant une période de cinq ans. La Commission est tenue d'examiner avec soin à toutes les étapes du processus la preuve qui donne lieu à une allégation de discrimination raciale.

Lorsqu'on lui a démontré qu'il n'y avait pas la moindre preuve pour corroborer les prétentions de la Commission, l'avocate de la Commission a répondu ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je reconnais qu'il n'y a pas grand chose. Une telle attitude est inacceptable compte tenu du pouvoir et des responsabilités de la Commission et de l'avocate de la Commission. Lorsqu'il est devenu évident pour l'avocate que l'enquêteuse avait, sans motif, refusé d'admettre ce que les témoins lui avaient déclaré au sujet de l'incompétence de la plaignante et de leurs propres relations de travail avec M. Bruce, il aurait dû être clair pour elle qu'il n'y avait aucune preuve permettant d'étayer la plainte. Les circonstances ne justifiaient pas la tenue d'une enquête et la Commission n'aurait pas dû poursuivre l'affaire jusqu'au bout. Il est malheureux que la Loi canadienne sur les droits de la personne n'habilite pas un tribunal à adjuger des dépens contre la Commission lorsqu'une plainte est rejetée, car il y aurait eu lieu de le faire en l'espèce.

FAIT LE 30 SEPTEMBRE 1993.

SIDNEY N. LEDERMAN

Président

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